- …coutez, je ne suis pas lesbienne, si c'est ce que vous pensez. Je lui ai offert ma chambre d'amis jusqu'à ce qu'elle retombe sur ses pieds. C'est tout. Est-ce qu'on n'a pas le droit de rendre service, de nos jours, sans être soupçonné

du pire ?

- Ce n'est pas ce que je suggérais. Pardon de vous avoir froissée.

- Ah... bon. Il faut faire attention à ce qu'on dit, quand on s'adresse aux gens, c'est tout.

- Vous êtes toujours amies, si j'ai bien compris?

- Oui. Elle est restée ici un moment. Je l'ai aidée à trouver un petit boulot, mais ça n'a pas marché. Puis elle a ren contré Craig, un type avec qui j'avais fait mes études, et elle est partie vivre avec lui.

Tout cela était dit sur un ton curieusement détaché, mais Banks eut l'impression que bien des choses restaient tues.

Il avait aussi le sentiment qu'elle était en permanence en train d'estimer, d'évaluer, de calculer, et que le fait d'avoir été percé à jour le mettait sous la coupe de cette fille.

- J'ai parlé à ce Craig, dit-il. Il m'a appris qu'elle l'avait plaqué pour un autre. Un sale type, apparemment. Vous

savez qui c'est?

- Un mec rencontré dans une fête.

- Vous y étiez? Vous l'avez connu?

- Oui.

- Et depuis, vous les avez revus ?

- Ils sont venus une fois. Je crois qu'elle voulait l'épater. Il n'a pas paru impressionné par ce qu'il a vu, en tout cas.

- Vous connaissez son nom ?

- Barry Clough.

- Et son adresse ?

Elle chercha une autre cigarette et, ayant exhalé sa première bouffée, acquiesça.

- Oui. Ils habitaient un genre de grosse villa vers Little Venice. Louisa m'a invitée une fois à un dîner là-bas - buffet traiteur, bien s˚r. Je crois que c'était moi qu'elle cherchait à impressionner, cette fois.

- «a a marché ?

- Il m'en faut plus qu'une grosse baraque et quelques has been du rock. Plus, peut-être, un député et un ou deux flics véreux.

Banks sourit.

- que fait-il dans la vie ?

- Des affaires. Il est lié au milieu musical. ¿ mon avis, il revend de la drogue.

- qu'est-ce qui vous fait dire ça?

- La superbaraque. La coke qui coule à flots. Des stars du rock. «a met la puce à l'oreille, non ?

- Louisa se drogue ?

- Le pape est-il polonais?

- quand se sont-ils connus ?

- Il y a plus de deux mois.

- L'avez-vous souvent revue depuis lors ?

- Non. Vous commencez à parler comme un flic, vous savez.

Banks n'aimait pas sa façon de le regarder, comme si elle savait.

- Je suis inquiet, c'est tout, dit-il.

- Pourquoi? Ce n'est pas votre fille...

Il n'avait pas envie de parler de la sienne, qui en ce moment même, indubitablement, était en train de découvrir Paris main dans la main avec Damon, ou même de faire

une croix sur les monuments pour passer le week-end au lit. - Son père est un copain, dit-il à la place, ces mots lui restant presque dans la gorge quand il les prononça. Je ne voudrais pas qu'on lui fasse du tort.

- C'est un peu tard, non ? Enfin, il y a six mois qu'elle a fugué. Il aurait d˚ faire un peu plus d'efforts pour la retrouver à

l'époque, d'après moi.

Elle s'interrompit, plissant une fois de plus les yeux, et déclara :

- Je ne sais pas quoi penser de vous. Vous me cachez quelque chose. Vous ne couchiez pas avec elle, des fois ? De sa part, ça ne m'étonnerait pas. Ce n'était pas une oie blanche, même à son arrivée. Elle avait de l'expérience.

- Un peu trop jeune pour moi.

Elle eut un rire dur.

- ¿ votre ‚ge, je croyais qu'on les préférait jeunes. Pourquoi croyez-vous qu'on trouve des prostituées de treize ou quatorze ans ? Parce que ça plaît aux filles ?

Banks se sentit blessé par sa remarque, mais ne put trouver une réaction appropriée.

- On s'écarte du sujet.

- Pas si vous voulez que je vous donne son adresse. Je dois m'assurer que vous n'êtes pas un pervers, un tordu. Et ne me parlez pas d'‚ge. Elle était capable de faire sortir un évêque de sa soutane, cette brave Louisa.

- Je ne peux que vous répéter ce que je vous ai déjà dit.

Il n'y a rien entre nous. J'ai moi-même une fille de son ‚ge. - C'est vrai?

- Oui.

- Comment s'appelle-t-elle ?

Surpris, Banks répondit :

- Tracy.

Ruth l'évalua une fois de plus.

- Vous n'avez pas l'air assez vieux.

- Vous voulez mon extrait de naissance ?

- Non, inutile. En outre, je suppose que vous ne le portez pas en permanence sur vous, non ?

- C'était une... peu importe, l‚cha Banks, qui en avait par-dessus la tête de Ruth Walker et sa langue acérée.

Pas étonnant si Emily avait filé avec le jeune Newton à la première occasion.

Ruth se leva et alla à la fenêtre.

- Voyez ce pauvre niais..., dit-elle au bout d'un instant, presque pour elle-même. Il travaille de nuit, comme agent de sécurité. Il ne se doute absolument pas que le mec du 55

se tape sa nana toutes les nuits. Le saligaud. Et si je lui disais ? Sans lui laisser le temps de faire le moindre commentaire, elle pivota brusquement sur ses talons, bras croisés, un sourire suffisant aux lèvres.

- D'accord. Je vais vous donner leur adresse. Mais vous perdez votre temps.

Elle a tiré un trait sur les gens comme vous. Elle n'écoutera pas un mot de ce que vous pourrez

lui dire.

- «a vaut la peine d'essayer. Au moins, je verrai si elle va bien, ce qu'elle fabrique.

Ruth lui lança un regard compatissant.

- Peut-être... peut-être pas.

Peu après six heures du soir, Banks sortit du métro sur Warwick Avenue et se dirigea vers l'adresse que Ruth lui

avait indiquée. Par un beau soir d'été, il aurait pu descendre au bord du canal pour admirer les péniches gaîment colorées, mais la nuit était tombée en fin d'après

midi, comme d'habitude, et il faisait frisquet; le temps était à la pluie.

L'adresse se révéla être une construction individuelle, une grosse villa trapue entourée d'un haut mur d'enceinte. Encastrée dans ce mur, une porte en acier. Fermée.

Banks se serait giflé de ne pas l'avoir prévu. Si le petit ami de Louisa était du genre à sortir avec des gorilles, c'était aussi le genre à vivre dans une foutue forteresse. Accéder à Emily Riddle allait demander plus d'effort que de frapper à la porte ou sonner à un interphone.

En façade, deux fenêtres au rez-de-chaussée et une à

l'étage étaient éclairées derrière des rideaux foncés, et il y avait de la lumière au-dessus de la porte d'entrée. Banks t‚cha de réfléchir à la meilleure approche. Il pouvait simplement parler dans l'interphone et décliner son identité,

voir si cela lui valait d'être admis. Ou alors, escalader cette grille et aller frapper à la porte. Et puis quoi ? Secourir la demoiselle en détresse ? Grimper à l'étage en s'agrippant à

ses tresses? S'enfuir en l'emportant sur son épaule? Sauf erreur de sa part, Emily Riddle n'était pas en détresse, pas plus qu'elle n'était retenue captive dans une tour. En fait, elle était s˚rement en train de s'éclater.

Planté devant la grille, il regardait à travers les barreaux, les joues si proches de l'acier qu'il en sentait la froideur. Il n'avait pas le choix; il faudrait recourir à l'interphone en espérant qu'on le laisserait entrer.

Certes, il ne pourrait pas se faire passer pour le père d'Emily cette fois, mais il se déclarerait porteur d'un important message de la part de sa famille. C'était jouable.

Il n'avait pas eu le temps d'appuyer sur le bouton qu'une main puissante l'attrapait par le cou et lui plaquait la figure contre les barreaux, dont l'acier lui griffa les joues.

- qu'est-ce que tu fous là ? fit une voix.

Sa première réaction fut de balancer un coup de talon dans les tibias de l'homme ou de lui écraser le cou-de-pied, puis de se libérer, de faire volte-face et de se bagarrer. Mais il fallait être raisonnable, se rappeler pourquoi il était là, qui il était censé être.

S'il tabassait son agresseur, o˘ cela le mènerait-il? Nulle part, sans doute. D'un autre côté, il tenait peut-être là sa chance d'entrer.

- Je cherche Louisa, dit-il.

Le poing se desserra. Se retournant, Banks se retrouva face à un homme en costume collant qui aurait pu être l'un des sparring-partners de Mike Tyson. Heureusement qu'il n'avait pas tenté de se défendre.

- Louisa? qu'est-ce que vous lui voulez?

- Je voudrais lui parler, c'est tout. C'est son père qui m'envoie.

- Tu parles !

- J'allais sonner. Je cherchais à voir s'il y avait de la lumière, si la maison était occupée.

- C'est vrai ?

- Oui.

- Tu ferais bien de venir avec moi, mon pote, dit le gorille, exactement les paroles que Banks attendait. Nous verrons ce que M.

Clough en dira.

Il glissa une clé en forme de carte de crédit dans une fente ménagée dans le boîtier de l'interphone, composa un

code à sept chiffres dont il était étonnant qu'il e˚t assez de cervelle pour se le rappeler, et la grille pivota sur ses gonds bien huilés. Le gorille - qui le tenait par le bras à présent, mais sans serrer plus qu'il n'aurait fallu pour briser

quelques petits os - le guida dans l'allée qui menait à la porte principale, qu'il ouvrit avec une simple clé Yale. Parfois la sécurité, comme la beauté, n'est qu'une simple question d'apparence.

Ils se tenaient dans un corridor clair, qui aboutissait à

une cuisine moderne et rutilante au fond de la maison. Plusieurs portes donnaient sur ce couloir, toutes fermées, et immédiatement sur la droite un escalier recouvert d'un

épais tapis conduisait aux étages. C'était bien plus luxueux que l'appartement de Ruth, et bien plus chic que ce que Craig Newton pourrait jamais s'offrir. Elle est toujours retombée sur ses pieds. Les Riddle avaient offert à Emily tout ce que l'argent peut procurer

- cheval, leçons de piano, vacances, scolarité privilégiée - et ils avaient élevé une fille aux go˚ts difficiles apparemment.

Une musique assourdie filtrait d'une des pièces. Une chanson pop que Banks n'identifia pas. Sitôt la porte d'entrée refermée sur eux, le gorille lança :

- Patron?

Une autre porte s'ouvrit et un homme de grande taille apparut. Il n'était pas gras, ni même trop musclé comme

son garde du corps, mais donnait assurément l'impression de soulever de la fonte au gymnase deux ou trois fois par semaine. Comme Craig Newton l'avait noté, sa figure était toute en angles, comme sculptée dans la pierre, et il était bel homme, si on aime ce genre-là, un Nick Nolte rajeuni. Il portait un costume Armani couleur crème par-dessus un t-shirt rouge, arborait un bronzage intense et une queue de cheval grise d'une quinzaine de centimètres flottant pardessus son col.

Au cou, une grosse chaîne en or, assortie à celle qu'il portait au poignet et à la chevalière mastoc ornant la phalange poilue de sa main droite. On lui donnait juste la quarantaine, ce qui n'était pas tellement plus jeune que Jimmy Riddle. Ou que Banks lui-même, à vrai dire.

L'étincelle dure dans ses yeux et l'assurance abusive avec laquelle il se déplaçait montraient qu'il était dangereux. Banks avait vu déjà cet éclat-là dans les yeux de criminels endurcis, des individus pour qui le monde et son contenu sont bons à prendre, et pour qui les obstacles sont là pour être balayés aussi facilement que des pellicules sur un col. - qu'est-ce que c'est? dit-il, l'úil sur Banks.

- Je l'ai surpris rôdant près de l'entrée, patron. Il dit qu'il veut voir Louisa.

Barry Clough haussa un sourcil, mais son regard avait gardé toute sa sévérité.

- Pas possible ? qu'est-ce que vous pouvez bien lui vouloir, mon petit?

- Son père m'a chargé de la retrouver. J'ai un message à lui délivrer.

- Détective privé ?

- Juste un ami de la famille.

Clough l'étudia pendant ce qui parut durer plusieurs minutes. Puis une lueur d'ironie brilla dans son regard comme la peau d'un requin entrevu sous l'eau.

- Pas de problème, dit-il, l'introduisant dans la pièce. Comme je dis toujours, une jeune fille doit garder le contact avec sa famille, même si elle n'a jamais proposé de me faire rencontrer papa et maman. Je sais même pas o˘

ils vivent.

Banks ne dit rien. Le gorille se dandinait sur place. - Vous avez eu de la chance de nous trouver. On vient

de passer quelques jours en Floride, Louisa et moi. Peux plus souffrir l'hiver à Londres. On part le plus souvent possible. Je l'appelle... En attendant, relax. Un verre?

- Non, merci. Je n'en aurai pas pour longtemps.

Clough consulta sa montre. Une grande marque.

- Vous avez vingt minutes. On est attendus à une fête.

Vous êtes s˚r de ne rien vouloir boire ?

- Non, merci.

Banks s'installa tandis que Clough quittait la pièce. Il entendit des pas étouffés dans l'escalier. Le garde du corps s'était éclipsé à la cuisine.

La pièce o˘ il se trouvait avait, avec ses lambris, un charme traditionnel auquel il ne se

serait pas attendu à en juger par ce qu'il avait vu du couloir clair et de la cuisine moderne au fond. Il y avait des peintures aux murs, surtout des paysages anglais. Deux d'entre elles semblaient anciennes et authentiques.

Pas des Constable ni rien de ce genre, mais elles avaient sans doute une certaine valeur. Contre un mur se dressait une vitrine fermée à clé et protégée par des barreaux - pleine d'armes.

Des modèles de collection démilitarisés, sans doute. Personne ne serait assez stupide pour mettre de véritables armes ainsi en exposition.

Des b˚ches crépitaient dans le vaste foyer de la cheminée et crachaient des étincelles. La musique provenait d'une luxueuse chaîne-stéréo installée au fond de la pièce. ¿ présent qu'il s'était rapproché de la source, Banks se rendit compte qu'il connaissait cet air : c'était un vieil album de Joy Division. On entendait Heart and So˚l.

Il perçut des voix à l'étage, mais sans pouvoir discerner ce qui se disait. ¿ un moment donné, une voix de femme monta au point qu'il crut percevoir du défi dans son ton, puis, à un ordre aboyé par l'homme, cela cessa. quelques

secondes plus tard, la porte s'ouvrit et elle entra. Il ne l'avait pas entendue descendre l'escalier, ni glisser sur le tapis persan.

Craig Newton avait raison. Un mélange parfait d'inno-

cence et d'expérience. Elle pouvait avoir seize ans, ce qui était le cas, comme elle aurait pu en avoir vingt-six, et à certains égards elle ressemblait encore plus à sa mère en chair

et en os que sur les photos : yeux bleus, bouche cerise. Ce qu'il n'avait pu bien voir sur ces photos, en fait, c'est qu'elle avait des taches de rousseur sur son petit nez et ses pommettes hautes, et que ses yeux étaient d'un bleu bien plus p‚le que ceux de sa mère. Le soleil de Floride ne semblait pas avoir fait grand-chose à sa peau, qui était aussi claire que celle de Rosalind. Peut-être n'avait-elle pas mis le pied dehors, ou s'était-elle promenée sous une ombrelle, ainsi qu'une élégante du Sud avant la guerre de Sécession.

Rosalind était un peu plus petite que sa fille et plus étoffée de silhouette et, bien s˚r, leurs coupes de cheveux différaient. Emily avait une frange hachée et ses beaux cheveux d'un blond naturel tombaient droit sur ses épaules, qu'ils balayaient quand elle bougeait. Grande et longiligne, elle avait aussi le côté anorexique et fin de race d'un mannequin professionnel : le look "chic-héroÔne". Elle portait un corsaire en Jean qui lui arrivait à mi-mollet et un pull à point de torsade ample.

Il nota qu'elle était pieds nus, exposant des chevilles bien faites et ses pieds menus, aux ongles vermillon. Dieu sait pourquoi, le vers de Coleridge dans Christabellui traversa l'esprit : "... ses pieds veinés de bleu n'avaient pas de sandales. " Cette image lui avait toujours semblé fort peu érotique depuis le jour o˘ il était

tombé sur ce poème à l'école, et maintenant il savait pourquoi.

Même si Emily marchait avec gr‚ce et assurance, elle avançait en crabe, et en faisant plus attention Banks remarqua quelques minuscules grains de poudre blanche dans la

tendre dépression entre le nez et la lèvre supérieure. Il était toujours en train de regarder, quand elle tira une langue rose et effaça le tout. Puis elle lui sourit. Son regard était un rien trop vague et ses pupilles dilatées - de petits éclats de lumière y dansaient comme du mica captant le soleil.

- Je ne crois pas avoir eu le plaisir..., dit-elle en lui tendant sa main, au bout d'un bras incroyablement long.

Banks se leva. Les doigts frais et doux de l'adolescente saisirent les siens une fraction de seconde, puis se dégagèrent. Il se présenta. Emily se lova dans un fauteuil près du feu, pieds sous les fesses, et joua avec un brin de laine à l'extrémité de sa manche.

- C'est donc vous, Banks, dit-elle. J'ai entendu parler de vous. L'inspecteur divisionnaire Banks. Je me trompe ?

- Non... En bien, j'espère?

- Si on veut...

Puis, son expression vira à l'ennui.

- qu'est-ce qu'il veut, mon père, après tout ce temps?

Oh, merde, quelle est cette affreuse musique ? Parfois Barry a le chic pour choisir les trucs les plus déprimants.

- Joy Division, dit Banks. Il s'est suicidé. Le chanteur et leader du groupe.

- Pas étonnant. Moi aussi je me flinguerais si je chantais comme lui.

Elle se leva pour changer de CD, le remplaçant par Jag-ged Little Pill d'Alanis Morissette. Ce n'était pas tellement plus gai, aux oreilles de Banks, mais la musique était plus enlevée, plus moderne.

- Un vieux punk dans l'‚me, ce Barry... Vous savez qu'il a été dans le staff d'un groupe punk?

- Et maintenant qu'est-ce qu'il fait?

- Des affaires. Dans différents secteurs. Vous savez ce que c'est. (Elle rit. On aurait dit un verre en cristal éclatant en morceaux.) En fait, je sais pas trop. Il est souvent absent. Assez cachottier. (Elle posa un doigt sur ses lèvres.) Ici, c'est motus et bouche cousue...

Tu parles, se dit Banks. En l'écoutant, il se surprit à

t‚cher de situer son accent. Impossible. Riddle avait sans doute déménagé

plus souvent dans sa vie qu'il n'avait pris de repas chaud pour accéder au poste qu'il occupait à la quarantaine, et Emily s'était donc retrouvée avec un accent fade, non identifiable, pas spécialement snob, mais sans aucune des caractéristiques que donne une origine régio nale. Banks savait que son propre accent était difficile à cerner également, car il avait grandi à Peterborough, vécu à

Londres pendant plus de vingt ans et dans le Yorkshire du Nord pendant sept années.

Tout en bavardant, Emily évoluait dans la pièce, touchant des objets, soulevant un bibelot, tel un lourd presse-papiers renfermant un motif de rose, et le reposant à sa place ou ailleurs. Elle finit par se tenir près du feu, le coude appuyé au manteau, poing contre la joue, une hanche saillante.

- Vous m'avez dit ce qui vous amène? Je ne me souviens pas.

- Vous ne m'en avez pas encore donné l'occasion.

Elle mit la main à sa bouche et étouffa un gloussement. - Ouh, désolée.

C'est tout moi, ça : quelle pipelette.

Banks aperçut sur la table un cendrier contenant quelques mégots écrasés.

Il chercha ses propres cigarettes, en offrit à Emily et s'en alluma une.

Puis il se pencha légèrement en avant dans son fauteuil et dit :

- J'ai parlé il y a quelques jours avec votre père. Il est inquiet. Il voudrait rester en contact avec vous.

- Mon nom c'est Louisa. Et je ne rentrerai pas.

- Personne ne dit le contraire. Mais ça ne vous ferait pas de mal de le tenir au courant, si ?

- Pour qu'il se f‚che... (Elle fit la moue, puis s'écarta de la cheminée.) Comment vous m'avez trouvée ? J'ai dit à personne d'o˘ je sortais. Je n'utilise jamais mon véritable nom. - Je sais. Mais enfin : Louisa Gamine!

Vous êtes une fille intelligente, vous avez reçu une excellente éducation.

J'ai mis du temps à comprendre, mais ça a fini par venir. Une "gamine"

c'est une fille au charme espiègle, mais aussi l'anagramme d'enigma qui signifie casse-tête ou, dans ce cas précis, Riddle *1. Votre père m'avait dit que vous étiez une littéraire.

Elle joignit les mains en prière.

- Bravo ! C'est gagné. quelle brillant détective. Mais ça ne répond toujours pas à ma question.

- Votre petit frère vous a vue sur le Net.

Elle en resta bouche bée et retomba dans le fauteuil. Il ne l'aurait pas juré, mais sa réaction semblait authentique.

1. Riddle : devinette, énigme.

- Ben ? Ben a vu ça?

Banks fit signe que oui.

- Oh, putain... (Elle jeta d'une pichenette sa cigarette à moitié consumée au feu.) C'était pas prévu au programme.

- J'imagine.

- Et il l'a dit à maman?

- Exact.

- Elle ne l'aurait pas répété à papa. Pas pour tout l'or du monde. Elle le connaît aussi bien que moi.

- J'ignore comment il l'a appris, mais c'est un fait. Emily se mit à rire.

- J'aurais voulu voir sa tête.

- «a m'étonnerait.

- Et il vous a envoyé me chercher?

- En gros, oui.

- Pourquoi?

- Pourquoi il m'a envoyé ?

- Bon, je suis s˚re qu'il ne se serait pas donné la peine de venir luimême, mais pourquoi vous? Il ne vous aime même pas.

- Mais il sait que je fais bien mon travail.

- Laissez-moi deviner... Il vous a promis de vous foutre la paix si vous lui obéissez ? Ne vous fiez pas à lui.

- Je ne peux pas dire que j'aie confiance, mais j'ai été... - quoi?

- Rien. Aucune importance.

- Vous alliez dire quelque chose... quoi?

- Non.

Il ne voulait pas lui parler de Tracy, lui avouer que, bizarrement, il faisait cela pour elle, pour se dédouaner de ses propres absences et défaillances comme père de famille.

Emily se mit à bouder, puis se releva et fit les cent pas devant lui, dénombrant des points imaginaires sur ses doigts.

- Voyons... les photos vous ont conduit à GlamourPuss... non? Ce qui vous a conduit à Craig... ? Mais il ne sait pas mon adresse. Je l'ai dit... ah, Ruth ! C'est elle qui vous l'a donnée?

Banks garda le silence.

- Pas étonnant. La jalouse. Elle serait trop contente de me foutre dans la merde, cette salope, pour la simple raison que j'ai rencontré quelqu'un comme Barry, et qu'elle, elle est toujours coincée dans son petit appart exigu de Kennington. Est-ce que vous savez...

- quoi?

- Rien. Laissons tomber.

- qu'est-ce que vous alliez dire ?

Elle sourit.

- Non. ¿ mon tour de faire des mystères. Je vous dirai rien.

Avant que Banks puisse formuler une réponse, elle cessa de s'agiter pour s'agenouiller devant lui, levant ses yeux d'un bleu étincelant.

- Alors vous les avez vues, vous aussi... ? Les photos. Banks avala sa salive.

- Oui.

- «a vous a plu ? «a vous a excité ?

- Pas spécialement.

- Menteur.

Elle se releva d'un bond, un sourire de triomphe aux lèvres.

- D'ailleurs, c'était juste pour rigoler. Papa n'a pas à s'en faire. C'est pas comme si je m'étais lancée dans l'industrie du porno...

- Heureux de l'apprendre.

- Ce qui l'inquiète, c'est que je g‚che sa réputation sans tache, n'est-ce pas ?

- En partie.

Il n'était pas nécessaire de brosser un portrait idéalisé de Riddle, surtout devant sa fugueuse de fille. Elle le connaissait sans doute mieux que quiconque.

- Mais il m'a paru se faire sincèrement du souci pour vous.

- Oh, certainement.

Emily s'était rassise et paraissait songeuse.

- Le grand Jeremiah Riddle, champion des valeurs familiales, une police à votre écoute, proche des citoyens.

" Ma fille la pute " ne cadrerait pas bien avec cette image, hein?

- «a ne vous ferait pas de mal de lui téléphoner pour le rassurer de temps en temps, si ? Et votre mère ? Elle se fait un sang d'encre...

Les yeux d'Emily lancèrent des éclairs.

- Vous ne savez rien de rien. qu'est-ce que vous connaissez de ma vie ?

Elle tripota le col de son pull et parut rentrer en ellemême.

- J'étais comme en prison là-bas. Ne va pas ici. Ne fais pas ça. Ne vois pas celui-ci. Ne parle pas à celle-là. N'oublie pas tes leçons de piano. As-tu bien fait tes devoirs ? Rentre avant huit heures du soir. Je manquais d'air. J'étouffais. Je ne pouvais pas être libre, être moi-même...

- Et maintenant, vous l'êtes?

- Bien s˚r.

Elle se releva. Des plaques rouges luisaient sur ses joues.

- Dites à papa qu'il peut aller se faire voir. Dites-lui ça. qu'il s'interroge. qu'il se ronge. Je ne veux pas qu'il soit en paix. Parce que... vous savez pourquoi?

- Pourquoi?

- Parce qu'il était jamais là. Il édictait toutes ces règles... et il n'était jamais à la maison pour les faire respecter. Maman faisait tout. Et pourtant cela n'allait jamais assez bien. Il était même pas là pour les faire respecter, ces foutues règles. C'est pas marrant?

Elle alla s'appuyer de nouveau à la cheminée. Dans la chanson d'Alanis Morissette il était question de voir clair à travers quelqu'un, et Banks savait ce qu'elle voulait dire. Enfin, il avait fait son boulot, rempli son contrat. Il pourrait donner à Riddle l'adresse de sa fille, lui parler de Barry Clough. Si Riddle voulait envoyer la police locale voir sa collection d'armes, brancher le fisc sur ses affaires et contacter la Brigade des Stups, ça le regardait. Lui, il avait achevé sa mission. ¿ Riddle de reprendre le flambeau. Il arracha une page de son agenda et y griffonna quelques mots.

- Si vous changez d'avis, ou si vous avez encore quelque chose à me dire, un message à communiquer à vos proches, voici o˘ je loge.

Vous pouvez m'appeler et laisser un message en mon absence.

Un instant, il crut qu'elle n'allait pas la prendre, mais si.

Elle y jeta un coup d'úil, froissa le morceau de papier dans sa main, et jeta la boulette au feu. Barry Clough entra d'un pas décidé, sourire aux lèvres. Il tapota sa montre.

- C'est le moment de te faire belle, ma biche... On est attendus chez Rod dans une demi-heure.

Puis il regarda Banks, sans sourire.

- Ton temps est écoulé, mon pote, dit-il en désignant du pouce la sortie.

En selle...

BANKS avait approximativement cinq minutes de retard quand il sortit du métro à Camden Town. Le crachin

avait fait place à une pluie battante et les flaques du caniveau reflétaient l'image brouillée et criarde des enseignes commerciales et des feux de signalisation. Heureusement,

le restaurant n'était pas loin de la station.

Il eut beau remonter le col de sa veste, il était quand même trempé au moment de pénétrer en coup de vent dans l'établissement. Au début, il ne reconnut pas la femme qui souriait et lui faisait signe de venir à sa table près de la vitre.

Même s'il avait revu son ex-femme brièvement

quelques mois plus tôt, elle avait complètement changé de tête depuis lors.

Pour commencer, ses cheveux blonds étaient coupés court et en dégradé. Ceci mettait en valeur, si besoin était, ses sourcils bruns et Banks avait toujours estimé que les sourcils de Sandra comptaient parmi ses attraits les plus érotiques. Elle portait également une paire de lunettes rondes à monture dorée, pas plus grandes que

ces lunettes rétro si populaires dans les années soixante. Il ne l'avait jamais vue porter des lunettes, ignorait qu'elle en avait besoin. ¿ vue de nez, elle avait une tenue " bohème ", toute en superpositions : ch‚le noir, foulard de soie rouge, pull à motifs rouge et noir.

Banks se glissa à sa place, en face d'elle. Affamé. Il s'était écoulé une éternité depuis qu'il avait mangé sa tourte au poulet fadasse à Kennington.

- Pardon pour ce retard, dit-il en se séchant les cheveux avec sa serviette. J'avais oublié les joies du métro londonien. Sandra eut un sourire.

- Ce n'est rien. J'étais habituée, tu te rappelles...?

Banks ne broncha pas. Il regarda autour de lui. Le restaurant était bondé, grouillant de serveurs et de clients qui ne cessaient d'entrer et sortir.

Le genre d'endroit que

Banks croyait branché dans la mesure exacte o˘ il ne l'était pas, rien que des tables en bois tout éraflées séparées par des cloisons, des côtes de porc, des steaks-purée. Mais il y avait de l'ail et des tomates séchées dans la purée et une petite portion co˚tait trois livres.

- J'ai déjà commandé du vin, dit Sandra. Un demi-litre de bordeaux rouge. Je sais que tu préfères le rouge. Pas d'objection?

- Parfait.

Banks avait refusé le verre offert par Clough, ne voulant pas lui être redevable de quoi que ce soit, mais il avait soif. - Tu es superbe. Changée. Je ne veux pas dire par là

que tu n'étais pas bien avant... enfin tu m'as compris. Sandra se mit à

rire, rougit légèrement et regarda ailleurs.

- Merci.

- C'est quoi, ces lunettes?

- L'‚ge. C'est fatal après la quarantaine...

- Alors, je vis mes derniers jours de sursis.

Un serveur apporta le vin et les laissa se servir euxmêmes. Prétentieux dans son absence de prétention. Sandra se tut pendant qu'il remplissait les verres, puis leva le sien pour fêter leurs retrouvailles.

- Comment vas-tu, Alan ?

- Très bien. Très très bien. «a ne pourrait aller mieux.

- Tu travailles ?

- Comme d'habitude, non ?

- Je croyais que Riddle t'avait mis dans un placard ?

- Même lui a besoin de mes compétences de temps en temps.

Il but une gorgée. Parfaitement buvable. Un coup d'úil circulaire lui confirma qu'il pouvait se permettre une cigarette.

- Je peux t'en piquer une? lui demanda Sandra.

- Bien s˚r. Tu n'as pas réussi à t'en passer complètement?

- Complètement, non. «a agace Sean. Il ne cesse de me harceler pour que j'arrête. Mais je ne crois pas qu'une ou deux clopes par mois, ça nuise vraiment à la santé.

¿ la bonne heure, songea Banks : Sean l'enquiquineur. - S˚rement pas.

J'attends le moment o˘ on proclamera

que les médecins ont fait fausse route et que le tabac est excellent pour les poumons, contrairement aux fruits et aux crudités.

Sandra éclata de rire.

- Tu peux attendre longtemps. (Elle trinqua avec lui.) A la tienne !

- ¿ la nôtre. Aujourd'hui je suis passé dans le quartier o˘ nous habitions autrefois. Kennington.

- Ah oui ? Pourquoi ? Voyage sentimental ?

- Boulot.

- Il était vraiment riquiqui cet appartement. Bien trop petit avec les gosses. Et le dentiste qui m'employait avait les mains baladeuses.

- Tu ne me l'as jamais dit.

- Il y a beaucoup de choses que je ne t'ai jamais dites.

En général, tu donnais l'impression d'avoir assez de pain sur la planche comme ça.

Ils s'absorbèrent dans la lecture du menu pendant quelques minutes. Banks vit qu'il avait raison pour la purée de pommes de terre. Pour l'ail et les tomates séchées aussi. Et pour le prix. Il commanda une saucisse de chevreuil avec du chou rouge braisé et de la purée de pommes de terre à l'ail. Sans tomates séchées. Le repas idéal pour se requinquer après une journée pareille. Sandra opta pour un steakfrites. Le serveur ayant pris la commande, ils fumèrent et burent en silence pendant encore quelques instants. Maintenant qu'il était avec elle, Banks ne savait comment abor

der le sujet qui lui tenait à cúur. Il se sentait curieusement muet, comme un adolescent à son premier rendez-vous.

Si Sandra avait pu mettre un terme à sa liaison stupide avec Sean et revenir, voulait-il lui dire, il était encore possible de reconstruire leur couple afin de repartir sur de nouvelles bases. Certes, ils avaient vendu la maison jumelée à Eastvale et la fermette de Banks était un peu trop petite pour deux, mais ils pourraient s'en contenter provisoirement. Si Banks passait avec succès les examens d'admission à la National Crime Squad - si on lui offrait le poste -, qui sait alors o˘ il pourrait être muté. Riddle étant son obligé à

présent, il ne manquerait pas de le recom-

mander chaudement.

- J'ai vu Brian la semaine dernière, déclara Sandra.

- Il me l'a dit l'autre soir, quand je lui ai téléphoné. J'aurais voulu profiter de mon séjour ici pour le voir, mais il m'a dit qu'ils partaient jouer en Ecosse.

Sandra acquiesça.

- C'est vrai. ¿ Aberdeen. Il est très emballé par les perspectives d'avenir. Ils ont déjà presque fini leur premier CD. - Je sais.

Leur fils Brian jouait dans un groupe de rock. Il venait de graver un premier disque pour un label indépendant et s'apprêtait à

signer avec une grande maison de disques. Banks les avait entendus jouer lors de son dernier passage

à Londres et il avait été si abasourdi par les talents de chanteur, d'instrumentiste et de parolier de son fiston qu'il avait commencé à le voir sous un jour nouveau, et plus seulement comme un membre de la famille. Lui qui avait failli le renier, voir en lui un désúuvré et un fainéant après que ce dernier eut été à deux doigts de rater son diplôme, il le considérait désormais comme un être original. Indépendant, doué, libre. De même pour Tracy, quand il l'avait aperçue avec ses nouveaux amis dans un pub peu de temps

après son entrée à la fac. Il avait compris qu'il l'avait perdue - ou du moins qu'il avait perdu l'enfant de son imagination - mais à la place il avait trouvé une jeune femme qu'il aimait et admirait, même si elle était actuellement à Paris avec ce Damon qui ne s'exprimait que par monosyl-labes. Donner à l'autre sa liberté peut être douloureux, avait-il compris avec les années, mais parfois moins que si on se crispe sur ses positions.

- Je croyais que tu emmenais Tracy à Paris ce weekend?

- Elle te l'a dit?

- Bien s˚r. Il ne fallait pas? Après tout, je suis sa mère. Banks reprit une gorgée de vin.

- J'ai eu un empêchement. Et elle est partie avec une relation.

Sandra haussa un sourcil.

- Fille ou garçon ?

- Garçon. Un certain Damon. Il m'a fait bonne impression. Tracy est assez grande pour se prendre en charge.

- Je sais bien, Alan. Seulement... c'est encore difficile, c'est tout.

- quoi?

- …lever deux enfants de cette façon...

- Séparément?

- Tu sais bien ce que je veux dire.

- Même si on était encore ensemble, ce serait ainsi. Il n'est plus question de les élever : ils sont grands mainte

nant. Ils ont pris leur envol. Plus vite tu l'accepteras, mieux cela vaudra.

- Tu crois que je n'en suis pas consciente ? Tout ce que je dis, c'est que c'est dur, rien de plus. Ils sont tous les deux si loin de nous, à présent.

- C'est vrai. Mais de toute façon, ça devait arriver tôt ou tard.

- Possible.

Les plats arrivèrent et chacun attaqua son assiette. La saucisse était bonne, plus riche en viande qu'en graisse, pour changer, et la purée aussi. Sandra rendit un verdict positif sur son steak.

Après quelques minutes, elle déclara :

- Tu te souviens... le jour o˘ je suis passée chez toi?

- Comment pourrais-je l'oublier?

- Je te présente mes excuses. Je regrette. Jamais je n'aurais d˚ faire cela. Débarquer sans prévenir. Ce n'était pas correct de ma part.

- Aucune importance. - Comment va-t-elle ? - qui?

- Tu sais bien. Ta jeune et jolie amie. Comment s'appelle-t-elle, déjà?

- Annie. Annie Cabbot. Major Cabbot.

- Ah oui ! (Elle sourit.) quand je pense que tu as voulu me faire avaler que vous étiez en plein travail. Ses pieds nus et ce short.

C'était clair comme de l'eau de roche. Enfin bref, comment va-t-elle ?

- Je ne l'ai guère revue ces derniers temps.

- Ne me dis pas que je lui ai fait peur?

- D'une certaine façon.

- Eh bien, elle manque singulièrement de combativité

si elle se laisse intimider par une broutille.

- Sans doute.

- Pardon, Alan. Je suis sincèrement navrée. Je ne voulais pas tout g‚cher. J'espère du fond du cúur que tu trouveras quelqu'un.

Je ne souhaite que ton bonheur.

Banks mangea encore un peu et fît passer le tout avec une gorgée de vin. La carafe fut bientôt vide.

- Encore ? suggéra-t-il.

- Entendu. Mais je ne prendrai qu'un verre pour ma part. Si tu crois pouvoir venir à bout du reste...

- Je ne conduis pas.

Il fit signe au serveur et bientôt remplit leurs verres. - Y a-t-il quelque chose... tu avais une raison particulière de me voir? s'enquit Sandra.

- Ai-je besoin d'un motif pour dîner avec ma femme ? Sandra tiqua.

- Ce n'est pas ce que je voulais dire, mais... enfin, Alan, voilà un an maintenant qu'on est séparés. C'est à peine si on s'est parlé pendant tout ce temps. Et c'était presque toujours au téléphone. Tu ne peux pas m'en vouloir d'être surprise quand...

- Je me suis dit que le moment était venu d'enterrer la hache de guerre, voilà tout.

Sandra l'examina.

- Vraiment?

- Vraiment.

- Bon, très bien. Considère-la comme enterrée. (Ils trinquèrent de nouveau.) Et Jenny Fuller?

Jenny était une connaissance commune ; c'était aussi une psychologue clinicienne et Banks avait sollicité son aide en maintes occasions.

- On ne se voit pas souvent. Elle est assez occupée maintenant qu'elle s'est remise à enseigner à York.

- Tu sais, dit Sandra, jouant avec les quelques frites restées dans son assiette et lui coulant un regard en biais, il fut un temps o˘ je croyais que vous deux... elle est très séduisante.

- On n'a jamais eu ce genre de rapport, dit Banks, qui s'était souvent demandé pourquoi, d'autant qu'apparemment l'un comme l'autre ne demandaient que ça.

Le destin, sans doute.

- Elle n'a pas très bon go˚t en ce qui concerne les hommes..., reprit-il.

Et il se mit à rire.

- .. .Sans vouloir être prétentieux ! Je ne voulais pas suggérer que j'aurais été un choix particulièrement éclairé, mais simplement qu'elle paraît condamnée à sortir avec des individus qui la maltraitent, comme si elle reproduisait sans arrêt le même schéma affectif, malgré ses efforts pour s'en échapper. C'est un cercle vicieux.

- Je vois... Elle m'a confié un jour qu'en dépit de tout ce qu'elle a pu réaliser dans sa vie, elle n'a pas grande confiance en elle, et bien peu d'amour-propre. Je ne sais pas...

Ils finirent leur repas, mirent les assiettes de côté et Banks alluma une nouvelle cigarette. Sandra déclina son offre. Pendant qu'elle était aux toilettes, il se resservit un verre en se demandant comment aborder le sujet qui lui était

cher. quand elle traversa la salle de restaurant, il remarqua qu'elle portait un jean sous ses fluides superpositions de vêtements, et que sa silhouette restait impeccable. Son cúur fit une embardée, tandis qu'une autre partie de son anatomie se réveillait sans y avoir été invitée.

Sandra consulta sa montre après avoir repris sa place.

- Je ne vais pas pouvoir m'attarder davantage. J'ai promis à des amis de les retrouver vers dix heures et demie. - Une fête ?

- Humm... Si on veut.

- Tu n'allais jamais à des fêtes à Eastvale.

- Les choses ont changé depuis. En outre, Eastvale ne répond plus après neuf heures du soir. Ici, on est à Londres. - On n'aurait peut-être jamais d˚ en partir. Cela sem-

blait une bonne idée à l'époque. Enfin, franchement, je me tuais à la t‚che. J'ai cru qu'une vie plus calme pourrait nous rapprocher.

Tu vois comme je suis perspicace...

- Ce n'est pas la question, Alan. Peu importe o˘ nous étions. Même quand tu étais à la maison, tu avais toujours la tête ailleurs...

- Comment cela?

- Réfléchis. En général, tu étais au travail ; le reste du temps tu pensais au boulot. Tu n'étais pas là. Le hic, c'est que tu n'en as jamais pris conscience; tu croyais que tout marchait comme sur des roulettes.

- Et ce n'était pas le cas, hein? Jusqu'à ce que tu rencontres Sean...

- Sean n'est pas en cause. Laisse-le en dehors de tout ça.

- Je ne demande pas mieux.

Ils se turent. Sandra semblait nerveuse, comme si elle avait un poids sur le cúur dont elle voulait se libérer avant de partir.

- Reste au moins pour le café, dit Banks. On ne reparlera plus de lui.

Elle esquissa un faible sourire.

- D'accord. Je prendrai un cappuccino. Et ne va pas me dire que je n'en buvais pas à Eastvale. C'est une boisson inconnue là-bas.

- Erreur. Un café très chic a ouvert face au centre culturel depuis ton départ. On y sert aussi des caffè latte. - Oh, le Nord se civilise, finalement?

- Mais oui. Les gens viennent de plusieurs kilomètres à

la ronde.

- Pour vendre leurs moutons. Je me souviens.

- Tu ne t'es jamais plue dans le Yorkshire, n'est-ce pas ? Sandra fit non de la tête.

- J'ai essayé, Alan. Sincèrement, j'ai essayé. Pour ton bien. Le mien. Pour Brian et Tracy. J'ai essayé. Mais en fin de compte je crois que tu as raison. Je suis une citadine dans l'‚me. C'est à prendre ou à laisser.

Banks remplit son verre au moment o˘ le cappuccino de Sandra arrivait.

- J'ai posé ma candidature pour un autre poste, dit-il finalement.

Elle se figea, la tasse mousseuse presque au niveau de ses lèvres.

- Tu ne quittes pas les forces de police ?

- Non, non. (Il rit.) Je suppose que la force sera toujours avec moi.

Sandra eut un murmure désapprobateur.

- Mais je devrais bientôt quitter le Yorkshire. En fait, il y a des fortes chances pour que je sois muté à Londres. J'ai posé ma candidature à la National Crime Squad.

Elle fronça les sourcils et avala une gorgée de café.

- J'ai lu quelque chose là-dessus dans un article. C'est une sorte de FBI anglais, si j'ai bien compris. qu'est-ce qui t'a donné

cette idée ? Je croyais que toi, tu étais heureux de patauger jusqu'aux genoux dans la crotte de bique. C'est à cause de Riddle?

Banks racla sa cigarette contre le bord du cendrier.

- Il y a un tas de raisons. Et Riddle compte pour beaucoup dans cette décision. Je n'y vois pas encore très clair. Peut-être aije achevé un cycle là-bas, moi aussi. Avec un peu de retard sur toi. Enfin, qui sait? Je dois avoir besoin de changer d'air. De me lancer un nouveau défi. Et puis, je

suis peut-être un citadin dans l'‚me, moi aussi. Sandra sourit.

- Eh bien, bonne chance. J'espère que tu trouveras ce que tu cherches.

- Cela pourrait m'amener à voyager. En Europe. Sur la piste de dangereux criminels en Dordogne.

- Tant mieux pour toi.

Il s'interrompit pour écraser son mégot et reprendre une gorgée de vin.

Cette discussion n'avançait pas.

- Il y a bien un an qu'on est séparés, non?

Sandra se renfrogna.

- Exact.

- «a n'est pas si long, quand on y pense. On délaisse quelque chose pendant un moment, et puis on remet ça. Comme pour la cigarette.

- qu'est-ce que tu racontes?

- Ce n'était peut-être pas une bonne comparaison. Les métaphores ne sont pas mon fort. Ce que je voulais dire,

c'est que parfois deux êtres se séparent pour un an ou plus, afin de mener d'autres activités, de vivre ailleurs, puis... ils se remettent ensemble. Une fois qu'ils ont déchargé leur bile. On peut être dépendant de quelqu'un. Comme de la nicotine, sauf que c'est bon pour la santé. Au point de ne pas pouvoir s'en passer.

- Tu voudrais qu'on reprenne la vie commune ?

- Oui. Pas la même vie qu'avant, bien s˚r. «a ne pourrait jamais être comme avant. On a trop changé l'un et

l'autre... Mais une vie meilleure. Cela pourrait être mieux. Tu commencerais par venir dans le Yorkshire pendant quelque temps, jusqu'à ce que les choses s'arrangent, mais je te promets -

sérieusement - que même si ma candidature était rejetée par la NCS, je me ferais muter. J'ai

gardé des contacts dans la police de Londres. Il y a forcément un poste pour un flic ayant mon expérience.

- Attends une minute, Alan. Si j'ai bien compris, tu me suggères de venir vivre avec toi dans ta maisonnette jusqu'à ce que tu aies trouvé un emploi ici ?

- Oui. Bien s˚r, si tu ne voulais pas, si tu préférais attendre que j'aie décroché quelque chose - quoi que ce

soit -je comprendrais. Je sais bien que le cottage est trop petit pour deux. Mais tu n'aurais qu'à venir passer le weekend de temps en temps. On pourrait se voir. Se donner rendez-vous, comme au début...

Sandra hocha lentement la tête. - quoi? Tu n'aimes pas mon idée?

- Alan, tu n'as pas entendu un traître mot de ce que je t'ai dit, n'est-ce pas?

- Je sais que cela a mal tourné. que tu as été contrainte de partir. Je ne t'accuse de rien. Tout ce que je dis, c'est qu'on pourrait tout reprendre à zéro. Ce serait différent, cette fois.

- Non.

- qu'est-ce que ça signifie ?

- «a signifie "Non".

- D'accord.

Banks vida son verre et se resservit. Il ne restait plus grand-chose de la seconde carafe désormais.

- J'imagine que tu ne t'attendais absolument pas à cela. Pourquoi ne te donnes-tu pas le temps d'y réfléchir à tête reposée ? Pardon de te prendre ainsi au dépourvu. On saisit sa chance quand l'occasion se présente.

- Tu n'entends pas quand je te parle, Alan ? NON. Non.

On ne va pas revivre ensemble, ni dans le Yorkshire ni à Londres. Le jour o˘ je suis partie, je dois admettre que je ne savais pas ce que l'avenir nous réservait, quels seraient mes sentiments au terme d'une année.

- Et maintenant tu le sais ?

- Oui.

- Eh bien...?

- Pardon, Alan. Merde, pourquoi fallait-il que tu me rendes les choses aussi difficiles ?

Elle ôta ses lunettes et s'essuya les yeux d'un revers des mains.

- Je ne comprends pas.

- On ne va pas se remettre ensemble. Ni aujourd'hui.

Ni jamais. Ce que je voulais te dire, c'est que je veux divorcer. Sean et moi souhaitons nous marier.

Banks regarda dans le grand miroir penché et vit des cheveux noirs et courts parsemés de gouttelettes de pluie, qui brillaient aussi sur les épaules de son blouson noir. Au-delà de l'assortiment de bouteilles de whisky, il vit un visage qui était sans doute trop émacié et anguleux pour être qualifié

de beau, ainsi que des yeux bleus brillants, légèrement vitreux, regardant en eux-mêmes. Il vit le genre de zig qu'on évite soigneusement quand on ne veut pas d'ennuis.

Autour de lui, la vie continuait. Un couple à côté se disputait à voix basse, tendue ; un poivrot radotait tout seul sur Manchester United; des gosses bruyants bourraient de

pièces des machines, qui exprimaient leur gratitude par des "bip" et des

"tut". L'atmosphère était saturée de fumée de cigarettes à laquelle se mêlait une odeur de houblon et d'orge. Des barmen se précipitaient pour satisfaire des commandes aboyées, attendant sans patience que les

Optics dispensent leurs mesures chiches de rhum ou de vodka. L'un d'eux, arrachant des gouttes de jus de citron Rose d'une bouteille à bec agitée au-dessus d'une pinte de

bière blonde, marmonna : " Grouille, merde. Je pisse plus vite que ça. "

Banks prit une bonne rasade de bière et alluma une autre cigarette, s'émerveillant pour la énième fois en l'espace d'une heure de son calme olympien. Une éternité qu'il ne s'était senti aussi calme. Ne parlons pas des derniers mois passés avec Sandra. Après avoir l‚ché sa petite bombe, elle s'était enfuie du restaurant en pleurs, le laissant seul avec son vin et l'addition. Tout l'établissement avait paru se taire tandis que la pression augmentait dans ses oreilles, et qu'il sentait des milliers d'épingles et d'aiguilles piquer son corps. Divorce. …pouser Sean. Avaitelle vraiment dit cela ? Mais oui, avait-il compris après avoir réglé et traversé

d'un pas chancelant les rues battues de pluie pour entrer dans le premier pub qui se présentait. Et maintenant il en était à sa seconde pinte, se demandant o˘ étaient la colère, la douleur, la rage qu'il était censé

éprouver. Il était assommé, ahuri, estomaqué, comme n'importe qui après de telles nouvelles. Mais il n'avait pas l'impression que le monde avait cessé de tourner. Pourquoi ?

La réponse, quand elle vint, était si simple qu'il se serait donné des gifles. C'était parce que Sandra avait raison. Ils ne se rabibocheraient pas. Il s'était leurré trop longtemps,

et la vérité avait fini par éclater. Il avait fait cette démarche mécaniquement, sans y croire vraiment. Et quand la question s'était réellement posée, il avait découvert que ni lui ni elle ne souhaitait une réconciliation. Leur mariage était terminé. Elle voulait y mettre un point final. Le divorce. Son union avec Sean.

Certes, il savait bien qu'on ne biffe pas vingt ans de mariage d'un trait de plume, et qu'il resterait un résidu d'affection, d'amour, et peut-être de douleur. Mais - et c'était le plus important - il n'y aurait plus d'ambiguÔté, plus de vain espoir, plus l'illusion puérile qu'un changement extérieur - nouveau foyer, nouveau travail - arrangerait les choses. Ils pouvaient désormais s'éloigner l'un et l'autre de cette chose morte qu'était leur mariage et poursuivre leur route chacun de son côté.

Il y aurait de la tristesse, oui. Ils auraient des regrets, quelques-uns.

Ils resteraient aussi éternellement reliés par Brian et Tracy. Mais il comprit en se regardant dans la glace du pub que s'il voulait être vraiment honnête avec luimême - et c'était le bon moment pour cela -, alors il devrait se réjouir plutôt que de noyer son chagrin dans l'alcool. Demain, il téléphonerait à Sandra pour lui proposer

de s'occuper du divorce, lui souhaiter du bonheur avec Sean. Mais ce soir, il avait sa liberté à fêter. Ce qu'il ressentait au fond, c'était du soulagement. Ses yeux s'étaient dessillés. quand il n'y a plus d'espoir, c'est là que l'on reprend espoir.

C'est pourquoi il brandit sa pinte et s'attira un ou deux regards curieux quand il porta un toast à son propre reflet. La pluie, comme un doigt d'enfant, avait barbouillé la

rue avec le rouge des néons et des feux des voitures quand Banks se dirigea d'un pas légèrement hésitant vers le prochain pub. On pouvait entendre crépiter au loin des feux d'artifice et voir les fusées traverser le ciel.

Il n'avait pas envie de retrouver la solitude de sa chambre d'hôtel, ne se sentant pas assez fatigué, en dépit d'une journée chargée.

Le nouveau pub était moins bondé, et il réussit à trouver un siège dans un coin, près d'une tablée de retraités en goguette. Il se savait un peu so˚l mais il savait aussi qu'il avait encore toute sa lucidité. Et c'est ainsi qu'il se mit à songer à ce qu'il avait vu aujourd'hui, à la sensation qu'il avait éprouvée. En particulier à sa rencontre avec Emily Riddle dans la villa de Barry Clough. Plus il y pensait, plus

tout cela lui paraissait dingue.

Emily était défoncée, de toute évidence. Coke ou héroÔne, il n'aurait su le dire, mais la poudre blanche sur sa lèvre

supérieure attestait l'un ou l'autre. Il aurait parié pour la coke, étant donné ses mouvements saccadés et son humeur changeante. Et elle avait sans doute fumé de la marijuana. Craig Newton avait aussi affirmé qu'elle planait quand il l'avait aperçue dans la rue, le jour o˘ les gardes du corps de Barry l'avaient rossé. …tait-ce une camée ou une consom matrice occasionnelle ? Parfois il n'y avait qu'un pas de l'un à l'autre.

Puis, il y avait Barry Clough lui-même : la luxueuse villa, les dorures, les meubles, le costume Armani, les flingues. qu'il f˚t un " homme d'affaires " n'importe qui pourrait le

dire de lui, et ce terme recouvrait une multitude de péchés. quels étaient ses liens véritables avec le milieu musical? Dans quelle sorte de soirée avait-il fait la connaissance d'Emily? C'était sans aucun doute un escroc, mais quant à

la nature de ses activités criminelles, Banks séchait. D'o˘ lui venait son argent? Trafic de drogue, peut-être. Porno ? Possible. Dans les deux cas, ce n'était pas une fréquentation

pour cette fille, même si elle s'éclatait pour le moment, et c'était encore plus grave pour Jimmy Riddle et ses aspirations professionnelles.

Banks avait eu un scrupule à quitter cette baraque. Tout comme il s'était reproché de ne pas s'en prendre au gorille

à la porte. En temps normal, il serait entré là d'autorité, en montrant les dents, mais agissant en simple particulier il avait d˚ encaisser les brimades. On l'avait prié d'être discret, et qui sait quelles révélations préjudiciables auraient pu apparaître au grand jour s'il avait contrarié

Clough ?

Une part de lui-même, peut-être sous l'effet stimulant de l'alcool, voulait retourner là-bas pour lui secouer les puces, le forcer à se dévoiler. Mais il en savait assez pour ne pas céder à ce désir. Pas ce soir.

Invoquant le dieu du bon sens, il termina sa pinte et sortit h‚tivement dans la rue pour trouver un taxi. Une bonne nuit de sommeil, voilà ce qu'il lui fallait, et pour le reste on verrait bien demain.

" Demain " commença trop tôt. Il était trois heures dix-huit au réveil à affichage numérique sur la table de chevet quand le téléphone se mit à sonner. Maugréant et se frottant les yeux, il chercha le combiné à t‚tons dans le noir et finit par mettre la main dessus.

- Banks...

- Navré de vous déranger à cette heure, fit le réceptionniste, mais il y a ici une jeune dame. Elle semble complètement perdue. Elle dit être votre fille et insiste pour vous voir.

Dans la conscience assoupie de Banks, embrumée par l'alcool, la seule pensée qui émergea de tout ceci fut que Tracy était là et qu'elle avait des ennuis. Peut-être avait-elle parlé à

Sandra, et la nouvelle du divorce l'avait bouleversée.

- Faites-la monter, dit-il, puis il se leva, alluma la lampe de chevet et se rhabilla.

Il avait mal à la tête et la bouche sèche. Supposant qu'il faudrait une minute à sa fille pour se rendre au troisième étage, il fit un saut dans la salle de bains et avala quelques aspirines prises dans sa trousse à

pharmacie de voyage, avec deux verres d'eau. Après quoi, il remplit et brancha la

petite bouilloire, plongea un sachet de thé dans la théière. Au moment o˘

l'on frappait doucement à la porte, il était

en train de comprendre qu'un truc n'allait pas dans le tableau. Tracy savait qu'il était là, bien s˚r ; il lui avait donné le nom de l'hôtel avant son départ pour Paris. Mais on n'était que samedi soir, ou dimanche matin ; donc, n'étaitelle pas censée être toujours là-bas ?

quand il ouvrit la porte, Emily Riddle se tenait sur le seuil. - Je peux entrer? dit-elle.

Il fit un pas de côté et referma la porte derrière elle. La jeune fille portait une robe du soir noire, ample, décolletée par-dessus ses petit seins et fendue sur un côté jusqu'à la cuisse. Ses bras nus étaient couverts de chair de poule. Ses blonds cheveux confusément relevés sur la tête, souvenir d'une coiffure sophistiquée malmenée par le vent ou la pluie. On aurait dit une ingénue libertine. Une ingénue libertine de vingt-cinq ans pour le moins. Mais le plus remarquable était la déchirure à la bretelle droite de sa robe et la trace de sang coagulé en forme de point d'interrogation à la commissure de ses lèvres. Il y avait aussi une zébrure sur la joue qui deviendrait bientôt un bleu. Ses

yeux étaient battus, mi-clos.

- qu'est-ce que je suis fatiguée, dit-elle, puis elle balança son sac à

main sur le lit et se laissa choir dans le fauteuil. L'eau entra en ébullition et Banks prépara le thé. Emily

prit la tasse br˚lante dans ses mains et la garda contre elle comme pour s'y réchauffer. Ses yeux s'ouvrirent un peu plus. Soudain, la pièce paraissait toute petite. Banks se jucha

au bord du lit.

- qu'y a-t-il? que s'est-il passé, Emily? qui vous a fait ça?

Elle se mit à pleurer.

Banks alla lui chercher un mouchoir dans la salle de bains, avec lequel elle s'essuya les yeux. Ils étaient injectés de sang et bordés de rose.

- Je dois avoir une de ces têtes ! fit-elle. Vous auriez pas une cigarette ?

Banks lui en donna une et se servit lui-même. Ayant tiré quelques bouffées et bu un peu de thé, elle sembla reprendre ses esprits.

- que s'est-il passé? reprit Banks. C'est Clough... ?

- Je veux rentrer chez moi. Vous voulez bien me ramener chez moi ?

- Demain matin. Dites-moi ce qui s'est passé...

Ses yeux commencèrent à se fermer et elle s'adossa au fauteuil, jambes tendues et chevilles croisées. Banks craignait qu'elle ne glisse jusqu'à

terre mais elle réussit à rester calée. Elle le regarda à travers ses paupières plissées et rejeta de la fumée par les narines. Cela la fit tousser, g‚chant l'effet qu'elle avait sans doute voulu produire.

- Parlez, dit-il.

- Je ne veux pas en parler. J'ai couru... sous la pluie... j'ai trouvé un taxi et voilà.

- Mais vous aviez balancé l'adresse !

- J'ai une mémoire photographique. Un coup d'úil me suffit. Comme ma mère.

Elle termina sa cigarette et parut somnoler un moment.

- C'est Clough qui vous a fait ça? C'est lui?

Elle feignait de dormir.

- Emily?

- ... quoi ? fit-elle, sans rouvrir les yeux.

- C'est Clough?

- Je veux pas retourner chez lui. Je peux pas. Vous voulez bien me ramener chez moi ?

- Demain. Demain, je vous ramènerai.

- Je peux dormir ici ?

- Oui.

Il se releva.

- Je vais vous trouver une chambre. «a m'étonnerait que l'hôtel soit complet.

- Non!

Ses yeux s'écarquillèrent et elle fit un bond en avant si brutal qu'elle renversa du thé sur sa robe. Si cela la br˚la, elle ne parut pas en souffrir.

- Non ! Je veux pas me retrouver toute seule. J'ai peur. Laissez-moi rester avec vous. S'il vous plaît.

Dieu tout-puissant ! Si quelqu'un les voyait, il ne donnait pas cher de sa carrière. Mais comment refuser? Elle était perturbée, effrayée. Il lui était arrivé quelque chose de grave. Impossible de l'abandonner.

- Bon d'accord. Prenez le lit, je dormirai dans le fauteuil. Allons...

Il se pencha pour l'aider à se mettre debout. Elle était toute molle. quand enfin elle se fut extirpée du fauteuil, elle se pressa en chancelant contre sa poitrine et mit les bras autour de son cou.

- Vous n'avez rien à fumer? dit-elle. Je suis en descente. J'ai besoin d'arrondir les angles. On a d˚ mettre un truc dans mon verre.

Il sentait la chaleur de son corps à travers la fine étoffe de la robe, et se rappela les images qu'il avait vues d'elle nue. Il eut honte de son érection et espéra qu'elle n'avait rien remarqué, mais comme elle dénouait les bras de son

cou pour s'écarter, elle lui adressa un sourire mutin et aviné et dit :

- Je vous avais bien dit que vous étiez un menteur...

Elle fit quelque chose avec les bretelles de sa robe, qui glissa de ses épaules et tomba au sol. Elle portait une culotte blanche, rien de plus. Ses mamelons dardaient, durs et sombres sur ses petits seins blancs. L'araignée noire entre l'anneau au nombril et l'élastique de la culotte semblait bouger, comme si elle filait sa toile.

- Pour l'amour du ciel ! dit Banks, ramassant le couvrelit et l'en emmaillotant.

Elle gloussa et tomba sur le lit.

- Bien s˚r que vous n'avez rien à fumer, dit-elle. Vous êtes un flic. Pas l'inspecteur Banks. Pas lui. Si. Non. Elle se remit à pouffer, puis se tourna sur le côté et mit le pouce dans sa bouche, se recroquevillant dans la position du fútus.

- Prenez-moi dans vos bras, dit-elle, ôtant son pouce un instant. Venez là...

Banks hocha la tête et murmura :

- Non.

Pas question de se retrouver dans ce lit avec elle, aussi grand son besoin de consolation f˚t-il. ¿ la réflexion, il aurait sans doute d˚ la jeter dehors et reprendre ses draps,

mais il ne pouvait pas le faire. ¿ la place, il réussit à ajouter des couvertures sur elle, et elle n'opposa aucune résistance. Pendant quelques instants, elle parut marmonner du

mieux qu'elle le pouvait avec son pouce à la bouche, puis il l'entendit se mettre à ronfler doucement.

Banks savait que sa nuit était terminée. Demain, il irait dans Oxford Street à l'heure d'ouverture des magasins

pour lui acheter des vêtements, puis ils rentreraient par le premier train à Eastvale. Il la reconduirait chez son père et s'en irait, les laissant s'expliquer. Il aurait achevé sa mission. Mais quand il s'installa dans le fauteuil pour fumer une autre cigarette, à écouter le vent et la pluie flageller la fenêtre, le ronflement décousu d'Emily, il ne put s'empêcher de ruminer les événements. Tout allait de travers. Il était un flic, un délit grave avait été commis ; on avait enfreint la loi ; il fallait réagir, pas rester assis dans un fauteuil à fumer tandis que la fille adolescente du directeur de la police dormait dans son lit pratiquement à poil, le pouce dans la bouche -

une gosse dans un corps de femme.

Trois heures cinquante-deux. Une longue attente avant l'aube. Jetant un coup d'úil entre les rideaux, il vit un éclat de lune blanc à travers les volutes grises des nuages. Emily remua, se retourna, l

‚cha un vent et se remit à ronfler.

Banks tendit la main vers son Walkman et mit la cassette de Dawn Upshaw. Un chant sur le sommeil.

Viens, Sommeil,

et avec ta douce illusion

Enferme-moi un moment dans la joie.

«a, il ne fallait pas trop y compter, songea Banks, pas après la journée qu'il venait de vivre.

LE meurtre de Charlie Courage eut lieu début décembre, un mois environ après qu'Emily Riddle eut été rendue à ses parents, un peu éprouvée et pas très fraîche, mais cela aurait pu être pire. ¿ en juger par son silence dans le train qui la ramenait au bercail, elle se tiendrait à carreau quelque temps avant de repartir dans le vaste monde. En attendant, Banks avait eu l'esprit occupé par des changements importants survenus au commissariat.

La police du comté avait été réorganisée, passant de sept à seulement trois divisions administratives, et Eastvale était devenu le nouveau siège de la vaste Division de l'Ouest, qui comprenait tout le comté

à l'ouest de l'Ai jusqu'à la frontière du Lancashire, et allait de la frontière de Durham au nord jusqu'à celle du Yorkshire de l'Ouest au sud.

Il y avait là des étendues sauvages et des landes, dont un bon morceau du parc national du Yorkshire, et les emplois principaux étaient fournis par les industries de service, le tourisme, l'agriculture ainsi qu'un petit nombre d'industries légères. Pas de grosses zones urbaines, mais plusieurs grandes villes comme Harrogate, Ripon, Richmond, Skipton et Eastvale ellemême.

Bien s˚r, crimes et délits ne manquaient pas et, conformément à son nouveau statut, le commissariat s'était

étendu dans le b‚timent adjacent, o˘ le service d'identification des empreintes de Vie Manson, les départements

Lieux du crime, Ordinateurs et Services photo s'étaient installés. Les travaux de rénovation n'étaient pas terminés et l'endroit était plein de bruits et de poussière.

Tandis que les postes de police continueraient à couvrir leur secteur comme auparavant - en fait, on allait leur attribuer encore plus d'autonomie - Eastvale était à présent chargé de la plupart des enquêtes criminelles à l'intérieur de la nouvelle Division de l'Ouest. Nul ne savait exactement combien d'inspecteurs de la brigade criminelle -

ou du personnel de Gestion Criminelle comme d'aucuns les appelaient désormais - seraient en fin de compte affectés là, ni o˘ on les mettrait, mais on avait déjà commencé à augmenter les effectifs.

L'une des premières initiatives de Millicent Cummings, directrice des Ressources Humaines, avait été de muter le major Annie Cabbot dans la nouvelle équipe. Millie avait dit à Banks qu'elle estimait que cette dernière avait bien

travaillé avec lui sur l'affaire précédente, en dépit de ce que pensait Riddle de son dénouement tapageur, et que, Annie devant passer inspecteur dès que possible, cela lui ferait une bonne expérience.

Bien s˚r, Millie ne savait rien de leur ancienne liaison, pas plus que ses collègues, et Banks pouvait difficilement se trahir. L'occasion était belle pour Annie de se remettre

dans le bain, et il n'avait pas l'intention de la gêner. Annie était bonne enquêtrice, et si cela ne lui faisait rien de bosser avec lui, il pouvait au moins essayer de lui faire bonne figure.

Le comté avait aussi un nouveau Directeur adjoint (aux affaires criminelles) sous les traits de Ron McLaughlin, surnommé " Ron le bolchevique " parce qu'il penchait plus à gauche que la plupart des policiers haut placés. McLaughlin était connu pour être dur mais juste - le type d'homme qui cherche à utiliser à plein les aptitudes de ses troupes et aussi pour ne pas cracher sur un petit verre de bière, de temps en temps.

Ce fut par une journée brumeuse, de crachin, que Riddle eut l'occasion de tenir la promesse qu'il avait faite à Banks. Depuis un an, tous les crimes graves dans la division qui ne pouvaient être pris en charge par le commissaire Gristhorpe, le brigadier Hatchley ou tout inspecteur se trouvant attaché au commissariat à cette période-là, avaient été transmis aux autres divisions, ou à la Régional Crime Squad, ce

qui laissait Banks libre de consacrer toutes ses heures de service à la paperasse et aux corvées administratives. Depuis qu'il avait rendu à Riddle ce grand service de ramener sa fille au bercail, depuis les grands changements

à la brigade, et depuis qu'il avait définitivement rompu avec Sandra, l'idée de quitter sa fermette pour enchaîner sur un nouveau travail à la National Crime Squad avait commencé

à perdre son attrait, et Banks avait retiré sa candidature. Eastvale retrouvait son charme; c'était bien là qu'il avait envie d'être.

En dépit de la bruine et du ciel d'un gris sale, il se sentait plein de gaîté et d'optimisme. Il était en train de lire un rapport sur la brusque augmentation des vols de voiture en milieu rural, et, ayant besoin d'une pause, il alla se poster à la fenêtre pour fumer une cigarette défendue et contempler

la place du marché en cette fin d'après-midi.

Dieu merci, les rénovateurs étaient silencieux, sans nul doute planifiant leur prochain grand assaut, et la radio diffusait en fond sonore le Troisième Concerto pour piano de Prokofiev. Les guirlandes de NoÎl, allumées au milieu du

mois de novembre par quelque personnalité de la télévision de troisième plan dont Banks n'avait jamais entendu parler, offraient une vue plaisante de sa fenêtre, suspendues au-dessus de Market Street et de la place comme un

treillage de bijoux brillants. Bientôt, on dresserait un énorme sapin près du calvaire et le chúur de l'église chanterait des hymnes à midi et en début de soirée pour recueillir des

oboles.

Brian pensait qu'il serait pris par son groupe pendant toute la durée des vacances, mais Tracy avait téléphoné la veille et promis de passer NoÎl avec son père avant d'aller voir sa mère le lendemain. Banks n'avait jamais été très fan

de NoÎl - ayant passé trop souvent cette période de l'année à travailler et à constater la floraison des suicides et meurtres domestiques à ce moment de l'année - mais là, il fallait marquer le coup ; cette fois il ferait un effort, achèterait un petit sapin, des cadeaux, mettrait des décorations, préparerait un bon repas.

L'année d'avant, c'avait été un fiasco total. Il avait décliné toutes les invitations des amis et collègues pour passer les fêtes seul dans la maison o˘ il avait vécu jadis avec Sandra, à se vautrer dans sa misère et à

entretenir son euphorie à grand renfort de whisky. Les enfants avaient téléphoné, bien s˚r, et il avait réussi à leur donner le change, mais inutile de nier qu'il avait passé un moment sinistre. Cette année, ce serait différent. Délia Smith avait écrit un livre de recettes de cuisine pour NoÎl; peut-être irait-il chez Waterstone pour l'acheter avant de rentrer à la maison.

Le téléphone le ramena à son bureau.

- Ici Banks.

- Inspecteur Banks? Ici Collaton, l'inspecteur Mike Collaton. J'appelle de Market Harborough, gendarmerie du Leicestershire. Je viens de contacter votre siège de comté, on m'a renvoyé à vous.

- que puis-je pour vous ?

- Aujourd'hui, un automobiliste s'est arrêté au bord d'une route et s'est éloigné sur un chemin pour pisser dans les bois. Il a trouvé un corps.

- Continuez..., fit Banks, pianotant avec son stylo sur le bureau, se demandant o˘ il voulait en venir.

- C'est l'un des vôtres. J'ai pensé que ça vous intéresserait.

- Comment ça, l'un des miens?

- De vos voyous locaux. Un type nommé Charles Courage. Comme la brasserie. Il habitait au dix-sept allée des Coupeurs de Bourses, Eastvale. (Il se mit à rire.) Une adresse on ne peut plus appropriée, d'après son casier judiciaire.

Merde, Charlie Courage! Cet individu avait été une épine dans le pied de la police pendant des années. En vérité, ce n'était qu'un petit délinquant, du menu fretin mais à Eastvale il s'agissait quand même d'un gros poisson dans une petite mare. Charlie Courage avait fait un peu de tout - à l'exception de ce qui impliquait la violence ou le sexe -

du recel au vol de moutons, quand ça valait encore la peine d'en voler. Il fallait lui rendre cette justice : c'était un personnage. Deux ou trois ans plus tôt, il avait un stand au marché d'Eastvale, juste en face du poste de police, o˘

il vendait allègrement des vidéos et CD qui, selon toute probabilité, étaient "tombés du camion". Tout en le questionnant un jour sur un cambriolage, Banks lui avait même acheté La Messe en do mineur de Mozart par l'Academy of Ancient Music pour 3,99 £. Soit la moitié du prix normal.

Il ne s'était pas inquiété de sa provenance. Il fallait mettre à son crédit qu'il avait aussi agi comme indicateur de la police en bon nombre d'occasions. On disait qu'il s'était amendé récemment.

- Vous voyez qui c'est? poursuivit Collaton.

- Je vois qui c'est. que s'est-il passé?

- On l'a abattu. Avec un fusil, semble-t-il. Et pas très proprement.

- Est-il possible que ce soit un décès accidentel, ou un suicide ?

- Non, à moins qu'il se soit relevé après s'être tué pour dissimuler l'arme. On ne l'a pas retrouvée.

- Vous êtes s˚rs que c'est lui ? qu'est-ce qu'il foutait làbas? Ce n'est pas son genre de quitter sa paroisse.

- On ne peut rien dire là-dessus pour le moment. Mais c'est bien lui, d'après ses empreintes digitales. Apparemment, on les lui avait prises après une affaire impliquant des moutons. On jase beaucoup sur ce que vous faites, chez vous, à vos moutons... Des trucs pas reluisants, paraît-il. Banks se mit à rire.

- Un vol, en fait. «a payait, autrefois. Vous devez vous rappeler. Pour le reste, j'ignore complètement ce que Charlie fabriquait à

ses heures perdues. Pour autant que je

sache, étant célibataire, il pouvait agir à sa guise. Vous avez autre chose à me dire ?

- Non, rien. J'ai mené mon enquête et, manifestement, il n'avait plus de famille.

- Pauvre Charlie. Je ne crois pas qu'il en ait jamais eu.

- Bref, j'ai pensé à vous contacter pour vous demander d'aller voir chez lui, au cas o˘... Cela nous épargnerait des déplacements. On manque de personnel en ce moment.

- Comme tout le monde. Entendu. J'irai jeter un coup d'úil. Et sa voiture ?

- Pas vue. que diriez-vous de passer chez nous demain matin, pour voir la scène, faire des suppositions et autres ?

J'ai le sentiment que s'il y a des réponses à trouver, elles sont sans doute de votre côté. L'autopsie est prévue pour demain après-midi, à

propos.

- O.K. En attendant, je vais aller fureter en vitesse chez lui, quitte à

lancer plus tard une fouille en règle. S'il est mort, je n'ai pas à me soucier d'un mandat de perquisition. Je viendrai vous voir demain matin.

Ayant noté le chemin jusqu'au poste de Fairfield-Road à Market Harborough, Banks raccrocha et se rendit au bureau principal des enquêteurs. Depuis la réorganisation, on leur

avait adjoint trois nouveaux officiers de police et on leur en avait promis trois autres. L'O.P. Gavin Rickerd était un garçon boutonneux et insignifiant abonné aux anoraks et par-kas. Banks l'imaginait en collectionneur de trains électriques. Kevin Templeton était plus vif, un peu trop content de lui, mais il faisait son boulot et avait un très bon contact avec les gens, surtout les gosses.

La troisième recrue était l'O.P. Winsome Jackman, ori-ginaire d'un village dans les Cockpit Mountains, au-dessus de Montego Bay, en JamaÔque. Pourquoi diable avait-elle laissé cet endroit pour les imprévisibles étés et les exécrables hivers du Yorkshire, Banks n'aurait su le dire. Bien que, à la réflexion, on puisse subodorer qu'un village des montagnes de la JamaÔque n'était pas le lieu rêvé pour une belle et intelligente jeune femme rêvant de faire carrière. Pourquoi n'avait-elle pas choisi de devenir mannequin,

cela aussi était un mystère. Elle avait la silhouette idoine, et son visage aux pommettes hautes et au teint d'ébène décelait des origines noires. Elle aurait pu facilement faire concurrence à Naomi Campbell, et à en juger par ce qu'on pouvait lire dans la presse sur le top model, Winsome était bien plus

gentille. Certains l'avaient surnommée " Lose-Some *1 " à cause de la fois o˘, encore simple agent en tenue, elle avait poursuivi et rattrapé un agresseur dans un centre commercial, qui lui avait finalement filé entre les doigts. Elle savait comprendre la plaisanterie, et ne manquait pas de répartie. «a vaut mieux quand on est la seule femme noire du groupe.

1. To lose : perdre, égarer.

En l'occurrence, tout le monde était sorti sauf Kevin Templeton et Annie, qui leva les yeux de son ordinateur quand il entra.

- Salut, dit-elle, en lui décochant un bref sourire.

Elle avait un sourire fantastique. Pourtant, il ne s'agissait guère que d'une subtile contraction de la commissure droite de ses lèvres, près du petit grain de beauté, accompagnée d'une étincelle dans ses yeux en amande, mais c'était éblouissant. Banks sentit son cúur chavirer très légèrement.

Mon Dieu, il espérait que ce ne serait pas trop difficile de refaire équipe.

- Vois ce qu'on peut savoir sur un truand local nommé

Charlie Courage, dit-il.

Puis, sans vraiment réfléchir, il ajouta :

- «a te dirait d'aller faire un tour demain à Market Harborough ?

Il se surprit à retenir son souffle aussitôt après, regrettant presque ses paroles.

- Pourquoi pas ? dit-elle après une courte hésitation. Ce sera une récréation.

- Beaucoup de boulot?

- Rien dont les garçons ne puissent venir à bout tout seuls.

Templeton grommela dans son coin.

- O.K. Je passerai te chercher vers neuf heures.

Revenu dans son bureau, Banks se prit à espérer que tout irait bien avec Annie au boulot. Il aimait travailler avec des femmes et regrettait encore son ancienne partenaire, Susan Gay, malgré ses doutes et son sacré caractère. quand il avait connu Annie, il avait appris à

apprécier son don presque télépathique de communication et la façon dont elle savait mêler logique et intuition dans un mode de réflexion qui n'appartenait qu'à elle. Il avait aussi aimé le contact de sa peau et son rire, mais c'était un autre sujet, sur lequel il n'avait plus le droit de ruminer désormais. ¿ moins que...

Il quitta le bureau de bonne humeur. Pour le moment, Riddle avait tenu parole et Banks avait désormais un os à ronger. C'était l'affaire de Collaton, certes, mais ce dernier lui avait demandé de l'aide sur-le-champ, ce qui laissait à penser qu'il ne tenait pas à passer trop de temps loin de

ses bases à suivre la piste d'un crime dans ce coin lugubre du Yorkshire, surtout à l'époque de NoÎl. Un bon point

pour lui, songea Banks. Le thème de la coopération entre toutes les forces de police était à la mode. Cela faisait bien son affaire.

C'est après cinq heures du soir que Banks se gara derrière une Métro bleue en face du domicile de Charlie Courage. L'allée des Coupeurs de Bourses était un ramassis de taudis mitoyens derrière le centre culturel. Datant pour la plupart du xviie siècle, ces petites masures avaient les cabinets à l'extérieur et pas de jardinets en façade. Durant l'engouement des yuppies pour les maisonnettes quelques années plus tôt, un certain nombre de jeunes couples avaient racheté ces cottages, les équipant de salles de bains et de Velux.

D'après ses informations, Charlie Courage avait vécu là pendant des années.

Même si on ignorait ce qu'il avait fait de ses gains mal acquis, il ne les avait en tout cas pas employés à améliorer ses conditions de vie. C'était un syndrome que Banks avait souvent observé, même chez des délinquants plus prospères que Charlie Courage. Il avait

même connu un vrai dur qui empochait des fortunes et continuait à vivre dans des conditions proches de la misère dans l'East End. C'était à se demander ce qu'ils faisaient de leur argent, sauf dans certains cas o˘ cela servait à financer une énorme consommation de drogue. Le donnaient-ils aux pauvres ? Ou achetaient-ils à leurs parents la maison de leurs rêves?

Les gens ont de curieuses priorités. Charlie Courage, néanmoins, n'était ni un toxicomane ni un ami

du genre humain, et il n'avait pas non plus de famille. Un mystère, donc.

D'abord, Banks frappa à la porte du voisin, qui s'ouvrit sur un petit homme trapu, portant un pull rouille en accordéon à col en V, qui ressemblait de façon déconcer

tante à Hitler, jusqu'à la petite moustache et l'éclat de folie dans les yeux. Il se tenait sur le seuil ; on entendait derrière lui la télévision.

Banks lui montra sa carte.

- Knightley, dit l'homme. Kenneth Knightley. Mettez-vous donc à l'abri.

Banks accepta l'invitation. Ce crachin était du genre à transpercer immédiatement votre imper et votre peau pour

vous glacer jusqu'à la moelle.

Il le suivit dans un coquet petit salon aux murs ornés de papier peint rose et de deux paysages régionaux exposés dans leurs cadres au-dessus du manteau de la cheminée carrelé. Banks reconnut Gratly Falls, juste devant son propre

cottage, et une aquarelle romantique représentant les ruines de Devraulx Abbey, vers Lyndgarth. Un feu flambait dans l'‚tre, rendant l'atmosphère un peu trop chaude et étouffante au go˚t du visiteur. Déjà il sentait la vapeur monter de son imper.

- C'est au sujet de votre voisin, Charlie Courage... quand l'avez-vous vu pour la dernière fois?

- On ne se fréquente pas beaucoup. C'est bonjour-bon-

soir. Il est toujours très réservé, et je ne suis pas moi-même le plus sociable des hommes depuis la mort de ma femme, pour vous dire la vérité. (Il sourit.) Elle ne l'aimait guère, d'ailleurs.

Le trouvait louche. Pourquoi? qu'y a-t-il?

- Il est mort. Il semble qu'on l'ait assassiné.

L'homme p‚lit.

- Assassiné? O˘? Enfin, pas...

- Non. Pas chez lui. Assez loin d'ici, en fait. Du côté de Leicester.

- Leicester? Mais il n'allait jamais nulle part. Un jour, j'ai parlé en effet avec lui. Je me rappelle qu'il m'a dit qu'on ne le prendrait pas à aller à Torremolinos ou Alicante pour les vacances. Le Yorkshire, c'était assez bien pour lui. Il n'aimait ni les étrangers ni l'étranger, et ça commençait à partir de la ville de Ripon, à ses yeux.

Banks sourit.

- J'en ai rencontré des comme ça. En tout cas, il a fini par mourir dans le Leicestershire.

- C'est sans doute ce qui l'a tué. Se retrouver là-bas. (Knightley fit une pause et se passa la main sur le front.) Pardon d'être aussi désinvolte.

Cet homme est mort, tout

de même. Cela dit, je ne vois pas en quoi je puis vous être utile.

- quand l'avez-vous vu pour la dernière fois ? Pouvezvous me l'indiquer avec une certaine précision... ?

- que je réfléchisse... C'était dimanche, en début d'après-midi. S˚rement, car je revenais justement du Chêne. J'y vais toujours le dimanche midi pour ma partie de dominos.

- quelle heure était-il?

- Un peu plus de quatorze heures. Je ne m'y retrouve plus avec tous ces nouveaux horaires, les " ouvert sans interruption " et tout le toutim. Je suis de la vieille école.

- Comment vous a-t-il paru ?

- Comme à l'ordinaire : un peu fuyant. On s'est dit bonjour et c'est tout.

- Fuyant?

- Toujours... Comme s'il venait de faire quelque chose d'illégal et qu'il n'était pas encore s˚r de s'en être tiré. - Je vois ce que vous voulez dire, fit Banks. (En vérité, Charlie Courage était toujours entre deux délits.) Donc,

son comportement n'avait rien de curieux ni de particulier?

- Non.

- Il était seul ?

- Oui, à mon avis.

- Il sortait ou rentrait?

- Pardon?

- Est-ce qu'il venait d'arriver ou s'apprêtait à repartir? - Ah... Il sortait.

- En voiture ?

- Oui. Il a une Métro bleue. D'habitude... une minute... Knightley se leva et alla jusqu'au rideau, qu'il écarta de quelques centimètres.

- La voilà ! dit-il en la désignant du doigt. Juste là. Banks aperçut la voiture devant la sienne et prit mentalement note de la faire fouiller.

- Avez-vous remarqué la présence de quelqu'un avec lui dans la maison ces derniers jours?

- Non, désolé. Je ne peux pas vous être très utile. Je vous le répète, tout était comme d'habitude. Il allait au travail, rentrait chez lui. Silencieux comme une souris.

- Au travail ? Charlie ?

- Mais oui. Vous ne saviez pas ? Il était veilleur de nuit dans le nouveau parc d'activités de Ripon Road. Daleview,

je crois que ça s'appelle.

- Je connais.

Parc d'activités. Encore une expression à ajouter à sa longue liste d'oxymores, comme "intelligence militaire".

C'était une vraie nouvelle, en tout cas : Charlie Courage travaillant.

Veilleur de nuit, rien que ça. Banks se demanda si ses employeurs étaient au courant de son passé. Cela ne co˚terait rien de se renseigner.

- Auriez-vous autre chose à me dire, monsieur Knightley?

- Je ne crois pas. Et pas la peine de demander à madame Ford, son autre voisine. Elle est sourde comme un pot. - Vous n'auriez pas une clé du domicile de monsieur Courage, par hasard?

- Une clé? Non. Encore une fois, on se bornait à se saluer poliment.

Banks se leva.

- Je vais aller jeter un coup d'úil chez lui. En l'absence de clé, je devrai entrer par effraction, alors ne vous affolez pas si vous entendez des bruits bizarres...

Knightley opina.

- Bien. Bien. Charlie Courage. Assassiné. Ma parole, qui l'e˚t cru ?

Banks fit le tour du p‚té de maisons pour voir s'il y avait un moyen commode de pénétrer chez Charlie. Une étroite ruelle pavée longeait l'arrière-cour. Chaque maison était défendue par un haut mur et une porte en bois. Certains

murs étaient hérissés de verre pilé, et certaines portes pivotaient librement sur leurs gonds. Soulevant le loquet, Banks poussa celle de Charlie. Sa peinture verte était éraflée et décolorée, et comme l'un des gonds rouillés était cassé, elle frotta contre le passage dallé quand il la poussa. Ce n'était pas vraiment une cour, et la place était presque entière-

ment occupée par une mare dont la boue s'infiltra aussitôt dans ses souliers. D'abord, par habitude, il testa la poignée de la porte d'entrée.

La porte s'ouvrit.

Peut-être Charlie n'avait-il pas eu le temps de fermer convenablement avant de se faire kidnapper, songea Banks

en s'avançant dans la pénombre. Il trouva un interrupteur à sa droite et alluma. Il était dans la cuisine. Pas grandchose ici, sauf une pile de vaisselle sale attendant d'être lavée. Elle pouvait toujours attendre.

Il traversa le living, qui était ordonné et ne montrait aucune trace de lutte. Notant la télévision toute neuve et le système DVD - pas l'équipement qu'on peut s'offrir avec

une paie de veilleur de nuit - Banks crut comprendre ce que Charlie avait fait de son argent. Il monta au premier étage.

Il y avait deux petites chambres, une salle de bains avec une baignoire en couleur, et un petit W.-C. avec un Playboy vieux de dix ans par terre et un exemplaire de The Carpetbaggers de Harold Robbins posé sur le rouleau de papier hygiénique. L'une des chambres ne contenait que des cartons pleins de magazines - pour la plupart du porno

soft - et des bouquins d'occasion; l'autre, celle de Charlie, ne révéla qu'un lit défait et quelques vêtements.

En bas, dans un tiroir du buffet, Banks découvrit les seuls éléments intéressants : le titre de propriété de la maison, un permis de conduire, un carnet de chèques, un relevé indiquant que Charlie avait fait cinq dépôts en liquide de deux cents livres chacun dans le courant du mois précédent, en sus de ce qui semblait être son salaire mensuel.

Un millier de livres. Intéressant. Cela expliquerait au moins la télé neuve et le matériel DVD. Dans quoi avait-il trempé ? Et était-ce de cela qu'il était mort?

La journée du mercredi s'annonça aussi morne que celle de la veille. Il faisait encore nuit quand Banks se rendit en voiture à

Eastvale en sirotant un café noir et bouillant dans une chope spécialement conçue pour le transport. Les

autres enquêteurs étaient au bureau quand il arriva, et le brigadier Hatchley, notamment, paraissait déprimé d'avoir raté l'occasion de passer la journée dans le Leicestershire. Ou était-ce de la jalousie par rapport à

Annie ? Il jeta à Banks le genre de regard aigri, abattu, qui déplorait que les gradés tirent toujours les marrons du feu, et cela aux dépens des pauvres sous-fifres. S'il avait su.

- C'est toi qui conduis, je suppose? dit Annie en l'accompagnant sur le parking.

Encore une chose qu'il appréciait chez elle : elle pigeait au quart de tour et avait de la mémoire. D'ordinaire, les inspecteurs divisionnaires ne conduisaient pas leur propre voiture. Avoir un chauffeur comptait parmi les avantages liés à sa position, mais il aimait conduire, même par ce temps. Il aimait être aux commandes. Chaque fois qu'il laissait le volant à autrui, aussi bon conducteur f˚t-il, il était nerveux et agacé

par la moindre petite faute et avait constamment envie d'appuyer sur la pédale d'embrayage ou le frein.

C'était bien plus simple de conduire soi-même, et il ne s'en priva pas.

Annie comprit et ne l'interrogea pas sur cette lubie.

En sortant du parking, il inséra une cassette d'un quintette à vent de Mozart dans sa minichaîne Cavalier.

- Hum, sympa, dit Annie. C'est bien, Mozart.

Puis elle se cala dans son fauteuil et ne dit plus un mot. C'était encore une chose qu'il appréciait chez elle, se rappela Banks, son côté

égocentrique et réservé, cette façon de paraître à l'aise et détendue dans les situations les plus

gênantes, cette capacité à se taire. Il lui avait fallu du temps pour s'habituer à sa complète absence de déférence pour les grades, en particulier le sien, comme à sa façon ultradécontractée de s'habiller - reliquat d'une éducation dans une communauté d'artistes, parmi des individus barbus

comme son père, le peintre Ray Cabbot. Aujourd'hui elle portait des bottines rouges et pointues qui lui arrivaient juste au-dessus des chevilles, un jean noir et un pull Fair Isle sous une veste ample en daim. Plutôt classique, pour elle.

- Comment tu trouves Eastvale? demanda Banks en rejoignant le flot de véhicules sur l'A1.

- Difficile à dire pour le moment. Je m'installe à peine. - Ce n'est pas trop loin?

- Trois quarts d'heure aller, trois quarts d'heure retour. «a va. (Elle lui coula un regard en biais.) C'est la même chose pour toi, si je ne me trompe.

- Exact. Tu as déjà envisagé de vendre la maison de Harkside ?

- J'y ai pensé, mais je ne crois pas que je le ferai. Pas encore. Je vais attendre un peu.

Banks se rappelait la petite maison d'Annie perdue au milieu d'un labyrinthe de rues étroites et tortueuses dans le village de Harkside. Il se rappela sa première visite,

quand elle l'avait invité à dîner sur un coup de tête, lui préparant un plat de p‚tes végétarien tandis qu'ils buvaient du vin et écoutaient un disque d'Emmylou Harris. Il se revoyait debout dans le jardin pour en griller une après ce dîner,

lui entourant les épaules et sentant sa fine bretelle de soutien-gorge. En dépit de tous les signaux d'alarme... il se revoyait baisant la petite rose tatouée juste au-dessus de son sein, leurs corps moites et las, les bruits non familiers de la rue le lendemain matin.

Il sortit de l'A1 pour passer sur la M1. Des camions soulevaient une pluie huileuse qui adhérait au pare-brise avant que les essuie-glaces puissent entrer en action ; il y eut de longs ralentissements devant des panneaux indiquant des

travaux d'entretien sur la route - personne n'y travaillait un fou en BMW

rouge lui fit des appels de phares à trente centimètres de son pare-chocs puis, Banks ayant changé de voie pour le satisfaire, doubla à plus de cent soixante à l'heure.

- qu'as-tu découvert sur Charlie ? demanda-t-il à Annie, quand il eut trouvé son rythme de croisière.

Elle avait les yeux fermés. Elle ne les ouvrit pas.

- Pas grand-chose. Rien que tu ne saches déjà, je pense.

- Dis quand même.

- Né en février 1946, Charles Douglas Courage...

- Pas la peine de remonter aussi loin.

- Je trouve que ça aide. Cela le rattache à la génération née aussitôt après-guerre, quand les hommes rentraient chez eux tout pleins de sève et prêts à recommencer leur vie. Il a dix ans en 1956, c'est trop jeune pour Elvis Presley, peut-être, mais vingt ans en 1966, o˘ il est alors prêt à go˚ter au cocktail de sexe, drogues et rock'n' roll dont les hommes comme toi raffolaient dans leur jeunesse. C'est peut-être ainsi qu'il est devenu délinquant.

Banks quitta la route des yeux pour lui accorder un regard. Elle avait toujours les yeux clos, mais un léger sourire flottait sur ses lèvres.

- Ce n'était pas un dealer.

- Alors c'était peut-être le rock'n' roll. La première fois qu'il a été

arrêté, c'était pour écoulement de marchandises volées en ao˚t 1968. Des trente-trois tours. Sergent Pepper's Lonely Hearts Club Band, pour être précise, piqués dans une usine près de Manchester.

- Un amoureux de la musique, ce Charlie. Continue...

- Ensuite, vient une ribambelle de délits mineurs - vol à l'étalage, un autoradio -, puis en 1988 il est inculpé pour vol de bétail. Plus exactement : de dix-sept moutons dans une ferme près de Relton. Dix-huit mois de réclusion.

- Conclusion?

- C'est un voleur. Il piquerait n'importe quoi, même si ça marche sur quatre pattes.

- Et ensuite ?

- Il semble avoir retrouvé le droit chemin. Aide la police d'Eastvale à plusieurs reprises, pour des peccadilles, gr‚ce à

d'anciens contacts.

- Tu as une liste ?

- Templeton s'en occupe.

- D'accord. C'est tout?

- Petits boulots, travaillait récemment comme veilleur de nuit dans le parc d'activités de Daleview. Depuis septembre dernier.

- Hummm. Ils sont bien confiants là-bas. Je crois que l'un de nous devrait leur rendre visite demain. Rien d'autre ? - C'est à

peu près tout. Célibataire. Jamais marié. Papa et maman décédés. Ni frère ni súur. C'est drôle, non?

- quoi?

Elle s'extirpa de son siège pour lui faire face.

- Un petit délinquant comme lui... se faire buter si loin de chez lui.

- On ne sait pas encore o˘ ça s'est passé.

- Une intuition. On ne tire pas dans la poitrine d'un bonhomme avec un fusil pour le transporter ensuite pendant trois heures tout ensanglanté

dans sa voiture, non ?

- Sans salir la banquette, non. Tu sais, j'ai la très nette impression qu'on l'a emmené en balade.

- En balade ?

Banks lui lança un regard. Elle semblait déconcertée.

- Tu ne sais pas ce que c'est?

Elle fit non de la tête.

- Jamais entendu parler...

- Une minute...

Une camionnette de livraison allant au ralenti les aspergeait tellement que les essuie-glaces ne pouvaient suffire à la t‚che. Prudent, Banks changea de file et la dépassa.

- En balade..., dit-il, une fois retrouvée sa visibilité. Imaginons que tu as salement contrarié quelqu'un - tu as piqué dans la caisse, ou bien tu parles un peu trop - et qu'il a décidé de te supprimer... tu me suis ?

- Vas-y.

- Il a plusieurs options, chacune avec ses avantages et ses inconvénients, parmi lesquelles celle-ci : lui - ou plutôt, ses tueurs à gages - passe te prendre en voiture. On t'emmène en balade. Une longue balade. Pour deux raisons principales. Cela déroute la police locale puisque le crime a lieu hors du secteur qui l'a motivé. Tu me suis?

- Et la seconde? Laisse-moi deviner...

- Vas-y.

- C'est pour le terroriser.

- Tout juste. Disons qu'on te conduit d'Eastvale à Market Harborough. Tu sais exactement ce qui t'attend à la fin du voyage. On te l'a fait bien comprendre, il n'y aura ni sursis ni clémence, et tu as donc trois heures pour contem

pler ta vie et sa fin imminente et inévitable. Une fin qui sera douloureuse et brutale.

- quel sadisme.

- C'est le monde qui est sadique. Bref, de leur point de vue, cela exerce un effet dissuasif sur les autres voleurs ou mouchards en puissance. Et puis n'oublie pas qu'on n'a pas affaire à des petits saints.

La victime est en général un truand à la petite semaine qui a énervé un méchant de la catégorie supérieure.

- Charlie Courage, " truand à la petite semaine ". «a lui va comme un gant.

- Exactement.

- Sauf qu'il était censé s'être amendé, et qu'il n'y a pas de gros bonnets de la pègre à Eastvale.

- Peut-être qu'il n'était pas aussi réglo qu'on l'a cru. Peut-être qu'il s'arrangeait seulement pour ne pas attirer l'attention. Et il n'est pas besoin d'être un si gros bonnet. Je ne parle pas ici de la Mafia ou des Triades. Il y a pas mal de criminels pour qui la vie ne vaut pas cher.

Peut-être que Charlie s'est mis à dos l'un d'entre eux. Réfléchis. Il était veilleur de nuit. Il a déposé un millier de livres à la banque - ce qui est bien au-dessus de son salaire - le mois dernier. «a ne te suggère rien ?

- Si... qu'il monnayait peut-être des informations, faisait chanter quelqu'un, ou qu'on le payait pour fermer les yeux...

- Bien. Et il a d˚ changer de camp en cours de route.

On en saura peut-être plus quand on aura parlé avec son patron demain. On est presque arrivés...

Banks contourna Leicester pour gagner Market Harborough, qui se trouvait plus au sud à une vingtaine de kilomètres. quand ils arrivèrent dans l'artère principale, il était presque midi et il mit encore dix minutes pour trouver le

poste de police.

Avant de descendre de voiture, Banks se tourna vers Annie.

- Alors vraiment, ça ne te dérange pas ?

- quoi?

- Tu sais bien... Faire équipe tous les deux.

Elle lui décocha un sourire éblouissant.

- Pour l'instant ça va, non ? dit-elle, et elle se glissa à l'extérieur.

L'inspecteur Collaton était en fait un genre de gros ours, ayant le cheveu rare, le teint rougeaud et les manières lentes de la campagne. ¿ un an de la retraite, songea Banks. Pas étonnant qu'il n'ait pas envie de participer à une enquête criminelle. Il consulta sa montre et lança :

- Vous avez déjeuné ?

Ils firent signe que non.

Il décrocha son imperméable pendu dans un coin de son bureau.

- Je connais un endroit...

Ils le suivirent jusqu'à un petit pub à deux rues de là. ¿ en juger par les sourires et saluts échangés, Collaton était un habitué. Il les guida dans un coin tranquille, pour jouir

d'un peu d'intimité, puis offrit la première tournée. Annie demanda un jus de tomate, même si Banks savait qu'elle aimait la bière. Lui commanda une pinte de la meilleure bière blonde locale à la pression. On avait fait du feu dans la cheminée et des décorations de NoÎl pavoisaient les murs et le plafond. ¿ part le bourdonnement des conversations au bar, l'endroit était calme, à la grande satisfaction de Banks, car ce n'était que trop rare de nos jours. Comme à son habitude dans ces établissements, Annie parut se mouler dans sa chaise et allongea les jambes, croisant les chevilles. L'inspecteur Collaton sourcilla en remarquant les bottines rouges à bouts pointus, mais ne pipa mot.

quand Banks eut commandé une tourte au gibier, sur le conseil de Collaton, et Annie, végétarienne, une "Assiette de fromage et de pickles", il alluma ce qui était, comme il s'en aperçut avec une certaine surprise, sa première cigarette de la journée.

- Nous n'avons guère de meurtres par ici, déclara Collaton après sa première gorgée.

Banks n'en fut pas étonné. ¿ vue de nez, Market Harborough était un bourg un peu moins gros qu'Eastvale -

entre dix-sept et dix-huit mille habitants - et Charlie Courage était le premier assassiné de l'année à Eastvale, du moins jusqu'à présent.

- Une idée de la raison pour laquelle on a choisi votre secteur? demanda-t-il.

Collaton secoua la tête.

- Non. C'est commode à cause de l'autoroute, mais un peu hors des sentiers battus. S'ils l'emmenaient autre part, et qu'il est devenu gênant...

- Aucun témoin ?

- Personne n'a rien vu, rien entendu. C'est dans la direction de Husbands Bosworth, vers l'autoroute, et à cette saison le coin est désert. «a se peuple en été, avec l'arrivée des touristes.

Banks acquiesça. Même chose à Eastvale.

- Des indices matériels ?

- Les traces de pneus. C'est tout.

- Rien d'intéressant, d'insolite concernant sa personne ?

- Rien. Sauf que son portefeuille avait disparu.

- Je doute qu'on l'ait tué pour le détrousser, fit Banks d'un ton songeur. ¿ Londres on peut se faire descendre par un braqueur... mais pas sur un petit chemin forestier des Midlands.

- C'est bien mon avis. Ils l'ont peut-être pris pour retarder l'identification du corps. Ils ne savaient pas qu'il avait fait de la taule et qu'on l'identifierait de cette façon.

- Possible.

- Il avait quelque chose à se reprocher ces derniers temps ?

- On l'ignore encore. Il passait pour être devenu honnête. Il était veilleur de nuit. Nous savons qu'il a fait cinq dépôts de deux cents livres chacun au cours du dernier

mois, et je doute que ce soit de l'argent honnêtement gagné.

Les plats arrivèrent. Collaton ne s'était pas trompé pour la tourte. Annie grignota son fromage et ses oignons marinés. Collaton n'arrêtait pas de la regarder en douce, quand

il ne se croyait pas observé. Au début, Banks crut qu'il était simplement déconcerté par elle, comme cela arrivait sou-

vent, puis il comprit que ce vieux cochon avait le béguin. Dire qu'il avait l'‚ge d'être son père.

Soudain, Banks se sentit frappé presque physiquement par l'image d'Emily dans sa chambre d'hôtel. Non pas tant par sa nudité

svelte et blanche, l'araignée tatouée ou le contact de son corps pressé

contre le sien, que par sa robe

déchirée, sa peur, la trace de sang en forme de point d'interrogation, et Barry Clough. Pourquoi diable n'avait-il pas exploité la situation? Le lendemain matin, il s'était contenté d'aller dans Oxford Street dès l'ouverture des magasins et, n'étant pas très doué en shopping féminin, lui avait acheté un survêtement, par facilité. Même s'il l'avait questionnée sur sa soirée, elle n'avait rien dit, gardant un silence maussade. Se rappelait-elle même comment elle

avait fait pour arriver à cet hôtel et sa tentative maladroite pour le séduire ?

quand il l'avait laissée chez ses parents, après l'avoir raccompagnée en voiture depuis la gare, elle lui avait adressé

un regard assez indéchiffrable. Triste, oui, en partie, et peut-être aussi un peu déçu ; vaincu, un peu meurtri, mais

pas tout à fait dénué d'affection, une sorte de reconnaissance tacite qu'ils avaient partagé quelque chose, vécu une aventure. Banks avait décidé

en chemin qu'il n'avait

aucune raison de raconter à Riddle tout ce qui s'était passé. Si Emily voulait le faire, très bien, mais il avait honoré sa part du contrat, à

Riddle de se débrouiller avec sa fille désormais.

Pourtant, cela n'avait cessé de le titiller au cours des dernières semaines

- Clough en particulier. Peut-être, s'il avait le temps dans les prochains jours, il pourrait se renseigner auprès de ses anciens collègues de Londres, voir si Clough avait fait de la prison, découvrir dans quelle branche il était. Dick Burgess devrait savoir ; voilà des mois qu'il travaillait avec la crème des services de renseignements criminels. Mais Riddle avait prié Banks d'être discret, et parfois, quand la machine est lancée, on ne peut pas l'arrêter quand on veut, et on ne sait pas non plus quels seront les dég‚ts. C'était là son problème, comme Riddle le lui avait fait souvent remarquer : il n'avait jamais su s'arrêter à

temps.

- S'il vous plaît... ?

Sentant le coude d'Annie dans ses côtes, Banks sortit brusquement de sa rêverie.

- Pardon, j'étais ailleurs...

- L'inspecteur voudrait savoir si nous souhaitons jeter un coup d'úil sur le lieu du crime.

Banks regarda Collaton, qui manifestait une certaine inquiétude - pour la santé de son interlocuteur ou son manque de concentration.

- Oui, dit-il, écartant son assiette vide. Allons voir la dernière demeure de ce pauvre Charlie.

Après avoir observé l'endroit o˘ le cadavre avait été découvert, à côté

d'un sentier boueux dans un bois près de Husbands Bosworth, ils assistèrent à l'autopsie à l'hôpital de Market Harborough.

Le corps avait déjà été photographié, pesé, mesuré, radiographié la veille, et on avait aussi relevé les empreintes digitales.

A présent, le pathologiste et ses assistants s'affairaient avec méthode et patience, suivant une procédure

qu'ils devaient avoir appliquée bien des fois. Le Dr Lindsey commença par un examen externe minutieux, prêtant une attention particulière au schéma de la blessure.

- C'est bien un coup de fusil de chasse. Calibre 12, selon toute apparence.

¿ une distance de deux ou trois mètres.

(Il désigna l'entrée principale, s'ouvrant au-dessus du cúur et tout autour les nombreux petits trous provoqués par les plombs dispersés.) Plus près, on aurait eu un impact pratiquement circulaire. Plus loin, le plomb se serait éparpillé davantage en formant des groupes plus petits. Il y a aussi de la bourre incrustée dans les plaies. Regardez... (Il brandit un petit morceau.) Tout dépend si on a employé un

canon scié, bien s˚r, car le schéma de la blessure ne rayonne pas autant.

Même ainsi, on a tiré de très près. Et

à en juger par l'angle des blessures principales, soit le tueur était très grand, soit la victime était à genoux à ce momentlà.

Banks songea qu'il n'avait pas eu tort en suggérant que Charlie avait été emmené en balade, après quoi l'assassin avait utilisé un fusil à canon scié. La longueur légale pour les canons de ces armes étant de soixante centimètres, f˚t et crosse non inclus, aucun criminel ne se serait promené avec quelque chose d'aussi encombrant.

- Ensuite, il y a ces meurtrissures, poursuivit le méde cin, désignant la décoloration autour du ventre et des reins. On dirait qu'il a été frappé à coups de poing ou avec un objet contondant avant d'être abattu. C'était assez pour lui

faire pisser le sang pendant au moins une semaine.

- On a peut-être voulu le faire parler ? lança Collaton.

- Connaissant Charlie, il aurait balancé sa grand-mère si on l'avait ne f˚t-ce que menacé du poing. On a peut-être voulu le faire parler, mais il n'a pas d˚ se faire prier, puis on a continué à le tabasser pour le plaisir.

Ensuite, le Dr Lindsey passa à la dissection au scalpel. Il fit des prélèvements sanguins, retira et examina les organes internes, opérant à

partir de la trachée, de l'úsophage et

de ce qui restait du cúur, jusqu'à la vessie et la rate. Pendant ce temps, Banks ne quittait pas Annie de l'úil. Il ignorait comment elle supportait les autopsies sur des

cadavres encore frais ; la dernière fois, c'était sur un squelette exhumé

au bout de cinquante ans. Même si elle p‚lit

un peu quand le médecin ouvrit le corps et déglutit plutôt bruyamment quand il sortit les divers organes aussi facilement que s'il avait écaillé des huîtres, elle tint bon.

Du moins jusqu'au moment o˘ la scie se mit à fendre la boîte cr‚nienne. Là, elle vacilla, mit la main à sa bouche et, produisant un borborygme, sortit en coup de vent de la

salle. Le Dr Lindsey leva les yeux aux ciel et Collaton jeta un coup d'úil à Banks, qui se contenta de hausser les épaules.

Le médecin préleva le cerveau, le parcourut du regard, le soupesa d'une main, puis de l'autre, tel un pamplemousse, puis le mit de côté pour la pesée et la dissection. - Tant qu'on n'aura pas reçu les résultats des tests sur

les prélèvements sanguins, on ne saura pas s'il a été empoisonné avant d'être abattu. Pour ma part j'en doute. ¿ en

juger par le sang, je dirais que le coup de fusil est la cause de la mort.

Le cúur a éclaté. Et vu sa lividité, je dirais aussi qu'il a été tué là

même o˘ on l'a découvert.

- Avez-vous déterminé l'heure de la mort? demanda Banks, sachant pourtant que c'était la question que les médecins légistes détestaient entre toutes.

Le Dr Lindsey fronça les sourcils et fouilla dans un tas de notes sur la paillasse du labo.

- J'ai fait des calculs approximatifs sur place... Approxi matifs, j'insiste. Ils sont quelque part. Ah... les voici. Rigidité, température... considérant la fraîcheur de l'air et la pluie... on l'a trouvé mardi, soit hier, vers quatre heures de l'après-midi, et mon hypothèse est qu'il était mort depuis

au moins vingt-quatre heures, peut-être plus.

Charlie avait été vu par son voisin le dimanche après-midi vers deux heures, et s'il avait été tué dans l'après-midi du lundi, cela laissait plus de vingt-quatre heures, les dernières vingtquatre heures de sa vie, qui restaient dans l'ombre. quand ils seraient rentrés à Eastvale, Banks ferait procéder

à une enquête dans le quartier afin de déterminer si Charlie avait été vu un peu plus tard dans la journée du dimanche, et si on l'avait vu avec quelqu'un. Il n'était pas allé sur ce sentier près de Husbands Bosworth avec sa

propre voiture, et il n'y était de toute façon pas venu à pied. Les traces de pneus fraîches que les hommes de Collaton

avaient repérées appartenaient forcément au véhicule qui l'avait conduit là, ce sentier étant loin de tout. Si les empreintes étaient assez nettes, on pourrait éventuellement les apparier à un véhicule précis - à condition que

la voiture soit retrouvée, et que les pneus n'aient pas été changés.

Ils avaient appris tout ce que le Dr Lindsey pouvait leur dire pour le moment ; Banks le remercia pour sa diligence et le quitta en compagnie de Collaton, cherchant Annie

dans les couloirs.

Ils la trouvèrent dehors, dans le gris brumeux de cette après-midi, à

respirer à fond. ¿ leur vue elle détourna les yeux et passa la main dans ses cheveux noisette.

- Pardon, je regrette. Je me sens si bête.

- «a ne fait rien, dit Banks. N'y pense plus.

- Ce n'est pourtant pas la première fois... (Elle fit la grimace.) Tout allait bien, je le jure, jusqu'à... c'est l'odeur, la scie contre l'os, et tout ce potin... C'était trop. Pardon, j'ai honte de moi.

Ce fut la première fois qu'il voyait une faille dans son attitude d'une froideur toute professionnelle.

- Une fois encore, dit-il, n'y pense plus. Prête à rentrer au bercail ?

Elle opina. Le trajet se déroulerait sans doute en silence.

Annie s'en voulait visiblement d'avoir montré des signes de faiblesse.

Banks reporta son regard sur Collaton. Son expression indulgente indiquait qu'il lui aurait probablement pardonné n'importe quoi.

Il était tard quand il rentra enfin chez lui, après être passé au poste donner ses consignes pour le lendemain

matin. La circulation sur l'autoroute avait été infernale, surtout aux alentours de SheffÔeld, et des nappes de brouillard dense sur l'A1

l'avaient forcé à avancer au pas, l'úil fixé sur les feux arrière du poids lourd qui le précédait. Cela lui avait rappelé le jour o˘ il s'était perdu dans la brume en se

rendant chez un ami, et o˘ il avait aveuglément suivi la voiture devant lui jusque dans une entrée de garage. Il avait été sacrement embarrassé quand le chauffeur courroucé

était venu lui demander ce qui lui prenait.

Annie s'était remise de son petit passage à vide bien plus vite qu'il ne l'aurait cru. Il fallait garder à l'esprit qu'elle n'était pas comme Susan Gay, qui s'inquiétait tant de paraître faible ou incompétente ; elle, c'était une fille qui allait de l'avant, tant au travail que dans sa vie privée.

Le fog en pleine campagne le ralentit sur les derniers kilomètres. Des spectres de brume grise léchaient les flancs de collines et tournoyaient devant lui sur la route. La chaussée s'éleva de quelques mètres au-dessus du fond de

la vallée, o˘ la rivière Swain serpentait à travers les prés, et o˘ le gros du brouillard s'était accumulé. Banks connaissait assez bien le chemin pour ne pas prendre trop de risques inutiles.

¿ la maison, il trouva deux messages en attente. Le premier était de Tracy, qui ne savait quoi offrir à sa mère pour NoÎl et lui demandait s'il avait des idées. Une robe de mariée, peut-être ? songea Banks. Mais il garderait cette suggestion pour lui.

L'autre personne ne se présenta pas, mais il sut aussitôt qui c'était. " Salut, c'est moi. Pardon de pas avoir donné de nouvelles...

pas très poli de ma part... j'aurais d˚ vous remercier pour ce que... vous avez fait pour moi. Je devais être franchement à la masse. " Là, elle s'interrompit et

Banks l'entendit aspirer une bouffée de sa cigarette et rejeter la fumée.

Il crut entendre aussi un bruit de fond. " Bref, je voudrais vous payer à

bouffer. Je suis demain en ville, pourquoi pas se retrouver au Black Bull dans York Road,

vers treize heures? C'est d'accord?" Il y eut un silence, comme si elle avait effectivement attendu une réponse, puis elle soupira. "Bon, à demain, j'espère. Et je vous demande pardon. Sincèrement. Salut. "

Banks se rappela la dernière fois qu'il avait vu Emily à la porte du vieux moulin, vêtue de ce survêtement rose qu'il lui avait acheté dans Oxford Street, tenue qu'elle détestait manifestement, et son regard énigmatique quand il l'avait remise à ses parents. Il se rappela les remerciements hachés de Riddle et le froid silence de Rosalind. Rien n'avait été

dit, mais il avait senti l'amour caché et maladroit de Riddle pour sa fille et la réserve de sa femme.

Ainsi, Emily voulait le remercier. Irait-il ? Il tendit la main vers la bouteille de whisky. Bien s˚r qu'il irait. Et comment.

LA nuit, le Black Bull était un pub pour jeunes, o˘ l'on pouvait écouter de la musique live et se fournir sans problème en drogues, surtout de l'Ecstasy et des amphétamines. La police y avait fait plus d'une descente, qui s'étaient soldées par quelques arrestations. ¿ midi, l'ambiance y était cependant toute différente, et la plupart des clients travaillaient dans les divers bureaux et boutiques qui bordaient York Road. La seule musique qu'on entendait

émanait du juke-box, et les seules drogues consommées étaient la nicotine et l'alcool, plus peut-être un peu de caféine pour ceux qui préféraient boire du thé ou du café avec leur tourte et leurs frites.

quand Banks arriva, à treize heures pile, Emily n'était pas là. Il prit une pinte et trouva une table près de la

fenêtre. La rue était encombrée et les véhicules projetaient des gerbes d'eau sale en roulant dans les flaques sur les bascôtés.

Comme il étudiait le tableau noir, t‚chant de se décider entre le Bar Bq Chicken et le Thai Red Curry, Emily entra en coup de vent, hors d'haleine, à la façon de Jenny Fuller, comme si elle avait fait un grand effort pour n'avoir que quinze minutes de retard. L

‚chant son sac à main ventru

sur la chaise près de lui, elle lui adressa un sourire espiègle et se dirigea vers le bar. ¿ son retour, elle tenait l'un de ces étranges cocktails qu'affectionnent les jeunes, surtout les filles : en l'occurrence, Kahlua et Coca-Cola. Elle devait avoir fait du charme au patron pour le convaincre qu'elle avait l'‚ge de boire, songea Banks, même si en toute honnêteté on lui donnait largement plus de dix-huit ans. Elle eut une cigarette à la bouche presque avant de s'asseoir, manúuvre qu'elle réussit à accomplir à la grande surprise de Banks, étant donné que son jean légèrement pattes d'éléphant semblait peint sur son corps. Pourtant, il fallait lui rendre cette justice qu'avec sa classe naturelle elle n'avait rien d'une grue, et elle avait choisi de s'abstenir de tout maquillage. Non qu'elle en e˚t besoin. Une fois sa cigarette allumée et son cocktail go˚té, elle tomba la veste, révélant un corsage de soie noir. Après avoir arrangé sa coiffure, elle parut prête à parler, mais sans cesser de s'agiter. Il y avait des moments o˘ Banks, en la regardant, voyait

une jeune femme sophistiquée, assez informée des usages du monde pour les exploiter à ses propres fins. D'autres fois, il voyait une adolescente gauche et troublée, incapable de regarder un adulte dans les yeux. Elle était encore trop

près de l'enfance pour l'estimer à sa juste valeur. ¿ son ‚ge, on n'aspirait qu'à entrer dans ce monde enchanté de privilèges et de libertés que l'on voyait tout autour de soi -

le monde adulte. D'o˘ le tabagisme, l'alcool, le sexe. Ce n'était que plus tard, bien plus tard - trop tard, diraient d'aucuns -, qu'on comprenait que les privilèges et libertés convoités se payaient un prix très élevé.

- Vous avez choisi ? dit-elle.

- Choisi quoi ?

- Ce que vous voulez manger. C'est moi qui régale.

Comme je vous ai dit au téléphone.

- Vous n'êtes pas obligée...

- Je sais. Papa vous a s˚rement déjà payé un max pour me ramener. Mais ça me fait plaisir.

- Je prends le curry, alors.

D'ordinaire, Banks ne se risquait pas à tester la cuisine exotique dans les pubs, mais le Bull avait bonne réputation. - D'ailleurs, je n'ai rien touché.

La jeune fille haussa un sourcil bien épilé.

- Cela dit pour mettre les choses au point.

Elle marqua un silence, dit : "Bon", puis fit signe à la serveuse qui se trouvait à l'autre table de venir et se mit à

lui lancer sa commande.

La femme fronça les sourcils, lui dit d'aller commander elle-même au bar, puis s'éloigna avec dignité.

- Ouh la la ma chère..., dit Emily, faisant la grimace.