Miss Tanagra avait voulu que j’acceptasse l’hospitalité dans son hôtel.
– Vous avoir près de moi me rendra plus forte, avait-elle dit pour me décider.
Et à l’instant où, guidé par un domestique, j’allais gagner la chambre que je n’avais pas eu la force de refuser, elle avait prononcé ces paroles d’un ton égaré :
– Il n’a pas tout dit… Je sens l’horreur, l’épouvante, sur nous… Monsieur Max Trelam, pardonnez-moi… Je vous ai entraîné dans un rêve… Quel réveil vous attend, pauvre ami.
Dans sa détresse, elle me plaignait.
Ah ! comme mon cœur lui fut reconnaissant. Il n’est point de mots pour exprimer ces choses. Comme nos moyens physiques sont impuissants à traduire nos mouvements d’âme.
Le soir vint. Au dîner, je pris place en face de miss Tanagra.
Je n’osais l’interroger. Ce fût elle qui me renseigna :
– Demain, à deux heures, mon frère sera ici, prêt à entendre le comte Strezzi.
Et avec une sorte d’amertume, dont le sens véritable ne devait m’apparaître que plus tard.
– Comme il aime notre Ellen… Tout subir pour la sauver, a-t-il dit… Tout ! quelles larmes doivent jaillir de ce mot ! je ne sais, mais j’ai peur.
Je ne trouvai rien à répondre. L’effroi de ma compagne me gagnait. Ah ! certes, contre la peur d’une douleur déterminée, j’aurais réagi ; mais est-il possible de lutter contre l’angoisse imprécise ?
Et je frissonnais, en face d’elle, frissonnante… Ah ! Tanagra de la douleur. Niobé gémissante, votre âme percevait sans doute le pas feutré du destin, s’avançant pour frapper.
Pour dire quelque chose, je murmurai timidement :
– Alors, vous avez écrit au comte Strezzi ?
Elle me répondit avec un haussement d’épaules, colère et désespéré :
– Oui… Il doit lire son succès dans cette maison de la Praterstrasse, où le misérable, funèbre, alchimiste de la souffrance humaine, prépare les deuils. Son succès, c’est notre inaction, c’est la destruction de la seule digue opposée à ses combinaisons meurtrières. Elle secoua la tête en un mouvement décelant son accablement.
– Hélas !… Il le faut… C’est la vie d’Ellen. La savoir torturée de corps et d’esprit, et se dire : nous aurions pu empêcher cela… Oh ! père, père, nous sommes des vaincus comme toi.
Puis, les mots se pressant sur ses lèvres, hâtivement comme si elle souhaitait m’expliquer sa faiblesse.
– C’est un lys, c’est une petite âme d’ivoire. Elle a le parfum des fleurettes ignorées qui n’ont jamais songé qu’elles pourraient être les reines des parterres, ou des gerbes apportant leur éclat aux fêtes mondaines. Sacrifier cela… Non, nous ne le pouvons pas.
Ses mains se crispèrent sur la nappe, et d’un ton d’indicible tristesse :
– Il a raison, Strezzi. Pas une pichenette à mon propre chien… Seulement, lui, il ne pleure pas sur les inconnus qu’abat la fourrière.
Puis avec une exaltation soudaine, telle une vague de folie, la secouant toute :
– Père, père, clama-t-elle. Tu nous as confié le trésor…Sois paisible au fond du ciel noir, d’où tu nous regardes par les yeux des étoiles…, lis en nous… le trésor sera sauvé.
Oh ! l’abominable soirée ! On ne trouve de consolations que pour les êtres dont la douleur nous est relativement indifférente.
Nous restions ainsi, devant la table desservie, ne songeant pas que notre présence dans cette salle à manger devenait insolite, le repas achevé. La conscience des conventions mondaines s’était écroulée dans le bouleversement général de nos pensées. Une pendule, en sonnant onze heures, nous fit sursauter.
Nous nous considérâmes comme au sortir d’un rêve, l’air surpris de nous voir encore là. Et sans songer aux mots échangés, entraînés par le désir informulé de ne plus voir la tristesse l’un de l’autre, tristesse que nous nous sentions inaptes à consoler, nous dîmes :
– Onze heures !
– Il est temps de se retirer.
– Bonsoir, miss Tanagra !
– Bonsoir, Max Trelam !
Bon soir ! Ô ironie des mots usuels ! Sur nous pesait un inconnu redoutable, notre âme était bouleversée, et nos lèvres disaient : Bon soir.
Je ne parle pas de la nuit, dont chaque minute se marqua par un frisson de mon corps, victime du cauchemar moral qui me hantait.
Le jour revint. Le déjeuner nous réunit dans la salle à manger. Après quoi, nous passâmes dans le coquet salon Louis XVI, où la veille Strezzi avait exigé l’entrevue qui allait avoir lieu à deux heures.
Il était une heure vingt.
Et nous restâmes là, les yeux fixés sur la pendule dont les aiguilles, dans leur incessante poursuite, lentement cheminaient vers l’instant où commencerait l’entretien qui nous épouvantait.
Et puis nous fûmes trois.
X. 323 se trouva dans le salon, auprès de nous. D’où venait-il ? Comment était-il entré ? Cela je ne saurais le dire. Quand je l’aperçus, il était assis auprès de miss Tanagra et il lui parlait à voix basse.
Je supposai que c’était lui, sans grand effort d’imagination. Nous attendions deux personnes, Strezzi et lui. Je n’avais point Strezzi sous les yeux, donc, le personnage présent, ne pouvait être que mon multiforme ami X. 323.
Cette fois, il avait l’apparence d’un homme d’une trentaine d’années ; les cheveux soigneusement partagés par une raie médiane, la moustache tombant au coin des lèvres, offraient cette teinte blonde cendrée si fréquente chez les Slaves de l’Ouest.
Son visage apparaissait maladif, un binocle d’or, aux verres teintés de jaune, laissait apercevoir un regard de myope ; et ses épaules légèrement voûtées, un je ne sais quoi de fatigué, de malingre, provenant plutôt de l’attitude que de la ligne même du corps, achevait de donner l’impression d’un personnage ayant vécu trop vite.
Rien en celui que j’avais en face de moi ne rappelait à mon souvenir les diverses incarnations de l’homme-protée, qui entretenait miss Tanagra à cette heure.
Et pourtant, celui-ci devait être Lui.
Au surplus, il ne me laissa pas dans le doute. En voyant mes regards fixés sur lui, il se leva, vint à moi et me serra fortement la main.
– J’aurais voulu vous voir dans des circonstances plus joyeuses, sir Max Trelam, me dit-il…, des circonstances où j’aurais pu vous dire ma vive sympathie et l’estime exceptionnelle que m’inspire votre caractère… Je connaissais déjà votre esprit, ma sœur « Tanagra » – il appuya sur le nom, m’a dépeint votre cœur… Malheureusement, nous nous rencontrons au milieu du combat, sous le feu de l’ennemi pourrais-je dire… Des actes doivent seuls exister à cette minute… Au surplus, ils seront plus éloquents que de longs discours. À l’ami qui est venu à nous, qui a compris que l’espionnage peut ne pas avilir ceux qui s’y adonnent, je donnerai la marque de confiance qu’un frère serait heureux de recevoir. Le comte Strezzi viendra ici. Vous assisterez à l’entretien, je le veux. Nos existences sont liées.
Sa voix même, je ne la reconnaissais pas. Était-ce sa voix véritable que j’entendais en ce moment ?
Je sortis cependant de la préoccupation qui se traduisait par cette question pour lui exprimer combien j’étais touché de son accueil.
Mais il m’interrompit.
– Non, non, ne remerciez pas… J’affirme mon estime ; seulement, ne vous y trompez pas… En vous mêlant à notre vie, je ne vous fais pas un cadeau agréable.
Puis, coupant court à de plus longues explications :
– Deux heures moins le quart… L’ennemi sera là à deux heures. Il est exact. Je me hâte à vous faire connaître mes instructions.
Puis, s’adressant à sa sœur autant qu’à moi-même ; à sa sœur qui ne me quittait pas du regard, comme si elle avait deviné déjà que notre tendresse devait être broyée dans la tourmente ; à moi que ce regard douloureux troublait horriblement.
– D’abord la situation. Elle est aussi mauvaise que possible. Nous sommes à la discrétion de Strezzi. Quoi qu’il ordonne, il faut obéir.
Ma bien-aimée laissa échapper un gémissement.
– Il faut obéir, répéta le jeune homme avec plus de force. Résister serait condamner Elena, Lénita, Ellen, notre sœur, notre enfant, à la plus effroyable agonie. Je connais Strezzi. Il est impitoyable ; la cruauté lui cause des joies intenses. C’est un maniaque du crime qui, dans notre société prétendue civilisée, a trouvé les organes nécessaires à assurer l’estampille officielle à ses actes de bourreau barbare. Vous entendez, Tanagra ?
Il dardait sur notre compagne un regard impérieux.
Elle inclina la tête, avec un égarement épandu sur son visage.
– Et vous, Max Trelam, sentez-vous que le reporter doit être muet jusqu’au jour où j’espère lui rendre la parole ?
– Je m’y engage.
– Bien, cela suffit. Vous ne connaissez pas notre Ellen… ; mais vous nous connaissez, nous. Vous aimez saintement, comme elle mérite d’être aimée, la pauvre Tanagra, emportée avec moi par un devoir auquel nous ne pouvons ni ne voulons nous soustraire… Elle vous a dit le nom sous lequel nous désignons la petite sœur, la petite âme pure, ignorante des épouvantes parmi lesquelles nous évoluons. Mais on ne vous a pas conté que cette enfant était en quelque sorte notre honneur, notre relèvement, notre rédemption. Voués aux actions mal jugées par les hommes, aux luttes souterraines de l’espionnage, elle est notre beauté, notre blancheur, notre clarté… Elle est l’étoile sur qui nous avons placé le bonheur qui nous sera peut-être toujours refusé. Et nous nous sommes promis de mourir pour expier notre faute si, notre devoir rempli, elle en ressent de la douleur.
Il s’exaltait, une émotion puissante faisait palpiter sa voix.
Il se domina par un effort violent qu’une légère contraction de tout son être laissa deviner.
– Vous avez compris, Max Trelam ; je n’insiste pas. À présent, les ordres… Deux heures moins cinq, je me hâte !… Je répondrai seul au comte Strezzi… Dussions-nous être brisés, il faut qu’Ellen soit sauve et heureuse. Seul, je suis à cette heure de volonté assez libre pour tout subordonner à cela… Promettez-moi de garder le silence absolu durant l’entretien.
– Je le promets, fis-je, la gorge serrée par l’angoisse.
– Et vous, ma sœur, hésiterez-vous à prendre le même engagement ?
X. 323 regardait ma « fiancée », celle que je nommais ainsi pour la dernière fois. Il y avait dans son accent, dans son geste, une douceur infinie, une infinie pitié.
Et comme elle le considérait, les pupilles dilatées, un immense effarement jetant un voile flou sur ses traits, il reprit :
– Petite, petite, du courage… Le père, la mère, sont vengés, mais le déshonneur pèse toujours sur leur tombe… Nous avons juré que notre vie appartenait à leur cause… Nous avons juré, petite sœur… La main dans la main marchons à l’abîme.
Elle se leva, se jeta dans ses bras :
– Je me tairai, fit-elle, d’une voix si déchirante que je crus entendre son cœur se briser.
X. 323 la baisa tendrement sur les yeux.
– Oui, tu souffres, ma vaillante petite sœur… Mais ils sont là. – Sa main s’étendait autour de nous, désignant des choses invisibles. – Ils sont là, et ils bénissent les martyrs.
À ce moment, la pendule fit entendre le bourdonnement sourd qui précède la sonnerie.
Brusquement, l’étrange personnage replaça, – je dis le mot juste, car il semblait porter la jeune fille, – il replaça « miss Tanagra » sur sa chaise avec cet avertissement :
– Deux heures ! attention !
Le timbre sonna deux fois. Avant que la vibration sonore fût éteinte, la porte du salon s’ouvrit. Un laquais parut, et s’effaçant pour laisser passer le visiteur attendu, il annonça :
– Son Excellence, M. le comte Strezzi.