VINGT-NEUF
À BORD DE L’ALAN B. SHEPARD
Le tunnel spatial #438 menait, à ce moment-là, à l’espace de Caligula, un système solaire humain qui possédait quatre petites planètes stériles, non-habitables. Une base militaire planait là, non loin des trois tunnels qui, inexplicablement, tournaient en orbite au-delà de la dernière planète. Quand un système solaire possédait plusieurs tunnels, ils tournaient toujours sur la même orbite mais, généralement, seules les étoiles possédant des planètes intéressantes en comptaient trois. Que l’espace de Caligula soit un tel carrefour restait l’un des mystères du système des tunnels.
Dès que l’Alan B. Shepard quitta Monde, un aviso partit du vaisseau de guerre Murasaki, qui orbitait autour du tunnel #438, afin de s’engager dans celui-ci et de gagner l’espace de Caligula. De là, il fonça à vitesse maximale dans le système de tunnels menant à Mars pour porter au haut commandement du CDAS les rapports classés secrets sur l’artefact. L’Alan B. Shepard le suivit plus lentement, après un bref arrimage avec le Murasaki du côté Monde du tunnel. Le capitaine Grafton devait, tâche qui n’avait rien d’enviable, expliquer à McChesney ce qui était arrivé au Faucheur, que celui-ci avait si laborieusement capturé et fidèlement gardé hors de la circulation ennemie dans le tunnel spatial.
Après cette déplaisante entrevue, le Shepard parcourut un autre tunnel, puis un autre, et encore un de plus, à la suite de l’aviso, pour revenir au système solaire. Le voyage se passa normalement.
Lyle Kaufman ne sut rien de tout cela. Il demeura aux arrêts, confiné dans la prison du vaisseau en attendant que le tribunal d’investigation le convoque. Composé de trois personnes, celui-ci ferait des recommandations pour ou contre une comparution devant la cour martiale, et pour quels chefs d’accusation. Cette commission d’investigation pouvait appeler à témoigner toute personne qui s’était trouvée à bord, généralement une à la fois. L’accusé disposait du droit d’entendre tous les témoignages. Le capitaine Grafton avait assemblé le tribunal d’investigation, dont les membres étaient choisis parmi ses officiers, et lui avait soumis une déclaration écrite de circonstances spéciales. Tout le monde, y compris Kaufman, considérait l’issue comme une conclusion courue d’avance.
Juste avant que l’enquête commence, l’Alan B. Shepard traversa le tunnel spatial #1 et entra dans le système solaire. Il entama alors son voyage vers Mars.
On lui avait apporté sa tenue de cérémonie de l’ADAS, mais sans l’épée. Kaufman réfléchit à cela tout en enfilant sa tunique bleue, dans la cellule nue. Une règle obscure, édictée qui savait où et pour quelle occasion, dénichée et suivie par le méticuleux Grafton ? Le justiciable d’un tribunal d’enquête n’a pas le droit de porter l’épée de sa tenue de cérémonie. Ou le capitaine craignait-il qu’il frappe les PM, ou lui-même, ou tout le tribunal, de la pointe émoussée de cette arme inefficace ? Quelle qu’en fut la raison, le fourreau vide pendait à sa ceinture.
— Prêt quand vous le serez, mon colonel.
— Je suis prêt, enseigne.
— Par ici, mon colonel. Suivez-moi, mon colonel, dit la jeune femme, bien que Kaufman connaisse parfaitement le chemin.
Le tribunal d’investigation se tiendrait dans la grande salle de conférences. Les PM accompagnèrent Kaufman, un de chaque côté, dans les coursives vides.
Trois officiers de la Marine en uniforme étaient assis derrière la table ovale. Kaufman n’en connaissait qu’un par son nom, le lieutenant Elizabeth Framingham. En face d’eux, il y avait deux sièges vides, aussi séparés que possible l’un de l’autre. L’enseigne conduisit Kaufman au plus éloigné. Les deux PM se mirent au garde-à-vous derrière lui. L’autre siège était destiné aux témoins, supposa-t-il.
Le capitaine Grafton se tenait debout, raide comme une pointe de quartz, au bout de la table. Lorsque Kaufman se fut assis, il récita d’un ton formel, pour le bien de l’enregistrement et du protocole :
— La séance de ce tribunal d’investigation est ouverte. Les officiers du tribunal, ainsi enregistrés, sont le capitaine de corvette Carter Campbell Rulanov, MDAS, président ; le lieutenant Antarres L. Ramsay, MDAS ; et le lieutenant Elizabeth George Framingham, MDAS.
« Les chefs d’accusation sont les suivants : Le colonel Lyle Daniel Kaufman, de l’Armée de l’Alliance solaire, temporairement attaché à la Marine de la Défense de l’Alliance solaire comme chef du Projet spécial classé secret a, le 16 avril 2166, à bord de l’Alan B. Shepard, délibérément, sans autorité adéquate, et sans cause justifiable, attaqué deux membres de la Police militaire dans l’exercice de leurs fonctions, d’où une accusation d’Agression, est entré de force avec deux civils dans une zone interdite du vaisseau, contre l’ordre direct préalable du capitaine du vaisseau, d’où une accusation de Conduite portant Préjudice à l’Ordre et à la Discipline, et commis un acte de trahison en transmettant des secrets militaires à un ennemi prisonnier de guerre, d’où une accusation de Trahison, l’Alliance solaire étant à ce moment-là en état de guerre. Colonel Kaufman, comprenez-vous ces accusations telles que je les ai présentées ?
— Oui.
— Alors nous confions à ce tribunal d’investigation la responsabilité de recommander, au cas où une preuve suffisante existerait, la présentation du colonel Kaufman devant une cour martiale pour tout ou partie de ces accusations. Membres du tribunal, comprenez-vous cette responsabilité ?
Les trois officiers donnèrent leur assentiment officiel. Kaufman les étudiait attentivement. Rulanov, visiblement génémod, était un militaire aussi classique – pour ne pas dire stéréotypé – que Grafton : grand, raide, droit comme un piquet. Ramsay était environ du même âge que Rulanov, une petite quarantaine (quoique, avec un génémod, c’était toujours difficile à dire). Framingham était le plus jeune officier, elle n’avait probablement pas plus de trente ans. Tous trois arboraient des mines identiques : une absence parfaite d’expression, ne révélant rien.
Kaufman se demanda soudain ce que Marbet aurait tiré de leurs visages, de leur langage corporel.
— J’ai deux directives de plus pour ce tribunal d’investigation, poursuivit Grafton. Premièrement, comme il s’agit d’une affaire classée secrète, d’une Information spéciale à diffusion compartimentée, et d’une grande urgence militaire, tous les membres du tribunal d’investigation sont tenus de ne rien dire de ces débats, de ne rien enregistrer de ces débats, et en aucune manière de manifester une connaissance quelconque que ces débats ont eu lieu, sous peine d’être accusés de trahison. Cette directive est-elle comprise et acceptée ?
Trois assentiments.
— Deuxièmement, dit Grafton, et il s’arrêta. (Trois visages, dépourvus d’expression, attendirent.) Deuxièmement, j’aimerais que le tribunal se souvienne que l’honneur et la carrière d’un officier dont les états de service sont sans tache, y compris au combat, sont ici en jeu. C’est tout.
Grafton se retourna et partit en fermant la porte derrière lui. Kaufman sentit une sombre tristesse, empreinte de colère, descendre sur lui. Grafton pensait peut-être qu’il avait une affaire prima facie, mais il faisait tout de même tout ce qu’il pouvait pour créer un investigation aussi juste que possible. Cela ne faisait que rendre la chose plus difficile pour Kaufman.
— Colonel Kaufman, dit Rulanov, dites-nous ce qui est arrivé.
Simple et direct.
— Je me suis rendu au secteur protégé du prisonnier de guerre ; les PM et l’équipement de la sécurité m’ont laissé entrer. J’ai alors attendu à l’intérieur, mais hors de la cellule du prisonnier, que le professeur Capelo fasse évader miss Marbet de la prison du vaisseau et me l’amène.
— Comment saviez-vous qu’il ferait cela ? Vous avait-il parlé de ses plans ?
— Non.
— Quand aviez-vous vu le professeur Capelo pour la dernière fois, avant son arrivée dans le secteur protégé ?
— La veille, lorsqu’il est arrivé en trombe devant le capitaine Grafton et moi pour nous affronter au sujet de la présence d’un Faucheur sur le vaisseau.
Le tribunal devait déjà savoir cela ; les déplacements de tout le monde, plus la crise de colère de Tom, avaient dû être enregistrés et ces enregistrements déjà fournis au tribunal.
— S’il ne vous a pas parlé de ses plans à ce moment-là, comment saviez-vous qu’il amènerait miss Grant dans le secteur protégé ?
— Cette conjecture était basée sur ma connaissance de son caractère, y compris sa haine extrême des Faucheurs due à la mort de sa femme lors de l’attaque d’une colonie civile par l’ennemi.
— Est-ce que miss Marbet vous avait, à un moment quelconque, aidé à établir cette « conjecture » ?
— Non. Je ne l’ai pas vue entre la scène du professeur Capelo, la veille, et leur arrivée dans la zone du prisonnier.
— Avez-vous suivi leurs déplacements sur les enregistrements de la sécurité ?
— Je ne suis pas autorisé à accéder aux enregistrements de la sécurité.
Rulanov répéta la question d’un ton incisif.
— Avez-vous suivi leurs déplacements sur les enregistrements de la sécurité ?
— Non.
Le tribunal conféra brièvement, puis Rulanov reprit :
— Saviez-vous que le compagnon de Première classe du charpentier, Michael Doolin, avait découpé un orifice entre la cabine du professeur Capelo et celle de ses enfants, orifice dissimulé sous sa couchette ?
— Oui. J’ai ordonné à l’homme d’équipage Doolin de découper l’orifice.
— Aucun ordre de travail ou formulaire de Réajustement du Vaisseau n’était consigné sur l’ordinateur pour ce travail. Avez-vous rempli ces formulaires ?
— Non.
— Pourquoi non ?
— Je savais que le capitaine Grafton le désapprouverait.
— S’il en est ainsi, colonel, alors pourquoi avez-vous fait faire ce travail ?
Finalement, ils posaient des questions dont ils ne connaissaient pas déjà la réponse. Kaufman dit :
— J’ai fait découper cet orifice pour garder le professeur Capelo et ses enfants heureux. Sa plus jeune fille souffre de troubles du comportement depuis la mort de sa mère. Je suis – j’étais – à la tête du Projet spécial, le Chef d’une équipe de non-militaires de grand talent, et de telles personnes sont souvent excentriques. L’expertise irremplaçable du professeur Capelo était essentielle pour cette équipe, et toute bizarrerie que je pouvais satisfaire ne le rendait que plus capable de se concentrer sur sa tâche. Une tâche qui, puis-je le rappeler respectueusement au tribunal, n’est pas l’équivalent d’une entrée de données. La créativité n’est pas semblable à un robinet que l’on peut ouvrir ou fermer. Plus je pouvais aider le professeur Capelo à réfléchir en ôtant de son esprit toute inquiétude, plus je favorisais son travail irremplaçable pour le Comité de Défense de l’Alliance solaire.
De nouveau, le tribunal conféra à voix basse. Rulanov dit :
— Je vous en prie, colonel, revenons à votre description des événements du seize avril. Vous avez deviné que le professeur Capelo libérerait miss Grant de la prison du vaisseau et l’amènerait dans le secteur protégé du prisonnier de guerre. Vous aviez l’autorisation d’accéder à cette zone. Qu’est-il arrivé ensuite ?
On revenait à des informations connues.
— Le secteur protégé surveille les coursives environnantes. Quand j’ai vu le professeur Capelo et miss Grant arriver, j’ai ouvert la porte. Le professeur Capelo a vaporisé de la mousse paralysante sur les PM. Suivant le règlement, le plus âgé était enduit d’antidote. Je ne sais pas pourquoi le plus jeune ne l’était pas. Il est tombé et son supérieur a attaqué le professeur Capelo. Je l’ai tasérisé et j’ai tiré les deux hommes à l’intérieur, avec l’aide de miss Grant. Le professeur Capelo était suffisamment remis pour nous suivre, et j’ai fermé la porte.
— Le professeur Capelo et miss Grant ont-ils été surpris de voir que vous les attendiez ?
— Oui.
— Colonel, portez-vous habituellement sur vous de la mousse paralysante et un taser ?
— Non. Je les avais apportés tout spécialement pour cette opération.
Kaufman vit qu’aucun membre du tribunal n’aimait son appropriation d’un terme militaire reconnu pour qualifier son escapade. Kaufman s’en était servi délibérément.
— Pourquoi avez-vous alors vaporisé de la mousse paralysante sur le professeur Capelo ? demanda Rulanov.
— Je savais que, si on lui en donnait la possibilité, il tenterait de tuer le prisonnier. Ce n’était pas ce que je voulais. Je voulais donner à miss Grant une autre chance de travailler avec le Faucheur.
— Pourquoi ?
Ça, c’était la question cruciale. Kaufman se pencha en avant, jetant tous ses atouts dans sa réponse.
— Miss Grant est une Sensitive très douée, peut-être la plus douée du système solaire. Durant sa dernière séance avec le prisonnier, avant qu’elle soit arrêtée, elle avait perçu une réaction précise, forte et troublante du Faucheur à son indication que nous pourrions tester le réglage du nombre premier « treize » de l’artefact. Il me paraissait vital pour le bien de l’Alliance solaire – peut-être de la race humaine tout entière – que nous trouvions l’information qui avait provoqué une telle réaction. Et il s’avéra que j’avais raison : mon intervention a permis au professeur Capelo de comprendre la physique de l’artefact, information qui peut nous faire gagner la guerre.
— Nous vous avertissons, colonel Kaufman, dit sèchement Rulanov, que ce n’est pas à vous à présenter votre défense. Le tribunal essaie simplement de découvrir les faits de cette affaire.
— Je comprends, monsieur.
Mais maintenant, du moins, ce qu’il avait dit était sur l’enregistrement.
— Aviez-vous, colonel, le moyen de savoir ou de deviner que de cette réunion illégale résulterait la découverte scientifique capitale du professeur Capelo ?
— Non, bien sûr que non. Mais je pensais que cela apporterait à miss Grant l’information, quelle qu’elle fût, que le prisonnier tentait de cacher. Et il en a été ainsi.
Le tribunal l’amena, pas à pas, à répéter les interactions de Marbet avec le Faucheur, ses propres observations de ces interactions, et les actions limitées de Capelo alors piégé dans la mousse paralysante. Tout cela figurait dans les données recueillies par la surveillance, mais ils avaient besoin qu’il le dise pour l’enregistrement officiel de l’investigation, afin que Kaufman ne puisse pas proclamer, plus tard, que les données de la surveillance avaient été falsifiées. Il répondit en détail et avec précision, d’un ton coopératif. Tout cela prit plus d’une demi-heure.
On rappela les PM. Ils témoignèrent séparément, sans regarder une seule fois Kaufman, mais une rage contenue leur sortait par tous les pores. L’aîné des deux savait qu’il avait été tourné en ridicule. Le plus jeune avait probablement été puni pour n’avoir pas pris le temps de s’enduire de l’antidote de la mousse paralysante, pensant sans doute que cela n’était pas nécessaire sur le vaisseau. Eh bien, il avait eu tort.
On renvoya les PM.
— Le tribunal appelle Marbet Caroline Grant à la barre.
La première pensée de Kaufman fut : Elle a l’air si différente quand elle est habillée. Il dut réprimer une grimace. Jamais il n’avait autant vu un corps de femme avec laquelle il n’avait pas fait l’amour, et cela depuis si longtemps. La guerre était une chose étrange.
Marbet portait la combinaison verte des prisonniers. Ses boucles rousses étaient bien peignées au-dessus de son calme visage. Bien qu’étant la plus petite personne de toute la pièce, elle paraissait néanmoins pleine de dignité et de compétence. Kaufman se demanda ce qu’elle pouvait voir chez les membres du tribunal, que lui ne distinguait pas.
On lui fit décrire ses actions du 16 avril, bien qu’elles fussent toutes enregistrées. Elle répondit calmement et fermement.
— Miss Grant, avez-vous envisagé de ne pas partir avec le professeur Capelo lorsqu’il pénétra illégalement dans votre cellule ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Ce n’est pas la bonne question, capitaine. Celle-ci devrait être : Pourquoi suis-je partie avec le professeur Capelo ? Et la réponse est : je pensais que l’information que je pourrais amener le Faucheur à révéler justifiait toute violation des règles, étant donné sa valeur pour la race humaine. Ce qui, en fait, s’est révélé exact.
Rulanov fronça les sourcils ; c’était la seconde fois que cette affirmation subjective était introduite dans les enregistrements de ce qui aurait dû se réduire à une recherche des faits.
D’autres questions établirent que Marbet n’avait pas été au courant des intentions de Capelo jusqu’à ce qu’il se pointe dans sa cellule (en fait, elle n’en avait eu aucun moyen, puisqu’elle était enfermée). L’accusation de trahison portée contre elle tenait toujours, mais outrepassait la juridiction de ce tribunal, Kaufman le savait. Marbet était une civile. Elle devrait affronter la loi civile.
Le lieutenant Ramsay, qui avait écouté silencieusement, posa alors à Marbet des questions détaillées sur son travail avec le prisonnier. Kaufman pensa que Ramsay éprouvait de la sympathie pour elle, mais il n’en était pas sûr. Les trois soldats gardaient des visages inexpressifs.
Ce qui ne voulait pas dire que Marbet n’y lisait pas des tas de choses sur eux.
Le temps que le tribunal en ait terminé avec elle, il était midi passé. Rulanov tambourinait sur la table, premier signe de tension que Kaufman ait perçu.
— Nous faisons une interruption pour le déjeuner. Et reprendrons à quatorze heures.
On emmena d’abord Marbet. Elle sourit à Kaufman, un sourire mélancolique qui néanmoins comportait une lueur de malice incongrue. On lui avait sans doute dit de ne pas parler à Kaufman, mais elle le fit tout de même. Elle lui dit, en un énorme chuchotement de théâtre :
— Après déjeuner, ce sera le tour de Tom.