CHAPITRE III

Manger sans payer fait grossir

Il fallut un certain temps à chacun pour recouvrer sa sérénité après l’incident du cobra. Les apprentis, convaincus d’avoir joué un rôle vital dans cette affaire, ne cessèrent de se vanter durant le reste de la journée, ajoutant de nouveaux détails à la moindre occasion qu’ils avaient de raconter l’histoire, c’est-à-dire chaque fois qu’un visiteur se présentait au garage. Mr. Polopetsi, le nouvel employé engagé par Mr. J.L.B. Matekoni – étant entendu qu’il pourrait également aider, si le besoin s’en faisait sentir, à l’Agence No 1 des Dames Détectives –, eut donc droit au récit complet lorsqu’il arriva, une heure plus tard. Mr. J.L.B. Matekoni l’avait envoyé chercher des pneus dans un dépôt situé à l’autre extrémité de la ville, mission qui nécessitait souvent une longue attente. Revenu avec le camion utilisé pour les affaires du garage, il suivit le compte rendu des événements donné par Charlie, qui, cette fois, prit bien soin de mentionner la présence du directeur de la réserve naturelle de Mokolodi, quoique dans un rôle secondaire.

— Mma Makutsi a eu beaucoup de chance, déclara-t-il lorsque Charlie eut terminé. Ces serpents attaquent plus vite que l’éclair. Ils sont très rapides. Ils sont impossibles à esquiver s’ils ont décidé de mordre.

— Charlie a été trop rapide pour lui, affirma le plus jeune des apprentis. Il a sauvé la vie à Mma Makutsi.

Il marqua un bref temps d’arrêt avant d’ajouter :

— D’ailleurs, elle ne l’a même pas remercié.

Mr. Polopetsi sourit.

— Je suis sûr qu’elle lui en est reconnaissante, répondit-il. Mais vous deux, rappelez-vous qu’on n’est jamais trop rapide pour un serpent. Mieux vaut se tenir à l’écart. Quand je travaillais à l’hôpital, j’ai vu quelques cas de très mauvaises morsures. Très mauvaises.

Tout en parlant, il se souvint de la femme qui venait d’Otse : elle avait été mordue par une vipère heurtante sur laquelle elle avait marché dans l’obscurité, dérangeant le gros serpent alangui qui s’était glissé dans sa hutte pendant la nuit, à la recherche d’un peu de chaleur. Mr. Polopetsi, alors de service à la pharmacie, se trouvait devant l’entrée des urgences lorsqu’une ambulance du gouvernement l’avait amenée, et il avait vu sa jambe, si enflée que la peau s’était déchirée. Le lendemain, il avait appris que la femme n’avait pas survécu et qu’elle laissait trois enfants, sans père ni grand-mère pour s’occuper d’eux. Il avait alors songé à tous ces enfants d’Afrique qui n’avaient plus de famille, et à ce que devait être la vie sans personne pour vous aimer comme seuls peuvent aimer des parents. Il regarda les apprentis. Eux, ils ne pensaient jamais à ce genre de choses, mais qui pouvait leur en vouloir ? Ils étaient jeunes, et quand on est jeune, on se croit immortel, même si l’on a toutes les preuves du contraire.

Dans un garage toutefois, il n’y avait pas de place pour de telles considérations : le travail n’attendait pas. Mr. Polopetsi entreprit de décharger les pneus, avec leurs bandes de roulement neuves et leurs marquages à la craie ; Mr. J.L.B. Matekoni s’était attelé à la tâche délicate de régler l’allumage d’un vieux break français, une voiture qu’il n’aimait guère, qui avait toujours un problème et à laquelle, à son sens, il aurait fallu depuis longtemps offrir des funérailles décentes. Quant aux deux apprentis, ils achevèrent la révision de la docile voiture blanche de l’évêque Mwamba. Pendant ce temps, dans le bureau attenant de l’Agence No 1 des Dames Détectives, Mma Ramotswe et Mma Makutsi fourrageaient dans les papiers qui avaient envahi leurs bureaux. Il n’y avait pas beaucoup de vrai travail, car c’était une période creuse pour l’agence, aussi en profitaient-elles pour faire du classement. De par sa formation à l’Institut de secrétariat du Botswana, Mma Makutsi avait pris la direction des opérations.

— On nous disait toujours qu’un bon classement était la clé d’une entreprise prospère, déclara-t-elle à Mma Ramotswe en compulsant une pile de vieilles factures.

— Ah oui ? fit Mma Ramotswe sans grand intérêt.

Elle avait déjà entendu Mma Makutsi s’exprimer sur le thème du classement en un certain nombre d’occasions et il lui semblait qu’il n’y avait pas grand-chose à ajouter à ce propos. Pour elle, l’essentiel n’était pas tant la théorie qui le sous-tendait, mais la question très simple de savoir s’il se révélait ou non efficace. Un bon système de classement permettait de retrouver un papier ; un mauvais système, non.

À l’évidence pourtant, le sujet n’avait pas encore été épuisé.

— On peut classer les documents par date, expliqua Mma Makutsi comme si elle s’adressait à un auditoire d’élèves, ou bien par le nom de la personne à laquelle ils se rapportent. Il y a donc deux grands systèmes de classement : par date ou par personne.

Mma Ramotswe jeta un coup d’œil à la pièce. Il lui semblait étrange que l’on ne puisse pas classer en fonction du sujet traité. Elle-même n’avait jamais suivi de cours de secrétariat, et encore moins obtenu de diplôme à l’Institut de secrétariat du Botswana, mais il devait sûrement exister une façon de classer les documents par thème.

— Et par sujet, non ? interrogea-t-elle.

— Oui, c’est possible aussi, rectifia Mma Makutsi à la hâte. J’avais oublié. Par sujet aussi.

Mma Ramotswe réfléchit. Dans son bureau, on rangeait les documents sous le nom du client, ce qui, à son sens, représentait une méthode parfaitement sensée, mais il serait intéressant, se dit-elle, d’instaurer un système de références croisées selon les affaires traitées. Il y aurait un gros dossier pour les adultères, qui comprendrait tous les cas en rapport avec ce pénible problème, quoiqu’il se révélerait sans doute nécessaire de prévoir des subdivisions. Il y aurait une section réservée aux maris soupçonneux, une autre aux femmes inquiètes, et peut-être même, maintenant qu’elle y réfléchissait, une troisième pour les affaires d’andropause. Beaucoup de femmes venaient la consulter parce qu’elles se faisaient du souci pour leur mari cinquantenaire, et Mma Ramotswe avait récemment lu un article sur l’andropause et les divers troubles que celle-ci entraînait. Elle pourrait d’ailleurs sans peine y ajouter ses propres réflexions sur la question, si quelqu’un venait un jour lui demander son avis.

 

Mma Ramotswe et Mr. J.L.B. Matekoni rentrèrent déjeuner à Zebra Drive, ce qu’ils aimaient faire quand le travail au garage le permettait. Mma Ramotswe prenait plaisir à s’allonger une vingtaine de minutes après le repas. Il lui arrivait alors de dormir, mais la plupart du temps, elle lisait le journal ou feuilletait un magazine. Mr. J.L.B. Matekoni, quant à lui, ne se couchait pas. Il préférait flâner dans le jardin, sous le voile dispensateur d’ombre, et regarder ses légumes pousser. Outre sa qualification de mécanicien, il avait, comme beaucoup de gens au Botswana, une âme d’agriculteur et il tirait un immense plaisir de ce petit jardin potager qu’il avait fait naître du sol desséché. Un jour, lorsqu’il aurait pris sa retraite, ils iraient s’installer dans un village, peut-être à Mochudi, et trouveraient une terre à cultiver et du bétail à élever. Alors, il aurait enfin le temps de rester assis dehors, sur la véranda, avec Mma Ramotswe, pour regarder le village vivre sous ses yeux. Ce serait une bonne manière de passer les jours qu’il leur resterait à vivre : dans la paix et le bonheur, parmi les gens et le bétail que l’on connaissait bien. Et il serait bon de mourir au milieu de ce bétail, pensait-il. Avec l’haleine douce des vaches sur son visage et leurs beaux yeux sombres qui vous regardaient toucher au terme du voyage, atteindre le dernier rivage.

 

Lorsque Mma Ramotswe rentra à l’agence, elle trouva Mma Makutsi sur le seuil. La jeune femme semblait en proie à une vive agitation.

— Il y a une dame qui vous attend à l’intérieur.

Mma Ramotswe hocha la tête.

— Vous a-t-elle dit ce qu’elle voulait, Mma ? s’enquit-elle.

Mma Makutsi parut contrariée.

— Elle a insisté pour vous parler à vous, Mma. J’ai proposé de l’écouter, mais elle a dit qu’elle voulait voir la responsable. C’est ce qu’elle a dit. La responsable. C’est-à-dire vous.

Mma Ramotswe réprima un sourire devant l’expression désapprobatrice de son assistante. Ce genre d’incidents irritaient Mma Makutsi au plus haut point. Souvent, des personnes téléphonaient et réclamaient la patronne ; elles avaient aussitôt droit à une demande d’explications indignée quant à la teneur de l’appel.

— Je ne vois pas pourquoi les gens ne peuvent pas me parler d’abord à moi, disait-elle avec mauvaise humeur. Comme ça, quand je vous les passe, je peux vous dire qui ils sont et quel est leur problème.

— Mais cela les obligerait à se répéter, lui avait un jour fait remarquer Mma Ramotswe. Peut-être estiment-ils qu’il est plus judicieux d’attendre que…

Elle s’était interrompue : à l’évidence, un tel argument ne suffirait pas à convaincre Mma Makutsi.

La femme qui attendait dans l’agence faisait donc partie de ces personnes qui avaient refusé d’exposer à Mma Makutsi le motif de leur visite. Soit, il convenait de se montrer compréhensive : venir trouver un détective privé à propos d’un problème intime représentait souvent un pas difficile à franchir et l’on se devait d’accueillir ces gens-là avec bienveillance. Elle n’était pas sûre qu’elle-même trouverait le courage de consulter un parfait étranger pour une affaire personnelle. Si Mr. J.L.B. Matekoni commençait à mal se comporter, par exemple – chose totalement inconcevable –, aurait-elle la force d’aller en parler à quelqu’un ou souffrirait-elle en silence ? Sans doute opterait-elle pour la deuxième solution. C’était là sa façon de réagir, mais d’autres pensaient différemment, bien entendu. Certains individus se plaisaient au contraire à déverser leurs problèmes les plus intimes dans la première oreille disposée à leur prêter attention. Mma Ramotswe s’était un jour retrouvée assise près d’une telle femme dans le car ; et la voyageuse lui avait livré, durant le temps qu’il faut pour aller de Gaborone à Lobatse, tous les sentiments que lui inspirait sa belle-mère, les inquiétudes que lui donnait son fils, qui avait toujours été excellent élève, mais qui venait de rencontrer une fille qui lui avait tourné la tête et le détournait de ses études, ainsi que les désagréments causés par une voisine trop curieuse, qu’elle avait surprise plusieurs fois en train d’observer sa chambre à coucher à travers une paire de jumelles. Sans doute ces personnes se sentaient-elles mieux après s’être ainsi exprimées, mais être choisi par elles comme auditoire pouvait se révéler éprouvant.

La femme assise dans la pièce leva les yeux à l’arrivée de Mma Ramotswe. Toutes deux échangèrent les salutations d’usage – selon la forme prescrite –, tandis que Mma Ramotswe s’installait derrière son bureau.

— Vous êtes Mma Ramotswe ? interrogea la femme.

Mma Ramotswe inclina la tête, tout en enregistrant les détails susceptibles de la renseigner sur sa visiteuse. Celle-ci avait environ trente-cinq ans, elle était de constitution traditionnelle, comme Mma Ramotswe (peut-être même un peu plus traditionnelle, d’ailleurs), et, à en juger par l’anneau qu’elle portait au doigt, mariée à un homme qui avait les moyens de lui offrir une alliance en or de bonne taille. Les vêtements, écrivait Clovis Andersen dans Les Principes de l’investigation privée, fournissent davantage d’indices que toute autre chose (mis à part un agenda personnel ou un portefeuille !). Observez-les. Ils parlent.

Mma Ramotswe regarda la femme qui lui faisait face. Sa jupe, serrée autour de hanches traditionnelles, était faite d’une assez belle étoffe, d’une couleur grise plutôt neutre. Elle ne révélait rien, songea Mma Ramotswe, sinon que cette personne prêtait attention à sa tenue et avait de l’argent à lui consacrer. Sur la jupe, le chemisier était blanc et…

Elle s’arrêta net. Là, sur la manche droite, juste au-dessous du coude, s’étalait une tache brun-rouge. Quelque chose avait coulé le long du bras ; de la sauce, peut-être.

— Vous êtes cuisinière, Mma ? interrogea Mma Ramotswe.

— Oui, répondit-elle.

Elle allait ajouter autre chose lorsqu’elle tressaillit et fronça les sourcils, l’air perplexe.

— Mais comment le savez-vous, Mma ? Nous nous sommes déjà rencontrées ?

Mma Ramotswe agita la main.

— Non, assura-t-elle, nous ne nous connaissons pas, mais en vous voyant, j’ai eu l’impression que vous étiez cuisinière.

— Eh bien, c’est exact, déclara la femme. Vous devez être quelqu’un de très intelligent pour le deviner comme ça. Je suppose que c’est la raison pour laquelle vous faites ce métier.

— La profession qu’exercent les gens nous en dit long sur eux, affirma Mma Ramotswe. Vous êtes cuisinière, peut-être, parce que… laissez-moi réfléchir. Est-ce parce que vous aimez manger ? Non, ce n’est pas possible. Ce serait trop simple. Vous êtes cuisinière, alors, parce que… parce que vous êtes mariée à un cuisinier. Ai-je raison ?

La femme émit un sifflement de surprise.

— Je n’arrive pas à croire que vous ayez découvert tous ces détails comme ça ! s’exclama-t-elle. C’est vraiment très étrange.

Pendant quelques instants, Mma Ramotswe garda le silence. Se voir attribuer un crédit non mérité semblait fort tentant ; elle décida néanmoins qu’elle ne le pouvait pas.

— Je sais tout cela, Mma, expliqua-t-elle, parce que je lis la presse. Il y a trois semaines – quatre, peut-être ? –, j’ai vu votre photo dans le journal. Vous aviez remporté le concours de cuisine du Pick-and-Pay. Et le journal expliquait que vous étiez cuisinière dans une université ici, à Gaborone, et que votre mari, lui, était chef à l’Hôtel Président. C’est donc de cette façon, conclut-elle dans un sourire, que je sais toutes ces choses.

Cette révélation fut accueillie par un éclat de rire de Mma Makutsi.

— Alors, vous voyez, Mma, déclara celle-ci, nous savions tout ça au moment même où vous avez pénétré dans ce bureau. Je n’avais pas besoin que vous me disiez quoi que ce soit !

Mma Ramotswe décocha un regard noir à Mma Makutsi. En présence des clients, il fallait surveiller l’assistante. Celle-ci se montrait parfois insolente lorsqu’elle estimait qu’on ne lui témoignait pas le respect adéquat. Il s’agissait là d’une tendance surprenante de sa part, et qui devait découler, songeait Mma Ramotswe, des fameux 97 sur 100. Elle lui en toucherait un mot un jour, peut-être en faisant référence au chapitre que Clovis Andersen consacrait dans son livre aux relations avec la clientèle. On ne devait jamais chercher à marquer un point au détriment d’un client, prévenait-il. Le détective qui tentait de paraître intelligent aux dépens d’un client n’était pas vraiment intelligent – il était peut-être même tout le contraire…

Mma Ramotswe fit signe à Mma Makutsi de préparer du thé. Le thé aidait à parler et cette femme, à l’évidence mal à l’aise, avait besoin de se détendre.

— Puis-je vous demander votre nom, Mma ? commença Mma Ramotswe.

— Poppy, répondit la femme. Poppy Maope. Mais en général, on m’appelle Poppy.

— C’est un très joli nom, Mma, commenta Mma Ramotswe. J’aimerais beaucoup m’appeler Poppy, moi aussi.

Le compliment suscita un sourire.

— Autrefois, cela me gênait de m’appeler comme ça, expliqua Poppy. Je m’arrangeais pour cacher mon nom aux gens. Je le trouvais ridicule.

Mma Ramotswe secoua la tête. Il n’y avait rien d’embarrassant à s’appeler Poppy, mais on ne pouvait jamais savoir ce qui faisait trouver tel ou tel nom honteux à certains. Prenez Mr. J.L.B. Matekoni, par exemple. Très peu de gens – et peut-être même personne – connaissaient la signification de ses initiales. Il la lui avait confiée à elle, bien sûr, lorsqu’il était devenu son fiancé, mais nul autre ne semblait savoir. En tout cas, pas Mma Makutsi, qui la lui avait demandée sans détour et s’était entendu rétorquer que, malheureusement, une telle révélation était impossible.

— Il y a des noms que l’on garde pour soi, avait expliqué Mma Ramotswe. C’est le cas de Mr. J.L.B. Matekoni. Tout le monde l’a toujours appelé Mr. J.L.B. Matekoni et c’est ainsi qu’il souhaite qu’on le nomme.

Une fois le thé préparé, Mma Makutsi en apporta deux tasses, qu’elle plaça sur le bureau. Au moment où elle les déposait, Mma Ramotswe la vit regarder la cliente comme si elle s’apprêtait à dire quelque chose. Elle lui lança aussitôt un coup d’œil dissuasif.

— Je suis venue vous voir pour une affaire très privée, commença Poppy. J’ai beaucoup de mal à en parler.

Mma Ramotswe tendit la main sur le bureau, juste assez pour effleurer le bras de Poppy. C’est un problème de couple, pensa-t-elle, et il n’est jamais facile d’aborder ce genre de choses ; le seul fait de les évoquer provoque souvent chagrin et larmes.

— Si c’est en rapport avec votre mari, Mma, déclara Mma Ramotswe avec douceur, sachez simplement que nous – Mma Makutsi, qui est là, et moi-même –, nous avons entendu tout ce que l’on peut avoir à raconter dans ce domaine. Il n’y a rien que nous n’ayons pas encore entendu.

— Rien, confirma Mma Makutsi en sirotant son thé.

En disant cela, elle repensait à ce client venu la semaine précédente leur exposer son extraordinaire histoire… Comme il leur avait été difficile, à toutes les deux, de ne pas éclater de rire lorsqu’il leur avait décrit la façon dont… Non, il ne fallait absolument pas songer à cela, car on risquait de partir dans un fou rire.

Poppy secoua la tête avec véhémence.

— Cela n’a rien à voir avec mon mari, assura-t-elle. Mon mari est très gentil. Nous formons un couple heureux.

Mma Ramotswe croisa les bras.

— Je suis ravie de l’entendre, répondit-elle. Combien de personnes peuvent en dire autant, par les temps qui courent ? Depuis que les femmes ont autorisé les hommes à croire qu’ils n’avaient pas besoin de se marier, tout va de travers. C’est en tout cas ce que je pense, Mma.

Poppy réfléchit un instant.

— Vous avez sans doute raison, répondit-elle. Regardez toute cette pagaille. Regardez tout ce que l’infidélité a provoqué. C’est à cause d’elle que tant de gens meurent, non ? Beaucoup de gens meurent de nos jours…

Pendant un long moment, les trois femmes gardèrent le silence. On ne pouvait rien ajouter aux paroles de Poppy. Elles étaient vraies. Tout simplement vraies.

— Mais je ne suis pas venue ici pour parler de cela, reprit Poppy. Je suis venue parce que j’ai peur. J’ai peur parce que je vais perdre mon travail, et si c’est le cas, comment ferons-nous pour payer la maison que nous avons achetée ? Tout mon salaire part dans les remboursements, Mma. Jusqu’au dernier thebe2. Alors, si je perds mon emploi, nous allons devoir déménager et vous savez à quel point il est difficile de trouver un lieu agréable où habiter. Il n’y a pas assez de logements.

Mma Ramotswe saisit un crayon sur son bureau et enroula ses doigts autour. Oui, cette femme avait raison. Elle-même, Mma Ramotswe, avait la chance de posséder la maison de Zebra Drive. Si elle devait l’acquérir aujourd’hui, cela lui serait impossible. Comment faisaient les gens pour survivre, quand les logements coûtaient si cher ? Cela restait un mystère.

Poppy l’observait.

— Je vous en prie, continuez, l’engagea Mma Ramotswe. J’espère que cela ne vous dérange pas si je tripote ce crayon. Je vous écoute. Il est plus facile d’écouter quand on a quelque chose à faire avec ses mains.

Poppy esquissa un geste d’assentiment.

— Cela ne me dérange pas, Mma. Vous pouvez tripoter votre crayon autant que vous voulez. Moi, je vais continuer à parler et vous expliquer ce qui me fait peur. Mais tout d’abord, je voudrais vous en dire un peu plus sur mon travail, parce que, si vous devez m’aider, il vous faut comprendre ce que je fais.

« La cuisine m’a toujours attirée, Mma. Quand j’étais petite, c’était toujours moi qui me retrouvais devant les fourneaux, à préparer à manger pour la famille. Ma grand-mère m’a tout appris. Elle adorait cuisiner et elle arrivait à rendre délicieux le plat le plus rudimentaire. Le sorgho. La farine de maïs. Ces mets très ordinaires prenaient un goût excellent quand ma grand-mère y ajoutait des herbes. Des herbes, et un peu de viande quand nous avions de la chance. Ou alors, il lui arrivait d’émincer des vers de mopane. Ça, c’était vraiment bon ! Je ne résiste pas aux vers de mopane. Et vous, Mma ? Vous aimez ça ?

— Aucun Motswana ne peut y résister, affirma Mma Ramotswe en souriant. J’adorerais pouvoir vous en proposer quelques-uns, mais malheureusement, nous n’en avons pas, Mma…

Poppy avala une gorgée de thé.

— Eh oui, les vers de mopane… Enfin, bref, je suis allée suivre des cours de cuisine en Afrique du Sud. J’avais eu la chance d’obtenir une place dans cette école, ainsi qu’une bourse. J’y suis restée toute une année et j’y ai appris une multitude de choses. J’ai appris à cuisiner pour cent, deux cents personnes, comme on cuisine pour quatre ou cinq. Ce n’est pas très difficile, vous savez, Mma Ramotswe, dès lors que l’on connaît les proportions.

« Quand je suis revenue au Botswana, j’ai trouvé mon premier emploi dans une mine de diamants, celle d’Orapa. Ils ont là-bas des cantines pour les mineurs et j’étais l’assistante de l’un des chefs. Il fallait travailler dur, car les mineurs étaient toujours affamés. Mais j’ai appris encore de nouvelles choses, et surtout, j’ai rencontré mon mari, qui était chef là-bas. Il préparait les repas de la maison d’hôtes, que la compagnie minière réservait à ses invités. Il fallait offrir une table de qualité à ces visiteurs, et c’est l’homme que j’ai épousé qui en était chargé.

« Un jour, mon mari en a eu assez de vivre à la mine de diamants. “Il n’y a rien à faire ici, disait-il. Il n’y a que de la poussière, de la poussière, et encore de la poussière !”

« Je lui ai suggéré de rester encore un peu pour gagner davantage d’argent, mais il n’en pouvait plus. Il voulait vivre à Gaborone. Par chance, il a obtenu un travail presque tout de suite, grâce à une personne qui avait séjourné dans la maison d’hôtes de la mine et qui savait que l’Hôtel Président cherchait un nouveau chef. Il s’est donc présenté et moi, de mon côté, j’ai vite trouvé un travail à l’IUT, vous savez, ce grand institut universitaire qu’on a construit en ville. Vous devez le connaître, Mma… J’étais très contente d’avoir obtenu cet emploi et de pouvoir vivre avec mon mari à Gaborone, là où tout se passe et où il y a autre chose que de la poussière, de la poussière, et encore de la poussière.

« Tout allait donc très bien. Je n’étais pas cuisinière en chef, bien sûr ; une autre femme tenait ce poste. Elle s’appelle Mma Tsau. Elle a été très gentille avec moi et m’a fait obtenir une augmentation de salaire au bout d’un an. J’étais vraiment très heureuse, jusqu’à ce que je découvre qu’il se passait quelque chose de malhonnête.

« Mma Tsau a un mari, que j’avais croisé une fois ou deux à l’IUT. Un jour, l’une des femmes de ménage est venue me voir et m’a confié : “Cet homme mange toute la nourriture, vous savez. Il mange ce qu’il y a de meilleur ici.”

« Je n’ai pas compris ce qu’elle me disait et je lui ai demandé de qui elle parlait. Elle m’a expliqué que c’était du mari de Mma Tsau, et qu’il y avait, à l’institut, une petite réserve où il venait manger de temps en temps et où sa femme lui servait la meilleure viande de la cantine. Les autres jours, m’a-t-elle dit, Mma Tsau emportait des paquets contenant de bons morceaux de viande, qu’elle cuisinait le soir chez elle pour son mari. Cette nourriture était la propriété de l’IUT, m’a dit la femme, mais elle allait directement dans la panse du mari de Mma Tsau, qui engraissait de plus en plus avec tous ces bons repas.

« Au début, je ne l’ai pas crue. Certes, j’avais vu que le mari était gros, mais je me figurais que c’était juste parce que sa femme cuisinait bien. Les maris des cordons-bleus sont souvent plus gras que les autres hommes… et je suppose que c’est normal.

« Un jour, j’ai décidé de vérifier par moi-même ce que m’avait dit la femme de ménage. J’avais remarqué que parfois, à l’heure du déjeuner, Mma Tsau s’absentait de la cuisine, mais j’étais trop occupée pour y prêter attention. Il se passe toujours quelque chose dans une cuisine à l’heure du repas, et de nombreuses raisons peuvent obliger une responsable à s’éloigner quelques instants des fourneaux. Il faut aller vérifier le ravitaillement, répondre au téléphone, courir après les assistantes qui tirent au flanc…

« Ce jour-là, j’ai donc surveillé Mma Tsau. À un moment, elle est sortie pour rappeler à l’ordre l’une des auxiliaires, qui était allée prendre le soleil au lieu de travailler. J’ai regardé par la fenêtre et je l’ai vue secouer l’index en direction de la fille et lui crier quelque chose. Je n’ai pas entendu ce qu’elle disait, mais je n’ai eu aucune peine à le deviner.

« Et puis, quelques minutes plus tard, je l’ai vue se diriger vers l’un des fours et en tirer un plat couvert. C’est un four que nous n’utilisons jamais, parce que nos cuisines ont une capacité supérieure à nos besoins. Elle a donc pris ce plat, qui était recouvert d’une assiette métallique, et elle est sortie. Je me suis approchée d’une fenêtre et je l’ai vue marcher vers un petit bâtiment proche des cuisines. Il y avait là un vieux bureau dont personne ne se servait plus et une pièce de stockage. Elle y est entrée, est restée quelques instants à l’intérieur, puis est ressortie, sans le plat, mais en s’essuyant les mains sur son tablier.

« J’ai attendu quelques minutes. Mma Tsau était à présent occupée à surveiller les serveuses qui distribuaient le ragoût aux étudiants. Elle leur expliquait qu’il ne fallait pas donner des parts trop généreuses, parce qu’il n’y en aurait plus ensuite pour les étudiants qui venaient déjeuner plus tard. Je l’ai entendue dire à l’une d’entre elles qu’elles ne devaient pas servir plus copieusement les étudiants qu’elles aimaient bien et qui leur faisaient des sourires quand venait leur tour, ou qui appartenaient à leur famille. Sachant ce que je venais de découvrir – et si je ne me trompais pas –, je n’en croyais pas mes oreilles. Je trouve qu’on ne peut pas dire une chose et faire exactement le contraire, vous n’êtes pas de mon avis, Mma Ramotswe ? Si, hein ? Eh bien, c’est ce que je pensais, moi aussi.

« Mma Tsau était donc occupée à faire la leçon à la serveuse et c’était le moment idéal pour quitter la cuisine. Je suis sortie et je me suis dépêchée de gagner le bâtiment dans lequel je l’avais vue entrer. J’avais décidé que la meilleure chose à faire serait de prétendre que je venais chercher quelque chose, aussi n’ai-je pas frappé à la porte et suis-je entrée directement. Il y avait un homme à l’intérieur, le gros en question, le mari de Mma Tsau. Il était installé à une petite table, avec un épais steak devant lui. Il y avait aussi des légumes dans son assiette – des pommes de terre en sauce et une montagne de carottes. Sur la table étaient posés un flacon de sauce tomate et un exemplaire du Daily News, qu’il lisait en mangeant.

« J’ai fait semblant d’être surprise de le voir, alors qu’en réalité je savais exactement ce qui m’attendait à l’intérieur avant d’entrer. Je l’ai salué et lui ai dit que j’étais désolée de le déranger dans son repas. Il m’a souri et m’a répondu que ce n’était pas grave et que je pouvais chercher ce que je voulais. Puis il s’est remis à manger son steak, qui sentait très bon dans l’espace restreint de la pièce.

À mesure que l’histoire avançait, la bouche de Mma Ramotswe s’ouvrait de plus en plus grand sous l’effet de l’étonnement. Mma Makutsi semblait elle aussi sidérée par ce récit ; immobile derrière son bureau, elle restait suspendue aux lèvres de la cliente.

Poppy s’était interrompue.

— J’espère que vous ne me trouvez pas trop fouineuse, dit-elle. Je sais que ce n’est pas bien de fourrer son nez dans des choses qui ne nous regardent pas.

Mma Ramotswe secoua la tête.

— Mais cela vous regardait, Mma ! protesta-t-elle. Bien sûr que cela vous regardait ! Quand il y a un voleur dans un endroit, cela regarde toutes les autres personnes qui y travaillent ! Cela regarde tout le monde !

Poppy parut soulagée.

— Je suis heureuse de vous l’entendre dire, Mma. Je ne voulais pas que vous pensiez que j’étais du genre marie-mêle-tout. J’avais peur que…

— Donc, l’interrompit Mma Ramotswe, vous devez décider de ce que vous allez faire. Est-ce pour cela que vous êtes venue me voir aujourd’hui ?

Cette conclusion semblait logique à Mma Ramotswe, mais Poppy agita les mains en signe de dénégation.

— Non, Mma, répondit-elle. J’ai décidé tout de suite de ce que j’allais faire. Je suis allée trouver Mma Tsau dès le lendemain et je lui ai parlé de son mari. Je lui ai dit : “Pourquoi est-ce que votre mari mange toute cette nourriture de l’institut ? Vous n’avez pas assez à manger chez vous ?”

« À ce moment-là, elle était en train d’inspecter une casserole, et quand je lui ai posé cette question, elle l’a lâchée, tellement elle a été surprise. Puis elle m’a regardée avec attention et elle a affirmé qu’elle ne savait pas de quoi je parlais, et que je ne devais pas inventer des histoires pareilles, parce que les gens risquaient de me croire.

« “Mais je l’ai vu de mes yeux ! ai-je répondu. Je l’ai vu dans la réserve qui est là-bas, en train de manger un steak qui venait des cuisines de l’institut. Je l’ai vu, Mma.”

Restée silencieuse jusque-là, Mma Makutsi ne put se contenir plus longtemps.

— Elle n’a tout de même pas cherché à nier ça, Mma ! s’exclama-t-elle. Cette méchante femme ! Retirer la viande de la bouche des étudiants pour la donner à son gros mari ! Et en plus, c’est avec nos impôts qu’on la paie !

Poppy et Mma Ramotswe se tournèrent vers Mma Makutsi. Son indignation était palpable.

— Non, elle n’a pas nié, reprit Poppy. Quand je lui ai dit que j’avais vu ce qui se passait, elle n’a rien répondu pendant quelques instants. Mais elle me regardait avec ses yeux plissés… comme ça. Et puis, elle m’a dit que si jamais je racontais ça à quiconque, elle s’arrangerait pour me faire perdre ma place. Elle m’a expliqué que ce serait très facile pour elle. Elle a affirmé qu’il lui suffirait de dire à la direction de l’institut que je faisais mal mon travail et qu’il fallait me remplacer. Elle a dit qu’ils la croiraient sur parole et que je ne pourrais rien faire.

— J’espère que vous êtes allée tout droit prévenir la police ! lança Mma Makutsi, au comble de l’indignation.

Poppy secoua la tête.

— Comment aurais-je pu faire cela ? Je n’avais aucune preuve à fournir et c’est elle que la police aurait crue. C’est la cuisinière en chef, ne l’oubliez pas. Moi, je ne suis qu’une subalterne.

Mma Ramotswe leva les yeux vers le plafond. Elle avait récemment lu un article qui traitait de ce genre de problème et elle tenta de se souvenir du terme qu’employait le journaliste pour décrire cela. Balance ! Oui, c’était cela. L’article expliquait la difficulté que rencontraient les « balances » qui étaient témoins de malversations sur leur lieu de travail. Dans certains pays, disait-il, il existait des lois pour protéger les « balances ». Dans certains pays, mais Mma Ramotswe n’était pas sûre que ce soit le cas au Botswana. Il y avait très peu de corruption au Botswana, mais malgré tout, il n’était pas certain que la vie soit facilitée pour les « balances ».

— Balance, déclara-t-elle à haute voix. C’est de cela qu’il s’agit.

Poppy la couvrit d’un regard vide.

— Balance ? répéta-t-elle. Pourquoi me parlez-vous de balance ?

— Parce que vous en êtes une, répondit Mma Ramotswe. Ou du moins, vous pourriez en être une.

— Je ne vois pas ce que les balances ont à voir là-dedans, déclara Poppy.

— Si vous alliez voir la police, vous seriez une balance, expliqua Mma Ramotswe. C’est ainsi qu’on appelle les gens qui révèlent à d’autres ce qui se passe en coulisses.

— En coulisses ? répéta Poppy.

Mma Ramotswe résolut de changer de tactique. Certaines personnes se montraient plutôt littérales dans leur compréhension des choses, et Poppy, semblait-il, en faisait partie.

— Bon, dit-elle, inutile de réfléchir trop longtemps aux balances et à ce genre de choses. L’important, c’est ceci : vous voulez que nous intervenions pour empêcher cette femme de continuer à voler de la viande. C’est bien ça ?

Cette suggestion parut alarmer Poppy.

— Pas du tout ! se récria-t-elle. Ce n’est pas cela que je veux, Mma. Il faut me laisser terminer mon histoire.

Mma Ramotswe esquissa un geste d’excuse et Poppy reprit la parole.

— J’avais très peur, Mma. Je ne pouvais pas imaginer perdre mon emploi et je n’ai donc rien fait. Bien sûr, savoir que cet homme mangeait toute cette nourriture aux frais du gouvernement ne me plaisait pas, mais à l’idée de ce que serait notre vie sans maison, j’ai préféré tenir ma langue. Et puis, il y a trois jours, Mma Tsau est venue me voir au moment où j’allais quitter le travail pour rentrer chez moi. Mon mari a une voiture et il m’attendait au bout de la rue. Je le voyais assis au volant, en train de regarder le ciel, comme il adore le faire. Quand on est chef dans une cuisine, on ne voit rien d’autre que le plafond et des nuages de vapeur toute la journée. Alors quand on sort, on a envie de regarder le ciel.

« Mma Tsau m’a attirée dans un coin. Elle tremblait de colère et j’ai cru que j’avais commis une faute grave dans mon travail. Mais ce n’était pas ça. Elle m’a attrapé le bras et s’est penchée vers mon oreille pour me parler. “Tu te crois maligne, m’a-t-elle dit. Tu penses pouvoir m’extorquer de l’argent en échange de ton silence au sujet de mon mari. Tu crois ça, hein ?”

« Je ne savais pas du tout de quoi elle parlait. Je le lui ai dit, mais elle s’est mise à rire. Elle m’a dit qu’elle avait déchiré la lettre que je lui avais écrite. Elle m’a dit aussi qu’à la première occasion elle se débarrasserait de moi. Que cela prendrait peut-être quelques mois, mais qu’elle finirait par me faire perdre mon travail.

Poppy se tut. Vers la fin de son récit, sa voix était montée dans les aigus et ses derniers mots étaient hachés. Mma Ramotswe se pencha vers elle et lui prit la main.

— Ne vous inquiétez pas, Mma, lui dit-elle avec douceur. Ce n’est que de l’intimidation. La plupart du temps, les personnes de ce genre ne mettent pas leurs menaces à exécution, n’est-ce pas, Mma Makutsi ?

Mma Makutsi dévisagea Mma Ramotswe avant de répondre. Pour sa part, elle pensait qu’au contraire les personnes de ce genre faisaient exactement ce qu’elles menaçaient de faire – voire pire –, mais le moment semblait mal choisi pour exprimer de tels doutes.

— C’est du vent, assura-t-elle. Il y a des gens, comme Mma Tsau, qui trouvent qu’au Botswana nous n’en avons pas suffisamment, alors ils se sentent obligés d’en fabriquer eux-mêmes. Il ne faut pas se faire de souci pour du vent, Mma.

Poppy tourna la tête vers elle et esquissa un faible sourire.

— J’espère que vous avez raison, Mma, dit-elle, mais je n’en suis pas si sûre. Et puis d’abord, qu’est-ce que c’est que cette lettre ? Ce n’est pas moi qui l’ai écrite.

Mma Ramotswe se leva et gagna la fenêtre. Poppy avait expliqué que les cuisiniers aimaient regarder le ciel à la moindre occasion ; eh bien, il en était de même des détectives privés. D’ailleurs, tout le monde devrait contempler le ciel le plus souvent possible, car celui-ci fournissait beaucoup de réponses, pour peu que l’on sache les y découvrir. Et à présent, tandis qu’elle observait le ciel par-dessus les cimes des acacias, tout en haut dans ce vide retentissant, il lui apparaissait avec une évidence éclatante que Poppy n’était pas la seule personne informée du vol de nourriture, et que l’autre personne au courant – qui était, là encore de façon évidente, la femme de ménage – avait saisi cette opportunité de faire chanter Mma Tsau. Malheureusement, c’était Poppy que l’on accusait, mais la vie était ainsi, non ? On faisait souvent porter le blâme aux mauvaises personnes, c’étaient les mauvaises personnes qui souffraient pour les méfaits commis par les bonnes personnes. Et le ciel, dans tout ça, le ciel qui voyait tout, demeurait neutre, absolument neutre.

Avec le chantage, songea Mma Ramotswe, un problème se posait : la victime avait commis un acte malhonnête au départ, mais elle attirait la sympathie dès lors qu’elle subissait des menaces. Pourtant, à la vérité, pourquoi plaindre une personne à qui l’on faisait simplement payer le mal dont elle s’était rendue coupable ? Mma Ramotswe se dit que ce problème méritait plus mûre considération. Peut-être même était-ce là une question à soumettre à Tante Emang…