CHAPITRE VI

Comment affronter une autruche en colère

D’ordinaire, l’arrivée de Mma Ramotswe et de Mma Makutsi à la réserve naturelle de Mokolodi aurait donné lieu à des aboiements, des éclats de rire et de chaleureuses poignées de main. Mma Ramotswe était connue en cet endroit : son oncle, le frère aîné de son père, était également l’oncle par alliance (par un second mariage) du responsable de l’atelier. Et si cela ne suffisait pas, la fille de la cousine de Mr. J.L.B. Matekoni travaillait aux cuisines du restaurant. Il en était ainsi au Botswana, partout ou presque : des liens de parenté, plus ou moins atténués par la distance et le temps, unissaient les gens, tissant dans le pays une grande toile humaine d’affection et d’appartenance. Et dans les fibres de cette toile, des liens d’obligation interdisaient d’ignorer les besoins d’autrui. Nul ne devait mourir de faim ; nul ne devait se sentir rejeté ; nul ne devait demeurer seul avec un chagrin.

Ce jour-là cependant, il n’y avait personne à la grille et les deux femmes pénétrèrent dans le domaine sans être arrêtées. Elles garèrent la fourgonnette près d’un acacia. Plusieurs personnes avaient déjà eu la même idée, car tout coin d’ombre était prisé et les voitures se disputaient le droit de se préserver du soleil. En vertu de ses dimensions réduites, la petite fourgonnette blanche parvint à se glisser dans un étroit espace entre deux grosses voitures, laissant tout juste assez de place à Mma Ramotswe pour s’extirper de son siège et, en rentrant le ventre, se faufiler entre la fourgonnette et le véhicule voisin. Ce fut une opération délicate, qui lui rappela la récente conversation avec Mma Makutsi. Si elle se mettait au régime, sans doute y aurait-il moins d’occasions comme celle-ci, moins de moments où elle déplorerait que les passages et les portes de ce monde fussent trop étroits pour les personnes de constitution traditionnelle. Pendant un instant, elle resta coincée entre les deux véhicules, si bien que Mma Makutsi fut tentée d’intervenir, mais avec une dernière poussée, elle parvint à se libérer sans aide.

— Les gens devraient penser un peu aux autres quand ils se garent ! lança Mma Ramotswe. Il y a assez de place pour toutes les voitures au Botswana ! Ce n’est pas la peine de s’entasser comme ça !

Mma Makutsi fut sur le point de répondre, mais elle se ravisa. Mma Ramotswe avait choisi de se garer à cet endroit et les propriétaires des deux autres véhicules pouvaient fort bien estimer qu’elle était à l’origine de cette promiscuité. L’assistante n’en dit rien cependant, souriant seulement d’une façon qui pouvait signifier, soit sa parfaite approbation, soit une indulgence courtoise. En règle générale, les opinions de Mma Ramotswe se révélaient nuancées et Mma Makutsi y adhérait sans peine. Elle avait cependant remarqué que, dès lors que la petite fourgonnette blanche était en cause, sa patronne, par ailleurs fort raisonnable, devenait susceptible. Tout en regardant Mma Ramotswe s’extraire de l’étroit passage entre les voitures, elle se souvint que, quelques semaines auparavant, elle l’avait questionnée au sujet de deux grosses éraflures apparues sur un côté de la fourgonnette et de son aile cabossée. La vigueur qu’avait mise Mma Ramotswe à nier l’évidence l’avait stupéfiée.

— Ma fourgonnette n’a rien, avait répondu cette dernière. Rien du tout.

— Mais il y a une grosse éraflure là, avait protesté Mma Makutsi. Et une autre ici. Et là, c’est cabossé, regardez ! Ici. Je mets mon doigt dessus. Regardez !

Mma Ramotswe avait jeté un rapide coup d’œil à l’aile de la voiture et secoué la tête.

— Ce n’est rien, avait-elle dit avec dédain. Il y a juste eu un petit choc.

Mma Makutsi n’avait pu dissimuler sa surprise.

— Un petit choc ?

— Oui, avait confirmé Mma Ramotswe. Ce n’est pas grand-chose. J’ai garé ma voiture en ville et il y avait un poteau. Un poteau qui n’avait rien à faire là. Quelqu’un l’avait placé au mauvais endroit et il a heurté l’aile de la fourgonnette. Un petit choc. Rien de plus.

Mma Makutsi s’était mordu la lèvre. Les poteaux restaient immobiles ; les fourgonnettes, en revanche, bougeaient. Le regard menaçant de Mma Ramotswe lui signifiait toutefois qu’il serait déraisonnable de poursuivre la conversation et elle s’était tue. À présent, à Mokolodi comme cette fois-là, elle préféra s’abstenir de tout commentaire sur le sujet du stationnement, et des fourgonnettes en général, aussi se dirigèrent-elles toutes deux en silence vers le bureau. Une femme venait à leur rencontre pour les accueillir, une femme qui parut reconnaître Mma Ramotswe.

— Nous vous attendions, Mma, déclara-t-elle. Votre fiancé nous a téléphoné pour nous prévenir de votre arrivée.

— C’est mon mari maintenant, précisa Mma Ramotswe avec un sourire.

— Ah bon ? s’exclama la femme. Mais c’est très bien ! Vous devez être très contente, Mma. Mr. L.J.B. Matekoni est un homme formidable !

— J.L.B., rectifia Mma Ramotswe. Il se nomme Mr. J.L.B. Matekoni, et merci, Mma. C’est un excellent homme, en effet.

— J’aimerais bien en trouver un comme lui, reprit la femme. J’ai un mari là-bas à Lobatse, mais il ne vient jamais me voir. Et quand je descends à Lobatse, je ne le trouve jamais à la maison.

Mma Ramotswe fit claquer sa langue en signe de compassion, mais aussi de désapprobation. Compassion pour cette femme qui souffrait, et désapprobation vis-à-vis de ce qu’elle savait être un comportement masculin trop répandu. Les hommes de valeur ne manquaient pas au Botswana, mais il y en avait aussi qui semblaient croire que leurs femmes n’étaient là que pour les flatter et leur donner du bon temps quand ils en éprouvaient le désir. Ces hommes-là ne se demandaient jamais de quoi les femmes, de leur côté, pouvaient avoir besoin – de confort et de soutien, ainsi que d’aide dans les mille et une tâches à accomplir pour tenir une maison. Qui faisait la cuisine ? Qui entretenait la cour ? Qui lavait et nourrissait les enfants, qui les couchait le soir ? Qui sarclait les champs ? C’étaient les femmes qui effectuaient toutes ces choses et il serait bon, pensait Mma Ramotswe, que les hommes leur prêtent main-forte de temps à autre.

La vie se révélait encore plus difficile pour les femmes à présent, à l’heure où tant d’enfants se retrouvaient orphelins en raison de cette cruelle maladie qui sévissait. Il fallait s’occuper d’eux, et ce devoir revenait souvent aux grand-mères. Des grand-mères qui avaient peine à y faire face lorsque trop d’enfants venaient à elles. Mma Ramotswe en avait rencontré une qui élevait douze petits-enfants, tous orphelins. À soixante-quinze ans, un âge où l’on devrait pouvoir rester assis au soleil à contempler le ciel, elle se trouvait contrainte de faire la cuisine et le ménage et de se procurer de quoi nourrir ces douze bouches affamées. Et si elle venait à mourir, pensait Mma Ramotswe, que se passerait-il ?

La femme les accompagna jusqu’au bureau, un bâtiment de pierre rond dont le toit de chaume descendait très bas. À la porte, un homme venait d’apparaître. Il sembla d’abord surpris en apercevant Mma Ramotswe et Mma Makutsi, puis il esquissa un large sourire.

— Dumela4, Mma Ramotswe, dit-il en saluant d’un signe de main. Et Mma…

— C’est Mma Makutsi, Neil, répondit Mma Ramotswe.

— Mais bien sûr ! s’exclama Neil. C’est la dame qui garde des cobras sous son bureau !

Mma Makutsi se mit à rire.

— Ne me parlez pas de cobras, Rra, protesta-t-elle. Je suis bien contente que vous ayez été présent ce jour-là. J’ai horreur des serpents.

— Ces apprentis ne s’y prenaient pas de la bonne façon, commenta Neil, souriant à ce souvenir. On ne jette pas des clés à molette sur un serpent. Cela ne fait pas avancer les choses.

Il fit signe aux deux femmes de le suivre sur la terrasse, devant la véranda. Plusieurs chaises étaient disposées à l’ombre d’un arbre. Ils s’y installèrent et contemplèrent la cime des arbres et, au-delà, les collines qui se dressaient dans le lointain. D’un coin d’herbe tout proche s’élevait le chant d’une cigale, grésillement persistant, appel à une autre cigale, mise en garde ou protestation contre une injustice, peut-être, perpétrée dans le monde des insectes. Au-dessus d’eux, le ciel était clair, vaste coupe bleue inondée de lumière. Tout était en ordre.

— C’est magnifique, déclara Mma Ramotswe. Si je travaillais ici, je crois que je ne ferais rien de la journée. Je passerais mon temps à admirer les collines.

— Vous pouvez venir admirer les collines quand vous voulez, Mma, assura Neil.

Il marqua un léger temps d’arrêt, puis reprit :

— Vous êtes ici pour affaires ?

Mma Ramotswe hocha la tête.

— Oui.

Neil fit signe à une jeune femme de leur apporter du thé.

— L’un de nos employés a des ennuis ? C’est cela ?

Il fronçait les sourcils.

L’espace d’un instant, Mma Ramotswe demeura perplexe. Puis elle comprit.

— C’est pour le travail de Mr. J.L.B. Matekoni que nous sommes là. Pour le garage.

Une fois le malentendu dissipé, ils restèrent assis à attendre le thé. La conversation s’étiola. Mma Makutsi semblait absorbée dans ses pensées et Mma Ramotswe se surprit à exprimer un point de vue sur un sujet dont elle ne savait rien, un projet de construction de maisons non loin de là. Puis on en vint à parler des autruches. Ce thème intéressait davantage Mma Ramotswe, quoique, à y bien réfléchir, que savait-elle des autruches ? Fort peu de chose.

— Nous en avons quelques-unes là-bas, expliqua Neil en montrant du doigt une petite colline qui s’élevait à mi-distance.

Mma Ramotswe suivit son regard. Le bush s’étendait à perte de vue, ponctué d’acacias qui formaient de petits parapluies un peu partout. Un carré de hautes herbes ondulant au gré du vent apparaissait à l’extrémité du camp. Tout allait bien ; à moins que… ? Pourquoi, se demanda Mma Ramotswe, ai-je cette sensation, non de peur, mais de quelque chose qui y ressemble ? De l’appréhension, peut-être. Cette sorte d’appréhension que l’on peut éprouver en plein jour, comme maintenant, alors que le soleil illumine la terre, que les ombres sont courtes et que plusieurs personnes – un ouvrier qui sifflotait en travaillant devant le bâtiment, une femme qui, appuyée sur son balai devant une fenêtre ouverte, bavardait avec quelqu’un posté à l’intérieur – sont présentes.

— Ce qu’il y a avec les autruches, poursuivit Neil, c’est qu’elles ne sont pas très intelligentes. Elles sont même complètement stupides, Mma Ramotswe.

— Un peu comme les poules ? suggéra Mma Ramotswe. Je n’ai jamais trouvé les poules très intelligentes.

Neil se mit à rire.

— C’est une bonne façon de présenter les choses ! Oui. On peut les voir comme des poules géantes !

Mma Ramotswe se souvint alors d’une conversation qu’elle avait eue avec Mr. Molefelo ; ce dernier avait vu un homme se faire attaquer par une autruche et mourir sur le coup.

— La différence, c’est que les poules ne sont pas dangereuses, fit-elle observer. Je n’ai jamais eu peur d’une poule.

Neil leva l’index en signe d’avertissement.

— En revanche, ne vous approchez pas des autruches, Mma Ramotswe ! Et si, un jour, vous vous retrouvez face à face avec une autruche énervée, savez-vous ce qu’il faut faire ? Non ? Je vais vous le dire : mettez votre chapeau au bout d’un bâton et levez-le très haut au-dessus de votre tête. L’autruche croira que vous êtes beaucoup plus grande qu’elle et elle reculera. Ça fonctionne à tous les coups. À tous les coups !

Les yeux de Mma Makutsi s’élargirent. Et si elle n’avait pas de chapeau sous la main ? Pourrait-elle mettre autre chose à l’extrémité du bâton ? L’une de ses chaussures, par exemple, l’une de ses chaussures vertes à doublure bleu ciel, peut-être ? Est-ce que l’autruche se moquerait d’elle ? On ne pouvait le savoir, mais il s’agissait malgré tout d’une information extraordinairement importante, qu’elle se promit de transmettre à Phuti Radiphuti la prochaine fois qu’elle le verrait. À cette pensée, le fil de ses réflexions s’interrompit net. Elle avait oublié une chose : il n’était pas certain qu’il y eût une prochaine fois…

Neil saisit la théière et servit ses invitées.

— Vous savez, Mma Ramotswe, il y a quelque chose dont j’aimerais vous parler. Je n’avais pas l’intention d’aller vous solliciter pour cela, mais puisque vous êtes là, vous êtes sans doute la personne idéale… Je sais que vous êtes… comment dites-vous ? détective ?

— Oui, Rra, répondit Mma Ramotswe. Je me dis détective. Et les gens disent comme ça aussi, d’ailleurs.

Neil s’éclaircit la gorge.

— Oui, évidemment. Eh bien, un détective, c’est peut-être ce qu’il nous faudrait ici…

Mma Ramotswe porta la tasse à ses lèvres. Elle avait vu juste : quelque chose n’allait pas. Elle l’avait senti et aurait dû se fier à son instinct, au lieu de le mettre en doute. Il existait toujours des moyens de savoir ce qui se passait : des signes, pour qui était prêt à voir, des bruits, pour qui était prêt à entendre.

Elle considéra Neil par-dessus sa tasse. C’était un homme franc et, bien qu’il ne fût pas motswana, il était né en Afrique et y avait toujours vécu. De telles personnes, même si elles étaient blanches, savaient et comprenaient aussi bien que n’importe qui. Si quelque chose inquiétait cet homme, il y avait nécessairement une raison à cela.

— Il m’avait bien semblé que quelque chose n’allait pas, Rra, murmura-t-elle. C’est une impression que j’ai eue. Juste une impression.

Tout en parlant, elle la ressentit à nouveau. Une appréhension. Elle se tourna à demi sur son siège pour regarder derrière elle, dans l’intérieur sombre du bâtiment, là où se trouvaient les cuisines. Une femme se tenait dans l’embrasure de la porte, immobile, mais Mma Ramotswe n’eut pas le temps de distinguer son visage, car elle recula, plongeant dans l’ombre.

Neil avait reposé sa tasse sur la table et, de l’index, il en suivait doucement le contour, comme pour en tirer un son. Mma Ramotswe remarqua que l’un de ses doigts portait des éraflures. Une ligne fine de sang séché sillonnait sa peau tannée et craquelée, la peau d’un homme qui, à longueur de journée, manipulait des pierres, des machines et des branches d’épineux. Silencieuse, elle attendit qu’il reprît la parole.

— D’habitude, c’est un endroit plutôt joyeux, ici, commença-t-il. Vous le savez, n’est-ce pas ?

C’était vrai. Mma Ramotswe se souvenait des tout premiers jours de Mokolodi, le projet rêvé par Ian Kirby, grand ami de Seretse Khama et de sa famille. Ian Kirby avait créé la réserve, puis l’avait léguée à la nation, afin que les habitants de Gaborone, toute proche, puissent voir vivre les animaux dans leur milieu naturel. C’était un lieu empreint d’idéal qui attirait les gens qui aimaient le bush et souhaitaient le préserver. Ces personnes-là n’avaient pas un caractère contestataire ou bagarreur. Ce n’était pas non plus le genre d’endroit où des individus malhonnêtes ou difficiles pouvaient souhaiter travailler. Et pourtant, il y avait un problème. Quel était-il ? Elle ferma les yeux, pour les rouvrir aussitôt. Il s’agissait de peur, on ne pouvait s’y tromper.

— Je sais que d’habitude cet endroit est plein de gaieté, affirma-t-elle. J’ai une cousine ici, vous savez. Elle a toujours adoré travailler dans cette réserve.

— Eh bien, désormais, tout a changé, rétorqua Neil. Il se passe quelque chose de très étrange et je n’arrive pas à comprendre quel est le problème. J’ai interrogé tout le monde, mais les gens ne desserrent pas les dents. Ils détournent les yeux. Vous savez ce qu’on fait quand on n’a pas envie de parler ? On détourne les yeux.

Mma Ramotswe le comprenait. Les gens ne parlaient pas toujours des problèmes qui les préoccupaient. Certains les gardaient pour eux parce qu’ils estimaient impoli d’importuner autrui avec leurs ennuis ; d’autres, parce qu’ils ignoraient comment les exprimer. Il existait encore de nombreuses raisons à ce genre de silence, mais la peur restait toujours une explication possible : on ne parlait pas de choses dont on craignait qu’elles se produisent. Les évoquer, c’était risquer de les provoquer.

— Dites-moi, Rra, interrogea Mma Ramotswe, comment savez-vous qu’il se passe quelque chose ? Qu’est-ce qui vous le fait penser ?

Neil saisit une feuille morte qui avait atterri sur la table et l’effrita lentement entre ses doigts.

— Comment je le sais ? Eh bien, je vais vous donner un exemple. Samedi dernier, j’ai voulu faire le tour de la réserve en voiture pendant la nuit. Cela m’arrive de temps en temps – nous avons eu des ennuis avec des braconniers par le passé et j’aime bien sortir à différents moments, tous feux éteints. Comme cela, si des personnes malintentionnées ont un projet en tête, elles savent que nous pouvons surgir à tout instant, de jour comme de nuit. En général, j’emmène deux ou trois hommes avec moi pour ce tour du domaine.

« En temps normal, je n’ai aucune difficulté à trouver des gens pour m’accompagner. Ils le font à tour de rôle, en se mettant d’accord entre eux. Eh bien, samedi dernier, la situation était tout à fait différente. Personne ne s’est porté volontaire et, quand je suis allé du côté des maisons pour voir ce qui se passait, j’ai trouvé toutes les portes fermées.

Mma Ramotswe fronça les sourcils.

— Les gens avaient peur ?

— C’est la seule explication que je vois, acquiesça Neil.

— Peur des braconniers ?

Neil haussa les épaules.

— C’est difficile à dire. Cela me paraît improbable. Le genre de braconniers que nous avons ici sont prêts à courir ventre à terre sur deux kilomètres pour ne pas se retrouver face à face avec l’un d’entre nous. Ce ne sont pas des hors-la-loi de grande envergure, me semble-t-il.

— Alors ? pressa Mma Ramotswe. Y a-t-il eu autre chose ?

Neil réfléchit quelques instants.

— Il s’est passé des événements un peu étranges, oui. Un jour, l’une des femmes qui travaillent aux cuisines s’est mise à hurler. Elle était hystérique. Elle disait qu’il y avait quelque chose dans la resserre.

— Et alors ? l’encouragea Mma Ramotswe.

— J’ai appelé une autre femme pour la calmer, expliqua Neil. Puis je suis allé jeter un coup d’œil à la resserre. Bien sûr, il n’y avait rien. Mais quand j’ai tenté d’y entraîner les deux femmes avec moi pour leur montrer que tout allait bien, elles ont refusé l’une comme l’autre. Toutes les deux. La femme qui était censée calmer son amie était dans le même état que la première.

Mma Ramotswe écoutait avec attention. Ce récit commençait à lui évoquer certaines choses. Même si c’était devenu de moins en moins fréquent, cela continuait à se produire. La sorcellerie. Quelqu’un pratiquait la sorcellerie et, dès lors, tous les raisonnements, toutes les idées saines et toute la rationalité du monde ne servaient plus à rien. Juste sous la surface s’ouvraient des gouffres insondables de terreurs et de superstitions, que des événements comme celui-ci venaient parfois révéler. Cela se produisait moins souvent que jadis, mais cela n’avait pas disparu.

Elle consulta sa montre. Mr. J.L.B. Matekoni avait besoin de son arbre, et Mma Makutsi et elle-même ne pouvaient rester à bavarder plus longtemps.

— Je reviendrai très bientôt, promit Mma Ramotswe, et je mènerai ma petite enquête. Entre-temps, nous devons prendre ce demi-arbre dont a besoin Mr. J.L.B. Matekoni. C’est le plus urgent. Le reste peut attendre.

Mma Ramotswe retourna à sa fourgonnette et la rapprocha de l’atelier, tandis que Neil et Mma Makutsi se rendaient là-bas à pied. Il ne fallut que quelques minutes pour trouver le demi-arbre parmi un monceau de pièces détachées graisseuses. L’objet fut alors chargé à l’arrière de la petite fourgonnette blanche, sur un lit de vieux journaux. Mma Ramotswe constata que les deux hommes qui manipulèrent l’arbre pour le placer dans le véhicule le firent dans un silence de plomb, marmonnant seulement un vague salut entre leurs dents. Une fois leur tâche effectuée, ils retournèrent aussitôt dans l’atelier.

— Vous n’oublierez pas de revenir bientôt ? s’enquit Neil, alors que Mma Ramotswe prenait congé.

— C’est promis, répondit Mma Ramotswe. Ne vous inquiétez pas. Je reviendrai et je bavarderai avec deux ou trois personnes.

— À condition qu’elles le veuillent bien, souligna sombrement Neil. On dirait que quelqu’un leur a collé du Scotch sur les lèvres.

— C’est probablement ce qui s’est passé, répondit Mma Ramotswe avec calme. Le problème, c’est qu’on ne voit pas le Scotch.

Elle parcourut en sens inverse le chemin de Mokolodi pour rejoindre la route de Gaborone. À ses côtés, Mma Makutsi restait murée dans un mutisme morose, absorbée dans la contemplation du paysage qui défilait. Mma Ramotswe lui jeta un coup d’œil et fut sur le point de parler, mais se ravisa. Elle se sentait cernée par le silence : le silence des ouvriers de l’atelier, le silence de Mma Makutsi, le silence du ciel.

Elle regarda de nouveau sa compagne. En fait, elle avait été sur le point de lui dire : « Vous savez, Mma Makutsi, j’aurais mieux fait de venir là toute seule, vu l’attitude sympathique que vous avez. » Mais elle avait préféré s’en abstenir. Si je dis cela, avait-elle pensé, je suis sûre qu’elle va fondre en larmes. Elle voulut poser la main sur le bras de Mma Makutsi afin de la réconforter, mais cela lui fut impossible. Elles arrivaient devant un virage et risquaient de se retrouver dans le fossé si elle s’avisait de lâcher le volant. Cela ne ferait guère avancer les choses, songea Mma Ramotswe.