DISCOURS SUR LES MOTIFS QUI DOIVENT NOUS ENCOURAGER AUX SCIENCES
PRONONCÉ LE 15 NOVEMBRE 1725
La différence qu’il y a entre les grandes nations et les peuples sauvages, c’est que celles-là se sont appliquées aux arts et aux sciences, et que ceux-ci les ont absolument négligés. C’est peut-être aux connaissances qu’ils donnent que la plupart des nations doivent leur existence. Si nous avions les mœurs des sauvages de l’Amérique, deux ou trois nations de l’Europe auraient bientôt mangé toutes les autres ; et peut-être que quelque peuple conquérant de notre monde se vanterait, comme les Iroquois, d’avoir mangé soixante-dix nations.
Mais sans parler des peuple sauvages, si un Descartes était venu au Mexique ou au Pérou cent ans avant Cortez et Pizarre, et qu’il eût appris à ces peuples que les hommes, composés comme ils sont, ne peuvent pas être immortels ; que les ressorts de leur machine s’usent, comme ceux de toutes les machines ; que les effets de la nature ne sont qu’une suite des lois et des communications du mouvement, Cortez, avec une poignée de gens, n’aurait jamais détruit l’empire du Mexique, ni Pizarre celui du Pérou.
Qui dirait que cette destruction, la plus grande dont l’histoire ait jamais parlé, n’ait été qu’un simple effet de l’ignorance d’un principe de philosophie ? Cela est pourtant vrai, et je vais le prouver. Les Mexicains n’avaient point d’armes à feu ; mais ils avaient des arcs et des flèches, c’est-à-dire ils avaient les armes des Grecs et des Romains : ils n’avaient point de fer ; mais ils avaient des pierres à fusil qui coupaient comme du fer, et qu’ils mettaient au bout de leurs armes : ils avaient même une chose excellente pour l’art militaire, c’est qu’ils faisaient leurs rangs très-serrés ; et sitôt qu’un soldat était tué, il était aussitôt remplacé par un autre : ils avaient une noblesse généreuse et intrépide, élevée sur les principes de celle d’Europe, qui envie le destin de ceux qui meurent pour la gloire. D’ailleurs la vaste étendue de l’empire donnait aux Mexicains mille moyens de détruire les étrangers, supposé qu’ils ne pussent pas les vaincre. Les Péruviens avaient les mêmes avantages ; et même, partout où ils se défendirent, partout où ils combattirent, ils le firent avec succès. Les Espagnols pensèrent même être exterminés par de petits peuples qui eurent la résolution de se défendre. D’où vient donc qu’ils1 furent si facilement détruits ? C’est que tout ce qui leur paraissait nouveau, un homme barbu, un cheval, une arme à feu, était pour eux l’effet d’une puissance invisible, à laquelle ils se jugeaient incapables de résister. Le courage ne manqua jamais aux Américains, mais seulement l’espérance du succès. Ainsi un mauvais principe de philosophie, l’ignorance d’une cause physique, engourdit dans un moment toutes les forces de deux grands empires.
Parmi nous l’invention de la poudre à canon donna un si médiocre avantage à la nation qui s’en servit la première, qu’il n’est pas encore décidé laquelle eut cet avantage. L’invention des lunettes d’approche ne servit qu’une fois aux Hollandais. Nous avons appris à ne considérer dans tous ces effets qu’un pur mécanisme, et par là il n’y a point d’artifice que nous ne soyons en état d’éluder par un artifice.
Les sciences sont donc très-utiles, en ce qu’elles guérissent les peuples des préjugés destructifs ; mais, comme nous pouvons espérer qu’une nation qui les a une fois cultivées les cultivera toujours assez pour ne pas tomber dans le degré de grossièreté et d’ignorance qui peut causer sa ruine, nous allons parler des autres motifs qui doivent nous engager à nous y appliquer.
Le premier, c’est la satisfaction intérieure que l’on ressent lorsque l’on voit augmenter l’excellence de son être, et que l’on rend plus intelligent un être intelligent. Le second, c’est une certaine curiosité que tous les hommes ont, et qui n’a jamais été si raisonnable que dans ce siècle-ci. Nous entendons dire tous les jours que les bornes des connaissances des hommes viennent d’être infiniment reculées, que les savants sont étonnés de se trouver si savants, et que la grandeur des succès les a fait quelquefois douter de la vérité des succès : ne prendrons-nous aucune part à ces bonnes nouvelles ? Nous savons que l’esprit humain est allé très-loin : ne verrons-nous pas jusqu’où il a été, le chemin qui a fait, le chemin qui lui reste à faire, les connaissances qu’il se flatte2..... celles qu’il ambitionne, celles qu’il désespère d’acquérir ?
Un troisième motif qui doit nous encourager aux sciences, c’est l’espérance bien fondée d’y réussir. Ce qui rend les découvertes de ce siècle si admirables, ce ne sont pas des vérités simples qu’on a trouvées, mais des méthodes pour les trouver ; ce n’est pas une pierre pour l’édifice, mais les instruments et les machines pour le bâtir tout entier.
Un homme se vante d’avoir de l’or ; un autre se vante d’en savoir faire : certainement le véritable riche serait celui qui saurait faire de l’or.
Un quatrième motif, c’est notre propre bonheur. L’amour de l’étude est presque en nous la seule passion éternelle ; toutes les autres nous quittent, à mesure que cette misérable machine qui nous les donne s’approche de sa ruine. L’ardente et impétueuse jeunesse, qui vole de plaisirs en plaisirs, peut quelquefois nous les donner purs, parce qu’avant que nous ayons eu le temps de sentir les épines de l’un, elle nous fait jouir de l’autre. Dans l’âge qui la suit, les sens peuvent nous offrir des voluptés, mais presque jamais des plaisirs. C’est pour lors que nous sentons que notre âme est la principale partie de nous-mêmes ; et, comme si la chaîne qui l’attache aux sens était rompue, chez elle seule sont les plaisirs, mais tous indépendants.
Que si dans ce temps nous ne donnons point à notre âme des occupations qui lui conviennent, cette âme, faite pour être occupée, et qui ne l’est point, tombe dans un ennui terrible qui nous mène à l’anéantissement ; et si, révoltés contre la nature, nous nous obstinons à chercher des plaisirs qui ne sont point faits pour nous, ils semblent nous fuir à mesure que nous en approchons. Une jeunesse folâtre triomphe de son bonheur, et nous insulte sans cesse ; comme elle sent tous ses avantages, elle nous les fait sentir ; dans les assemblées les plus vives toute la joie est pour elle, et pour nous les regrets. L’étude nous guérit de ces inconvénients, et les plaisirs qu’elle nous donne ne nous avertissent point que nous vieillissons.
Il faut se faire un bonheur qui nous suive dans tous les âges : la vie est si courte, que l’on doit compter pour rien une félicité qui ne dure pas autant que nous. La vieillesse oisive est la seule qui soit à charge : en elle-même elle ne l’est point ; car si elle nous dégrade dans un certain monde, elle nous accrédite dans un autre. Ce n’est point le vieillard qui est insupportable, c’est l’homme ; c’est l’homme qui s’est mis dans la nécessité de périr d’ennui, ou d’aller de sociétés en sociétés rechercher tous les plaisirs.
Un autre motif qui doit nous encourager à nous appliquer à l’étude, c’est l’utilité que peut en tirer la société dont nous faisons partie ; nous pourrons joindre à tant de commodités que nous avons, bien des commodités que nous n’avons pas encore. Le commerce, la navigation, l’astronomie, la géographie, la médecine, la physique, ont reçu mille avantages des travaux de ceux qui nous ont précédés : n’est-ce pas un beau dessein que de travailler à laisser après nous les hommes plus heureux que nous ne l’avons été ?
Nous ne nous plaindrons point, comme un courtisan de Néron, de l’injustice de tous les siècles envers ceux qui ont fait fleurir les sciences et les arts. Miron, qui fere hominum animas ferarumque œre deprehenderat, non invenit hœredem. Notre siècle est bien peut-être aussi ingrat qu’un autre ; mais la postérité nous rendra justice, et paiera les dettes de la génération présente.
On pardonne au négociant riche par le retour de ses vaisseaux, de rire de l’inutilité de celui qui l’a conduit comme par la main dans des mers immenses. On consent qu’un guerrier orgueilleux, chargé d’honneurs et de titres, méprise les Archimèdes de nos jours, qui ont mis son courage en œuvre. Les hommes qui, de dessein formé, sont utiles à la société, les gens qui l’aiment, veulent bien être traités comme s’ils lui étaient à charge.
Après avoir parlé des sciences, nous dirons un mot des belles-lettres. Les livres de pur esprit, comme ceux de poésie et d’éloquence, ont au moins des utilités générales ; et ces sortes d’avantages sont souvent plus grands que des avantages particuliers.
Nous apprenons dans les livres de pur esprit l’art d’écrire, l’art de rendre nos idées, de les exprimer noblement, vivement, avec force, avec grâce, avec ordre et avec cette variété qui délasse l’esprit.
Il n’y a personne qui n’ait vu en sa vie des gens qui, appliqués à leur art, auraient pu le pousser très-loin, mais qui, faute d’éducation, incapables également de rendre une idée et de la suivre, perdaient tout l’avantage de leurs travaux et de leurs talents.
Les sciences se touchent les unes les autres ; les plus abstraites aboutissent à celles qui le sont moins, et le corps des sciences tient tout entier aux belles-lettres. Or, les sciences gagnent beaucoup à être traitées d’une manière ingénieuse et délicate ; c’est par là qu’on en ôte la sécheresse, qu’on prévient la lassitude, et qu’on les met à la portée de tous les esprits. Si le Père Malebranche avait été un écrivain moins enchanteur, sa philosophie serait restée dans le fond d’un collége comme dans une espèce de monde souterrain. Il y a des cartésiens qui n’ont jamais lu que les Mondes de M. de Fontenelle ; cet ouvrage est plus utile qu’un ouvrage plus fort, parce que c’est le plus sérieux que la plupart des gens soient en état de lire.
Il ne faut pas juger de l’utilité d’un ouvrage par le style que l’auteur a choisi : souvent on a dit gravement des choses puériles ; souvent on a dit en badinant des vérités très-sérieuses.
Mais, indépendamment de ces considérations, les livres qui récréent l’esprit des honnêtes gens ne sont pas inutiles. De pareilles lectures sont les amusements les plus innocents des gens du monde, puisqu’ils suppléent presque toujours aux jeux, aux débauches, aux conversations médisantes, aux projets et aux démarches de l’ambition.