VINGT-HUIT
GOFKIT SHAMLOE
Il y avait de grands bâtons dressés devant l’entrée de Gofkit Shamloe. Enli n’avait jamais vu une chose pareille. Ils étaient très près les uns des autres, trop près pour que l’on puisse faire voler des jouets-du-vent accrochés à leur extrémité, qui était pointue. Une rangée serrée l’empêchait de voir la maison d’Ano, puis s’incurvait d’un côté, autour des feux-de-cuisine.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle à Pek Sikorski. Ce n’était pas là avant.
— C’est une barrière protectrice, répondit la Terrienne, et Enli comprit sa nature.
Une clôture comme celles, basses, que l’on utilisait pour empêcher les frebs de venir manger les tendres pousses de fakimib, et que l’on ôtait toujours une fois celles-ci dotées de solides tiges. Une barrière anti-freb poussait grande et pointue autour de Gofkit Shamloe. Pour empêcher les gens d’entrer.
Enli, Pek Sikorski et Pek Gruber restaient sur la route, à côté de leur bicyclette, et regardaient la barrière inachevée, Essa et Serlit arrêtés derrière eux. Les adultes avaient chaud et étaient couverts de poussière. Les deux jeunes n’avaient pas paru incommodés par la chaleur, ni par rien d’autre, tandis qu’ils pédalaient en gloussant sottement. Essa continuerait à glousser si on ne la faisait pas taire, mais pour Serlit, sérieux de nature, le rire était un euphorisant temporaire, dû à la présence d’Essa.
Enli finit par dire :
— S’il vous plaît, attendez-moi là jusqu’à ce que je sois allée à la maison d’Ano. Jusqu’à ce que je voie…
Voir quoi ? Si Ano et les enfants allaient bien. Si Calin était revenu à Gofkit Shamloe pour dire à tout le monde que c’étaient les Terriens qui avaient détruit la réalité partagée. S’il avait fait cela, alors Pek Sikorski et Pek Gruber, et peut-être Enli elle-même, ne seraient pas les bienvenus ici. Et si, pendant que Enli était sur la route de Gofkit Shamloe, les télémiroiristes avaient dit à Monde tout entier ce que les Terriens avaient fait ? Où pourraient bien aller Pek Sikorski et Pek Gruber ?
Au moins, la barrière dissimulerait les Terriens aux habitants de Gofkit Shamloe jusqu’à ce que Enli ait vu quelle réalité les possédait maintenant.
Elle contourna le dernier des grands rondins dressés. Son souffle montait dans sa gorge, hérissait sa colletine. Ano…
Gofkit Shamloe semblait le même.
Non, pas complètement. La prairie, avec ses foyers de feux-de-cuisine partagés, était déserte, mais on s’attendait à cela en milieu d’après-midi. Les plates-bandes semblaient aussi bien entretenues qu’avant, délassement coloré des trifalitib, des allabenirib, des mittib. Mais une maison manquait, celle de Gostir Pek Nafirif et de sa famille. À sa place, il n’y avait plus qu’une pile de cendres froides.
Derrière le village, ses champs, ondulant doucement, s’étendaient jusqu’à l’horizon. Enli, avait beau plisser les yeux, elle ne voyait personne y travailler. Mais les collines pouvaient cacher les paysans, ou le grand fruitier de lar les recouvrir de son ombre, ou peut-être que quelqu’un travaillait dans le bosquet de casir, dans l’autre direction…
— Que vos fleurs s’épanouissent à jamais, cria Enli, mais pas trop fort.
Elle avait peur de la réponse, ou de ne pas en avoir.
Des cris retentirent, venant de l’autre côté du village, là où le sol descendait vers la rive boisée de la rivière. Comme ils se rapprochaient, Enli recula, s’arrêta, et attendit.
Deux hommes franchirent lentement, à reculons, la douce crête en tirant quelque chose. Ils criaient aux gens qui étaient en bas et ceux-ci leur répondaient. Ils continuèrent à tirer et à crier, et un gros rondin, presque un arbre entier, remonta la berge en raclant le sol. Lorsqu’il eut en grande partie passé le sommet de la pente, suffisamment pour ne pas pouvoir retomber dans la rivière, les deux hommes cessèrent de le tirer et se retournèrent en s’essuyant les crêtes crâniennes. L’un d’eux était Calin.
Il aperçut Enli et se figea. L’autre la vit aussi et se précipita.
— Enli Pek Brimmidin ! (C’était le mari d’Ano, Sparil Pek Trestin.) Tu es de retour parmi nous ! Revenus de la maison des Voratur et des Terriens !
Il l’étreignit, puis recula ; son mince visage honnête luisait de plaisir et de sueur.
— Ano… réussit à dire Enli.
— Le sol est riche. Elle va être si heureuse de te voir ! Elle avait peur… si heureuse de te voir !
— Et les enfants…
Une ombre passa sur le visage de Sparil, mais avant qu’il ait pu répondre, une petite silhouette se précipita sur Enli.
— Enli ! Enli !
— Fentil ! Par la Première Fleur, comme tu as grandi !
Son neveu se redressa fièrement pour ne pas perdre un pouce de sa taille. Sa colletine, aussi dorée que celle du frère d’Enli l’avait été, ondulait de santé. Il souriait tout en parlant.
— Je les ai aidés à traîner les rondins !
— Il m’est d’une grande aide, dit son père, mais l’ombre était toujours dans la voix de Sparil. (Était-ce pour elle qu’il s’inquiétait ? Calin avait-il parlé ?) Ano participe à la moisson. Ils vont revenir bientôt.
Calin s’avança. Il parla cérémonieusement :
— Que tes fleurs parfument le monde de tes ancêtres, Enli.
— Que ton jardin s’épanouisse à jamais, Calin.
Les yeux d’Enli le questionnaient. Il s’en aperçut et regarda ailleurs.
Fentil dit avec empressement :
— Il faut que tu restes ici et que tu ne repartes plus, Enli.
Elle devrait le faire un jour ou l’autre. Autant que ce soit maintenant.
— J’ai des visiteurs avec moi.
— Est-ce de bons travailleurs ? demanda Sparil. Nous avons besoin de bons travailleurs !
— Oui. (Les Terriens étaient-ils de bons travailleurs ? Du moins, Pek Gruber, qu’elle n’arrivait pas à appeler par son nom d’enfant, était très fort.) Il y a deux jeunes et… deux Terriens.
— Des Terriens ! s’exclama Afri Pek Buctor. (Elle et un homme que Enli ne reconnut pas étaient arrivés en grimpant du bord de la rivière.) Sont-ils de bons travailleurs ? Nous ne pouvons pas garder ici des gens qui ne travaillent pas dur, maintenant que la réalité a tellement changé. Vous devez le savoir.
Alors, Calin n’avait pas parlé. Et Afri Pek Buctor était toujours une chipie. Une tension se rompit, tout au fond de Enli, et brusquement, elle se sentit au bord des larmes.
— Allons, Enli, tu es fatiguée et affamée, dit gentiment Sparil, et tes amis le sont aussi, j’en suis sûr. Amène-les ici. Oh, mais… qu’est-ce que mangent les Terriens ?
— Ils se débrouilleront, répondit Enli, pas prête à expliquer les aliments que les Terriens pouvaient manger, ceux qu’ils ne pouvaient pas manger, ceux qu’ils pouvaient manger mais dont ils ne tiraient aucun bien, ceux qu’ils avaient apportés avec leurs graines, qui poussaient à une vitesse étonnante…
Elle détestait pleurer. Avec un effort immense, elle réussit à s’en empêcher.
— Je vais chercher à manger ! dit Fentil, et il partit en courant vers la maison d’Ano. Et de l’eau !
— Où sont tes amis ? demanda Sparil. Oh, mes manières… Je te présente Morfib Pek Chandor, le nouveau compagnon d’Afri.
Enli murmura une phrase d’accueil de la fleur. Elle fut soudain prise de l’incongru espoir que Essa n’éclaterait pas de rire ; Morfib était un nom comique. Si la fruste Essa gloussait, Afri serait outragée.
— Allons chercher tes amis, dit gentiment Sparil en prenant Enli par la main.
Calin s’éloigna en direction de sa maison.
Afri dit d’un air désapprobateur :
— Je n’ai jamais vu de Terrien, Enli. Est-ce vrai qu’ils ont de la colletine sur leur tête ? Sont-ils très laids ?
Enli s’assit, avec Sparil, Essa, Serlit et les Terriens sur l’épais rondin. Pek Gruber s’était fait aussitôt accepter en le tirant, sans l’aide de personne, jusqu’à la nouvelle clôture. Fentil gambadait sur la prairie avec quelques enfants déjà rentrés de la moisson. Ils jetaient des regards intimidés sur les Terriens et gloussaient entre eux.
C’était tellement inchangé. Tellement comme la réalité partagée dont Enli se souvenait. Et tellement différent.
Essa dit à Serlit :
— Viens ! Allons jouer avec eux !
Serlit, plus poli, regarda Enli. Était-elle devenue sa mère jusqu’à ce que la sienne revienne du télémiroir ? Apparemment, c’était le cas.
« Oui, allez jouer. (Essa partit d’un bond, Serlit la suivit plus lentement. Quand ils se furent éloignés, Enli dit à Sparil :) Raconte-moi ce qui est arrivé à Gofkit Shamloe depuis… depuis que la réalité partagée est partie.
C’était à lui qu’il fallait poser la question, pas à Ano. Sparil lui répondrait franchement et avec concision. Ano ajouterait beaucoup trop de détails, beaucoup trop d’émotions. Enli avait eu son compte d’émotions.
Sparil parut gêné. Mais il ne lui vint pas à l’idée de refuser de partager la réalité, même si une grande partie de ses crêtes crâniennes se plissèrent. Pek Sikorski et Pek Gruber s’avancèrent sur le bord du rondin rugueux pour écouter.
— Au début, finit par dire Sparil, nous sommes restés chez nous. Tout le monde avait peur. Et personne ne parlait guère parce que… parce que nous ne savions pas comment faire, sans la réalité partagée. Les gens… pensaient des choses différentes. La seule qui parlait beaucoup, c’était Ano.
Malgré elle, Enli sourit. Rien ne pouvait faire taire Ano.
— Nous avions faim, alors les gens sont sortis. Mais certains… n’allaient pas bien dans leur cerveau. Ils restaient assis à se balancer. D’autres n’avaient pas de problèmes dans leur cerveau, mais ne voulaient pas aller dans les champs pour la moisson. Ils avaient trop peur. Ils mangeaient, mais ne voulaient pas travailler, et les autres se sont mis en colère.
Afri, par exemple, devina Enli. Pas étonnant que Sparil tienne beaucoup à ce que les visiteurs soient de bons travailleurs.
— Un jour, nous sommes allés dans les champs, sauf quelques personnes, et des gens irréels sont arrivés. Ils ont pris des choses, brûlé des choses, tué. Gostir Pek Nafirif et sa famille étaient dans leur cabane. (Son gentil visage quelconque s’affaissa sous ses crêtes crâniennes agitées.) Nous avons eu, pour eux tous, une incinération d’adieu, et puis Calin a dit que nous devrions construire la clôture.
Calin. Avec effort, Enli réussit à garder ses crêtes crâniennes lisses.
— Deux autres familles nous ont quittés, poursuivit Sparil. Udi Pek Giffiliir et Laril Pek Broffir. Ils sont partis chez des parents. Et d’autres sont arrivés, qui vivent maintenant dans ces maisons-là. Plus Morfib Pek Chandor, qui s’est accouplé avec Afri.
De nouveau ce nom. Il fallait que Enli avertisse Essa de ne pas rire.
— C’est tout, dit Sparil.
Mais Enli savait que ce n’était pas vrai. Il y avait un morceau de la réalité que Sparil ne partageait pas.
— Sparil…
Il s’empressa de dire :
— Ô Pek Gruber, vous et votre compagne, vous pouvez loger dans la maison de Laril Pek Broffir. Elle est restée vide. Ces jeunes sont-ils, euh, les vôtres ?
Pek Sikorski sourit de cette absurdité courtoise. Enli prit conscience que c’était la première fois qu’elle la voyait sourire depuis que la réalité partagée était partie. La Terrienne répondit :
— Non, Pek Trestin. Essa est à la charge d’Enli. Serlit est seulement avec nous jusqu’à ce que sa mère revienne le chercher. C’est une télémiroiriste. Puis-je demander, si les pétales s’épanouissent pour votre réponse…
Sparil parut un peu perplexe. Pek Sikorski avait appris le mondien dans la maison des Voratur, plus riche et plus protocolaire qu’à Gofkit Shamloe. Son parler recherché faisait un peu peur à Sparil. Mais quand le silence se prolongea, il parut comprendre ce qu’il était censé dire.
— Vous pouvez demander.
— Est-ce que Gofkit Shamloe a reçu un message de votre télémiroir expliquant comment la réalité partagée était partie ?
— Notre télémiroiriste a quitté le village. C’était Gostir Pek Nafirif.
Alors, aucun message n’avait pu atteindre Gofkit Shamloe, et la chaîne devait être brisée. Si Ivi Pek Harrilin avait envoyé les explications de Pek Sikorski par télémiroir à la capitale, cela n’avait pas pu aller très loin. Monde n’entendrait pas parler de l’objet qui avait parfumé l’air de la réalité partagée, puis s’était élevé dans le ciel. Les villages devraient se débrouiller tout seuls avec la réalité non partagée, comme Gofkit Shamloe essayait de le faire.
— Regardez, dit soudain Pek Sikorski, et lentement elle leva le bras pour montrer son propre visage. Un donneur-de-vie s’y était perché, l’un des minuscules êtres volants qui portaient la vie de fleur en fleur. Consacrés à la Première Fleur, ils étaient révérés sur tout Monde. Ils se posaient sur les bras, les jambes et les corps des gens. Mais jamais sur leurs têtes, jusqu’à ce que la réalité partagée ait disparu.
Pek Gruber dit en terrien :
— Tu avais raison. Ils sont sensibles au changement de l’électricité cérébrale.
— Sparil, insista Enli, parce que ce devait être dit, il y a un morceau de la réalité que tu n’as pas partagé avec moi.
Ses crêtes crâniennes s’assombrirent, devenant rouge terne.
— Enli…
— Je t’en prie.
Pek Sikorski se leva.
— Nous devons surveiller Essa. Viens, Dieter. (Il la regarda sans comprendre. Pour finir, elle expliqua en terrien :) Ce sont des affaires de famille !
— Oh, dit Pek Gruber en se levant.
Même Pek Sikorski ne comprenait pas tout de Monde. Les affaires de famille, c’étaient les affaires du village. Mais Enli laissa les Terriens partir.
— Sparil ?
— C’est Obora, lâcha-t-il. Tu sais combien elle a toujours été bruyante et violente, se mêlant de tout…
Il semblait dérouté par sa fille aînée, si différente de l’obéissant Fentil et du placide bébé Usi. Si différente de lui-même.
— Je sais, dit Enli. Qu’a fait Obora ?
— Elle a frappé Solor Pek Ramul, et il est tombé dans le feu.
Enli en eut le souffle coupé. Solor Pek Ramul était le vieux flûtiste du village. Chaque soir, il jouait de la musique pour les danses sur la prairie, depuis aussi longtemps qu’Enli pouvait s’en souvenir. Tenant mal sur ses jambes, parfois l’esprit embrumé, il jouait néanmoins une musique si douce qu’elle était comme le parfum des fleurs. Le frapper, le faire tomber dans le feu…
Elle réussit à sortir :
— Est-ce que Pek Ramul a rejoint ses ancêtres ?
— Non. En fait, il a seulement été un peu brûlé, au bras. Calin était là, il l’a tiré du feu et aspergé d’eau.
Encore Calin.
— Pourquoi est-ce qu’Obora l’avait frappé ?
— Elle voulait qu’il joue une chanson, et lui n’en avait pas envie. Ils ne… partageaient pas la réalité sur cette chanson. Elle n’avait pas l’intention de lui faire du mal. Enli, tu sais comment est Obora. Elle s’est mise en colère et lui a donné un coup, mais il a perdu l’équilibre, il est si vieux… L’âme d’Obora se fane à cause de ce qu’elle a fait. Mais certaines personnes du village ne… ne partagent pas cette réalité.
— Est-ce que… on a déclaré Obora irréelle ?
Si oui, elle était déjà morte.
— C’est ça, le problème ! s’exclama Sparil. Personne ne sait plus que faire. Comment pourrait-on déclarer quelqu’un irréel alors qu’il n’y a plus de réalité partagée ? On n’arrive pas à se mettre d’accord sur ce qu’il faut faire !
Le soulagement envahit Enli. Obora était toujours vivante et non pas morte, le corps emprisonné dans un bain chimique pour l’empêcher de pourrir, afin qu’elle ne retourne pas joyeusement rejoindre ses ancêtres. Encore en vie.
— Où est-elle en ce moment ?
— Avec Ano, pour faire la moisson. Personne ne sait que faire. Mais, ce soir, tout le monde se rassemblera sur la prairie pour… pour parler de la réalité.
De laquelle, auparavant, on n’avait jamais eu besoin de parler, que l’on avait partagée sans dissension.
Soudain, Sparil cria :
— Tout est différent et personne ne sait quoi faire !
Enli ne répondit pas. Elle non plus ne savait pas.
Elle resta là à regarder Essa poursuivre Serlit sur la prairie, et essaya de penser à ce qu’elle pourrait dire pour réconforter Sparil. Avant qu’elle ait pu trouver des paroles inimaginables, les moissonneurs firent irruption dans le village et Enli se retrouva dans les bras d’Ano, qui riait et pleurait de cette façon qui n’était qu’à elle ; Enli était enfin chez elle.
*
* *
Ils avaient laissé le grand rondin couché sur le côté, près de la clôture inachevée, et Dieter Pek Gruber, avec son immense force, en avait tiré deux de plus, moins grands, du lit de la rivière. Les trois dessinaient, dans l’obscurité, un vague triangle. Au milieu, brûlait un feu, mais il n’était guère nécessaire dans cette nuit déjà éclairée par cinq des six lunes de Monde. Enli entendit Pek Gruber dire à Pek Sikorski qu’il voulait donner sa lampe électrique au village, en guise de cadeau, mais elle lui déclara :
— Attends pour faire cela. Ne va pas trop vite.
Tous les habitants de Gofkit Shamloe étaient assis sur les rondins ou se tenaient debout derrière eux. Ano tenait Usi endormie sur ses genoux, Fentil s’était blotti contre elle, et Sparil, debout, avait posé une main protectrice sur son épaule. Les nouveaux villageois étaient là, et la grincheuse Afri et son nouveau compagnon, et Calin, et les filles avec lesquelles Enli avait joué quand elle était petite, maintenant avec leurs compagnons venus d’autres villages et leurs enfants. Les deux Terriens allaient et venaient sans but précis, derrière les autres. Le vieux Solor Pek Ramul était assis à l’une des extrémités du rondin, loin de Ano et Sparil, son bras brûlé emmailloté dans un tissu imprégné d’un baume du guérisseur.
Seule au milieu du cercle, Obora était assise en tailleur sur l’herbe.
Elle s’était mise là d’elle-même, sans que personne le lui ait ordonné puisque l’on ne savait plus quoi ordonner. Ce n’était jamais arrivé, de mémoire de vivant, dans l’histoire passée de Gofkit Shamloe, dans l’histoire de Monde. La réalité partagée savait toujours quoi faire avec les gens qui, comme Obora, s’étaient comportés d’une façon irréelle. Le cri désespéré de Sparil résonnait encore dans l’esprit d’Enli : « Comment pourrait-on déclarer quelqu’un irréel alors qu’il n’y a plus de réalité partagée ? »
Les villageois de Gofkit Shamloe se regardaient, détournant les yeux, et attendaient. Personne ne parlait.
Pour finir, une voix querelleuse bien connue déclara :
— Il commence à faire froid.
De nouveau le silence. « C’est une question d’entraînement », avait dit Pek Ivi, la mère de Serlit. Mais personne, à Gofkit Shamloe, n’avait la pratique de ce genre de chose.
Pour finir, Afri s’avança à grands pas vers le centre du cercle, et l’estomac d’Enli se serra. Pas Afri, qui se montrait déjà mesquine avant même que la réalité partagée disparaisse. Elle dit :
— Obora Pek Brimmidin a poussé Solor Pek Ramul dans le feu.
Après cela, elle parut ne pas bien savoir quoi dire d’autre, aussi se contenta-t-elle de regagner sa place d’un air de défi.
Mais elle avait lancé le mouvement. Une femme vint se mettre au centre et dit :
— Elle n’avait pas l’intention de blesser Pek Ramul. C’étaient de mauvaises manières, pas un comportement irréel.
Un autre long silence. Puis un homme se posta au centre et dit :
— Obora est une bonne fille dans ses racines et sa tige. Les pétales poussent trop sauvagement, c’est tout.
Quelqu’un dit :
— Si seulement nous avions une mère de grand-mère à Gofkit Shamloe !
— Mais nous n’avons pas de mère de grand-mère pour nous dire quoi faire.
D’autres personnes prirent la parole, certaines étaient pour Obora, d’autres contre elle, beaucoup se lamentaient du manque de mère de grand-mère. Quand tous ceux qui voulaient parler l’eurent fait, tout le monde attendit ce qui arriverait ensuite.
Pek Sikorski et Pek Gruber étaient venus se poster derrière Enli. Elle les entendait chuchoter en terrien, dans l’obscurité, et le ton de Pek Gruber était pressant.
— Dis-leur, Ann. Apprends-leur à voter.
Ce mot ne signifiait rien pour Enli.
— Non, Dieter. Laissons-les faire par eux-mêmes. Ils sont sur la voie.
Encore le silence.
— Je vais rentrer, dit quelqu’un. Il est temps de dormir.
— Mais Obora…
— Pek Ramul…
— Irréelle…
On s’agita tout au bout du plus grand rondin, et Solor Pek Ramul en personne vint en clopinant dans le cercle. Il ne regarda pas Obora. Sa voix était faible et tremblante, formant un contraste choquant avec l’ample douceur de son jeu de flûte. Le cercle se tut.
— J’ai été brûlé, dit-il. (Il s’arrêta, puis recommença à parler comme un homme avançant avec précaution sur des pierres pour traverser une rivière qu’il ne connaît pas.) Obora m’a brûlé. C’est une bonne fille dans ses racines. J’ai été brûlé. Certains disent qu’elle est irréelle. Certains disent qu’elle est réelle. La réalité partagée est partie. J’ai été brûlé. Moi, je dois parler d’Obora.
Un doux murmure courut parmi les villageois qui, surpris, se regardèrent les uns les autres. La surprise venait de ce que les murmures étaient tous d’accord avec Pek Ramul. Ils partageaient cette réalité, même si la réalité partagée avait disparu.
— Moi, je dois parler, chevrota de nouveau Pek Ramul et, cette fois, il y eut des cris d’acquiescement, exultation non dissimulée provoquée par le fait même de cet accord. Seule Afri semblait outragée, mais elle jeta un regard aux gens qui l’entouraient et resta bouche close.
— Obora a de bonnes racines, déclara Pek Ramul. Elle est réelle. Elle doit vivre. Elle m’a brûlé. Elle doit nettoyer ma maison et cuire ma nourriture jusqu’à ce que les six lunes apparaissent de nouveau ensemble dans le ciel. Et me coudre deux nouvelles tuniques.
Un silence tendu comme une corde, puis quelqu’un rit. C’était Ano, riant et pleurant à la fois.
Une voix dit, très haut et très clairement :
— C’est maintenant la réalité partagée. Quand quelqu’un blesse quelqu’un, la personne blessée doit parler.
La voix était celle de Calin.
Obora se leva et prit la main de Pek Ramul. Il lui sourit, ses yeux âgés brillaient. Les gens riaient et parlaient, puis se dirigèrent vers leur maison. Afri entra dans la sienne et fit claquer la porte. Ano étreignit Obora, ce qui éveilla le bébé Usi qui se mit à pleurer.
Pek Sikorski dit, dans tout ce boucan :
— Mon Dieu, Dieter. Ils viennent d’inventer en même temps l’assemblée générale des habitants et un code juridique.
— Ou le début d’un code, en tout cas. Mein Liebchen…
Le telcom de Pek Sikorski sonna.
Enli l’entendit ; Pek Sikorski coupa aussitôt le son.
— Pas cette haute tech, dit-elle à Pek Gruber. Pas ici. Chez Voratur, c’était déjà assez désagréable comme cela. Viens avec moi de l’autre côté de la palissade.
Un autre nouveau mot terrien, mais Enli le remarqua à peine. Calin s’avançait vers elle dans les remous de la foule.
— Le jardin fleurit bien, Enli.
— Le parfum plaît à nos ancêtres, à Ano et à moi. Obora…
— Je sais. Je suis heureux pour toi.
— Tu n’as rien dit à propos des Terriens, lâcha-t-elle étourdiment, puis elle jeta des coups d’œil craintifs autour d’elle. Mais ils étaient seuls.
— Non. Je n’ai rien dit.
— Pourquoi ?
— Les Terriens ont emporté la réalité partagée. Mais tu as dit que ce n’étaient pas ces deux Terriens-là, et maintenant les gens ne… ne sont plus les mêmes. Pas même les Terriens… comme Obora hier soir. Et les Mondiens ne sont plus les mêmes que nous… que toi… mais toi et moi…
Malgré ces bégaiements, Enli comprit ce qu’il voulait dire. La joie monta en elle.
— Oui.
— Veux-tu… veux-tu venir boire une coupe d’eau chez moi, Enli ? »
La joie lui permit de dire, pour le taquiner :
— Pas de pel ?
— Nous n’en avons pas. Les voyageurs ont cessé d’en apporter.
— Ils en rapporteront.
— Peut-être que oui, peut-être que non, dit-il, sérieux de nouveau. Tout est différent maintenant.
— Pas tout.
Et il l’étreignit dans les douces ténèbres.
— Lyle, dit Ann dans son telcom. Dieter a calculé que vous étiez probablement près du tunnel spatial. C’est la seule raison pour laquelle je vous réponds. C’est notre dernière conversation, si vous pouvez l’appeler ainsi. Dieter, le décalage horaire de la com s’élève à combien ?
— Cinquante-quatre minutes.
Gruber avait réglé sa lampe au plus bas, et elle projetait des ombres sinistres sur son visage. À côté de lui, la clôture s’élevait, faite de rondins non équarris, à l’état brut.
— Bon. Lyle, j’écouterai votre message enregistré après vous avoir envoyé le mien. C’est le dernier rapport de l’équipe anthropologique sur Monde. Même si je pense que mon rapport ne fera pour vous aucune différence. Les autochtones de Monde survivent, mais pas sans de terribles tensions et d’innombrables morts et blessés. L’infrastructure de la communication et du commerce et de l’autorité centralisée a totalement disparu. Il y a du pillage et des émeutes, probablement pas autant que s’ils étaient humains. Ils commencent à se défendre en transformant leurs villages en petits fortins, avec des palissades et une justice locale. La civilisation planétaire a disparu avec la base biologique qui lui avait donné naissance, merci à vous. Ce qui l’a remplacé, c’est l’isolement frontalier, économiquement possible sans provoquer de famine, uniquement parce que c’est une planète très fertile. Dans cet isolement, la plupart des arts non pratiques disparaîtront. Ainsi que la plus grande partie de l’industrie qui dépendait du commerce, et les échanges d’idées. La religion va sûrement se briser en morceaux. Dans une génération, Monde sera fait de très petites enclaves pré-Renaissance, et leur propre version de l’Âge des Ténèbres commencera. Mais ne torturez pas votre conscience, Lyle : ils survivent. Fin du rapport de l’équipe sur la planète Monde, Ann Pek Sikorski, biologiste, et Dieter Pek Gruber, géologue.
— Lieber Gott, dit Gruber à voix basse. Tu l’as haché menu.
— Oh, pas lui, chuchota amèrement Ann. Lyle est fait de synthétiques indéchirables.
Elle frappa la touche d’enregistrement des messages.
La voix de Kaufman s’éleva dans la nuit.
— Ann, Dieter, nous allons emprunter le tunnel dans une demi-heure. Je veux vous envoyer ce dernier rapport, afin que vous sachiez, au moins, qu’il y avait peut-être une raison suffisante pour ôter l’artefact de Monde. Marbet a découvert que les Faucheurs ont un artefact identique aux nôtres. Ils s’en sont déjà servis pour griller les colonies humaines du système viridien. Tom a déterminé qu’au réglage du nombre premier « treize », l’artefact émet un champ qui peut protéger des attaques tout un système solaire. Nous allons emporter l’artefact jusqu’au Soleil, nous assurer que l’ennemi sait que nous l’avons, et activer le réglage du nombre premier « treize ». Le sacrifice de Monde signifie que des milliards de gens seront en sécurité sur la Terre, sur Mars, sur la Lune, dans la Ceinture, sur Titan… partout dans le système solaire.
— Une chose de plus. Tom a déchiffré la science qui sous-tend l’artefact. C’est la plus grande découverte de ce siècle sur la compréhension de l’univers, et peut-être celle du prochain siècle. Cela doit compter pour quelque chose.
— Pas assez, dit Ann.
— Ann… la protection de tout le système solaire… Nous sommes en guerre, mein Schatz.
— Et Monde le sera peut-être un jour, grâce à nous.
La voix de Kaufman devint plus rauque.
— Je crois que c’est tout ce que je voulais dire, Ann, Dieter. Sauf mes meilleurs souhaits à vous deux, du fond du cœur. Pour toujours. Fin de transmission, colonel Lyle Kaufman, de l’ADAS.
Dans le silence qui suivit, Gruber dit :
— Ann, un jour tu m’as dit que le cerveau humain possède, voyons… un billion de jonctions entre les neurones. Ce doit être à peu près pareil chez les Mondiens, qui ont le même ADN de base. Tant de jonctions neurales, une telle capacité… Ils apprendront sûrement à reconstruire une civilisation, peut-être plus forte qu’avant.
— Je l’ignore. Dieter, franchement je l’ignore. Et nous, les humains ? Nous avons une meilleure technologie qu’au Moyen Âge, mais avons-nous plus de moralité, d’éthique, de paix et de sens de partage que ceux que nous avons pris aux Mondiens ?
Dieter ne répondit pas. Il prit la main d’Ann dont les doigts étaient raides et glacés.