RÉFLEXIONS SUR LA CONSIDÉRATION ET SUR LA RÉPUTATION1.

LETTRE CONTENANT UN EXTRAIT DES OUVRAGES LUS A LA SÉANCE PUBLIQUE DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES, ARTS ET BELLES-LETTRES DE BORDEAUX, LE 25 AOUT 1725.

M. de Sarrau, secrétaire perpétuel pour les arts, lut ensuite à l’assemblée des Réflexions sur la Considération et sur la Réputation. Cet ouvrage est de M. le Président de Montesquieu. Si l’on a dit de Cicéron qu’il eût été bien doux de voir traiter de la gloire par un homme qui en connaissait tout le prix et qui l’avait si bien méritée, je pense, Messieurs, que vous avez droit, par ces mêmes raisons, d’exiger de moi un extrait exact et étendu des Réflexions de M. le Président de Montesquieu.

Cet illustre académicien expose d’abord les douceurs et les agréments que produit la considération. « Un honnête hommme, dit-il, qui est considéré dans le monde est dans l’état le plus heureux où l’on puisse être. Il jouit à tous les instants des égards de tous ceux qui l’entourent ; il trouve dans les moindres gestes des marques de l’estime publique. Son âme est délicieusement entretenue dans cette satisfaction qui fait sentir les satisfactions, et ce plaisir qui égaye les plaisirs mêmes.

« La considération contribue bien plus à notre bonheur que la naissance, les richesses, les emplois, les honneurs. Je ne sache pas dans le monde de rôle plus triste que celui d’un grand seigneur sans mérite, qui n’est jamais traité qu’avec des expressions frappées de respect, au lieu de ces traits naïfs et délicats qui font sentir la considération. »

La politesse générale, dont on a fait un devoir dans le monde, semble confondre et égaler tous les témoignages d’estime. L’homme vertueux n’a donc à cet égard aucun avantage ; M. le Président de Montesquieu détruit cette objection.

« Quoique, dit-il, la politesse semble être faite pour mettre au même niveau, pour le bien de la paix, le mérite de tout le monde, cependant il est impossible que les hommes veuillent ou puissent se déguiser si fort qu’ils ne fassent sentir de grandes différences entre ceux à qui leur politesse n’a besoin de rien accorder et ceux à qui il faut qu’elle accorde tout. Il est si facile de se mettre au fait de cette espèce de tromperie, le jeu est si fort à découvert, les coups reviennent si souvent, qu’il est rare qu’il y ait beaucoup de dupes. »

L’auteur examine en ce lieu pourquoi si peu de jeunes gens obtiennent la considération. Il en donne plusieurs raisons également solides et ingénieuses. Une des principales est l’envie démesurée que nous avons de l’acquérir. « Nous voulons nous distinguer ; mais il ne nous suffit pas de le faire en général ; nous voulons encore nous distinguer à chaque moment et, pour ainsi dire, en détail : et c’est ce que les qualités réelles, la probité, la bonne foi, la modestie ne donnent pas ; elles font seulement un mérite général, mais il nous faut une distinction pour le moment présent. Voilà d’où vient que nous disons souvent un bon mot qui nous déshonorera demain ; que pour réussir dans une société, nous nous perdons dans quatre, et que nous copions sans cesse des originaux que nous méprisons. »

« Une chose, ajoute l’auteur, qui nous ôte plus la considération que les vices, ce sont les ridicules. Un certain air gauche déshonore bien plus une femme qu’une galanterie. Comme les vices sont presque généraux, on est convenu de se faire bonne guerre, mais chaque ridicule étant personnel, on le traite sans quartier. »

Il y a plusieurs différences essentielles entre la considération et la réputation. On les trouve toutes traitées dans cet endroit. « La principale, selon l’auteur, est que la considération est le résultat de toute une vie, au lieu qu’il ne faut souvent qu’une sottise pour nous donner de la réputation. »

M. le président de Montesquieu traite ensuite ce qui regarde la réputation. Après avoir donné une idée de ce qu’elle est et des agréments qu’elle procure, il parcourt les différents moyens par lesquels on l’obtient.

« De toutes les vertus, dit-il, celle qui contribue le plus à nous donner une réputation invariable, c’est l’amour de nos concitoyens. Le peuple, qui croit toujours qu’on l’aime peu et qu’on le méprise beaucoup, n’est jamais ingrat de l’amour et de l’estime qu’on lui accorde. Dans les républiques, où chaque citoyen partage l’empire, l’esprit populaire le rend odieux ; mais dans les monarchies où l’on ne va à l’ambition que par l’obéissance, et où, par rapport au pouvoir, la faveur du peuple n’accorde rien lorsqu’elle n’accorde pas tout, elle donne une réputation sûre ; parce qu’elle ne peut être soupçonnée d’aucun motif qui ne soit vertueux. »

Il est bien plus facile d’acquérir de la réputation que de la conserver. « Pour l’acquérir il ne faut qu’un grand jour, et le hasard peut donner ce jour, mais pour la conserver il faut payer de sa personne presque à tous les instants.

« Quelquefois on y réussit par sa modestie ; d’autres fois on se soutient par son audace. Souvent l’envie s’élève contre un audacieux, et souvent elle s’irrite de voir un homme modeste couvert de gloire.

« Cependant le meilleur de tous les moyens que l’on puisse employer pour conserver la réputation, c’est celui de la modestie, qui empêche les hommes de se repentir de leurs suffrages, en leur faisant voir que l’on ne s’en sert pas contre eux.

« Il n’y a rien, ajoute l’auteur, qui conserve et qui fixe mieux la réputation que la disgrâce. Il n’y a point de vertus que le peuple n’imagine en faveur de celui qu’il plaint ou qu’il regrette ; mais comme la plupart des hommes ne sont pas dans un état assez élevé pour être outragés de la fortune, ils ont la retraite, qui souvent fait en eux l’effet de la disgrâce. »

Une attention importante pour soutenir sa réputation, c’est de bien connaître le génie de son siècle, et de savoir même se prêter aux préjugés dominants. « Il y a eu des fautes faites par d’illustres personnages, qui faisaient bien voir qu’ils ne savaient avec quels hommes ils vivaient, et qu’ils ignoraient les Français comme les Japonais. Dans chaque siècle, ajoute l’auteur, il y a de certains préjugés dominants dans lesquels la vanité se trouve mêlée avec la politique ou la superstition, et ces préjugés sont toujours embrassés par les gens qui veulent avoir de la réputation par des voies plus faciles que celles de la vertu. » M. le Président de Montesquieu confirme ces réflexions par plusieurs exemples.

L’amour-propre des autres se satisfait quelquefois en nous donnant de la réputation, mais souvent il se plait encore plus à détruire son ouvrage.

« On s’impatiente dans la recherche des causes morales, dit l’auteur, de trouver toujours l’amour-propre sur son chemin et d’avoir toujours la même chose à redire.

« Cet orgueil qui entre dans nos jugements met une certaine compensation dans les choses d’ici-bas, et venge bien des gens des injures de la fortune.

« Un homme est d’une noblesse distinguée ; s’il n’a point de bien, on lui laissera sa noblesse, on se plaira même à la relever ; mais si la fortune donne de l’envie, on examinera sa naissance avec les yeux de l’envie ; non-seulement on lui disputera la chimère, mais aussi on lui ôtera du réel. »

Une ressource pour celui qui a perdu sa réputation, c’est de pouvoir en accuser l’amour-propre des autres ; pour l’ordinaire, cependant, le nôtre seul en est la cause.

Quelquefois on trouve qu’on ne va pas assez vite à la réputation, on s’impatiente, on précipite sa course : de là ces imprudences que l’on paye presque toujours par la perte des honneurs où l’on aspirait.

Quelquefois, parvenu que l’on est au degré de réputation que l’on avait en vue, on n’a garde de soupçonner que le mérite qu’on a n’en peut pas comporter davantage : on veut franchir ces bornes : qu’arrive-t-il ? On n’acquiert rien, et l’on perd ce que l’on avait obtenu.

Souvent encore la réputation a tant coûté que l’on veut trop en jouir ; on la fait sentir aux autres, elle leur devient à charge et ils nous remettent à leur niveau.

Enfin, nous avons souvent la manie de ne pas nous contenter de l’espèce de réputation qui nous convient. Nous supposons en nous un mérite général, propre à tout, et nous nous perdons faute d’avoir demeuré à notre place, « Un homme qui aura acquis la réputation d’un homme vrai et qui devient un adroit courtisan, perd la réputation d’un homme vrai et n’acquiert pas celle d’adroit courtisan. »

M. le Président de Montesquieu développe avec beaucoup de finesse toutes ces causes. « Les richesses, selon lui, contribuent aussi quelquefois à nous ôter l’estime publique, à moins que l’on n’ait acquis auparavant tant d’honneur et tant de gloire, que les richesses soient pour ainsi dire venues d’elles-mêmes, comme un accessoire qui en est presque inséparable : pour lors, on jouit de ses richesses comme d’un vil prix de sa vertu. Qui est-ce qui a jamais été choqué des grands biens du prince Eugène ? Ils ne sont pas plus enviés que l’or que l’on voit dans les temples des Dieux. »

On trouve dans la réponse que fit M. le Directeur2, un grand nombre de réflexions ingénieuses et sensées. Il distingue d’une manière fixe et précise la considération et la réputation ; il en développe ensuite la nature par leurs causes et par leurs effets.

« Une grande réputation, dit-il, ne s’acquiert que par des actions éclatantes ou des talents extraordinaires ; ainsi, peu de personnes peuvent y aspirer.

« Elle ne suppose pas même toujours un vrai mérite dans celui qui l’obtient. Comme une seule action la donne souvent, elle devient par là dépendante et assujettie au hasard des circonstances et au caprice des hommes.

« Le plaisir qu’elle procure, est à la vérité bien vif, mais il n’est pas durable, parce que les occasions d’en renouveler le sujet sont rares et difficiles.

« La considération au contraire, ajoute M. de Caupos est à la portée de tous les hommes ; chacun peut y prétendre suivant son état et la mesure de ses talents. Une suite de bonnes actions quoique peu brillantes, concilient l’estime et les égards de ceux qui en sont les témoins et l’objet.

« Elle ne s’acquiert jamais sans un fondement légitime, parce qu’elle est toujours le fruit d’une longue persévérance dans la pratique du bien et de la vertu.

D’ailleurs, continue M. de Caupos, elle procure une satisfaction douce, solide, durable ; chaque instant la renouvelle, chaque geste, chaque parole de ceux qui nous connaissent sont autant de nouveaux témoignages qui en retracent les douceurs, et perpétuent les récompenses de notre vertu.

« Si ces réflexions sont solides, ajoute cet illustre académicien, il faut donc convenir que la plus grande partie des hommes devrait renoncer à ce qu’on appelle Réputation, qu’ils devraient se borner à mériter l’estime particulière de ceux avec qui ils doivent vivre, et que, se renfermant dans la sphère où la Providence les a placés, ils devraient se contenter de la considération de ceux qui la composent avec eux ; mais l’ambition de l’homme est trop grande, son orgueil trop impatient pour s’accommoder d’un sentiment si raisonnable. Heureux, dit M. de Caupos en finissant, celui qui, semblable à l’auteur des Réflexions que vous venez de lire, Monsieur, possède non-seulement la considération distinguée qui est due à la personne et à la place, mais qui peut encore par les heureux talents de son esprit, se promettre la durée d’une réputation éclatante, dont il a déjà commencé de jouir dans les premières années de sa vie3. »

Je suis, Monsieur, etc.

A Bordeaux, le 21 septembre 1725.

Bibliothèque française ou Histoire littéraire de la France, par Camuset, mai et juin 1726, t. VII. Amsterdam, chez Jean-Frédéric Bernard, MDCCXXVI, in-12, p. 47.

M. de Caupos, vicomte de Biscarosse, conseiller au Parlement de Guienne, ami et parent de Montesquieu, et l’un des mombres les plus actifs de l’Académie de Bordeaux.

On trouve dans les écrits de Mme la marquise de Lambert un Discours sur la différence qu’il y a de la Considération à la Réputation qui est un souvenir et une imitation des Réflexions de Montesquieu. Des phrases entières ont été conservées par ce plagiat innocent (car rien ne prouve que l’écrit de Mme de Lambert fût destiné à la publicité). Voyez à ce sujet l’intéressante lecture que M. Cougny a faite à la Société des Sciences morales, Lettres et Arts de Seine-et-Oise. (Mémoires de la Société, tome XI, année 1877.)