CHAPITRE IV
Ce que les féministes veulent faire des hommes
Ce soir-là, Mma Makutsi prépara le dîner pour Mr. Phuti Radiphuti, son fiancé nouvellement acquis. Phuti Radiphuti était le fils de Mr. Radiphuti senior, homme d’affaires prospère, fermier et propriétaire du Magasin des Meubles Double Confort. Elle avait rencontré Phuti à un cours de danses de salon qu’ils fréquentaient tous deux, à l’Académie de danse et de mouvement. Il ne s’agissait pas d’une véritable académie, dans la mesure où elle ne disposait ni de locaux ni d’autre personnel que la femme qui encaissait l’argent des leçons et le professeur, Mr. Fano Fanope, danseur accompli qui avait dansé, avec succès, à Johannesburg et à Nairobi. La nouvelle des fiançailles s’était répandue comme une traînée de poudre dans le cours et un soir, à l’occasion d’une leçon, Mr. Fanope en avait fait l’annonce officielle, déclarant que l’académie était très fière d’avoir provoqué cette rencontre.
— La danse, avait-il déclaré dans son discours, c’est avant tout le contact entre les gens. Quand on danse avec un partenaire, on lui parle, même sans ouvrir la bouche. Nos mouvements révèlent ce que nous avons au fond du cœur. C’est très important. Voilà pourquoi tant de couples se forment sur les pistes de danse. Et cela représente d’ailleurs une raison supplémentaire de réserver votre place pour la prochaine session, si vous ne l’avez pas encore fait. Mesdames, vous pourriez, comme Grace Makutsi, trouver ici un bon mari ; messieurs, regardez Mr. Phuti Radiphuti, qui a rencontré cette dame charmante ! Qu’ils soient heureux ensemble ! Et qu’ils connaissent de nombreuses heures de bonheur, sur les pistes de danse et ailleurs !
Ce discours avait touché Mma Makutsi, en dépit de l’allusion éhontée aux réservations pour la prochaine session. Elle aimait bien Mr. Fanope et savait que ces fiançailles lui faisaient vraiment plaisir. Elle savait aussi que ce plaisir était partagé par beaucoup de membres du cours, quoique pas par tous. L’une des femmes, qui portait le nom de Violet et avait étudié avec elle à l’Institut de secrétariat du Botswana, avait suivi le discours de Mr. Fanope avec un sourire narquois aux lèvres. Elle avait même glissé quelques mots à l’oreille de son voisin, qui avait réprimé un fou rire. Au début de la session précédente, Mma Makutsi avait eu un échange acerbe avec elle : Violet s’était permis un commentaire peu flatteur sur les chaussures vertes de Mma Makutsi (ces chaussures dont elle était si fière !) et n’avait pas hésité à se moquer de Phuti Radiphuti. Au prix d’un suprême effort de volonté, Mma Makutsi lui avait répondu avec la plus grande courtoisie, allant même jusqu’à la complimenter. Cela lui avait coûté, d’autant que Violet avait tout juste obtenu la moyenne à l’examen final de l’Institut de secrétariat du Botswana – 50 sur 100 – et que la seule chose qui l’intéressait, c’était, à l’évidence, de se trouver le mari le plus riche possible.
En voyant Violet ricaner ainsi, Mma Makutsi imagina un délicieux instant ce qu’elle pourrait lui dire si l’occasion se présentait. Et l’occasion se présenta, en fin de soirée, lorsque Violet se faufila près d’elle et lui lança :
— Dis donc, Mma, c’est adorable, ce que tu as fait là. C’est vraiment gentil de t’occuper comme ça de Mr. Radiphuti. Cela a dû être tellement dur pour lui de trouver une femme, et voilà que toi, tu te dévoues pour l’épouser ! Tu as un cœur d’or. Mais je n’en avais jamais douté…
Mma Makutsi considéra son ennemie. Du fond de sa mémoire lui revinrent des souvenirs de l’Institut de secrétariat du Botswana, de ces moments où les filles dans le vent, dont Violet était plus ou moins la meneuse, s’asseyaient au fond de la classe pour discuter de leurs triomphes en société ou glousser quand Mma Makutsi ou une autre élève tout aussi appliquée recevait des compliments de l’instructrice. Elle ne disait rien à l’époque, et sans doute valait-il mieux qu’elle ne dise rien à présent, mais la tentation était trop forte.
— Merci, Mma, répondit-elle. Mais de nous deux, je crois que c’est plutôt moi qui ai de la chance. Ce n’est pas donné à toutes les filles de trouver un mari comme celui-là…
Elle marqua un léger temps d’arrêt, avant de poursuivre :
— Mais j’espère que toi aussi, tu finiras par avoir de la chance. Qui sait ?
Elle ponctua ces mots d’un sourire plein de bonté.
Violet plissa les yeux.
— De la chance ? Oh, je ne sais pas, Grace Makutsi ! Je ne suis pas sûre que ce soit vraiment une chance de devoir se coltiner un type comme ça. Enfin, en tout cas, j’espère que tout se passera bien pour toi. Peut-être que ça ira. On ne sait jamais…
Mma Makutsi sentit son cœur battre la chamade. L’heure du coup de grâce avait sonné.
— Détrompe-toi, Mma, lança-t-elle. De la chance, j’en ai. À mon avis, n’importe quelle jeune fille qui entrerait dans une famille comme celle-là aurait beaucoup de chance. Et d’argent aussi…
Violet blêmit.
— D’argent ?
— Chut ! fit Mma Makutsi en posant un doigt sur ses lèvres. Ce n’est pas poli d’en parler. Je ne mentionnerai donc pas le Magasin des Meubles Double Confort. C’est l’une des affaires que possède mon fiancé, tu ne le savais pas ? Je ne dois pas en parler. Mais tu connais sûrement cette boutique, Mma ! Et si tu fais des économies, tu pourras peut-être y aller un jour t’acheter une chaise.
Violet ouvrit la bouche, mais pas un son n’en sortit. À cet instant, Mr. Fanope apparut et serra la main de Mma Makutsi, qu’il conduisit ensuite auprès d’une autre élève du cours qui souhaitait la féliciter. Mma Makutsi se retourna discrètement pour regarder Violet, qui jouait avec l’anse de son sac à main, mais qui leva alors les yeux, croisa son regard et ne put dissimuler sa jalousie. Il y avait un passé si lourd là-dessous : un passé de honte, de pauvreté et de combats. Et voilà que la voix de Mma Ramotswe parvenait à présent à ses oreilles :
— Ce n’est pas très gentil, ce que vous avez fait là, Mma Makutsi, lui disait-elle. Vous n’auriez pas dû agir ainsi.
— Je sais, convint Mma Makutsi. Mais je n’ai pas pu m’en empêcher, Mma.
Et le ton de Mma Ramotswe s’adoucit.
— Je sais bien, murmura-t-elle. Je sais bien.
Et c’était la vérité. Car malgré son immense bienveillance, Mma Ramotswe n’en était pas moins humaine, et elle comprenait qu’il existait dans la vie des moments où l’on ne pouvait résister à la possibilité d’un petit triomphe, surtout lorsque ce triomphe était de ceux qui font sourire quand on s’en souvient ensuite ; sourire pendant des heures et des heures.
Mma Makutsi et Phuti Radiphuti s’étaient organisé un emploi du temps agréable. Quatre soirs par semaine, Phuti venait dîner chez Mma Makutsi ; les trois autres jours, il prenait son repas chez sa tante, chez sa sœur et son mari et, le dimanche, chez son père. Les soirées chez ce dernier se révélaient parfois éprouvantes, car la mémoire du vieil homme n’était plus ce qu’elle avait été et il se répétait souvent, surtout lorsqu’il évoquait le bétail. Toutefois, Phuti était un fils dévoué et il restait assis des heures entières à écouter son père ressasser le même sujet : Phuti se souvenait-il du beau taureau qu’ils avaient vendu à cet habitant de Mahalapye ? Phuti se souvenait-il du prix qu’avait coûté cette vache brahmane acquise chez l’éleveur boer, dans le Sud, à Zeerust ? C’était une belle vache, mais quand était-elle morte ? Phuti se rappelait-il l’année ? Et ce taureau qui était parti à Mahalapye ? Phuti s’en souvenait-il ? En était-il sûr ?
À l’occasion, Mma Makutsi se joignait à ces dîners et elle assistait à ces mêmes conversations en luttant pour ne pas s’assoupir au cours des récits et des questions qu’ils suscitaient. Comment étaient les bêtes à Bobonong cette année ? Étaient-elles maigres ? Étaient-elles différentes des vaches du Sud ? Elle remarquait qu’en présence de son père, Phuti bégayait davantage. Lorsqu’il dînait chez elle, en revanche, ce défaut disparaissait presque, ce qui en disait long sur la confiance qu’elle était parvenue à lui insuffler. En compagnie de Mma Makutsi, il réussissait à prononcer des phrases longues et complexes, en setswana comme en anglais, sans hésiter ni bredouiller. Cette fluidité toute neuve, dont il était si fier, lui permettait de dire des choses qu’il n’avait jamais pu exprimer, et les mots lui venaient sans peine. Il parlait de son enfance, de sa vie de petit garçon. Il parlait de la vente des meubles et du confort, ou encore des différentes sortes de chaises et de fauteuils. Il parlait du bonheur, du bonheur immense, d’avoir trouvé quelqu’un avec qui il allait désormais partager son existence. C’était comme si une longue période de sécheresse s’achevait – une période qui avait occasionné un vaste domaine de silence, tout comme la sécheresse prive d’eau un marais salant et le transforme en poudre blanche. Et les mots étaient comme les gouttes d’une pluie longtemps attendue qui faisait enfin reverdir la terre.
Elle avait très vite remarqué quels plats affectionnait Phuti et elle s’arrangeait toujours pour les lui préparer. Il adorait la viande, bien sûr, et les côtelettes en particulier, qu’il mangeait avec les doigts en les rognant jusqu’à l’os avec enthousiasme. Il aimait la courge et les fèves baignant dans le beurre fondu. Et il aimait le biltong3 haché recouvert de sauce et servi sur une purée de pommes de terre. Elle préparait tous ces plats pour lui et, à chaque fois, il la complimentait avec fougue sur ses talents de cuisinière, comme si c’était la première fois. Elle adorait ces compliments, ainsi que les gentilles choses qu’il lui disait sur son physique. Elle-même s’était toujours considérée comme une femme dotée de grosses lunettes et d’une peau difficile. Elle s’entendait à présent décrire comme l’une des plus belles plantes du Botswana, avec un nez qui lui rappelait… là, il marmonnait quelque chose et elle ne parvenait pas à bien comprendre ce que son nez évoquait pour lui, mais il s’agissait certainement d’une association positive et peu lui importait d’en savoir davantage.
Ce soir-là, après le drame du serpent, Mma Makutsi fit à Phuti le récit complet de ce qui resterait sans doute une journée mémorable. Elle lui raconta le ridicule compte rendu qu’avaient fait les deux apprentis de leur rôle dans la chasse au serpent et il rit beaucoup. Puis elle décrivit la visite de Poppy et la curieuse histoire de vol de viande, ainsi que la menace de renvoi.
Lorsque Mma Makutsi eut terminé, Phuti demeura silencieux quelques minutes.
— Alors ? lança-t-il enfin. Comment allez-vous aider cette femme ? Je ne vois pas ce que vous pourriez faire pour lui éviter de perdre son travail. Comment allez-vous vous y prendre ?
— Nous pourrions faire en sorte que ce soit l’autre femme – la chef – qui perde son emploi, suggéra Mma Makutsi. C’est elle qui mérite d’être renvoyée.
Phuti parut dubitatif.
— Peut-être. Mais je ne vois pas de quelle façon y parvenir. Par où faut-il commencer dans une affaire pareille ? Que peut-on faire ?
Mma Makutsi lui resservit de la purée.
— Nous pourrions commencer par découvrir qui fait chanter Mma Tsau. Puis nous expliquerions à Mma Tsau que ce n’est pas Poppy.
Phuti estima cette suggestion sensée, puis une meilleure idée lui vint soudain à l’esprit, et il la soumit à Mma Makutsi en recommençant à manger sa purée.
— Bien sûr, il serait plus simple, n’est-ce pas, de dire à Mma Tsau que, si elle renvoie Poppy, nous irons nous-mêmes informer la direction de l’institut que c’est une voleuse de viande. Ce serait très facile.
Mma Makutsi le dévisagea.
— Mais il s’agirait de chantage ! protesta-t-elle. On ne peut pas s’amuser à menacer les gens comme ça !
— Je ne vois pas quel mal il y aurait, insista Phuti en essuyant un peu de purée qui lui collait au menton. Nous n’exigeons rien d’elle. Cela ne s’appelle pas du chantage si l’on n’obtient rien pour soi-même.
Mma Makutsi médita ces paroles. Peut-être Phuti avait-il raison, cependant, Mma Ramotswe lui avait toujours dit que la fin ne justifiait pas les moyens et que l’on ne réparait pas une injustice en commettant soi-même une mauvaise action. Malgré tout, il fallait reconnaître qu’il était déjà arrivé à Mma Ramotswe de mentir pour obtenir certaines informations. Elle avait un jour évoqué une loi qui n’existait pas afin de soutirer des renseignements à un fonctionnaire du gouvernement ; elle s’était fait passer pour une personne qu’elle n’était pas dans le but d’élucider un litige familial pour le compte d’un ancien ministre. La liste était bien longue, quand on y songeait. Dans chacun de ces cas, elle avait agi de la sorte afin de porter secours à des clients venus réclamer son aide et il fallait reconnaître qu’il ne s’agissait jamais de mensonges graves. Ces ruses n’en restaient pas moins des tromperies, et Mma Makutsi se demandait à présent si Mma Ramotswe avait raison sur ce point. Il faudrait qu’elle lui en parle, mais pour le moment, mieux valait sans doute changer de sujet. Elle leva les yeux de son assiette et demanda à Phuti ce qui s’était passé au magasin de meubles ce jour-là.
Ravi de laisser de côté les complexités philosophiques du chantage, ce dernier se lança avec empressement dans le récit d’un problème rencontré lors de la livraison d’une table dotée de trois pieds seulement. Interrogé, le fabricant s’était montré catégorique : la table en avait quatre en quittant l’atelier. Cependant, l’employé chargé de la réceptionner était tout aussi sûr de lui : il n’en restait plus que trois à l’arrivée.
— Peut-être serait-ce une nouvelle enquête à soumettre à Mma Ramotswe, suggéra Mma Makutsi. Elle est excellente pour élucider ce genre d’affaires.
La proposition fit sourire Phuti.
— Mma Ramotswe a plus important à faire, répondit-il. De graves crimes à élucider.
Ce n’était pas la première fois que l’on évoquait cette idée fausse devant Mma Makutsi. Certes, penser que la réputation de l’Agence No 1 des Dames Détectives atteignait de tels sommets avait quelque chose de flatteur, mais elle ne pouvait laisser Phuti, son propre fiancé, demeurer dans l’ignorance de leurs véritables occupations.
— Non, déclara-t-elle. Mma Ramotswe ne résout pas de crimes. Elle s’occupe de toutes petites choses.
Pour illustrer cette petitesse, Mma Makutsi présenta son pouce et son index espacés d’un cheveu à peine.
— Toutefois, poursuivit-elle, ces toutes petites choses sont très importantes pour les gens. Mma Ramotswe m’a souvent dit que nos vies ne sont constituées que de petites choses. Et je crois qu’elle a raison.
Phuti estima lui aussi qu’elle disait vrai, même s’il éprouvait une certaine déception à devoir perdre ses illusions quant aux affaires que traitait l’Agence No 1 des Dames Détectives. Il avait été assez agréable de trouver une fiancée, et plus encore une fiancée qui exerçait une profession aussi prestigieuse, et il s’était vanté auprès de ses amis d’être fiancé à une détective célèbre. Bien sûr, il n’avait dit là que la stricte vérité : Mma Makutsi était bel et bien détective, et peu importait, après tout, qu’elle ne s’occupe que d’affaires banales. D’ailleurs, tout compte fait, peut-être cela valait-il mieux. Une détective d’un autre genre pouvait se trouver exposée à des dangers, et ce n’était pas ainsi qu’il imaginait sa future épouse. La vente de meubles, elle, présentait fort peu de risques et il y aurait toujours une place pour elle si elle décidait d’abandonner la profession de détective. Il se demanda s’il devrait lui en parler, mais résolut de n’en rien faire. Il ne fallait pas qu’elle croie que leur mariage la conduirait à se soumettre à des projets qu’il avait pour elle. Il avait entendu dire que, de nos jours, les femmes rejetaient ce genre de conception, ce qui était, pensait-il, une très bonne chose. Pendant trop longtemps, les hommes avaient considéré que les femmes devaient faire leurs quatre volontés et, si les intéressées remettaient désormais ce principe en question, il les approuvait de bon cœur. Cela ne signifiait pas pour autant qu’il fût favorable à ces personnes qui se faisaient appeler féministes : il avait un jour entendu l’une d’elles à la radio et l’agressivité qu’elle manifestait vis-à-vis du journaliste qui l’interviewait l’avait choqué. Cette femme avait accusé son interlocuteur d’arrogance lorsqu’il avait contesté une affirmation qu’elle avait faite, selon laquelle les hommes avaient, en règle générale, des capacités inférieures à celles des femmes. Elle lui avait dit que la domination masculine avait fait son temps et que les hommes comme lui seraient bientôt balayés par le féminisme. Mais si les hommes se faisaient balayer, s’était demandé Phuti Radiphuti, où se retrouveraient-ils ? Y aurait-il des maisons spéciales prévues pour eux, où on leur confierait de petites tâches à accomplir pendant que les femmes se chargeraient, à l’extérieur, de l’importante mission d’organiser le monde ? Les hommes seraient-ils autorisés à sortir de ces maisons à tour de rôle (accompagnés, bien sûr) ? Au cours des jours qui avaient suivi l’émission, l’idée d’être bientôt balayé avait préoccupé Phuti Radiphuti et il avait même fait un rêve, très réaliste et très désagréable – un cauchemar, en vérité –, dans lequel il était bel et bien balayé par une féministe géante armée d’un immense balai. L’expérience s’était révélée fort déplaisante, car il avait roulé par terre dans un nuage de poussière, subissant les coups de balai agressifs de cette femme terrifiante.
Il regarda Mma Makutsi. Celle-ci coupait sa viande. Elle maniait le couteau de façon experte pour pousser le morceau de steak sur sa fourchette. Un instant plus tard, la fourchette se trouvait devant sa bouche, qui s’ouvrait tout grand pour recevoir la nourriture, avant que les dents n’entrent en action. Elle lui sourit et esquissa un signe de tête en direction de son assiette pour l’encourager à poursuivre son repas.
Phuti baissa les yeux. L’idée que Mma Makutsi était peut-être une féministe venait de lui effleurer l’esprit. Mais pourquoi ? Mma Makutsi ne l’avait jamais menacé de le balayer… Pourtant, lorsqu’ils tournoyaient ensemble à l’Académie de danse et de mouvement, il n’y avait aucun doute quant à qui des deux menait la danse. Mr. Fano Fanope avait bien expliqué que c’était toujours à l’homme de guider, mais Phuti s’en était révélé incapable et il avait obéi avec docilité aux fermes impulsions données par les mains de Mma Makutsi rivées à ses épaules ou dans son dos. Cela faisait-il d’elle une féministe, ou juste une femme qui comprenait qu’un homme puisse n’avoir aucune idée de la façon dont on guidait une partenaire ? Il releva les yeux de son assiette et contempla Mma Makutsi. Il vit son propre reflet dans les verres des grosses lunettes rondes, il vit le petit sourire qui flottait sur les lèvres… Peut-être vaudrait-il mieux lui poser la question tout de go, se dit-il.
— Mma Makutsi, commença-t-il, je voudrais te demander quelque chose.
Mma Makutsi reposa son couteau et sa fourchette et son sourire s’élargit.
— Tu peux me demander ce que tu veux, répondit-elle. Je suis ta fiancée.
Il déglutit. Il était inutile d’y aller par quatre chemins.
— Es-tu féministe ? lâcha-t-il.
Sa nervosité le fit trébucher sur le mot « féministe », de sorte que le son « fé » résonna deux, voire trois fois. Son bégaiement s’était grandement amélioré depuis qu’il avait rencontré Mma Makutsi et qu’elle avait accepté de l’épouser, mais en certaines occasions, lorsque le stress se faisait intense, il lui arrivait de resurgir.
Mma Makutsi parut décontenancée par la question. Elle ne s’attendait pas à entendre son fiancé aborder ce sujet ; mais puisqu’il l’avait fait, il n’y avait qu’une réponse possible.
— Bien sûr, dit-elle.
Une fois ces mots prononcés, elle le considéra à travers ses grosses lunettes rondes, puis sourit encore.
— De nos jours, la plupart des femmes sont féministes. Tu ne le savais pas ?
Phuti Radiphuti fut incapable de réagir. Il ouvrit la bouche, mais les mots, qui se succédaient avec tant de fluidité depuis peu, semblaient l’avoir déserté. Il éprouvait soudain cette sensation ancienne et familière : un effort démesuré pour articuler les pensées qui lui venaient à l’esprit, à l’aide d’une voix qui, elle, ne venait pas, ou qui venait par saccades. Il s’était figuré un avenir de tendresse et d’affection mutuelle ; il lui semblait à présent qu’il ne connaîtrait que stridence et conflit. Il serait balayé, comme dans son rêve. Seulement, cette fois, il ne se réveillerait pas.
Il regarda Mma Makutsi. Comment avait-il pu, lui, toujours si prudent, se tromper à ce point sur une personne ? C’était caractéristique de sa chance : jamais aucune femme ne l’avait remarqué, jamais il ne lui serait donné de susciter l’admiration, de se voir témoigner du respect. Au contraire, il deviendrait la cible de critiques et de reproches incessants, car c’était bien là ce que les féministes réservaient aux hommes. Elles les remettaient à leur place ; elles les émasculaient ; elles les tournaient en ridicule. Tout cela serait désormais le lot de Phuti Radiphuti, qui contemplait sombrement sa fiancée, puis baissait les yeux vers son assiette, où refroidissaient les dernières cuillerées de nourriture, plat de lentilles, en un sens, qu’il n’avait plus la moindre envie d’avaler.