Le lendemain matin, à huit heures et demie, Marge appela M. Greenleaf pour lui demander quand ils pouvaient venir à son hôtel. Mais M. Greenleaf avait dû remarquer qu’elle était bouleversée. Tom entendit Marge qui commençait à lui raconter l’incident de la veille. Marge employait les mots mêmes dont avait usé Tom – de toute évidence elle l’avait cru –, mais Tom ne pouvait deviner comment M. Greenleaf réagissait, lui. Il craignait que cette nouvelle ne suffît justement à faire voir toute la vérité à M. Greenleaf : peut-être quand ils iraient le retrouver dans la matinée serait-il en compagnie de policiers prêts à arrêter Tom. Voilà qui compromettait sérieusement l’avantage qu’il y avait à ne pas se trouver là au moment où M. Greenleaf était mis au courant.
« Qu’est-ce qu’il a dit ? » demanda Tom quand Marge eut raccroché.
Marge s’assit pesamment sur une chaise à l’autre bout de la pièce. « Il a l’air du même avis que moi. Il m’a dit que tout donnait à penser que Dickie avait bien l’intention de se suicider. »
« Mais M. Greenleaf aurait un moment pour réfléchir avant leur arrivée », se dit Tom. « À quelle heure devons-nous y aller ? demanda-t-il.
— Je lui ai dit vers neuf heures et demie ou même avant. Dès que nous aurons pris le café. Et il est presque prêt. » Marge se leva et passa dans la cuisine. Elle était déjà habillée. Elle portait le tailleur de voyage qu’elle avait en arrivant.
Tom s’assit sur le bord du divan et desserra sa cravate. Il avait dormi là et Marge l’avait réveillé en descendant quelques minutes auparavant. Il se demandait comment il avait bien pu dormir toute la nuit dans cette pièce froide. Cela le gênait. Marge avait été très étonnée de le trouver là. Il avait des courbatures dans le cou, dans le dos et dans l’épaule droite. Il se sentait mal fichu. Il se leva brusquement. « Je monte me laver », cria-t-il à Marge.
Il jeta un coup d’oeil dans sa chambre en haut et vit que Marge avait bouclé sa valise. Elle était posée par terre, au milieu du plancher. Tom espérait bien que M. Greenleaf et elle auraient encore le temps de prendre un des trains du matin. Sans doute serait-ce ce qu’ils feraient, car M. Greenleaf devait retrouver le détective américain à Rome aujourd’hui même.
Tom se déshabilla dans la chambre voisine de celle de Marge, puis passa dans la salle de bain et ouvrit la douche. Après s’être regardé dans la glace, il décida de se raser d’abord et il revint dans la chambre prendre son rasoir électrique qu’il avait enlevé, Dieu sait pourquoi, de la salle de bain depuis l’arrivée de Marge. En passant, il entendit la sonnerie du téléphone. Marge alla répondre. Tom se pencha sur la cage de l’escalier, l’oreille tendue.
« Oh ! parfait, dit-elle. Oh ! ça ne fait rien si... Oui, je vais lui dire... Entendu, nous allons nous dépêcher. Tom est en train de faire sa toilette... Oh ! moins d’une heure. À tout de suite. »
Il l’entendit qui montait l’escalier, et il recula, car il était complètement nu.
« Tom ! cria-t-elle. Le détective est arrivé d’Amérique. Il vient de téléphoner à M. Greenleaf de l’aéroport !
— Ah bon ! » répondit Tom. Et il repartit, furieux, vers la salle de bain. Il arrêta la douche et brancha son rasoir électrique dans la prise de courant. Et s’il avait été sous la douche ? Marge aurait appelé quand même, en s’imaginant qu’il pouvait l’entendre. Il avait hâte de la voir s’en aller, et il espérait qu’elle partirait ce matin. À moins que M. Greenleaf et elle ne décidassent de rester pour voir ce que lui voulait le détective. Tom savait que ce type était venu à Venise spécialement pour le voir, car sinon il aurait attendu M. Greenleaf à Rome. Tom se demandait si Marge s’en rendait compte. Sans doute que non. Cela demandait un minimum de déduction.
Tom passa un complet discret et une cravate unie, puis descendit boire une tasse de café avec Marge. Il avait pris sa douche aussi chaude qu’il avait pu le supporter, et il se sentait beaucoup mieux. Marge ne dit rien, sinon que la découverte de la bague et de la chevalière allait sans doute impressionner M. Greenleaf ainsi que le détective, et elle avait l’air de croire que ce dernier estimerait lui aussi que Dickie s’était suicidé. Tom espérait qu’elle disait vrai. Cela dépendrait du genre de type que serait le détective. Et de la première impression que lui, Tom, ferait au détective.
C’était encore un de ces matins gris et humides ; il ne pleuvait pas, mais il avait plu et sans doute cela recommencerait-il vers midi. Tom et Marge prirent la gondole jusqu’aux marches de Saint-Marc et de là allèrent à pied jusqu’au Gritti. Ils se firent annoncer à M. Greenleaf qui répondit que M. McCarron était là et qu’ils n’avaient qu’à monter.
Ce fut M. Greenleaf qui leur ouvrit la porte. « Bonjour », dit-il. Il serra paternellement le bras de Marge. « Tom... »
Tom entra derrière Marge. Le détective était debout devant la fenêtre ; c’était un petit homme trapu d’environ trente-cinq ans. Il avait le regard vif, et arborait un sourire aimable. « L’air modérément intelligent, modérément sans plus », se dit Tom.
« Je vous présente Alvin McCarron, dit M. Greenleaf. Miss Sherwood et Mr. Tom Ripley. »
Ils échangèrent des poignées de main.
Tom remarqua une serviette toute neuve sur le lit, autour de laquelle étaient étalés des papiers, des photos. Marron le dévisageait.
« Vous êtes un ami de Richard, je crois ? demanda-t-il.
— Nous sommes tous les deux des amis de Richard », dit Tom.
Ils furent interrompus par M. Greenleaf qui fit s’asseoir tout le monde. C’était une belle chambre, au mobilier un peu lourd, avec des fenêtres qui donnaient sur le canal. Tom s’assit dans un fauteuil sans bras tapissé de rouge. McCarron s’installa sur le lit et se mit à feuilleter ses papiers. Il y avait diverses photocopies, observa Tom, sans doute des chèques de Dickie. Et aussi un certain nombre de photographies de Dickie.
« Avez-vous la bague et la chevalière ? demanda McCarron en se tournant vers Marge.
— Oui », dit Marge gravement, en se levant. Elle tira les bagues de son sac à main et les tendit à McCarron.
Celui-ci les montra à M. Greenleaf. « Ce sont bien ses bagues ? » demanda-t-il.
M. Greenleaf acquiesça après un bref coup d’oeil ; Marge prit un air un peu vexé comme si elle s’apprêtait à dire : « Je connais ces bagues tout aussi bien que M. Greenleaf, et probablement mieux. » McCarron se tourna vers Tom. « Quand vous les a-t-il données ? demanda-t-il.
— À Rome. Pour autant que je me souvienne, aux environs du 3 février, juste quelques jours après le meurtre de Freddie Miles », répondit Tom.
Le détective fixait sur lui le regard scrutateur de ses yeux brun clair. Deux rides barraient son front au cuir tanné. Il avait des cheveux bruns un peu ondulés, coupés très court sur les côtés, avec une grosse boucle au-dessus du front, ce qui lui donnait un air assez gentil de collégien. On ne pouvait rien dire d’une tête comme ça, songea Tom ! C’était un type habitué à contrôler ses expressions. « Qu’a-t-il dit en vous les donnant ?
— Il m’a dit que si jamais il lui arrivait quelque chose il voulait que je les garde. Je lui ai demandé ce qu’il pensait qui pourrait lui arriver. Il m’a dit qu’il n’en savait rien, mais que c’était toujours possible. » Tom marqua délibérément une pause. « Il n’avait pas l’air plus déprimé qu’à d’autres moments où je discutais avec lui ; l’idée ne m’est donc même pas venue qu’il avait l’intention de se tuer. Je savais seulement qu’il s’apprêtait à partir.
— Pour aller où ? interrogea le détective.
— À Palerme », m’a-t-il dit. Tom regarda Marge. « Il a dû me les donner le jour où vous m’avez parlé à Rome... à l’Inghelterra. Ce jour-là, ou la veille. Vous rappelez-vous la date ?
— Le 2 février », dit Marge d’une voix éteinte. McCarron prenait des notes. « Et ensuite ? demanda-t-il. Quelle heure était-il ? Avait-il bu ?
— Non. Il boit très peu. Je crois que c’était au début de l’après-midi. Il m’a dit que mieux valait que je ne parle de cette histoire à personne, et naturellement j’ai accepté. J’ai rangé les bagues et, comme je le disais à Miss Sherwood, je les avais complètement oubliées... sans doute parce que je m’étais tellement répété qu’il ne voulait pas que j’en parle. » Tom s’exprimait avec netteté, avec seulement quelques petites hésitations, comme c’était naturel étant donné les circonstances, se dit-il.
« Qu’avez-vous fait des bagues ?
— Je les ai rangées dans un vieux coffret... une petite boîte où je mets mes vieux boutons. »
McCarron le contempla un moment sans rien dire et Tom en profita pour se préparer. De ce visage placide, mais aux aguets, n’importe quoi pouvait sortir, une question brutale, la simple affirmation qu’il mentait. Tom s’efforçait de ne penser qu’aux faits qu’il venait d’énoncer, déterminé à défendre sa version jusqu’à la mort. Dans le silence, Tom entendait la respiration de Marge et une quinte de toux de M. Greenleaf le fit sursauter. M. Greenleaf avait l’air extraordinairement calme, on aurait dit presque qu’il s’ennuyait. Tom se demanda s’il avait fixé avec McCarron un plan d’attaque contre lui, s’appuyant sur l’histoire des bagues.
« Est-il le genre de garçon à vous prêter les bagues quelque temps pour vous porter chance ? Avait-il jamais fait quelque chose comme ça ? interrogea McCarron.
— Non », dit Marge sans laisser à Tom le temps de répondre.
Tom commençait à se sentir plus à l’aise. Il voyait que McCarron ne savait trop que penser. « Il m’avait déjà prêté certaines choses avant cela, dit Tom. Il m’avait dit de prendre ses cravates ou ses vestes quand je voulais. Mais ce n’est évidemment pas la même chose que des bagues. »
Il s’était cru obligé de préciser ce point, car Marge savait certainement que Dickie l’avait surpris un jour dans un de ses complets.
« Je n’imagine pas Dickie sans ses bagues, dit Marge à McCarron. Il ôtait l’émeraude quand il se baignait, mais il la remettait tout de suite après. Cela faisait partie de son costume. C’est pourquoi je suis persuadée qu’il avait l’intention soit de se suicider, soit de changer d’identité. »
McCarron hocha la tête. « Avait-il à votre connaissance des ennemis ?
— Absolument aucun, répondit Tom. J’y ai déjà pensé.
— Vous ne voyez aucune raison pour laquelle il aurait pu vouloir se déguiser ou prendre une autre identité ? »
Tom répondit prudemment, tout en tournant son cou endolori : « C’est peut-être ce qui s’est passé... mais c’est pratiquement infaisable en Europe. Il lui aurait fallu un autre passeport. Pour pénétrer dans n’importe quel autre pays, il aurait eu besoin d’un passeport. Il lui en aurait fallu un même pour prendre une chambre dans un hôtel.
— Vous me disiez que ce n’était pas obligatoire, observa M. Greenleaf.
— Oui, dans les petits hôtels d’Italie. Il y a là une possibilité, évidemment. Mais après toute la publicité qu’on a faite autour de sa disparition, je ne vois pas comment il pourrait encore garder l’incognito, dit Tom. Quelqu’un aurait sûrement fini par le trahir.
— En tout cas, il est parti avec son passeport, dit McCairon, car il est entré en Sicile avec et est descendu dans un grand hôtel.
— Oui », dit Tom.
McCarron prit encore quelques notes, puis leva les yeux vers Tom. « Eh bien, M. Ripley, quelle est votre opinion, à vous ? »
McCarron n’avait pas encore fini, songea Tom. McCarron le verrait sans doute seul, plus tard. « Je crois bien que je suis de l’avis de Miss Sherwood : il me semble que Dickie s’est suicidé et tout donne à penser que c’était un geste prémédité. Je l’ai déjà dit à M. Greenleaf. »
McCarron regarda M. Greenleaf, mais celui-ci, sans rien dire, se contenta de tourner vers lui un visage interrogateur. Tom avait l’impression que McCarron avait tendance à croire lui aussi que Dickie était mort, et que c’était une perte de temps et d’argent que de s’être dérangé.
« Je voudrais seulement revenir sur certains points, reprit McCarron, en feuilletant ses papiers. La dernière fois qu’on a vu Richard c’est le 15 février, quand il a débarqué du bateau à Naples, en revenant de Palerme.
— C’est exact, dit M. Greenleaf. Un steward se souvient l’avoir vu.
— Mais pas trace de lui dans aucun hôtel après cela, et aucune nouvelle de lui depuis cette date. » McCarron se tourna vers Tom.
« Non », dit Tom.
Le détective se tourna alors vers Marge : « Et quand l’avez-vous vu pour la dernière fois, Miss Sherwood ?
— Le 23 novembre, quand il est parti pour San Remo, répondit aussitôt Marge.
— Vous vous trouviez alors à Mongibello ? » demanda McCarron. Il prononçait Mongibello avec un « g » dur, comme s’il n’avait aucune notion d’italien, ou du moins de prononciation italienne.
« Oui, fit Marge. Je l’ai manqué de très peu à Rome en février, mais la dernière fois que je l’ai vu, c’était à Mongibello. »
Cette bonne vieille Marge ! Tom éprouvait presque de l’affection pour elle. Malgré tout. « Il cherchait à éviter tout le monde à Rome, intervint Tom. C’est pourquoi, quand il m’a remis ses bagues, j’ai pensé qu’il envisageait peut-être de quitter tout ce qu’il avait connu, de s’installer dans une autre ville, de disparaître simplement pendant quelque temps.
— Pourquoi, à votre avis ? »
Tom parla du meurtre de son ami Freddie Miles et de l’effet que cela avait eu sur Dickie.
« Pensez-vous que Richard savait qui a tué Freddie Miles ?
— Non. Certainement pas. » McCarron attendait l’avis de Marge.
« Non, dit Marge en secouant la tête.
— Réfléchissez une minute, dit McCarron à Tom. Croyez-vous que cela ait pu expliquer son comportement ? Croyez-vous qu’il se cache en ce moment pour éviter de répondre à la police ? »
Tom demeura quelques instants songeur. « Il ne m’a rien dit qui permette de le penser.
— Pensez-vous que Dickie avait peur de quelque chose ?
— Je ne vois pas de quoi », répondit Tom. McCarron demanda à Tom si Dickie était très lié avec Freddie Miles, quels autres amis communs à Dickie et à Freddie il connaissait, s’il y avait entre eux des questions de dettes, des histoires de filles... « Je ne vois que Marge qui les connaissait tous les deux », répondit Tom. Marge protesta : elle n’était pas l’amie de Freddie, il n’avait donc pu y avoir de rivalité entre eux à cause d’elle. Tom pouvait-il affirmer, reprit McCarron, qu’il était le meilleur ami de Dickie en Europe ?
« Je ne pense pas, répondit Tom. Je crois que sa meilleure amie, c’est Marge Sherwood. Je ne connais guère les amis de Dickie en Europe. »
McCarron scruta le visage de Tom. « Que pensez-vous de ces histoires de falsification de chèque ?
— S’agit-il de falsification ? Je croyais qu’on n’en était pas sûr.
— Je ne crois pas que les signatures soient fausses, dit Marge.
— Les avis semblent partagés, dit McCarron. Les experts ne pensent pas que la lettre qu’il a écrite à la banque de Naples soit un faux, ce qui peut seulement signifier que, s’il y a eu falsification à un moment quelconque, il cherche à couvrir quelqu’un. À supposer qu’il y ait bien eu falsification, voyez-vous quelqu’un qu’il pourrait essayer de couvrir ? »
Tom hésita un moment, et Marge dit : « Tel que je le connais, je l’imagine mal essayant de protéger quelqu’un. Pourquoi le ferait-il d’ailleurs ? »
McCarron dévisageait toujours Tom, mais celui-ci n’aurait pu dire s’il doutait de sa sincérité ou s’il réfléchissait à ce qu’ils venaient de dire. « McCarron avait l’air d’un vendeur d’automobiles, se dit Tom, d’un vendeur de n’importe quoi même : l’air aimable, bonne présentation, intelligence moyenne, capable de discuter base-bail avec un homme ou de faire de stupides compliments à une femme. » Tom n’avait pas très bonne opinion de lui, mais quand même mieux valait ne pas sous-estimer son adversaire. Tom vit la petite bouche de McCarron s’ouvrir et il l’entendit dire : « Voudriez-vous descendre avec moi, Mr. Ripley, si vous disposez de quelques minutes encore ?
— Certainement, dit Tom en se levant.
— Nous ne serons pas longtemps », dit McCarron à M. Greenleaf et à Marge.
Tom se retourna sur le seuil, car M. Greenleaf s’était brusquement levé comme s’il allait dire quelque chose. Tom s’aperçut soudain qu’il pleuvait, que de minces rideaux de pluie frappaient les vitres. D’un coup d’oeil il emportait une dernière image, hâtive, un peu brouillée : la silhouette de Marge, qui semblait tassée à l’autre bout de la chambre, Mr. Greenleaf qui s’avançait en tremblotant comme un gâteux. Mais ce qui comptait surtout, c’était la chambre confortable, la vue sur le canal – invisible maintenant à cause de la pluie – et qu’il ne reverrait peut-être jamais.
« Vous... vous revenez dans quelques minutes ? demandait M. Greenleaf.
— Oh ! oui », répondit McCarron avec l’assurance impersonnelle d’un bourreau.
Ils se dirigèrent vers l’ascenseur. « Était-ce comme ça que ça se passait ? se demanda Tom. Quelques mots échangés tranquillement dans le hall. Le temps de le remettre aux mains de la police italienne et puis McCarron remonterait dans la chambre comme il l’avait promis. » McCarron avait emporté avec lui deux papiers qu’il avait pris dans sa serviette. Tom contemplait une moulure ornementale auprès des boutons de l’ascenseur : un motif en forme d’oeuf encadré par des points ovales, au nombre de quatre. « Tâche de trouver quelque chose à dire, une remarque banale à propos de M. Greenleaf, par exemple », se dit Tom. Il serrait les dents. Pourvu qu’il ne se mette pas à transpirer maintenant. Il ne transpirait pas, mais peut-être la sueur allait-elle perler sur son visage dès qu’ils seraient dans le hall. McCarron lui arrivait à peine à l’épaule. Tom se tourna vers lui au moment où l’ascenseur s’arrêtait et dit avec un sourire forcé qui découvrait ses dents : « C’est la première fois que vous venez à Venise ?
— Oui », dit McCarron. Il traversait le hall. « Nous nous installons là ? » dit-il en désignant le bar. Son ton était poli.
« Très bien », fit Tom. Il n’y avait pas foule au bar, mais Tom ne voyait pourtant aucune table d’où personne ne pourrait les entendre. McCarron allait-il l’accuser dans un endroit pareil, en exposant tranquillement un fait après l’autre ? Il s’assit dans le fauteuil que lui désignait McCarron ; celui-ci s’installa, le dos au mur.
Un serveur s’approcha. « Signori ?
— Café, dit McCarron.
— Cappuccino, dit Tom. Voulez-vous un cappuccino ou un espresso ?
— Dans lequel y a-t-il du lait ? Dans le cappuccino ?
— Oui.
— Je vais en prendre un alors. » Tom passa leurs commandes.
McCarron le regardait toujours, avec un sourire un peu en coin. Tom imagina trois ou quatre entrées en matière différentes. « Vous avez tué Richard, n’est-ce pas ? L’histoire des bagues est un peu difficile à admettre, vous ne trouvez pas ? » Ou bien : « Parlez-moi un peu de votre promenade en canot à San Remo, Mr. Ripley. » Ou tout simplement, en procédant par étapes : « Où étiez-vous le 15 février quand Richard a débarqué à Naples ?... Bon, mais où habitiez-vous alors ? Où habitiez-vous en janvier, par exemple ?... Pouvez-vous le prouver ? »
Mais McCarron ne disait rien du tout ; il se contentait pour le moment d’examiner ses mains dodues tout en souriant doucement. « On aurait dit, pensa Tom, que c’était si simple de tout débrouiller qu’il ne pouvait se décider à exprimer tout cela en mots. »
À une table voisine de la leur, quatre Italiens discutaient à tue-tête en riant comme des forcenés. Tom aurait voulu s’éloigner, mais il demeurait immobile dans son fauteuil.
Tom était tendu au point que son corps lui semblait tout entier en acier, et que la tension même l’incitait à braver l’adversaire. Il s’entendit demander d’une voix incroyablement calme : « Avez-vous eu le temps de parler au tenente Roverini quand vous êtes passé par Rome ? » et, tout en posant la question, il se rendit compte qu’il avait quand même un but en demandant cela : il voulait savoir si McCarron avait entendu parler de l’histoire du canot de San Remo.
« Non, je ne l’ai pas vu, dit McCarron. J’ai trouvé un message m’annonçant que M. Greenleaf serait à Rome aujourd’hui, mais je suis arrivé si tôt que j’ai pensé que je pourrais venir le chercher ici... et vous parler par la même occasion. » McCarron baissa le nez vers ses papiers. « Quel genre de garçon est Richard ? Comment le décririez-vous, moralement ? »
Était-ce ainsi qu’allait procéder McCarron ? Voulait-il recueillir encore d’autres petits indices d’après les termes que Tom choisirait pour décrire Dickie ? Ou bien recherchait-il seulement une opinion objective qu’il ne pouvait évidemment trouver auprès des parents de Dickie ? « Il voulait peindre, commença Tom, mais il savait qu’il ne serait jamais un très grand peintre. Il voulait avoir l’air de s’en moquer, il prétendait qu’il était parfaitement heureux et qu’il menait exactement le genre de vie qui lui plaisait en Europe. » Tom s’humecta les lèvres. « Mais je crois que cette existence commençait à le gâter. Comme vous le savez sans doute, son père désapprouvait sa conduite. Et Dickie s’était mis dans une situation assez embarrassante avec Marge.
— Comment cela ?
— Marge était amoureuse de lui, mais lui ne l’aimait pas, et malgré cela il la voyait beaucoup à Mongibello, elle espérait quand même... » Tom commençait à se sentir sur un terrain plus solide, mais il fit mine d’avoir du mal à s’exprimer. « Il n’en a jamais discuté avec moi. Il m’a toujours parlé en termes très élogieux de Marge. Il l’aimait bien, mais tout le monde pouvait voir – et Marge aussi – qu’il ne l’épouserait sûrement pas. Marge pourtant n’a jamais renoncé. Je crois que c’est la principale raison pour laquelle Dickie est parti de Mongibello. »
McCarron écouta patiemment. « Qu’entendez-vous en disant qu’elle n’a jamais renoncé ? Qu’a-t-elle fait ? »
Tom attendit que le serveur eût apporté les deux tasses mousseuses de cappuccino et laissé le ticket sous le sucrier. « Elle continuait à lui écrire, elle voulait le voir, mais en même temps, comme elle a beaucoup de tact, j’en suis sûr, elle s’efforçait de ne pas le déranger quand il avait envie d’être seul. Il m’a expliqué tout cela à Rome quand je l’ai vu. Il me disait après le meurtre de Miles qu’il n’était évidemment pas d’humeur à voir Marge ; il avait peur qu’elle ne vînt de Mongibello si elle apprenait tous les ennuis qu’il avait.
— Pourquoi, à votre avis, était-il nerveux après le meurtre de Miles ? » McCarron but une gorgée de café, eut une grimace parce qu’il le trouvait trop chaud ou pas assez sucré, et entreprit de le remuer avec sa cuiller.
Tom expliqua. Freddie et Dickie étaient très grands amis et Freddie avait été tué juste quelques minutes après avoir quitté ce dernier.
« Croyez-vous que Richard ait pu tuer Freddie ? demanda tranquillement McCarron.
— Non. Absolument pas.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il n’avait aucune raison de le tuer... pas que je sache en tout cas.
— On dit généralement « parce qu’il n’était pas du genre à tuer quelqu’un », commenta McCarron. Estimez-vous que Richard était capable de tuer ? »
Tom hésita, comme s’il cherchait avec ardeur la vérité. « Je n’y ai jamais réfléchi. Je ne sais pas comment sont les gens capables de tuer. Je l’ai déjà vu en colère...
— Quand cela ? »
Tom décrivit les deux jours à Rome durant lesquels, dit-il, Dickie était furieux : il en avait assez d’être harcelé par la police et il avait fini par quitter son appartement pour éviter les coups de téléphone de ses amis et de parfaits inconnus. Tom ajouta que cet agacement avait aussi pour cause l’irritation qu’éprouvait Dickie à ne pas faire de progrès plus rapides en peinture. Il décrivit Dickie comme un jeune homme fier et entêté, qui redoutait son père et qui était donc décidé à aller à l’encontre des désirs de celui-ci ; un garçon assez lunatique, généreux avec les étrangers aussi bien qu’avec ses amis, mais sujet à des sautes d’humeur : tantôt extrêmement sociable et tantôt ours. Il conclut en disant que Dickie était un jeune homme très ordinaire qui aimait à se croire extraordinaire. « S’il s’est tué, conclut Tom, je crois que c’est parce qu’il a pris conscience de certaines lacunes, de certaines insuffisances dont il souffrait. Il m’est plus facile de l’imaginer se suicidant que tuant un de ses amis.
— Mais je ne suis pas si sûr qu’il n’ait pas tué Freddie Miles. Qu’en pensez-vous ? »
McCarron était parfaitement sincère. Tom en était convaincu. McCarron s’attendait même à le voir prendre la défense de Dickie puisque c’était son ami. Tom sentit que sa terreur commençait à se dissiper, mais très lentement, comme quelque chose qui fondrait peu à peu en lui. « Je n’en suis pas sûr, dit Tom, mais je ne peux pas croire qu’il ait fait ça.
— Je ne suis pas sûr non plus. Mais ça expliquerait bien des choses, vous ne trouvez pas ?
— Oui, dit Tom. Ça expliquerait tout.
— Enfin, dit McCarron avec un sourire optimiste, nous n’en sommes qu’au premier jour de travail. Je n’ai même pas encore vu le rapport de la police de Rome. J’aurai probablement encore besoin de vous voir après être allé à Rome. »
Tom le regarda avec ahurissement. C’était donc fini ! « Parlez-vous italien ? demanda-t-il.
— Non, pas très bien, mais je peux le lire. Je me débrouille mieux en français, mais je m’en tirerai », dit McCarron, comme si de toute façon cela n’avait pas grande importance.
Or, se dit Tom, c’était très important. Il ne voyait pas McCarron tirant de Roverini tout ce que celui-ci savait de l’affaire Greenleaf, par le truchement d’un interprète. Pas plus que McCarron ne pourrait aller bavarder avec des gens comme la propriétaire de Dickie à Rome. C’était très important. « J’ai vu Roverini ici, à Venise, il y a quelques semaines, reprit Tom. Dites-lui bien des choses de ma part.
— Je n’y manquerai pas. » McCarron termina son café.
« Vous qui connaissez Dickie, où croyez-vous qu’il irait s’il voulait se cacher ? »
Tom se tortilla un peu sur son siège. C’était vraiment pousser les choses un peu fort, se dit-il. « Ma foi, je sais que c’est l’Italie qu’il préfère. Je ne pense pas qu’il serait en France. Il aime bien la Grèce aussi. Et il parlait à un moment d’aller à Majorque. Il pourrait aussi être en Espagne.
— Je vois, fit McCarron, en soupirant.
— Vous repartez pour Rome aujourd’hui ? » McCarron eut un geste las. « J’imagine que oui, si je peux dormir un peu ici. Voilà deux jours que je n’ai pas couché dans un lit. »
Tom se dit que le détective tenait rudement bien le coup. « Je crois que M. Greenleaf se demandait quelles étaient les heures des trains. Il y en a deux le matin et sans doute plusieurs autres dans l’après-midi. Il comptait repartir aujourd’hui.
— C’est faisable, dit McCarron en s’emparant de l’addition. Je vous remercie beaucoup de votre concours, M. Ripley. J’ai votre adresse et votre numéro de téléphone, au cas où j’aurais besoin de vous revoir. »
Ils se levèrent.
« Vous permettez que je vous laisse pour dire au revoir à Marge et à Mr. Greenleaf ? »
McCarron permettait. Ils reprirent l’ascenseur. Tom dut se contenir pour ne pas siffloter. L’air de Papa non vuole lui trottait dans la tête.
Tom scruta longuement le visage de Marge quand ils entrèrent, y cherchant des signes d’hostilité. Mais elle avait seulement l’air un peu pitoyable. « On aurait dit une veuve de fraîche date », se dit-il.
« J’aimerais vous poser également quelques questions en particulier, Miss Sherwood, dit McCarron. Si vous permettez, ajouta-t-il en se tournant vers M. Greenleaf.
— Mais comment donc. J’allais justement descendre dans le hall acheter des journaux », dit M. Greenleaf.
Tom fit ses adieux à Marge et à M. Greenleaf, au cas où ils repartiraient aujourd’hui pour Rome sans qu’il les revît. Il ajouta à l’adresse de McCarron : « Je suis à votre entière disposition pour venir à Rome quand vous voudrez, si jamais vous aviez besoin de moi. Je compte rester ici jusqu’à la fin de mai, de toute façon.
— Nous serons certainement fixés d’ici là », déclara McCarron, avec son sourire assuré.
Tom descendit avec M. Greenleaf. « Il m’a reposé les mêmes questions, lui dit Tom, et demandé aussi ce que je pensais de Richard.
— Et alors, que pensiez-vous ? » demanda M. Greenleaf d’un ton morne.
Tom savait que, suicide ou fuite, dans l’un comme dans l’autre cas la conduite de Dickie paraîtrait également répréhensible aux yeux de M. Greenleaf. « Je lui ai dit ce que je crois être la vérité, déclara-t-il, c’est-à-dire qu’il est capable de se cacher et capable aussi de se suicider. »
Sans faire de commentaire, M. Greenleaf se contenta de tapoter affectueusement le bras de Tom. « Au revoir, Tom.
— Au revoir, dit Tom. Donnez-moi de vos nouvelles. »
Il restait dans les meilleurs termes avec M. Greenleaf, se dit-il. Et sans doute en irait-il de même avec Marge. Elle avait accepté la thèse du suicide et il savait que c’était désormais dans cette direction que s’orienteraient toutes ses pensées.
Tom passa tout l’après-midi chez lui, dans l’attente d’un coup de téléphone, au moins de McCarron, même s’il n’avait rien d’important à dire, mais rien ne vint. Il n’eut qu’un coup de fil de Titi, la comtesse, l’invitant à un cocktail dans l’après-midi. Tom accepta.
Pourquoi s’imaginer qu’il allait avoir des histoires à cause de Marge ? Elle ne lui avait jamais donné aucun mal. Le suicide était maintenant pour elle une idée fixe, et elle arrangerait toutes ses petites idées pour faire tout concorder.