DISCOURS CONTENANT L’ÉLOGE DU DUC DE LA FORCE1

PRONONCÉ LE 25 AOUT 1726

Ce jour si solennel pour l’Académie, ce jour où elle distribue ses prix, ne fait que lui renouveler le triste souvenir de celui qui les a fondés2.

Mais quoique j’aie l’honneur d’occuper aujourd’hui la première place de cette compagnie, j’ose dire que je ne suis pas affligé de ses pertes seules : j’ai perdu une douce société, et je ne sais si mon esprit n’en souffrira pas autant que mon cœur.

J’ai perdu celui qui me donnait de l’émulation, que je voyais toujours devant moi dans le chemin des sciences, qui faisait naître mes doutes, qui savait les dissiper. Pardonnez, messieurs, si cet amour-propre qui accompagne toujours la douleur, ne m’a permis de parler que de moi. Il ne sera pas dit que mes regrets seront cachés ; et en attendant qu’une plume plus éloquente que la mienne ait pu faire son éloge, il faut que j’en jette ici quelques traits.

Purpureos spargam flores, animamque sepulti

His saltem accumulem donis3.

Je ne parlerai pas de la naissance ni des dignités de M. le duc de la Force, je m’attacherai seulement à peindre son caractère. La mort enlève les titres, les biens et les dignités, et il ne reste guère d’un illustre mort que cette image fidèle qui est gravée dans le cœur de ceux qui l’ont aimé.

Une des grandes qualités de M. le duc de la Force était une certaine bonté naturelle : cette vertu de l’humanité qui fait tant d’honneur à l’homme, il l’avait par excellence. Il s’attachait volontiers, et il ne quittait jamais.

Il avait une grande politesse : ce n’était pas un oubli de sa dignité, mais l’art de faire souffrir aisément les avantages qu’elle lui donnait,

Cependant il savait souvent employer bien à propos cette représentation extérieure qui fait les grands, qu’ils peuvent bien négliger quelquefois, mais dont ils ne sauraient sans bassesse s’affranchir pour toujours.

Il aimait les gens de mérite : il les chercha ordinairement parmi les gens d’esprit, mais il se trompa quelquefois. Dans sa jeunesse, son goût fut uniquement pour les belles-lettres : et il ne se borna pas à admirer les ouvrages des autres, il attrapait surtout le style marotique. Il y a de lui quelques petits ouvrages de cette espèce qu’il fit dans cette province, et dans un temps où le peu de goût qu’on avait pour les lettres empêchait de soupçonner un grand seigneur de s’y appliquer.

Bientôt il découvrit en lui un goût plus dominant pour les sciences et pour les arts ; ce goût devint une véritable passion, et cette passion ne l’a jamais quitté.

Outre les sciences qui sont uniquement du ressort de la mémoire, il s’attacha à celles pour lesquelles le génie seul est un instrument propre, à celles où un esprit doit pénétrer, où il doit agir, où il doit créer.

La facilité du génie de M. le duc de la Force était admirable : ce qu’il disait valait toujours mieux que ce qu’il avait appris. Les savants qui l’entendaient ambitionnaient de savoir ce qu’il ne savait que comme eux. Il montrait les choses, et il en cachait tout l’art : on sentait bien qu’il avait appris sans peine.

La nature, qui semble avoir borné chaque homme à chaque emploi, produit rarement des esprits universels : pour M. le duc de la Force, il était tout ce qu’il voulait être ; et, dans cette variété qu’il offrait toujours, vous ne saviez si ce que vous trouviez en lui était un génie plus étendu, ou une plus grande multiplicité de talents.

M. le duc de la Force portait surtout un esprit d’ordre et de méthode. Ses vues était toujours simples et générales : c’est ce qui lui fit saisir un plan nouveau, dont les grands esprits, par une certaine fatalité, furent plus éblouis que les autres ; ce qui sembla être fait exprès pour les humilier4.

Un air de philosophie dans une administration nouvelle séduisit les gens qui avaient le génie philosophe, et ne révolta que ceux qui n’avaient pas assez d’esprit pour être trompés.

M. le duc de la Force, plein de zèle pour le bien public, fut la dupe de la grandeur et de l’étendue de son esprit. Il était dans le ministère ; et charmé d’un plan qui épargnait tous les détails, il y crut de bonne foi.

On sait que pour lors l’erreur fut de croire que la grande fortune des particuliers faisait la fortune publique ; on s’imagina que le capital de la nation allait être grossi.

Je comparerai ici M. le duc de la Force à ceux qui, dans la mêlée, et dans une nuit obscure, font de belles actions dont personne ne doit parler. Dans ce temps de trouble et de confusion, il fit une infinité d’actions généreuses, dont le public ne lui a tenu aucun compte. Il ne distribua pas, mais il répandit ses biens. Sa générosité crut avec son opulence : il savait que le seul avantage d’un grand seigneur riche est celui de pouvoir être plus généreux que les autres.

Cette vertu de générosité était proprement à lui ; il l’exerçait sans effort : il aimait à faire du bien, et il le faisait de bonne grâce. C’étaient toujours des présents couverts de fleurs ; il semblait qu’il avait des charmes particuliers, qu’il les réservait pour les temps où il devait obliger quelqu’un.

M. le duc de la Force arriva au temps critique de sa vie, car il a payé le tribut de tous les hommes illustres, il a été malheureux. Il abandonna à sa patrie jusqu’à sa justification même ; il apprit de la philosophie qu’il n’y a pas moins de force à savoir soutenir les injures que les malheurs ; et, laissant au public ses jugements toujours aveugles, il se borna à la consolation de voir ses disgrâces respectées par quelques fidèles amis. Ainsi la patrie, qui a un droit réel sur nos biens et sur nos vies, exige quelquefois que nous lui sacrifiions notre gloire : ainsi presque tous les grands hommes, chez les Grecs et chez les Romains, souffraient sans se plaindre que leur ville flétrit leurs services.

M. le duc de la Force a passé les dernières années de sa vie dans une espèce de retraite. Il n’était point de ceux qui ont besoin de l’embarras des affaires pour remplir le vide de leur âme : la philosophie lui offrait de grandes occupations, une magnifique économie, un jugement universel. Il vivait dans les douceurs d’une société paisible, entouré d’amis qui l’honoraient, toujours charmé de le voir, et toujours ravis de l’entendre. Et, si les morts ont encore quelque sensibilité pour les choses d’ici-bas, puisse-t-il apprendre que sa mémoire nous est toujours chère ! puisse-t-il nous voir occupés à transmettre à la postérité le souvenir de ses rares qualités.

Comme on voit croître les lauriers sur le tombeau d’un grand poëte, il semble que l’académie renaisse des cendres mêmes de son protecteur. Trois ans entiers s’étaient écoulés sans que nous eussions pu donner une seule couronne, et, ne voyant pas que les savants fussent moins appliqués, nous commencions à croire qu’ils avaient perdu la confiance qu’ils avaient en nos jugements. Nous avons cette année annoncé trois prix, et deux ont été donnés.

De toutes les dissertations que nous avons reçues « sur la cause et la vertu des bains, » aucune n’a mérité les suffrages de l’académie. Quant à celles qui ont été faites « sur la cause du tonnerre », deux ont mérité, deux ont partagé son attention. L’auteur qui a vaincu a un rival qui sans lui aurait mérité de vaincre, et dont l’ouvrage n’a pu être honoré que de nos éloges.

V. sup. page 3. En 1710, le duc de la Force, vice-président du conseil des Finances, membre du conseil de Régence, favorisa les essais de Law. Quand il aperçut la faiblesse du système, il acheta de grandes quantités de porcelaines, de savons et de drogueries pour ne pas être victime de la dépréciation du papier. Cette mesure prudente était d’un économiste ; mais nos anciennes mœurs ne permettaient pas à un noble, à un grand seigneur de faire le commerce. La duc de la Force fut blâmé par un arrêt du Parlement, rendu en 1721 ; il se retira dans ses terres, où il mourut en 1726. V. les Mémoires de Mathieu Marais, tome II ; ceux de Barbier, tome I, et Saint-Simon, XI, 379.

Le duc de La Force était mort à Paris le 21 janvier 1726 ; il était protecteur de l’Académie de Bordeaux.

Æneid., lib. VI, v. 884.

Il s’agit du système de Law, sur lequel Montesquieu s’est expliqué avec une beaucoup plus grande sévérité dans les Lettres Persanes.