Le plus mauvais signe, c’était que Roverini, qui jusqu’alors l’accablait de messages fréquents et explicites, ne lui avait pas soufflé mot de la découverte des valises ni des toiles à Venise. Tom ne ferma pas l’oeil de la nuit, puis il passa toute une journée à arpenter la maison de bas en haut, tout en s’efforçant de régler les mille petits problèmes que posait son départ, tels que payer les gages d’Anna et d’Ugo, payer les notes des fournisseurs. Tom s’attendait à tout instant à voir la police frapper à sa porte.
Le contraste était presque insoutenable entre sa tranquille assurance de la semaine passée et son état d’appréhension actuel. Il était incapable de dormir, de manger, ni de rester tranquille. La compassion que lui manifestaient Anna et Ugo, et les coups de téléphone de ses amis lui demandant ce qu’il pensait de la découverte de la valise, tout cela était plus qu’il n’en pouvait supporter. Quelle ironie du sort aussi qu’il pût leur confier qu’il était bouleversé, désespéré même, et que cela leur parût tout à fait normal puisque tout maintenant donnait à penser que Dickie avait dû être assassiné ! Tout le monde considérait en effet comme significatif que l’on eût retrouvé dans la valise toutes les affaires de Dickie, jusqu’à son peigne et son rasoir.
Il y avait aussi cette histoire de testament. M. Greenleaf allait le recevoir le surlendemain. Peut-être à ce moment saurait-on que les empreintes relevées sur la valise n’étaient pas celles de Dickie. Peut-être aurait-on alerté l’Hellenes par radio. Si l’on découvrait que le testament était faux aussi, ce serait la fin. On découvrirait tout naturellement les deux meurtres, c’était aussi sûr que deux et deux font quatre.
Quand il s’embarqua à bord de l’Hellenes, Tom était dans tous ses états. Il ne dormait plus, ne mangeait plus, se bourrait d’espressi, et ne tenait plus que par les nerfs. Il aurait bien voulu demander s’il y avait la radio à bord, mais il en était sûr. C’était un bateau de bonne taille, à trois ponts, transportant quarante-huit passagers. Tom s’effondra quelque cinq minutes après que le steward eut apporté ses bagages dans la cabine. Il se souvint être resté allongé à plat ventre sur sa couchette, un bras replié sous lui, trop épuisé pour changer de position ; quand il s’éveilla, le navire était en mer et roulait doucement, suivant un rythme pas désagréable qui donnait l’impression qu’il disposait de formidables réserves de puissance et que rien n’arrêterait sa marche. Tom se sentait mieux, à part le bras sur lequel il avait dormi qui était complètement engourdi et qui pendait comme un membre mort le long de son corps tandis qu’il traversait les coursives, si bien que force lui était de le tenir de l’autre main pour l’empêcher de ballotter. Sa montre marquait dix heures moins le quart, et la nuit était tombée.
Il aperçut une sorte de côte tout à fait à gauche, sans doute la côte yougoslave ; il distingua cinq ou six vagues petites lumières, et à part cela rien d’autre que le noir de la mer et le noir du ciel, si noir qu’on ne voyait même pas l’horizon. Il était seul sur le pont. Ils étaient tous en bas, en train de dîner sans doute. Il était ravi d’être seul. La circulation se rétablissait dans son bras. Il agrippa la proue là où la lisse dessinait un V étroit, et prit une profonde inspiration. Un courage neuf l’envahissait. Que ferait-il si le radio du bord recevait un message ordonnant l’arrestation de Tom Ripley ? Il resterait la tête bien droite, tout aussi bravement que maintenant. Ou bien il pourrait se précipiter par-dessus bord – ce qui pour lui serait le suprême acte de courage, en même temps que l’évasion définitive. Et puis après ? D’où il était, il entendait le faible bip-bip-bip qui venait du poste radio, dans les superstructures. Il n’avait pas peur. C’était comme ça. Il avait toujours espéré être dans cette disposition d’esprit quand il ferait route vers la Grèce. Contempler l’eau noire tout autour de lui sans avoir peur, c’était presque aussi bien que d’apercevoir les îles grecques à l’horizon. Dans la douce nuit de juin qui l’enveloppait, il était capable de reconstituer par l’imagination les petites îles, les collines d’Athènes parsemées de maisons, et l’Acropole.
Il y avait à bord une vieille Anglaise qui voyageait avec sa fille, elle-même âgée d’une quarantaine d’années, célibataire, et si abominablement nerveuse qu’elle était incapable de rester plus d’un quart d’heure à profiter du soleil sur le pont, sans se lever de son fauteuil en annonçant tout à coup qu’elle allait « faire un tour ». Sa mère, au contraire, était extrêmement calme et pondérée ; elle avait la jambe droite, qui avait été paralysée, un peu plus courte, si bien qu’elle devait porter un épais talon à sa chaussure droite et qu’elle ne pouvait marcher qu’avec l’aide d’une canne ; c’était le genre de femme qui, à New York, aurait rendu Tom fou tant elle était lente et invariablement aimable, mais durant la traversée Tom passa des heures sur le pont avec elle, à lui parler et à l’écouter parler de sa vie en Angleterre et de la Grèce où elle n’était pas revenue depuis 1926. Il l’emmenait faire quelques pas sur le pont promenade, elle s’appuyait sur le bras de Tom en s’excusant sans cesse du mal qu’elle lui donnait, mais manifestement ravie de ces attentions. Et la fille était de toute évidence ravie d’avoir trouvé quelqu’un qui la débarrassât un peu de sa mère.
« Peut-être Mrs. Cartwright avait-elle fait les quatre cents coups dans sa jeunesse, se dit Tom, peut-être était-elle responsable de toutes les névroses de sa fille, peut-être avait-elle accaparé celle-ci si bien qu’elle l’avait empêchée de se marier et de mener une vie normale, et peut-être méritait-elle plutôt d’être précipitée par-dessus bord que promenée sur le pont, mais qu’est-ce que cela pouvait bien faire ? Les gens étaient-ils toujours récompensés ou punis suivant leurs mérites ? Et lui-même ? » Il estimait qu’il avait eu une chance insensée de ne pas avoir été découvert après deux meurtres, qu’il avait eu de la chance depuis le moment où il avait pris l’identité de Dickie jusqu’à maintenant. Durant la première partie de sa vie, le sort avait été bien injuste, songea-t-il, mais les derniers mois avec Dickie et ensuite avaient largement compensé cela. Mais il allait lui arriver quelque chose en Grèce maintenant, c’était sûr, et ce ne pouvait être quelque chose d’aussi bien. Sa chance avait tenu trop longtemps. Mais à supposer qu’il se fît prendre pour cette histoire d’empreintes digitales et de testament, et qu’on l’envoyât à la chaise électrique, la mort dans ces conditions pourrait-elle être si pénible, la mort elle-même, à vingt-cinq ans, pourrait-elle être si tragique qu’il ne pût dire que les mois passés depuis novembre n’en valaient pas la peine ? Certainement pas.
La seule chose qu’il regrettait, c’était de ne pas avoir encore fait le tour du monde. Il aurait voulu connaître l’Australie. Et l’Inde. Le Japon aussi. Et puis il y avait l’Amérique du Sud. « Ce serait une plaisante façon de passer sa vie que d’admirer seulement les chefs-d’oeuvre artistiques de tous ces pays », songea-t-il. Il avait appris beaucoup de choses en peinture, n’était-ce qu’en s’essayant à copier les toiles médiocres de Dickie. Dans les musées de Paris et de Rome, il avait découvert des raisons de s’intéresser à la peinture qu’il n’avait jamais soupçonnées ou qui n’étaient peut-être pas encore en lui jadis. Il n’avait pas envie de faire lui-même de la peinture, mais s’il avait de l’argent, se dit-il, son plus grand plaisir consisterait à collectionner les tableaux qui lui plaisaient et à aider de jeunes peintres de talent qui avaient besoin d’argent.
Ainsi rêvait-il tout en se promenant sur le pont au bras de Mrs. Cartwright, et en écoutant ses monologues qui n’étaient pas toujours intéressants. Mrs Cartwright le trouvait charmant. Bien avant leur arrivée en Grèce, elle lui répétait déjà plusieurs fois par jour combien il avait contribué à lui rendre la traversée agréable ; ils faisaient des projets pour se retrouver à tel hôtel en Crète le 2 juillet, la Crète étant le seul endroit où leurs itinéraires se croisaient. Mrs Cartwright effectuait en effet un tour de Grèce en autocar. Tom acquiesçait à toutes ses propositions, bien qu’il s’attendît à ne jamais la revoir une fois qu’ils auraient débarqué. Il s’imaginait déjà appréhendé aussitôt et embarqué à bord d’un autre bateau, voire d’un avion, à destination de l’Italie. Aucun message radio n’était parvenu à bord le concernant – du moins à sa connaissance –, mais l’en informeraient-ils nécessairement s’ils en recevaient un ? Le journal du navire, une petite feuille ronéotypée que chaque passager trouvait à sa place à la table du dîner, était entièrement consacré aux nouvelles de politique internationale et n’aurait pas mentionné l’affaire Greenleaf, même si un développement inattendu s’était produit. Durant les dix jours de traversée, Tom vécut dans une extraordinaire ambiance de mélancolie et de courage désintéressé. Il imaginait les incidents les plus étranges : la fille de Mrs. Cartwright tombait par-dessus bord et il plongeait pour la sauver. Ou bien il se précipitait dans les eaux bouillonnantes qui s’engouffraient par une brèche de la coque, pour boucher le trou avec son corps. Il se sentait plein d’une force et d’une intrépidité surnaturelles.
Quand le navire arriva en vue de la côte grecque, Tom était sur le pont avec Mrs. Cartwright. Elle lui racontait comment le port du Pirée avait changé depuis la dernière fois qu’elle l’avait vu, et Tom ne s’intéressait absolument pas aux changements. Le Pirée existait, c’était tout ce qui comptait à ses yeux. Ce n’était pas un mirage, c’était une colline bien réelle, dont il pourrait fouler le sol, avec des maisons qu’il pourrait toucher... s’il allait jusque-là.
La police attendait sur le quai. Il vit quatre policiers plantés là, les bras croisés, qui regardaient le navire. Tom aida Mrs. Cartwright jusqu’à la dernière minute, l’accompagna jusqu’en bas de la passerelle de débarquement et lui fit ses adieux en souriant ainsi qu’à sa fille. Il devait attendre à la lettre R pour prendre ses bagages, et elles à la lettre C, et les deux Cartwright partaient aussitôt pour Athènes, à bord de leur car.
Sentant encore sur sa joue la trace tiède et légèrement humide du baiser qu’y avait planté Mrs. Cartwright, Tom tourna les talons et s’avança lentement vers les policiers. Pas d’histoire, se dit-il, il allait simplement se présenter à eux. Il y avait un grand kiosque à journaux derrière les policiers, et l’idée lui vint d’acheter un journal. Peut-être lui accorderait-on cette faveur. Les policiers, les bras toujours croisés, le regardaient s’approcher. Ils avaient un uniforme noir et des casquettes à visière noire. Tom esquissa un faible sourire. L’un des policiers porta la main à sa casquette et s’écarta. Mais les autres ne bougèrent pas. Tom se trouvait maintenant presque entre deux policiers, juste en face du kiosque, et les deux hommes regardaient toujours droit devant eux, sans lui prêter la moindre attention.
Tom considéra la multitude des journaux étalés devant lui, il se sentait faible, et la tête lui tournait. Sa main s’avança machinalement pour prendre un journal de Rome qu’il reconnaissait. Le journal était vieux de trois jours seulement. Il tira quelques lires de sa poche, s’apercevant soudain qu’il n’avait pas d’argent grec, mais le marchand de journaux accepta les lires tout comme s’il était en Italie et il lui rendit même la monnaie en lires.
« Je vais prendre également ceux-ci », dit Tom en italien, choisissant trois autres journaux italiens et l’édition de Paris du Herald Tribune. Il jeta un coup d’oeil du côté des policiers. Ils ne le regardaient pas.
Puis il revint dans le hangar sur le quai où les passagers du navire attendaient leurs bagages. Il entendit Mrs. Cartwright le saluer joyeusement au passage, mais il fit comme s’il n’avait pas entendu. Il s’arrêta sous le panneau marqué R et déplia le plus vieux des journaux italiens qui datait de quatre jours.
ON N’A RETROUVÉ PERSONNE RÉPONDANT AU NOM DE ROBERT S. FANSHAW QUI AVAIT DÉPOSÉ LES BAGAGES DE GREENLEAF A LA CONSIGNE DE L’AMERICAN EXPRESS
annonçait de façon maladroite le gros titre en seconde page. Tom lut la longue colonne consacrée à l’enquête, mais seul le cinquième paragraphe l’intéressa :
« La police a vérifié voici quelques jours que les empreintes relevées sur les valises et sur les toiles sont les mêmes que celles relevées dans l’appartement que Greenleaf a abandonné à Rome. On estime donc que c’est Greenleaf lui-même qui a déposé à la consigne les valises et les toiles... »
Tom prit un autre journal. Même son de cloche :
«... Étant donné que les empreintes relevées sur les articles contenus dans les valises sont identiques à celles que l’on a relevées dans l’appartement du Signor Greenleaf à Rome, la police a conclu que c’est le Signor Greenleaf lui-même qui a préparé et expédié les valises à Venise ; on suppose qu’il s’est suicidé, peut-être en se jetant à l’eau et sans aucun vêtement. Selon une autre hypothèse, il serait toujours vivant, sous le nom de Robert S. Fanshaw ou sous quelque autre fausse identité. Il est également possible que le Signor Greenleaf ait été assassiné après avoir préparé – peut-être sous la menace – ses bagages, dans le dessein justement de brouiller les pistes en s’arrangeant ainsi pour que ce soient ses propres empreintes qu’on retrouve sur les valises...
« Quoi qu’il en soit, il est inutile de rechercher plus longtemps « Richard Greenleaf, car, même s’il est encore en vie, il n’a plus en sa possession son passeport au nom de Richard Greenleaf... »
Tom en tremblait d’énervement. L’éclat du soleil au bord du toit lui faisait mal aux yeux. Il suivait machinalement le porteur qui s’était emparé de ses bagages jusqu’au comptoir de la douane, et, tout en regardant d’un oeil vague le contenu de sa valise que l’inspecteur examinait hâtivement, il essaya de comprendre exactement la signification de la nouvelle. Cela voulait dire qu’on ne le soupçonnait absolument pas. Cela voulait dire que les empreintes avaient fait la preuve de son innocence. Non seulement il n’allait pas être arrêté ni condamné à mort, mais, bien mieux aucun soupçon ne pesait sur lui. Il était libre. À moins que des difficultés ne surgissent à propos du testament.
Tom prit le car pour Athènes. Un de ses voisins de table était assis auprès de lui, mais il ne lui adressa pas la parole et sans doute aurait-il été même incapable de répondre si l’autre l’avait interpellé. Tom était sûr de trouver à l’American Express d’Athènes une lettre à propos du testament. M. Greenleaf aurait eu largement le temps de répondre. Peut-être avait-il déjà confié l’affaire à ses avocats, et peut-être Tom trouverait-il à Athènes une courtoise fin de non-recevoir d’un avocat, en attendant un message de la police américaine l’informant qu’il était inculpé de faux et usage de faux. Cette histoire de testament pouvait tout gâcher. Tom contempla par la fenêtre le paysage sauvage et desséché. Il n’enregistrait rien. Peut-être la police grecque l’attendait-elle déjà à l’American Express. Peut-être les quatre hommes qu’il avait vus sur le quai de débarquement n’étaient-ils pas des policiers, mais des soldats.
Le car s’arrêta. Tom descendit, rassembla ses bagages et trouva un taxi.
« Voudriez-vous vous arrêter à l’American Express ? » demanda-t-il au chauffeur en italien. Mais sans doute le chauffeur comprit-il en tout cas les mots « American Express », car il démarra aussitôt. Tom se souvenait avoir dit la même chose au chauffeur de taxi à Rome, le jour de son départ pour Palerme. Comme il était sûr de lui ce jour-là, juste après avoir semé Marge à l’Inghelterra !
Il se redressa sur la banquette en apercevant le panonceau de l’American Express et chercha des yeux des policiers. Toujours en italien, il demanda au chauffeur d’attendre, et l’homme parut comprendre aussi ; il porta la main à sa casquette et se carra confortablement derrière le volant. Tout se passait trop bien, c’était généralement comme cela juste avant que tout saute. Tom parcourut des yeux le hall de l’American Express. Tout semblait normal. Peut-être dès qu’il allait mentionner son nom...
« Avez-vous du courrier au nom de Thomas Ripley ? demanda-t-il à voix basse en anglais.
— Ripley ? Voulez-vous épeler ? » fit l’employée.
Il épela.
Elle se retourna et prit quelques lettres dans un casier. Toujours rien d’anormal.
« Vous avez trois lettres », dit-elle en anglais, avec un sourire.
Une de M. Greenleaf. Une de Titi à Venise. Une de Cléo, qu’on avait fait suivre. Il ouvrit la lettre de M. Greenleaf.
9 juin 19...
« Mon cher Tom,
« J’ai bien reçu hier votre lettre du 3 juin. Elle ne nous a pas surpris, ma femme et moi, autant que vous auriez pu l’imaginer. Nous savions tous deux que Richard avait beaucoup d’affection pour vous, bien qu’il n’eût jamais pris la peine de nous le dire expressément dans aucune de ses lettres. Comme vous le faites remarquer, ce testament semble hélas ! indiquer que Richard s’est suicidé. C’est une conclusion à laquelle nous avons fini par nous résigner ; la seule autre possibilité étant que Richard ait pris un autre nom et, pour des raisons de lui seul connues, ait décidé d’abandonner sa famille.
« Ma femme estime comme moi que, quoi qu’ait pu faire Richard, nous devons respecter ses volontés. En ce qui concerne le testament, vous avez donc mon appui sans réserve. J’ai remis une photocopie du document aux mains de mes avocats qui vous tiendront au courant de leurs démarches pour le transfert à votre nom de ce que possédait Richard.
« Je vous remercie encore de votre aide lors de mon voyage en Europe. Ne manquez pas de nous donner de vos nouvelles.
« Avec tous nos meilleurs voeux,
« HERBERT GREENLEAF. »
Était-ce une plaisanterie ? Mais c’était bien le papier à lettres des chantiers Burke-Greenleaf – du papier épais, légèrement granuleux, avec l’en-tête gravé – et, d’ailleurs, M. Greenleaf n’était pas homme à faire ce genre de plaisanterie, sûrement pas. Tom remonta dans le taxi qui l’attendait. Ce n’était pas une farce ! C’était bien à lui ! L’argent de Dickie, la liberté ! Et, comme tout le reste, c’était une double liberté, la sienne et celle de Dickie. Il pourrait avoir une maison en Europe et une autre en Amérique si cela lui faisait plaisir. Il pensa brusquement que l’argent provenant de la vente de la maison de Mongibello attendait toujours, et il se dit qu’il devrait sans doute l’envoyer aux Greenleaf, puisque Dickie avait vendu la maison avant de rédiger le testament. Il sourit en pensant à Mrs. Cartwright. Il lui offrirait une grosse boîte d’orchidées quand il la reverrait en Crète, en admettant qu’on trouvât des orchidées en Crète.
Il essaya d’imaginer ce que ce serait que de débarquer là-bas : la longue île, hérissée de cratères desséchés et déchiquetés, l’animation sur le quai au moment où le navire entrait au port, les petits porteurs avides de s’emparer de ses bagages et de toucher des pourboires, et l’argent ne lui manquerait pas pour en distribuer à droite et à gauche. Il imagina quatre silhouettes immobiles debout sur ce quai de Crète, les silhouettes de policiers qui l’attendraient, qui l’attendraient patiemment, les bras croisés. Il se crispa soudain et sa vision s’évanouit. Allait-il voir des policiers qui l’attendraient sur tous les quais où il débarquerait ? À Alexandrie ? À Istanbul ? À Bombay ? À Rio ? Bah ! pas la peine d’y penser. Il se carra sur la banquette. Inutile de gâcher son voyage en pensant à des policiers imaginaires.
Même s’il y avait des policiers sur le quai, cela ne voudrait pas nécessairement dire...
« À donda, a donda ? demandait le chauffeur de taxi, essayant de parler italien.
— À l’hôtel, s’il vous plaît, dit Tom. meglio albergo. Il meglio, il meglio ! »