Le lendemain McCarron appela Tom au téléphone de Rome : il voulait les noms de tous ceux que Dickie avait connus à Mongibello. C’était apparemment tout ce que McCarron voulait savoir, car il prit son temps pour inscrire les noms, et pour les comparer à ceux de la liste que lui avait donnée Marge. Marge lui avait déjà donné la plupart des noms, mais Tom les passa tous en revue, ainsi que les adresses si difficiles à énoncer : il cita Giorgio, bien sûr, Pietro, le gardien des bateaux, Maria, la tante de Fausto ; Tom ne savait pas le nom de famille de la tante Maria, mais il expliqua longuement à McCarron comment on allait chez elle ; il cita aussi Aldo, l’épicier, les Cecchi, et même le vieux Stevenson, le peintre reclus qui habitait juste en dehors du village et que Tom même n’avait jamais vu. Il fallut plusieurs minutes à Tom pour les nommer tous, et il faudrait probablement plusieurs jours à McCarron pour les interroger. Tom mentionna tout le monde, sauf le Signor Pucci, qui s’était occupé de la vente de la maison et du bateau de Dickie, et qui dirait certainement à McCarron, si celui-ci ne l’avait pas déjà appris de la bouche de Marge, que Tom Ripley était venu à Mongibello pour s’occuper des affaires de Dickie. Tom ne pensait pas que le fait que McCarron sût ou non qu’il s’était occupé des affaires de Dickie fût très grave, ni que cela changeât grand-chose. Quant aux gens comme Aldo, si McCarron arrivait à tirer quelque chose d’eux, tant mieux pour lui.
« Personne à Naples ? demanda McCarron.
— Pas que je sache.
— Et à Rome ?
— Je suis désolé, mais je ne l’ai jamais vu avec des amis à Rome.
— Vous n’avez jamais parlé à ce peintre... heu... Di Massimo ?
— Non. Je l’ai vu une fois, dit Tom, mais je ne lui ai jamais parlé.
— Comment est-il ?
— Eh bien, je l’ai vu juste au coin d’une rue. J’ai quitté Dickie parce qu’il allait le rejoindre, aussi je ne me suis pas beaucoup approché de lui. Il avait l’air de mesurer à peu près un mètre soixante-douze, et d’avoir une cinquantaine d’années, et il a des cheveux grisonnants... c’est à peu près tout ce que je me rappelle. Il semblait assez solidement bâti. Je me rappelle aussi qu’il portait un costume gris clair.
— Hm-m... bon, dit McCarron d’un ton absent, comme s’il inscrivait tout ce que Tom venait de lui dire. Eh bien, je crois que c’est à peu près tout. Merci beaucoup, M. Ripley.
— De rien. Bonne chance. »
Tom attendit sans bouger de chez lui pendant plusieurs jours, comme l’aurait fait n’importe qui, si les recherches faites pour retrouver un ami disparu étaient arrivées à leur point culminant. Il refusa deux ou trois invitations. Les journaux s’étaient repris d’intérêt pour la disparition de Dickie, inspiré par la présence en Italie d’un détective privé américain engagé par le père de Dickie. Lorsque les photographes de l’Europeo et de Oggi vinrent voir Tom pour prendre des photos de lui et de sa maison, il les congédia d’un ton ferme, et il alla même jusqu’à attraper par le coude un jeune homme qui insistait trop et à le pousser jusqu’à la porte à travers le living-room. Mais pendant cinq jours il ne se passa rien d’important : ni coups de téléphone ni lettres, pas même du tenente Roverini. Par moments Tom imaginait le pire, surtout au crépuscule, heure à laquelle il se sentait plus déprimé qu’à n’importe quelle autre du jour. Il imaginait Roverini et McCarron se rencontrant et développant la théorie suivant laquelle Dickie pouvait avoir disparu en novembre, il imaginait McCarron cherchant à savoir quand Tom avait acheté sa voiture, il l’imaginait s’enga-geant sur une nouvelle piste après avoir appris que Dickie n’était pas revenu après le voyage à San Remo et que Tom Ripley était venu pour s’occuper de liquider les affaires de Dickie. Il pensait et repensait à l’au revoir las et indifférent de M. Greenleaf le dernier matin à Venise, l’interprétait comme un au revoir hostile, et imaginait M. Greenleaf entrant dans une violente colère à Rome en voyant que tous les efforts pour retrouver Dickie étaient vains, et demandant soudain qu’une enquête approfondie fût faite sur Tom Ripley, ce chenapan qu’il avait envoyé en Europe avec son propre argent pour essayer de ramener son fils à la maison.
Mais tous les matins Tom redevenait optimiste. Il se disait qu’une chose lui était favorable, c’était que Marge ne doutait pas un instant que Dickie n’eût passé tous ces mois à bouder à Rome, et qu’elle avait sûrement gardé toutes ses lettres et les apporterait probablement toutes à McCarron. Et elles étaient excellentes, ces lettres. Tom était content de leur avoir accordé tant de réflexion. Marge constituait un atout plutôt qu’un danger. C’était vraiment une très bonne chose qu’il eût reposé sa chaussure le soir où elle avait trouvé les bagues.
Tous les matins, il regardait de la fenêtre de sa chambre à coucher le soleil se lever à travers les brumes hivernales, monter péniblement jusqu’au-dessus de la ville paisible, traversant enfin les brumes pour donner quelques heures de vrai soleil avant midi, et le calme commencement de chaque après-midi était comme une promesse de paix pour l’avenir. Les journées devenaient plus chaudes. Il y avait plus de lumière et moins de pluie. Le printemps était presque là, et un de ces matins, un matin plus beau que ceux-ci, Tom quitterait la maison et monterait à bord d’un bateau en partance pour la Grèce.
Le soir du sixième jour après le départ de Mr. Greenleaf et de McCarron, Tom appela Mr. Greenleaf à Rome. M. Greenleaf n’avait rien à lui apprendre de nouveau, mais Tom ne s’attendait pas à ce qu’il y eût quelque chose. Marge était rentrée chez elle. « Tant que Mr. Greenleaf resterait en Italie, se dit Tom, la presse continuerait à publier chaque jour un bref article sur l’affaire. » Mais les journaux commençaient à manquer de nouvelles sensationnelles concernant l’affaire Greenleaf. « Et comment va votre femme ?
— Pas mal. Mais je crois que tout cela est pénible pour elle, quand même. Je lui en ai encore parlé hier soir.
— Je suis désolé de savoir cela », dit Tom. Il se dit qu’il devrait écrire une lettre gentille à Mrs. Greenleaf, juste un mot aimable pendant que son mari était absent et qu’elle était seule. Il regrettait de ne pas y avoir pensé plus tôt.
M. Greenleaf annonça qu’il allait partir à la fin de la semaine, via Paris, où la police française continuait elle aussi les recherches. McCarron l’accompagnerait, et, s’il n’y avait rien de nouveau à Paris, ils prendraient tous les deux le chemin du retour. « Il me paraît évident, à moi et à tout le monde, dit M. Greenleaf, qu’où bien il est mort ou bien il se cache délibérément. Il n’y a pas un endroit dans le monde où on n’ait pas annoncé publiquement qu’il était recherché. À part en Russie, peut-être. Mon Dieu, il n’a jamais manifesté de sympathie pour l’U.R.S.S., par hasard ?
— La Russie ? Non, pas que je sache. »
M. Greenleaf avait l’air de penser que Dickie était mort, ou que, s’il ne l’était pas, il n’avait qu’à rester où il était. Durant la conversation téléphonique, ce il-n’avait-qu’à-rester-où-il-était paraissait même dominer dans les sentiments de M. Greenleaf.
Ce même soir, Tom se rendit chez Peter Smith-Kingsley. Peter avait quelques journaux anglais que lui avaient envoyés des amis, dont l’un avec la photo de Tom expulsant le photographe de Oggi de chez lui. Tom l’avait vue aussi dans les journaux italiens. Des photos de lui dans les rues de Venise et des photos de sa maison étaient parvenues également en Amérique. Bob et Cléo lui avaient tous les deux envoyé des photographies et des articles extraits de la presse new-yorkaise. Ils trouvaient tout cela très passionnant.
« J’en ai par-dessus la tête, dit Tom. Je ne reste ici que pour être poli et pour les aider si je peux. Si d’autres reporters essayent d’entrer chez moi, ils seront reçus à coups de fusil quand ils passeront la porte. » Il était vraiment agacé et dégoûté, et cela s’entendait dans sa voix.
« Je vous comprends très bien, dit Peter. Je rentre à la fin de mai, vous savez. Si vous voulez venir avec moi et habiter chez moi, en Irlande, vous serez plus que bienvenu. Je peux vous assurer que, là-bas, c’est mortellement tranquille. »
Tom le regarda. Peter lui avait parlé de son vieux château en Irlande et lui en avait montré des photos. Le souvenir de ses relations avec Dickie lui traversa l’esprit comme un cauchemar, comme un fantôme livide et maléfique. « C’était, se dit-il, parce que la même chose pouvait arriver avec Peter. » Peter, l’intègre, Peter, qui ne soupçonnait rien, le naïf, le généreux, le brave type – la seule différence, cette fois, c’était que lui, Tom, ne ressemblait pas assez à Peter. Mais un soir, au grand amusement de Peter, il avait pris l’accent anglais et avait imité le maniérisme de Peter et sa façon de pencher la tête d’un côté en parlant, et Peter avait trouvé cela d’une drôlerie irrésistible. Tom se disait maintenant qu’il n’aurait pas dû faire cela. Il en avait terriblement honte, de cette soirée, et du fait qu’il avait pensé, fût-ce un instant, que ce qui était arrivé avec Dickie pourrait arriver avec Peter.
« Merci, dit Tom. Je préfère rester seul encore un moment. Mon ami Dickie me manque, vous savez. Il me manque affreusement. » Il était au bord des larmes, soudain. Il se rappelait les sourires de Dickie le premier jour où ils avaient commencé à s’entendre, quand il avait avoué à Dickie qu’il était envoyé par son père. Il se rappelait leur premier voyage fou à Rome. Il se rappelait même avec affection cette demi-heure au bar du Carlton, à Cannes, quand Dickie s était tu et qu’il avait eu l’air de s’ennuyer, mais après tout Dickie avait une raison de s’ennuyer : c’était Tom qui l’avait entraîné là, et Dickie n’aimait pas la Côte d’Azur. Si seulement il avait fait ce voyage sans Dickie, se dit Tom, si seulement il n’avait pas été si pressé et si avide, si seulement il ne s’était pas mépris si stupidement sur les relations qui existaient entre Dickie et Marge, ou s’il avait simplement attendu qu’ils se séparassent de leur propre gré, alors rien de tout cela ne serait arrivé, et il aurait pu vivre avec Dickie le reste de sa vie, voyager, vivre et s’amuser le reste de sa vie. Si seulement il n’avait pas mis les vêtements de Dickie ce jour-là...
« Je vous comprends, mon vieux Tommie, je vous assure », dit Peter en lui tapotant l’épaule.
Tom le regarda à travers des larmes qui déformaient sa vision. Il s’imaginait retournant avec Dickie en Amérique pour les fêtes de Noël, sur un paquebot, il s’imaginait étant en aussi bons termes avec les parents de Dickie que si Dickie et lui avaient été frères. « Merci », dit Tom, avec une sorte de hoquet comme en ont les enfants lorsqu’ils pleurent.
« J’aurais même cm qu’il y avait en vous quelque chose d’anormal si vous ne vous étiez pas effondré comme vous venez de le faire », dit Peter d’un ton plein de sympathie.