Chapitre 5 EN FORTERESSE

Un escalier d’une trentaine de marches, un corridor. Martza me désigne une porte.

– C’est ici la chambre de Meinherr… Que Meinherr laisse la clef sur la porte. Sans cela, s’il appelait, on serait forcé de l’obliger à ouvrir.

Très attentionnée, cette fille. Je la remercie, ce qui paraît l’étonner. Tiens, tiens, la politesse ne serait-elle pas une habitude chez Herr Logrest.

Oui, vraiment, je suis enchanté d’être seul, dans ma chambre. Elle n’est point luxueuse… Mais dans sa simplicité, elle me convient.

Et je procède à des ablutions qui me rendent toute ma clarté d’esprit. Un bon tub est encore le meilleur remontant, après une excursion forcée en dirigeable et des expériences macabres d’Artillerie du Sommeil.

On est dominé irrésistiblement par certaines habitudes. En Angleterre, ce qui marque pour nous la fin d’un déplacement, d’un exercice quelconque, c’est le tub.

Ceci peut faire comprendre qu’en proie à une violente appétence de ce plaisir hydraulique, je n’avais prêté qu’une attention distraite à ce fait que X. 323 n’avait pas suivi le même couloir que nous.

Une fois dans ma chambre, je n’eus pas la curiosité de regarder tout d’abord sur quelle vue s’ouvrait ma fenêtre, ce à quoi une lady n’aurait pas manqué.

Non, toutes mes facultés d’attention furent concentrées sur l’ouverture de ma valise que je retrouvai là, sur le déploiement de mon tub pliant de caoutchouc et…, je m’arrête pour ne pas sembler un professeur d’hydrothérapie.

Tout en barbotant, je me remémorai la plaisanterie célèbre de Blincklate, ce disciple de Mesmer, lequel, remarquant que la cuve trépidante de son maître n’attirait plus la foule, imagina d’assimiler chaque race humaine à une espèce animale.

Ah ! la théorie fit du bruit dans le monde, et les neuf dixièmes de mes compatriotes se fâchèrent, rouge comme une veste de horse-guard, ce en quoi ils eurent tort, parce que ce plaisant de Blincklate avait énoncé ce paradoxe.

– L’Anglais et le canard naquirent de la même cellule organisée.

N’était-ce pas cependant proclamer la prospérité de la race anglaise qui, pas plus que le canard, nous disons duck dans notre langue, ne craint l’onde.

Et puis, un peuple chez qui le plus tendre mot est canard, chez qui l’on réserve à la bien-aimée, le vocable caressant de darling little duck (cher petit canard), est-il bien fondé à se fâcher au seul nom de ce palmipède, nageur émérite et rôti délicat !

On rêve sous la douche aussi bien qu’ailleurs. Mais, plaisirs aquatiques ne durent qu’un moment, ainsi que le dit une romance sentimentale. Je dus songer à rejoindre mes compagnons de voyage.

Mystère des associations de pensées. Le darling little duck m’avait incité à songer qu’aucune fiancée ne m’était plus engagée, et que l’épithète touchante et ridicule créée par les amants de la vieille Angleterre, devrait demeurer sans emploi au fond de ma cervelle.

Niète disparue, Tanagra mariée au comte Strezzi… Pauvres d’Elles ! Pauvre de moi !

Vous voyez la transition, je pensais à présent à miss Ellen.

Oh ! Sans intention de reporter sur elle la tendresse vouée à sa malheureuse sœur.

L’affection ne se transporte pas ainsi qu’un vase d’un endroit à un autre.

Oh ! chère, chère lointaine petite chose aimée, quelle plus grande marque d’affection me pourriez-vous assurer, que de prétendre me donner à une autre, cette autre étant vous par la forme, le geste, la voix… Ah ! si elle avait aussi votre âme, je sens que je serais lâche devant la douleur, que je me laisserais conduire. À défaut de vous, je m’efforcerais d’aimer votre image.

Je vais mettre fin à ce tête-à-tête avec moi-même. J’en ai assez de ma conversation, de mon raisonnement, de tout… !

Je tire la gâche de la serrure.

Voilà qui est drôle, la porte ne s’ouvre pas. Je tire plus fort aussi inutilement.

Je regarde… Ah ! je suis enfermé… Ah ça ! Comment ai-je tourné la clef sans m’en apercevoir ? Et cette phrase à peine exprimée, je m’applique une calotte sur le crâne, avec tant de conviction, que je me fais mal. C’est de la folie. Je n’ai pas pu tourner la clef, attendu que je l’ai laissée au dehors, suivant le conseil de la servante Martza.

Je vais appeler… Là-dessus, j’appelle, tout à fait sans résultat.

Je secoue la porte, cachée jusque-là par une tenture légère, et je m’aperçois qu’elle est de chêne plein, renforcée de ferrures décrivant des arabesques artistiques, mais qui lui assurent néanmoins plutôt l’apparence d’un vantail de prison, que d’une honnête clôture de bedroom (chambre à coucher).

Prison ! Il y a des mots qui font passer un petit frisson sur l’échine.

Brrr ! Prison. Je cours à la fenêtre, j’écarte les doubles rideaux de mousseline.

Le pied fourchu de Satan s’appuie sur ma nuque[3], il y a des barreaux au dehors.

Des barreaux qui m’empêcheraient de sortir, moi ; mais qui ne sauraient arrêter ma vue, malheureusement, car ce que je vois ne me réjouit aucunement.

Figurez-vous une cour sombre quoique vaste. Elle mesure bien cent mètres de côté. Tout autour des bâtiments que les intempéries ont revêtu d’une teinte de suie.

Et ces bâtiments sont aveugles, c’est-à-dire qu’ils ont bien des fenêtres, mais que celles-ci sont cachées par des volets de tôle dressés obliquement, afin que la lumière ne puisse pénétrer que par la partie supérieure dans les locaux qu’elles éclairent.

Avec mes barreaux dont je me plains, je suis un favorisé. Une grille vaut mieux qu’un volet plein.

Satané comte Strezzi. Ne lui a-t-il pas suffi d’épouser ma regrettée Tanagra, de l’employer comme « canonnier du sommeil » ? Une prison, et une prison tout à fait noire et désagréable.

Je retourne vers la porte pour tambouriner de nouveau. Je veux que quelqu’un vienne au bruit et me déclare que je suis prisonnier.

Mais à l’instant où je vais heurter, j’ai pris une chaise pour frapper plus bruyamment, je demeure le bras levé… ; un roulement redoublé résonne dans le couloir… Je devine, ce sont les deux Tanagra, qui indiquent de cette façon, qu’elles aussi sont enfermées dans les chambres Bleueet Rouge, comme moi-même dans celle des Madgyars.

Ceci est une nouvelle preuve. Nous sommes en prison. Je devrais m’en tenir là. Mais j’ai une véritable crise d’entêtement. Je suis en proie à cette idée baroque qu’il faut que l’on me dise que je suis prisonnier.

Et je m’escrime : Vlan ! plan ! ran ! plan ! La porte résonne, les ferrures vibrent ; c’est un vacarme assourdissant. Je n’entends plus mes voisines, mais je suis convaincu que le renfort, apporté par moi, doit les encourager à faire le plus de bruit possible.

Je m’arrête brusquement. La clef vient de grincer dans la serrure.

Parfaitement ! Le battant tourne sur ses gonds.

La servante Martza est debout sur le seuil.

C’est une grande fille d’un blond fade, avec des yeux à fleur de tête, d’une teinte grise indécise, bienveillants et stupides.

– Ah bien ! fait-elle avec un rire lourd, Herr Logrest a eu raison de vous réserver la chambre des Madgyars. La porte est solide au moins.

– Si l’on ne m’avait pas enfermé, j’aurais évité le bruit.

– Bon ! Mais vous seriez sorti alors.

– Vous voulez me faire comprendre que je suis prisonnier, murmurai-je, très mécontent au fond d’acquérir la certitude qui, une minute plus tôt, m’apparaissait être absolument nécessaire à mon bonheur.

Elle rit de plus belle :

– Oui et non.

– Oui ou non, Martza, on ne saurait à la fois être et ne pas être.

– Bien sûr, le Herr parle comme une personne raisonnable… Seulement je ne sais pas comment lui répondre. Pour être prisonnier, il est certain que le Herr l’est un peu ; mais il ne l’est certainement pas tout à fait.

Elle étendit sa main rougeaude vers la fenêtre.

– Il y en a d’autres par là qui le sont bien davantage.

Ah oui ! Ceux qui se trouvent derrière les volets pleins. Elle a raison cette fille.

Elle est évidemment simple d’esprit, mais elle se sert judicieusement de la petite part qui lui a été dévolue. Après tout, les sots sont susceptibles de donner des renseignements aussi bien, et même parfois mieux (réflexion machiavélique !), que les gens cérébralement doués.

Mais Martza qui, à chaque instant, explore le couloir du regard, s’écrie tout à coup :

– Ah ! voilà les dames. Je vais vous conduire au salon où le gouverneur vous attend tous les trois.

– Le gouverneur ! De quel gouverneur parlez-vous ?

La question ramène le rire sur la face de la fille :

– Herr Logrest donc, qui commande dans cette forteresse de Gremnitz.

Gremnitz… Enfin je sais où Strezzi nous a conduits, et ma mémoire géographique me murmure sur le ton d’un jeune scolaire garçon, récitant son cours :

– Gremnitz, petit bourg de Galicie (Autriche). Trois à quatre mille habitants, employés pour la plupart dans les verreries, principale industrie de la région. – Château fort du quinzième siècle, transformé aujourd’hui en prison d’État.

Et je me confiai, non sans une amertume très désobligeante :

– Comme le dit cette grosse bête, je ne suis peut être pas tout à fait prisonnier ; mais il est certain que je suis complètement dans une prison.

Or, une prison a beau dater du XVe siècle, sa résidence forcée manque de charme.

Vous jugez que j’abordai les deux Tanagra avec une gaieté des plus relatives.

Du reste, leurs paroles n’exigèrent de ma part aucune manifestation joyeuse.

– Alors, nous sommes captives, fit la triste comtesse Strezzi d’un ton douloureux. Le comte déploie véritablement un luxe excessif de précautions.

– Oui, répondis-je vivement, dans un ardent désir de partager avec elle ce que je savais. Nous nous trouvons dans le château de Gremnitz, prison d’État.

– Ah ! soupira-t-elle. – Et brusquement, comme mordue au cœur par une crainte nouvelle, elle planta son regard clair dans mes yeux, prononçant : Et mon frère ?

Eh ! le savais-je ce qu’était devenu X. 323. Captif comme nous, sûrement, mais où ?

Martza s’empressa de nous renseigner. Apparemment, il lui était agréable de converser avec des gens qu’elle supposait d’importance. La forteresse Gremnitz ne reçoit pas des malfaiteurs vulgaires.

– Frickel a conduit le herr à son appartement. Maintenant, le gouverneur vous attend ; il est probable que le frère de la Dame Bien Née (locution respectueuse) se rendra aussi au salon.

– Allons-y donc sans tarder.

Dans l’accent de Tanagra, je démêlais une inquiétude dont le sens m’échappait. Que craignait-elle donc encore ?

Miss Ellen nous regardait tous deux les paupières mi-closes. Elle semblait retenir avec peine les paroles qu’elle aurait souhaité prononcer. Tout à coup, elle saisit impétueusement sa sœur dans ses bras, couvrit ses joues de baisers, puis du ton de la prière.

– Viens, sœur Tanagra.

Elle savait ce nom donné par moi à l’aimée. Elles avaient donc parlé de moi.

Je dus rougir… Mais elles se mettaient en route, précédées par Martza qui ouvrait la marche avec des grâces de tambour-major dirigeant ses frappeurs de peau d’âne.

Je n’avais qu’à suivre le mouvement, ce que je fis très préoccupé.

Nous nous retrouvâmes dans le salon, dont les fenêtres situées à l’opposite de celles de ma cellule. – (Depuis que je me savais prisonnier, la chambre des Madgyars n’était plus à mes yeux qu’une cellule, un cabanon, ce que l’on peut trouver de plus impertinent pour une chambre.) – Par les fenêtres donc, j’apercevais les verdures du jardin, paysage plus agréable que la cour morose contemplée tout à l’heure.

Seulement je ne pus me livrer à mon aise à cette cure de vert.

Le bedonnant gouverneur Logrest était là, tout seul… Ah ça ! qu’avait-on fait de X. 323 ? Les deux sœurs se firent la même réflexion, car Tanagra murmura :

– Je ne vois pas mon frère.

Ce qui parut réjouir infiniment l’énorme gouverneur. Il répliqua de suite :

– Ne vous inquiétez pas, Frau comtesse. Il ne court aucun danger. Seulement il paraît que c’est un homme très habile, que quand on le tient, il faut le tenir ferme si l’on ne veut pas qu’il s’échappe… Et le comte Strezzi ne badine pas avec les consignes…

– Quelle est la vôtre, monsieur ?

– Ah…, elle est assez compliquée. Pas pour le détenu dont nous parlons. Oh non ! lui, il est au secret, dans la tourelle Wisenie sur la première cour… Des murs de trois mètres d’épaisseur, le fossé plein d’eau, les pentes semées de chausse-trapes. Pour s’évader de là, il faudrait des ailes, et encore. Je suis bien tranquille pour lui.

– Et c’est le comte Strezzi qui vous a donné ces ordres ?

Le gouverneur s’inclina cérémonieusement.

– Madame la comtesse pourra lui rendre compte du zèle avec lequel je les ai exécutés.

Le visage de Tanagra se contracta. La balourdise de ce fonctionnaire confinait à la cruauté. Cependant la vaillante martyre se domina et d’une voix lente :

– Veuillez prévenir le comte que je désire avoir un entretien avec lui.

Logrest répondit en élevant ses bras courts vers le ciel.

– Lui parler… ! Ah ! Madame la comtesse devrait avoir la voix puissante de l’Archange des batailles. Il est loin depuis qu’il est parti.

– Parti ?

– Oui… Il n’a fait que toucher ici. Il est retourné à Vienne. Le service de l’Empereur, vous comprenez.

Une larme roula lentement sur la joue de la jeune femme.

– Mon frère au secret, bégaya-t-elle, la tour Wisenie… Ah ! tout a été prévu, tout. Nous sommes perdus !