Chapitre 15 UNE MÉTAMORPHOSE QU’OVIDE NE PRÉVIT PAS

– Kaiserin Elisabeth, West banhof Terminus.

Ce qui se traduit :

– Station de l’Impératrice Elisabeth. Gare terminus de l’Ouest !

C’est ce que crie un employé du chemin de fer, à la porte du wagon où miss Tanagra et moi avons pris place la veille, à Munich.

Le grand Express Européen n’a pas une minute de retard.

En eût-il d’ailleurs que je lui serais indulgent. J’ai été si parfaitement heureux durant le trajet effectué à une allure vertigineuse.

Miss Tanagra me marquait une gratitude infinie de ma recherche.

Pauvre chère chose, elle me savait gré de ne point partager les sots et injustes préjugés du commun des mortels, de cette horde d’inférieurs à qui les Latins attribuaient cette étiquette si méprisante en sa concision : Vulgum pecus ! De la gratitude d’elle à moi… Bah ! Cela n’était pas matière à discussion. Quand on a toute sa vie pour adorer un ange, on peut bien lui passer la fantaisie de vous tresser des couronnes pendant cinq minutes.

– West banhof terminus !

À ce cri, je sautai sur le quai. Ma compagne m’y joignit, et suivis à trois pas par un homme de peine chargé de nos valises, nous nous acheminâmes vers la sortie.

Nous étions à Vienne. Dans quelques instants nous serions en présence de X. 323, et notre engagement deviendrait définitif. Tanagra serait l’engagée, la fiancée de Max Trelam.

Quand le cœur chante l’épithalame des fiancés, les lèvres se taisent…

Nous marchions en silence, l’un près de l’autre. Pourquoi faire bruire dans l’air des paroles inutiles. Est-ce que nos âmes avaient besoin de mots pour s’entendre, se comprendre, se confier les adorables espérances ?

Nos tickets remis à l’employé préposé au contrôle, je murmurai d’un ton plaisant :

– Chère aimée comtesse de Graben-Sulzbach, vous accompagnerai-je au logis de votre frère le marquis de Almaceda X. 323, ou bien me faudra-t-il attendre un signe de vous dans l’endroit qu’il vous plaira de me désigner.

Elle allait répondre dans la même note, je le voyais au sourire épanoui sur sa bouche exquise.

Tout à coup, son sourire, se figea. Une expression de détresse crispa sa physionomie. Je suivis la direction de ses regards et je demeurai moi-même stupéfait.

Agathas Block, si adroitement laissé à l’hôtel Royal de Boulogne, était là devant nous, en gare de Vienne.

Je remarquai machinalement qu’il était vêtu avec la suprême élégance d’un parfait gentleman ; un monocle à monture d’or ajoutait à l’expression ironiquement cruelle de sa physionomie.

Il nous considérait avec insistance. On eût dit qu’il nous attendait.

Comment se trouvait-il là ? Par quel hasard malencontreux nous joignait-il alors que nous nous étions donné tant de mal pour croiser nos traces ?

Je n’eus guère le loisir de me livrer à ma manie coutumière des points d’interrogation. Agathas Block se chargea d’y répondre.

Il vint à nous, salua ma compagne et du ton le plus aimable, affectant l’attitude d’un ami recevant des amis à la descente du train :

– Comtesse de Graben-Sulzbach, commença-t-il… J’ai eu une douloureuse émotion à Boulogne. Je me suis demandé un instant si la plus brillante fleur de la société Viennoise avait renoncé à ses domaines pour entrer en religion.

– Monsieur Agathas, fis-je avec impatience, permettez…

– Que je me présente à vous, sir Max Trelam, – et s’inclinant derechef : Comte Strezzi.

– Strezzi !

Je répétai ce nom sans en avoir conscience. Les articulets du zeitung de Munich se représentèrent à mon esprit. Le dirigeable Strezzi, la mort par le rire, l’épidémie de peste de la capitale serbe, Belgrade.

Mes idées tourbillonnaient. L’instinct m’avertissait qu’une catastrophe était suspendue sur ma tête.

Le comte imperturbable continuait.

– J’avais un doute, depuis longtemps. Grâce à votre concours, tout involontaire qu’il soit, sir Max Trelam, ce doute n’existe plus. Je vous marquerai ma reconnaissance, vous le verrez.

Puis, revenant à miss Tanagra, alias comtesse de Graben-Sulzbach.

– J’ai pensé, jolie comtesse, que si votre frère et vous même ne pouviez être pris en faute, j’aurais peut-être chance de vous atteindre par un de vos amis.

– Moi, bégayai-je les dents serrées, me rendant compte que je devais être affreusement pâle.

Il eut un sourire moqueur, je dirais satanique si l’épithète n’avait une saveur vieillotte dix-huit cent trente, et d’un accent protecteur :

– Ne m’interrompez pas, dear sir, un instant mon confrère. Je joue cartes sur table. Vous saurez donc tout sans questions oiseuses, dont le seul effet serait de ralentir mon explication.

Puis rivant son regard sur ma compagne :

– Sir Max Trelam devait être mon guide, adorable comtesse. J’étais sûr que vous le convieriez à la bataille contre la mort de rire. C’est tout naturel. On soigne la gloire de ses amis. En m’attachant aux pas de sir Max Trelam, j’étais assuré d’arriver jusqu’à vous. En dépit de votre adresse, il a bien fallu qu’il disparût à Boulogne, en même temps que certaine religieuse ; je n’insiste pas par respect pour le vêtement sacré. Et comme j’étais certain également que l’honorable gentleman reparaîtrait à Vienne, j’y suis venu directement et je vous attendais.

Dire la colère qui bouillonnait en moi est impossible.

Je comprenais confusément que dans un duel indéterminé, engagé entre le comte Strezzi et mes amis, j’avais joué sans le savoir le rôle d’appeau qui les avait attirés dans un piège.

Mais je tressaillis. Elle parlait, elle semblait avoir recouvré son sang-froid.

– Vous vous exprimez à la façon des charades, cher comte, et vous m’obligez à un aveu pénible. Je ne devine pas le mot.

– Ne cherchez pas, je vous en prie. Je vais vous le donner, je ne me pardonnerais pas de vous imposer un travail qui semble vous déplaire.

Ah ! le sourire de cet homme. J’y lisais qu’il était certain de « tenir à sa discrétion celle qui aurait pu être une si adorée mistress Trelam ».

– Je souhaite avoir ce soir un entretien avec vous et avec M. votre frère.

– Mon frère, vous savez mal la généalogie des Graben-Sulzbach… Il n’y a pas de comte Graben.

– Je n’ai pas dit qu’il y ait un personnage de ce nom, comtesse, remarquez-le… J’ai dit votre frère, rien de plus. Ajouterai-je une désignation qui vous sera peut-être plus familière : X. 323.

J’attendais ce nom et cependant, en l’entendant sortir de la bouche de ce damné comte Strezzi, je frissonnai de tout mon être.

Il me sembla que toute la personne de mon aimée subissait un flottement, on eût cru qu’elle allait perdre l’équilibre, telle une personne fouettée par un coup de vent violent ; mais elle se raidit, parvint à appeler un sourire sur ses lèvres décolorées par l’angoisse.

– Ce nom, en effet, a été prononcé, notamment dans les articles si remarqués de M. Max Trelam, au Times, articles qui m’ont si préoccupée qu’au risque de sembler romanesque, j’ai voulu en connaître l’auteur. L’examen lui a été pleinement favorable, et je me fais un plaisir de vous annoncer à vous le premier notre prochain mariage. Ce secret sentimental vous explique mon voyage, mon désir de fuir un témoin gênant, si galant homme qu’il soit. Mais de là à conclure que j’entretiens des relations avec un monsieur X. 323, il y a un abîme. Pourquoi voulez-vous que je connaisse ce héros d’aventures espagnoles, que sir Max Trelam, si j’ai bien lu ses articles, a déclaré lui-même ne pas connaître bien qu’il l’eût rencontré plusieurs fois.

J’étais louché de la vaillance de la courageuse jeune fille, j’en éprouvais une fierté. Et puis ne venait-elle pas de proclamer notre prochaine union. Cela m’incitait à me réjouir presque de l’intervention du comte Strezzi.

Ô égoïsme d’amour, sentiment à vue courte !

L’interlocuteur de ma « fiancée » l’avait écoutée avec l’attention la plus courtoise. Aucun geste de protestation ne lui avait échappé. Au risque de passer pour naïf, je déclare que je le croyais convaincu, ou tout au moins, réduit à paraître tel.

Et je fus encore affermi dans cette croyance, quand il insista :

– Alors, chère comtesse, je n’ai qu’à implorer le pardon de mon erreur, puisque vous ne connaissez pas le seigneur X. 323.

– Oh ! pas du tout.

– Vous êtes bonne. Vous pardonnerez quand j’aurai ajouté que mon erreur entraîne avec elle, pour moi-même, une cruelle déception.

– Oh ! fit-elle en riant, rassurée apparemment par la tournure de l’entretien. Une déception de ne pas trouver en moi l’amie d’un personnage intéressant, je n’en disconviens pas, mais qui en somme est un… espion.

– De haute valeur, comtesse… N’oubliez pas qu’en Autriche, nous avons faite nôtre, la théorie si juste de l’Empire d’Allemagne : Celui qui sert son pays doit être honoré quelles que soient les armes qu’il tourne contre l’ennemi. L’espion est encore un soldat.

Elle riposta d’un ton léger :

– Peut-être cela est-il juste. Mais je ne pourrai jamais arriver à assimiler un espion à un soldat. Cela tient sans doute à la faiblesse de mon intelligence féminine.

– Chacun juge selon sa conscience, fit le comte Strezzi d’un ton doctoral. Moi, je proclame mon admiration pour l’espion X. 323 … Admiration réelle, agissante, car, je vous le confesse, chère comtesse, si je cherche actuellement à le joindre, c’est uniquement pour lui être agréable.

– Vous voulez lui être agréable, s’exclama miss Tanagra d’un ton qui trahissait une surprise extrême.

– Oui, jugez-en. Je souhaite lui donner des nouvelles de miss Ellen, disparue depuis six jours du Trilny-Dalton-School de Londres.

Il n’avait pas achevé, qu’avec un cri sourd, ma « fiancée » se renversait en arrière. Elle fut tombée sur le trottoir si je ne l’avais reçue dans mes bras.

Des passants s’arrêtaient, curieux comme tous les habitants des agglomérations humaines, mais un fiaker (voiture de place à deux chevaux) appelé par un signe du comte, vint se ranger le long du trottoir.

– Portez cette jeune dame dans la voiture, me dit Strezzi d’un accent de commandement contre lequel je ne songeai pas à me révolter, tant j’étais bouleversé par cette répercussion inattendue de l’enlèvement de la Trilny-Dalton-School.

J’obéis… Je pris place auprès de ma chère aimée, toute blême, sans connaissance, frissonnant fébrilement entre mes bras.

Le comte s’assit sur la banquette de devant après avoir jeté cette adresse au cocher.

– Graben-Sulzbach haüs ! (hôtel de Graben-Sulzbach.)