Une vraie gosse.
Banks fit racler sa chaise contre le sol en pierre.
- J'y vais.
Il ne voulait pas qu'elle s'inflige le supplice de se lever pour se rasseoir aussitôt après ; dans ce Jean, elle pourrait se perforer la rate ou la vessie.
- Non ! (Elle sauta sur ses pieds avec une agilité surprenante.) Je m'occupe de tout.
Il la regarda marcher vers le bar, plus grande que jamais sur ses talons compensés, et remarqua que tous les regards masculins la suivaient. Il n'y en avait pas un seul qui n'aurait pas tout fait pour elle. Ou avec elle. Les femmes, elles, prenaient des airs pincés et jetaient à Banks des regards réprobateurs. qu'est-ce qu'il foutait donc dans ce pub, en compagnie de la fille du directeur, qui enfreignait au moins uneloi en consommant de l'alcool à son ‚ge - même si on pouvait difficilement qualifier le Kalhua-Coca-Cola de
" boisson alcoolisée " - et Dieu sait combien d'autres par sa simple apparence? Heureusement qu'aucun de ces
hommes ne pouvait être arrêté pour ses fantasmes. Pas encore.
- Mission accomplie.
Emily reprit sa place et ramassa sa cigarette dans le cendrier.
- Au moins, ils vont nous servir. On n'aura pas à aller chercher les assiettes. Pour se faire servir dans ce pays... Banks se demanda combien de pays elle connaissait et
comprit que c'était sans doute plus que sa propre fille. Les directeurs se faisaient toujours offrir des voyages tous frais payés en Amérique, Belgique, Afrique du Sud ou au Pérou.
Il se demanda si on était mieux servi au Pérou que dans le Yorkshire. Sans doute.
- qu'est-ce que vous avez pris? dit-il.
- Moi ? Rien. Je ne mange jamais à midi.
- Le soir non plus, on dirait.
- Dites donc, vous n'étiez pas si mécontent de me voir à poil, l'autre jour à l'hôtel.
Donc, elle se rappelait. Banks se sentit rougir, et cela ne fit qu'empirer quand il vit Emily se gausser.
- …coutez..., dit-il, mais elle lui fit signe de se taire.
- Pas de panique. J'ai rien dit à papa. (Elle fit la moue et remua les épaules.) D'ailleurs, c'est le look " orpheline ". Les vieux aiment, en général.
- Et les garçons de votre ‚ge ?
Elle renifla de mépris.
- Trop infantiles. «a va pour danser et vous payer à
boire, mais c'est tout. La plupart ne pense qu'au foot et au sexe. (Elle lécha ses lèvres cerise.) Je préfère les hommes m˚rs.
Banks déglutit. Il en comprenait la raison : un père toujours absent, ce père dont elle recherchait désespérément l'affection.
- Comme Barry Clough ?
Une ombre passa sur ses fins traits de porcelaine.
- C'est un des trucs dont je voulais vous parler, dit-elle. (Puis son visage s'illumina.) Mais d'abord je tiens à vous remercier. Je sais bien que j'ai pas été très sympa sur le moment, mais j'apprécie ce que vous avez fait, prendre soin de moi comme ça. J'étais vraiment à côté de la plaque.
C'est rien de le dire.
- Vous vous rappelez quelque chose ?
- quand j'étais dans votre chambre? Oui. Jusqu'à ce que je m'endorme. Vous avez été le parfait gentleman. Et le lendemain matin, vous êtes allé m'acheter un survêtement. Rose. Atroce, mais c'était adorable de votre part. Je regrette. Je n'ai pas été très agréable dans le train, mais j'étais vraiment déprimée.
- Le curry... ?
La femme tendait une assiette fumante. Banks fit un signe, et la femme la posa devant lui, évitant de justesse d'en renverser sur la table, jeta à Emily un regard dur et s'en alla.
- qu'est-ce qu'elle a? fit celle-ci. C'est dingue! Grosse vache...
- Vous ne lui plaisez pas. Elle n'apprécie pas vos manières, ni votre allure, j'imagine.
- qu'est-ce que ça peut me foutre, ce qu'elle pense de moi?
- Vous avez demandé... Je vous réponds.
- Elle est là pour nous servir, non ? On la paie pour ça. - …coutez, je n'ai pas envie de me disputer. Elle n'est pas à vos ordres, et vous vous conduisez comme une morveuse, si vous voulez mon avis.
Il attaqua son curry. C'était bon et chaud.
Emily le regarda méchamment, boudeuse, puis se mit à tripoter la grosse bague à l'index de sa main droite.
- Pauvre conne, marmonna-t-elle.
Banks l'ignora et continua à manger, se rafraîchissant le palais avec des lampées de bière. Il termina sa pinte plus
vite qu'il ne l'aurait voulu et, avant qu'il ait eu le temps de l'arrêter, Emily se leva d'un bond et lui en rapporta une autre. Ce fut la barmaid qui la servit cette fois-ci, et Banks remarqua qu'elles parlementaient, Emily sortant quelque
chose de son sac pour le lui montrer.
- qu'y a-t-il ? demanda-t-il à son retour.
- Rien, dit-elle en déposant sa propre boisson sur la table. Merde, c'est le Moyen ¬ge ici.
- Comment ça?
- Je lui ai tout simplement demandé un TVR, et croyez-vous que cette salope savait de quoi il était question ?
- Si je le savais moi-même...
Emily le regarda comme s'il venait d'une autre planète.
- Ben... j'ai d˚ lui expliquer à elle aussi. C'est tequila, vodka et Red Bull. C'est super. On plane sans avoir du mal à articuler ou à marcher droit. Moi et... vous savez qui, on en buvait toujours au Cicada Dust à Clerkenwell.
- Et...?
Elle fit la grimace.
- ¿ votre avis ?
- Ils n'en ont pas. - Bien s˚r que non.
- Vous vous êtes rabattue sur quoi, alors ?
- Un Snowball.
«a, Banks connaissait : Advocaat et limonade. Il croyait que la mode en était passée depuis longtemps. Il se souve
nait que sa mère en buvait un à NoÎl, quand il était enfant. Un seul, car elle n'était pas très amateur d'alcool.
- Hummm, c'est bon... (Elle lui tendit son verre.) Vous voulez go˚ter?
- Non, merci. Vous avez gardé le contact avec des gens delà-bas? Craig?
Ruth?
Elle secoua la tête.
- Pas vraiment.
- Craig m'a dit que les gardes du corps de Barry l'avaient frappé devant un pub à Soho pendant que vous rigoliez.
- Le sale menteur.
- «a n'est pas arrivé ?
- Oh, si. Mais pas comme il l'a raconté.
- Dites-moi votre version.
- C'était devant le club de Barry. Craig s'était renseigné
et il s'était mis à rôder par là, sous prétexte de prendre des photos. Il faisait une fixation. Il n'admettait pas que je sois partie. Je lui avais dit de garder ses distances, mais il ne m'a pas écoutée. Il a même voulu entrer, mais Barry l'a fait expulser. quand il est venu jusqu'à moi, ça a été la goutte
qui a fait déborder le vase. Je ne l'aurais pas laissé frapper, si j'avais pu intervenir, mais ça s'est passé si vite. Il l'a cherché, quand même.
- Il m'a dit qu'il ignorait o˘ vous habitiez.
- C'est vrai. J'avais demandé à Ruth de ne rien lui dire. Malheureusement il était au courant pour le club, depuis
la fête...
- quelle fête ?
- Celle o˘ j'ai rencontré Barry. Dans la baraque d'un organisateur de concerts quelconque. Ruth nous y avait emmenés. Elle a des contacts dans le milieu rock, tout ça. - Craig était là aussi ?
- Oui. C'est ainsi qu'il a appris que Barry possédait une boîte de nuit. On a commencé à se voir à dater de ce soir
là et une semaine plus tard je quittais Craig. Il devenait collant.
- Je vois. Et vous avez ri quand on l'a tabassé ?
- Je ne riais pas. Je pleurais. L'imbécile.
- Pourquoi m'aurait-il menti ?
- Pour se donner le beau rôle. Craig a peut-être l'air sympa et équilibré
en apparence, mais il a un mauvais fond. - Il vous a déjà frappée ?
- Non. Il savait que je ne l'admettrais pas. C'est juste que... si je rentrais trop tard, par exemple, il me sautait sur le r‚ble, me traitait de traînée, de salope... C'était méchant. Vicieux. Et le lendemain matin il était tout sucre, me disait qu'il m'aimait, m'achetait des cadeaux alors que tout ce
qu'il voulait c'était qu'on couche ensemble...
- Je ne comprends toujours pas pourquoi il m'aurait menti. Il me prenait pour votre père. Il devait bien deviner que je saurais la vérité par vous.
Emily se mit à rire.
- Banane ! C'est la dernière chose que je dirais à mon père. Réfléchissez.
Banks s'exécuta. Elle avait raison.
- Mais vous me la dites bien, à moi !
- C'est différent. Vous n'êtes pas mon père. Vous ne lui ressemblez pas du tout. Vous êtes...
- quoi?
- Vous êtes plus comme un ami. Pas mal, en plus.
- Je suis flatté, Emily, mais je préférerais que vous ne répétiez pas ça à
votre père.
Elle gloussa et mit la main devant sa bouche, comme gênée d'avoir été surprise en flagrant délit de puérilité.
- Ah oui, j'y penserai.
- Pas de nouvelles de Craig depuis votre retour?
- Non. Rien de rien depuis cette nuit au club...
- Et Ruth ?
- On s'est parlé deux fois au téléphone, mais je ne lui ai pas donné beaucoup de raisons de m'aimer, n'est-ce pas ? Je crois qu'elle était un peu amoureuse de Craig, et je le lui ai piqué...
- Il était consentant. Et puis, elle s'en remettra.
- Oui... euh... elle a assez de problèmes comme ça sans que j'en rajoute.
- que voulez-vous dire ?
- Rien. Elle est un peu déboussolée. Vous n'avez pas remarqué ?
- Elle m'a bien paru un peu étrange.
Pas plus étrange qu'Emily elle-même, songea Banks. Il écarta son assiette et alluma une cigarette. Il ne servait à rien de tenter de donner le bon exemple en s'abstenant de fumer.
- Allez-vous me dire ce qui s'est passé cette nuit-là à Londres, avant que vous arriviez à l'hôtel ?
Emily lécha le rebord de son verre.
- J'y ai bien réfléchi.
- Et?
Elle regarda autour d'elle, puis se pencha avec des airs de conspirateur.
- J'ai décidé de le faire.
Banks sentait son haleine chargée d'alcool. Il se recula.
- Je suis tout ouÔe.
Annie n'avait pas été totalement honnête avec Banks, ainsi qu'elle le reconnut en elle-même le lendemain aprèsmidi alors qu'elle se rendait en voiture au Daleview Business Park afin de s'entretenir avec le patron de Charlie Courage, lan Bennett. Comme d'habitude, quand elle trou
vait difficile de parler de quelque chose, elle avait pris un air faussement dégagé. Travailler à Eastvale, avec lui, l'ennuyait au-delà de toute expression. Non qu'elle ne p˚t séparer son travail de sa vie privée -
au contraire, elle pouvait être à la hauteur de ses missions quelle que f˚t l'identité de son partenaire - mais une telle proximité avec Banks pouvait affaiblir sa résolution de mettre un terme à leur liaison. Après tout, si elle avait rompu ce n'était pas parce qu'elle ne l'aimait pas mais parce qu'elle était au contraire trop émue, et parce qu'il était encore sous le coup de sa rupture avec sa femme, un mariage vieux de vingt ans. Il fallait bien admettre qu'elle éprouvait encore quelque chose pour lui.
Au diable tout ça, se dit-elle, jetant un rapide regard à la carte posée sur l'autre siège. Presque arrivée. Elle ferait son foutu boulot et qu'importe le reste. Son aventure avec
Banks avait au moins fait renaître sa foi dans le travail, lui avait fait réfléchir aux causes qui l'avaient fait entrer dans la police. Désormais elle se connaissait mieux, avait davantage confiance en elle-même, et était bien décidée à passer inspecteur. Non que le travail f˚t tout, certes - elle n'al
lait pas faire cette erreur et finir en vieille fille racornie qui ne pense qu'au turbin - mais elle était bien décidée à
s'impliquer autant que nécessaire. Et comme sa vie professionnelle allait être difficile, elle préférait simplifier sa vie privée. Avec Banks dans son lit, ce serait impossible.
La grille noire en fer forgé sur sa gauche affichait un grand panneau peint marqué PARC D'ACTIVIT…S DE DALEVIEW avec une liste des entreprises qui y étaient domiciliées.
Annie franchit cette grille, qui était sans doute là plus pour la décoration que la sécurité, songea-t-elle, et chercha les bureaux de la SecuTec.
Le parc d'activités consistait en un vaste b‚timent d'un seul niveau en brique rouge, en forme de pentagone et divisé en un certain nombre de sections, chacune ayant son propre logo et certaines des vitrines et des places de parking pour deux ou trois voitures. Bien que ce ne f˚t pas
une zone commerciale, l'atelier de poterie et celui de tapisserie avaient là leurs points de vente, en compagnie d'un installateur d'ascenseurs, d'un fabricant de meubles et d'un centre Aga. Les autres locaux étaient occupés par des
bureaux : une agence de location de maisons de vacances, par exemple, et une société de vente de vidéos de gymnastique par correspondance. Elle se demanda de quel genre de gymnastique il s'agissait. Si c'était une façade pour du porno, il y avait peut-être un lien avec le meurtre de Charlie Courage.
lan Bennett ouvrit sa porte avant même qu'elle l'ait atteinte.
- Major Cabbot, dit-elle, cherchant sa carte d'accréditation.
- «a va, fit l'autre, souriant. Je vous crois. Entrez.
Elle le suivit dans le petit bureau.
- Ainsi, voici ce qu'une jeune élégante de la police porte de nos jours, dit-il en la toisant.
Sous son imper bleu marine entrouvert, elle portait des bottes, des collants noirs, une jupe courte en Jean et un pull blanc, rien de particulièrement bizarre à ses yeux. ¿
quoi s'attendait-il ? ¿ un uniforme ? Un twin-set et des perles ? Bennett était plus jeune qu'elle ne l'aurait cru d'après sa voix au téléphone; il devait avoir son ‚ge, la trentaine; d'épais cheveux noirs et bouclés, et un h‚le surpassant celui qu'on peut contracter en se baladant dans le Yorkshire en hiver. Il avait l'air de quelqu'un qui fait du sport pour garder la forme, un sport qui fait beaucoup courir, du tennis ou du squash, et même si ses revenus ne devaient guère lui permettre de s'offrir des costumes Armani, il portait des vêtements de sport de grandes marques qui devaient lui avoir co˚té bonbon. Un téléphone mobile déformait ostensiblement la poche de son blouson en daim. La BMW à côté de laquelle elle s'était garée devait lui appartenir.
- Et voici ce qu'un jeune yuppie branché porte pour épater les filles de nos jours, riposta-t-elle, aussitôt consciente que ce n'était pas la meilleure façon d'aborder un entretien. Gros problème, Annie : tu n'as jamais pu souffrir les
imbéciles de bonne gr‚ce, ce qui te fait au moins un point commun avec Alan Banks. Cesse de penser à lui.
La SecuTec n'avait qu'un petit bureau à Daleview, o˘ Charlie Courage avait passé ses nuits de veille. Jetant un coup d'úil autour d'elle, Annie découvrit qu'il avait un poste de télévision pour lui tenir compagnie, de quoi se faire du thé et un micro-ondes pour réchauffer ses en-cas.
L'endroit était trop étroit pour deux, et sentait le plastique chaud. Elle s'assit sur ce qui devait être le bureau de Charlie tandis que lan Bennett s'appuyait au mur opposé à côté
d'un calendrier d'entreprise. Comme de juste, on y voyait une blonde souriante en bikini, à la poitrine plantureuse et à la taille fine. Une clé
à molette à la main.
Bennett rougit sous l'insulte.
- C'est moi qui l'ai cherché..., dit-il, passant la main dans ses cheveux. Je dis toujours des bêtises devant une jolie femme.
Pardon. On reprend à zéro ?
Annie lui adressa un sourire basse tension, le genre qu'elle réservait aux masses.
- Je préfère.
Bennett se racla la gorge.
- Hélas, je ne vais pas pouvoir vous aider beaucoup. Je ne connaissais guère monsieur Courage.
- quand est-il venu pour la dernière fois ?
- Dimanche soir. Il a travaillé de seize heures à minuit. - En êtes-vous certain? Vous l'avez vu?
- Non, mais il s'est enregistré. C'était nécessaire pour qu'on sache qu'il était bien là.
- Comment procédait-il ?
Bennett désigna le bureau.
- L'ordinateur...
- quelqu'un aurait-il pu le remplacer? Se faire passer pour lui ?
- Possible. Mais il aurait d˚ connaître son nom d'utilisateur et son mot de passe.
- Je vois. Il avait toujours le même créneau horaire ?
- Non. D'autres jours, il travaillait de minuit à huit heures du matin.
- …tait-ce le seul veilleur de nuit?
- Non. Voilà comment ça se passait : les jours ouvrables, l'autre agent de sécurité, Colin Finch, bossait de seize heures à minuit et monsieur Courage de minuit à huit
heures, heure d'ouverture. Puis, le dimanche venu, ils alternaient. Colin Finch travaillait de seize heures à minuit le samedi, Charlie de minuit à
huit heures. Puis Colin reprenait de huit à seize heures, et ainsi de suite.
- Je vois, fit Annie qui se rappelait fort bien l'horreur des trois-huit.
La plupart du temps, elle ne se souvenait plus si elle était de service ou non.
- Donc, Colin Finch a d˚ voir monsieur Courage dimanche à seize heures...
- Oui, certainement.
- Pouvez-vous me donner son adresse ?
- Bien s˚r.
L'homme se pencha sur l'ordinateur et lui indiqua une adresse à Ripon.
- Il vient aujourd'hui à quatre heures, si vous êtes encore par ici.
Annie consulta sa montre. Il était deux heures et demie.
- Saviez-vous que monsieur Courage avait un casier judiciaire ?
La question parut embarrasser Bennett.
- C'est vrai? Euh... non, on ne savait pas.
- Pourtant, une société de surveillance comme la vôtre doit bien faire une enquête sur ses employés potentiels ? - D'habitude, oui. Mais celui-ci... il a d˚ glisser entre les mailles du filet.
- ... les mailles du filet?
- Oui.
- Je vois.
Annie prit une note dans son calepin tout neuf. Ce qu'elle écrivit en fait, c'était : " N'oublie pas de passer acheter un truc à manger chez Marks & Sparks", mais Bennett n'en saurait rien.
- Y a-t-il eu des incidents par ici ces derniers mois, depuis que monsieur Courage a pris son service ?
- Non, aucun. En ce qui nous concerne, monsieur Courage nous donnait toute satisfaction.
- Pas de disparition ?
- Rien.
- Les autres locataires sont tous aussi satisfaits ?
- Oui. Comme je vous l'ai déjà dit, nous n'avons eu aucun problème, reçu aucune plainte. Je sais que ce n'est pas une chose à
laquelle pense la police, mais avez-vous ne f˚t-ce qu'envisagé que monsieur Courage aurait pu devenir honnête? Ce n'est pas parce qu'un homme a fait quelques erreurs qu'il est marqué à vie, non ?
Annie soupira. «a n'allait pas être de la tarte, à vue de nez.
- Monsieur Bennett, dit-elle, pourquoi ne pas laisser le grand débat récidive-ou-réhabilitation à ceux qui savent de quoi ils parlent pour répondre simplement à mes questions ?
Il sourit.
- Je croyais être en train de le faire. Puisque je vous affirme qu'on n'avait pas le moindre problème. Je suggérais seulement que monsieur Courage avait peut-être
changé. Vous croyez, n'est-ce pas, que les criminels peuvent changer, monsieur l'agent?
- Major, rectifia Annie, ajoutant un " crétin " silencieux dans sa barbe.
Et moi je suggère tout bonnement que vous répondiez directement à mes questions, ce qui vous permettra de remonter bientôt dans votre BMW pour vous rendre à votre prochain rendez-vous.
Bennett tripota son mobile, comme s'il espérait qu'il sonnerait.
- Je vous écoute, dit-il avec un long soupir patient. Annie sourit en ellemême. Nul doute qu'il raconterait à ses invités ce soir-là son accrochage avec la police.
- quelles étaient exactement ses fonctions ?
- Il était censé se balader dans le parc, vérifier les portes et le reste toutes les heures. Pour être franc, c'était facile ; il n'avait pas grand-chose à faire.
- J'aurais pensé le contraire, avec tous ces machins de sécurité ultramodernes. Pourquoi employer un veilleur de nuit, dans ce cas ?
- Pour les apparences. Les locataires préfèrent. Croyezle ou non, on a beau mettre des systèmes d'alarme sophis
tiqués, les gens se sentent toujours plus en confiance quand il y a un être humain dans les parages.
- C'est rassurant. Je n'ai plus à m'inquiéter de Robo-cop, alors.
- Pardon?
- Je plaisantais. Peu importe. Continuez.
- Oh, je vois. Un flic qui a le sens de l'humour. Bref, la présence de quelqu'un décourage les vandales, aussi.
- Un chien ne ferait pas l'affaire?
- Les chiens ont leur utilité, mais on ne peut pas les laisser seuls. De plus, on peut être traîné en justice pour une morsure.
- Comment monsieur Courage s'est-il fait recruter?
- Par la voie habituelle. Je dois dire qu'il m'a paru assez crédible.
- La marque d'un maître du crime.
- Encore une plaisanterie ?
Elle ne répondit pas à son sourire.
- Monsieur Courage était payé par chèque, si je ne me trompe ?
- Pas tout à fait. On lui virait directement sa paie sur son compte.
- Est-ce qu'il touchait parfois des primes?
Bennett sourcilla.
- quelles primes? Je ne vois pas du tout...
- Du liquide, de la main à la main.
- Bien s˚r que non. Ce n'est pas dans nos pratiques.
- Et personne ne s'est plaint d'avoir été volé pendant sa période de travail ?
- Non.
Annie referma son calepin.
- Très bien, monsieur Bennett, dit-elle. Je ne vous retiens plus. Il se pourrait qu'on reprenne contact avec vous ultérieurement.
- Entendu. N'hésitez pas à regarder ce que vous voulez ici, mais n'oubliez pas de refermer derrière vous en partant, je vous prie.
Bennett courait pratiquement en sortant de son bureau.
Du seuil, Annie le regarda manúuvrer sa BMW en marche arrière, puis partir dans ce qui aurait été un nuage de poussière, si le sol n'avait pas été aussi humide. De fait, en roulant dans une flaque, sa roue projeta une gerbe sur une femme
qui entrait justement dans le centre de la tapisserie. Elle baissa les yeux sur son imperméable et son collant trempés, et jeta un coup d'úil furieux au chauffard, en brandissant le poing. Elle n'aurait pas d˚ être aussi acerbe avec cet homme, songea Annie, en le voyant franchir les grilles et tourner à
droite sur la route principale. C'était un abruti, certes, mais ce n'était pas le premier qu'elle rencontrait dans son
métier et elle n'avait jamais eu recours à l'intimidation. Il avait l'air du genre à porter plainte, en plus. Cela nuirait-il à ses perspectives de promotion ? S˚rement pas. Mais elle se promit de se surveiller et d'être un peu plus tolérante avec les débiles mentaux et les cons.
¿ présent, il ne restait plus qu'à décider s'il valait mieux aller à droite ou à gauche, et passer une bonne heure à parler aux gens qui avaient une boutique dans le secteur. Ils en sauraient sans doute plus sur les opérations quotidiennes que ce Bennett à la con. Après quoi, avec un peu de chance, Colin Finch se présenterait à son travail.
- Barry était furax après votre départ, déclara Emily, jouant avec sa cigarette plutôt qu'elle ne la fumait. Jamais je l'avais vu aussi furax. quand il se f‚che, il est glacial. Il ne devient pas tout rouge, ne gueule pas, comme papa,
mais il a un sourire figé et fait tout au ralenti, comme arranger les coussins sur le canapé ou allumer une cigarette. Et il parle avec une grande douceur. C'en est effrayant. - Savez-vous pourquoi il était en colère ?
- Parce que vous étiez venu poser des questions. Il n'aime pas qu'on pose des questions, surtout des inconnus. - que vous a-t-il fait?
- Barry? Rien. Justement. Il était très très froid. Il m'a simplement ordonné de m'habiller pour la fête, puis on s'est encore fait quelques lignes de coke et on est partis. - quel genre de fête ?
- Comme d'habitude... Des gens de l'industrie du rock, quelques groupes pas connus, des groupies, plus quelques jeunes entrepreneurs, des patrons de clubs. Cette sorte de gens dont Barry fait collection. Il y avait un feu de joie et un feu d'artifice au-dehors, mais on est restés surtout à l'intérieur.
- Drogue?
Elle se mit à rire.
- Oh, oui. Bien s˚r. Toujours.
- Barry en vend ?
- Non, il se contente d'acheter.
- Continuez.
Emily marqua une pause. Malgré ses airs bravaches, on voyait qu'elle avait du mal à parler de cela.
- Barry a été bizarre toute la soirée. J'ai essayé de... garder mes distances en attendant qu'il change d'humeur, de parler avec d'autres mecs, mais il ne cessait d'apparaître avec ce sourire glacial, de m'enlacer, de me frôler... parfois même il me pinçait... me faisait mal...
Elle but un peu de son cocktail, fit la grimace et dit :
- Je ne crois pas aimer ça, en fin de compte. Vous voulez pas aller me chercher une lager-citron, un truc comme ça? Je meurs de soif.
- Ne comptez pas sur moi pour vous payer une boisson alcoolisée, Emily.
Vous n'avez pas l'‚ge.
- Ne jouez pas les rabat-joie. J'en bois déjà, non?
- C'est vrai. J'ai même sans doute tort d'être assis là
avec vous. Mais c'est fait. Si vous voulez un verre, je vais vous chercher une limonade ou un Coca.
- Je ne vous dirai pas la suite de mon histoire.
- Peu importe.
- Salaud. Moi qui vous prenais pour un ami.
Banks ne dit rien. Emily glissa jusqu'au bar, attirant de nouveau tous les regards masculins. Banks sirota sa bière et alluma sa seconde cigarette. Il était décidé à se renseigner sur M. Clough et ses
"affaires" dans les prochains jours. Emily revint avec une pinte de lager-citron qu'elle
déposa triomphalement sur la table non sans en renverser quelques gouttes.
Pendant un long moment, elle ne dit pas un mot, puis prit une longue rasade, fit une pause, et déclara :
- Il était très tard... peut-être deux ou trois heures du matin. Tout le monde était bourré. Je me sentais drôle, comme si on avait versé quelque chose dans mon verre.
Peut-être ces trucs qu'on met pour violer les filles... j'avais pris tellement de trucs de toute façon que je ne dormais pas. Je me sentais bizarre, flottante... bref, Barry m'a prise à part pour me demander de lui rendre un service.
Tout en parlant, elle regardait dans son verre et les doigts de sa main droite caressaient le plateau de la table. Banks remarqua les ongles rongés.
- Il m'a emmenée à l'étage, en direction d'une chambre. J'ai cru qu'il voulait un pompier. Parfois, ça lui prenait. Moi je voulais pas, je flippais trop, mais... si ça pouvait le calmer pendant un moment... en fait, pas du tout.
Il a ouvert la porte de la chambre, et j'ai vu Andy. Nu comme un ver et...
comme on avait pris du V & E, il était... c'était...
- VetE?
Elle le regarda comme s'il était un simple d'esprit.
- Viagra et Ecstasy. Donc, il était... comme s'il avait un réverbère entre les cuisses. Barry m'a poussée vers lui en
me disant d'être gentille, puis j'ai entendu la porte se fermer. Je suis tombée sur le lit et Andy a commencé à me déshabiller, à se coller à moi.
L'horreur. J'étais peut-être défoncée, et je reconnais que j'ai pas toujours été sage, mais là ça dépassait les limites. C'est quand même à moi de décider avec qui je veux coucher, non? C'était pas tant Andy.
Lui n'est qu'un minable, mais l'idée que Barry m'avait donnée à lui pour me punir de votre visite... C'était dégueulasse.
Elle s'interrompit pour boire. Banks sentait sa colère augmenter à
proportion de son sentiment de culpabilité;
c'était son intervention qui avait tout déclenché. Il avait beau se dire qu'avec un type pareil, de toute façon, ça lui pendait au nez, cela ne l'aidait guère. Il se rappela également la nuit, pas si lointaine, dans un bistrot de Londres, o˘ Annie Cabbot lui avait avoué avoir subi des sévices sexuels entre les mains de certains de ses collègues.
- qui était cet Andy ? Vous le connaissiez ?
- Il faisait partie du décor. Un des coursiers de Barry.
Du moins, j'ai déjà entendu Barry l'envoyer faire des trucs. Et l'engueuler vachement. Andy bégayait, figurez-vous. C'était bien le plus humiliant.
Comme si Barry m'avait donnée à l'un de ses employés. ¿ quelqu'un qu'il prenait pour un débile. Pour me montrer que j'étais rien. Une salope.
- quel est son nom véritable ?
- Andrew Handley. Mais tout le monde l'appelle Andyla-lavette. Vous connaissez la suite. Ou l'essentiel.
- Comment vous êtes-vous enfuie ?
- On s'est battus. Comme il ne s'attendait à aucune résistance, je n'ai eu qu'à lui flanquer mon genou dans les
couilles, il m'a frappée et m'a laissée partir. La porte n'était pas fermée. J'avais peur de trouver Barry en bas de l'escalier, prêt à
m'intercepter, mais je ne l'ai pas vu. Coup de chance. La gare Victoria n'était pas loin, j'ai pris un taxi et donné l'adresse de votre hôtel.
Voilà. La triste histoire de Barry et Emily. Ou de Barry et Louisa.
- Il vous avait déjà maltraitée ?
- Non. Mais je ne lui en avais jamais donné l'occasion. - que voulez-vous dire ?
Emily réfléchit un moment.
- Avec Craig, c'était facile. Il était jaloux, peut-être un peu trop, et ça le rendait fou. Avec Barry, c'était différent.
Il était possessif, pas jaloux. Il exigeait de la loyauté. Chacun sait qu'il y a certaines limites à ne pas dépasser. Je ne suis pas idiote. Même si j'ignore exactement ce qu'il
fabrique, je sais que c'est illégal. Et je sais qu'il peut être violent. Je l'ai vu avec Craig.
- Cela faisait-il partie de son charme ?
- quoi ? Sa brutalité ?
- Le fait qu'il soit un malfaiteur, tandis que votre père est dans la police. Après tout, ils ont sensiblement le même ‚ge.
Emily prit un air supérieur.
- Je croirais entendre mon père. Vous suivez les mêmes cours de psychologie de bazar ?
- Ce ne serait pas totalement illogique...
- Vous faites fausse route. Le charme de Barry tient à
ce que c'est excitant d'être avec lui. Il donne de super fêtes, a de la super came et on le respecte.
- On le craint, vous voulez dire.
- Si la crainte est le seul moyen d'obtenir du respect, o˘ est le mal ? Personne ne lui manque de respect.
- qu'attendez-vous pour le rejoindre, alors ?
Elle recommença à caresser la table.
- Je viens de vous le dire.
Une gosse perturbée. Il dut se retenir pour ne pas la prendre dans ses bras. Même si c'e˚t été un geste paternel de sa part, il était bien conscient que ni Emily ni la clientèle du pub ne le verrait de cet úil. Il nota aussi que dans sa longue liste des qualités de Barry Clough, elle n'avait pas mentionné qu'il était une affaire au lit.
Le sexe était sans doute une question de rapports de force pour ce type.
Banks ne doutait pas un instant qu'il abusait d'elle sexuellement - elle n'en avait pas fait mystère - mais pour elle
il s'agissait sans doute plus du prix à payer pour mener la grande vie que d'un plaisir partagé. Et le fait qu'elle attach‚t si peu de valeur à sa personne était un fait inquiétant. - Vous avez peur de lui ?
- Bien s˚r que non. Seulement...
- quoi?
Elle prit un air concerné.
- Il est si possessif. Barry n'aime pas perdre ses biens précieux.
Une heure plus tard, Annie était ruisselante et dans un état misérable, sans être plus instruite pour autant. Elle s'était rendue de local en local, parlant aux cadres et aux employés, et ce pour un résultat nul. S'il s'était passé une affaire douteuse dans le coin, rien n'avait filtré.
Ce fut avec un énorme soulagement, donc, qu'elle aborda l'avant-dernière entreprise citée sur sa liste. Banks avait convoqué
tout le monde en fin d'après-midi afin de confronter les informations, et après cela elle prévoyait un bon bain chaud, une quelconque mixture Marks & Sparks
à réchauffer au micro-ondes et une soirée en solitaire à se tourner les pouces.
L'atelier de tapisserie était chaud et au sec ; on y sentait les bougies parfumées, avec une note prédominante de
rose et citron. C'était le genre d'endroit qui semblait fait de coins et recoins, tous remplis de choses aussi indispensables que des boîtes à épingles, du fil, des boîtes à ouvrage, des échevettes, des enfile-aiguilles, des métiers à ouvrage, des convertisseurs de points comptés et un millier d'autres articles tout aussi ésotériques. Des tapisseries achevées étaient exposées aux murs. Dans ce lieu qui ressemblait
plus à une salle d'exposition qu'à un magasin, il n'y avait pas de comptoir mais un canapé et deux fauteuils accueillants o˘ la clientèle pouvait s'asseoir pour énoncer ses desiderata.
Une jeune femme sortit d'un bureau au fond, celle-là
même que Bennett avait éclaboussée dans sa fuite précipitée. Annie se présenta et dit qu'elle avait visité tous les locaux dans le sens des aiguilles d'une montre en partant du bureau de la SecuTec.
L'autre lui tendit la main.
- Mon nom est Natalie, dit-elle. Bienvenue dans mon modeste royaume. Je n'ai rien à vous dire, mais je viens de mettre la bouilloire à chauffer, et si vous voulez vous abriter de la pluie pendant quelques instants...
- Merci, fit Annie. Je serais prête à tout pour une tasse de thé.
Si c'était être corrompu que d'accepter quelques tasses de thé, alors il n'y avait pas un seul flic innocent de ce crime dans toute l'Angleterre.
- Une petite minute...
La jeune femme retourna dans son bureau.
En examinant les articles de tapisserie, Annie se demanda si c'était une activité relaxante ou frustrante. Elle revit brusquement sa mère assise en tailleur par terre, ses longs cheveux épars, vêtue d'une de ses úuvres vagues en velours couvertes de perles et de broderies. Elle travaillait à un modèle représentant une scène de village.
C'était une étrange image, car Annie n'avait jamais songé à sa mère en train de broder, même si elle savait qu'elle confectionnait ses propres vêtements, toujours magnifiquement travaillés. Elle téléphonerait à Ray, son père. S'il restait des modèles dans la communauté, près de Saint-Ives, elle pourrait peutêtre en prendre un en guise de souvenir. Elle n'avait que cinq ans quand sa mère était morte. Comme Annie la regardait, dans son imagination, sa mère leva les yeux et lui sou rit. Annie se sentait triste quand Natalie revint avec le thé. Cela devait se voir.
- qu'y a-t-il ? fit cette dernière. On dirait que vous avez vu un fantôme...
- Oh, rien. Un souvenir, c'est tout.
Natalie jeta un coup d'úil autour d'elle, comme pour rechercher l'objet incriminé. Annie décida qu'il était temps de reprendre son enquête.
- Merci pour le thé, dit-elle, prenant une gorgée. Je sais que vous pensez n'avoir rien à me dire mais je suppose que vous savez ce qui est arrivé à monsieur Courage ?
- Oh, oui. La rumeur circule vite par ici. Après tout, nous sommes pour la plupart installés depuis l'ouverture, on se connaît tous. On s'assoit?
Elle désigna le coin salon, et Annie prit place dans un fauteuil. Elle était si lasse qu'elle se demandait si elle aurait la force de s'en extirper.
- Vous le connaissiez ?
- Non. Mais je sais qu'il ne travaillait pas ici depuis très longtemps.
- Septembre.
- Déjà? Si vous le dites. Bref, monsieur Bennett l'a présenté à tout le monde avant qu'il prenne ses fonctions, afin qu'on le reconnaisse, qu'on sache qui appeler en cas de difficulté, mais par la suite je ne l'ai plus revu. En général, je m'en vais vers dix-sept heures, sauf le jeudi et le vendredi, o˘ je reste ouverte jusqu'à dix-neuf heures. Du moins jusqu'à NoÎl, après quoi il faut attendre les beaux jours. Vous seriez étonnée d'apprendre combien de touristes font un
saut ici au printemps et en été, mais j'ai surtout des clients réguliers.
La tapisserie, c'est un domaine très spécialisé. Ils savent ce qu'ils veulent et ce que j'ai. D'ordinaire, ils téléphonent d'abord. Oh, mais voyez comme je radote... Je
vous avais prévenue que je ne savais rien.
Annie sourit et reprit un peu de thé.
- Tant pis, dit-elle. J'en profite pour me réchauffer... Jusqu'à présent, tous ceux à qui j'ai parlé ont déclaré qu'il n'y avait pas eu le moindre incident au parc, même pas de
menus larcins. Est-ce vrai ?
- Je ne peux pas parler à la place des autres mais pour ma part on m'a volé des bricoles de temps en temps. Rien de grave, vous savez, mais c'était contrariant. Du fil, des aiguilles, ce genre de choses...
- Des enfants ?
- «a m'étonnerait. Il n'y a pas beaucoup de gosses par ici. La jeunesse d'aujourd'hui ne se passionne guère pour les travaux d'aiguilles.
- Celle d'hier non plus, j'imagine.
- Pourtant, j'en vis. Bon, j'imagine qu'on doit s'attendre à ce genre de désagréments dans un endroit pareil, mais je vous le répète, ce n'était rien de sérieux.
- Il existe des bandes organisées dans ce domaine. Ouvrez l'úil.
Si cela empire, faites-nous signe.
Natalie opina.
Annie fit mine de se lever.
- Hélas, je ne puis rester ici toute la journée, dit-elle en jetant un coup d'úil par la fenêtre. (Il pleuvait toujours à verse. Elle examina la liste que lan Bennett lui avait fournie et se leva.) Plus qu'un...
Natalie prit un air perplexe.
- Pas si vous avez fait le tour en suivant les aiguilles d'une montre depuis la SecuTec. Il n'y a plus personne. Annie vérifia sa liste.
- Comment cela? J'ai quelque chose qui s'appelle PKF Computer Systems répertorié ici, juste à côté...
- Les informaticiens ? Ils sont partis.
- quand?
- Ils ont déménagé pendant le week-end. Monsieur Bennett n'a pas d˚ avoir le temps de mettre àjour ses fichiers. - Combien de personnes y travaillaient ?
- Deux à plein temps, à mon avis. C'était l'un des locaux les plus petits.
- Vous connaissez leurs noms ?
- Désolée. C'est à peine si je les voyais. Ils n'étaient pas très bavards.
- Et qui venait les voir?
- Des livreurs. Rien d'extraordinaire.
- Bon. Merci pour votre accueil, Natalie. Et pour le thé.
- Je vous en prie. Ce fut un plaisir.
quittant l'atelier, Annie s'approcha du local voisin. S'il y avait eu une enseigne au-dessus de la porte, il n'en restait plus rien. Plutôt que par une vitrine, comme dans certaines salles d'exposition, le local était éclairé par trois petites fenêtres en façade. En y collant son úil, Annie découvrit
que l'endroit avait été complètement vidé. Il n'en fallait pas plus pour déclencher une petite sonnette d'alarme dans
son esprit de policier. Charlie Courage, vu vivant par un voisin le dimanche après-midi, avait travaillé apparemment de seize heures à minuit ce soir-là et avait été retrouvé mort le mardi à
quelque trois cents kilomètres de là. Il avait touché cinq paiements en liquide, de deux cents livres chacun, dans le courant du mois. Or, cette société d'informatique avait mis la clé sous la porte pendant le week-end.
Il vaudrait sans aucun doute la peine d'aller fouiner dans ces lieux désertés, et quand elle en aurait fini, Colin Finch serait s˚rement arrivé
à la SecuTec. Elle aurait juste le temps de lui parler avant de regagner le commissariat pour assister à la réunion.
- Ne croyez pas que je vous demande de jouer les jus-ticiers pour moi, déclara Emily. Vous en avez déjà fait beaucoup dans le genre prince charmant, merci bien.
- Pourquoi me dire tout cela, alors ?
- Parce que vous m'avez interrogée. Et parce que je vous dois une explication. C'est tout.
- Vous avez admis avoir peur de Clough.
- C'était idiot de ma part. (Elle haussa légèrement les épaules.) C'est seulement le fait d'en parler, de me rappeler cette nuit-là... Et puis...
- quoi?
- Rien.
- Continuez.
- Oh, j'ai cru voir Jamie au Swainsdale Centre. (Elle rit, et pointa un doigt sur sa tête.) Voilà encore que je débloque. ParanoÔaque, la fille...
Son ongle était rongé pratiquement jusqu'au sang, remarqua Banks.
- Jamie qui ?
- Jamie Gilbert. L'un des plus proches employés de Barry. Barry ordonne, Jamie s'exécute. Je ne l'aime pas, lui. Il est pas mal comme mec, mais méchant. Il me fout les jetons.
- quand était-ce ?
- Il y a quelques jours. Lundi, je crois. Mais ça ne devait pas être lui.
J'ai d˚ avoir des visions. Barry ne sait même pas qui je suis vraiment ni o˘ j'habite, n'est-ce pas? Vous vous souvenez... Louisa Gamine?
- Comment pourrais-je avoir oublié ?
Banks n'aurait pas juré qu'un homme comme Clough n'e˚t pas les moyens de découvrir ce qui l'intéressait sur n'importe qui.
- Soyez prudente, tout de même. S'il vous semble le revoir dans les parages, lui ou Clough, ne manquez pas de me le signaler. Entendu ?
- Je suis assez grande pour me prendre en charge.
- Emily, promettez-moi de me prévenir...
Elle fit un geste vague de la main.
- D'accord, d'accord. N'en faites pas une maladie.
- Vous ne m'avez pas dit quelles sont les activités de Clough.
- Parce que je n'en sais rien.
- Vous êtes s˚re qu'il ne vend pas de drogue ?
- Non. Enfin, je ne crois pas. Il en a toujours sur lui. Il connaît des gens, leur rend des services, leur procure peutêtre des trucs, mais ce n'est pas un trafiquant. C'est clair. - O˘ trouve-t-il son argent?
- Encore une fois, je l'ignore. Il ne m'en a jamais parlé. Pour lui, les femmes sont là pour la récréation, pas pour le travail. Il y a son club, je suppose, pour commencer. «a lui prend une bonne partie de son temps. Puis il s'occupe de certains groupes et organise des concerts. Il a des intérêts dans plusieurs affaires à travers tout le pays. Il était toujours à gauche et à droite. Leeds. Douvres. Manchester. Bristol. Parfois, il m'emmenait avec lui mais, pour être franche,
c'était assez chiant de l'attendre dans une chambre d'hôtel ou de marcher dans les rues d'un bled merdique sous la pluie. Une fois, il m'a même demandé de l'accompagner ici.
- Ici? Au Black Bull?
- ¿ Eastvale, banane! Vous voyez le tableau? Moi et Barry nous promenant à Eastvale. Enfin quoi, ma mère bosse ici ! (Elle donna un coup sur la table qui ébranla les verres.) Je ne veux plus en parler. C'est fini. Barry passera à une autre fille et moi je vais prendre un nouveau départ.
- Comment ça se passe à la maison ? Elle fit la grimace.
- Comme on pouvait s'y attendre.
- C'est-à-dire?
- Chiant. Ils voudraient que je me fasse tout petite. Maman m'ignore tout simplement. Papa, il passe son temps
à inviter ses potes de la politique. Si vous saviez comment certains me reluquent. Mais il ne s'aperçoit de rien. Il est trop occupé à planifier son avenir.
- Et vous? quels sont vos projets?
Emily s'illumina et prit une longue gorgée de bière. - Je pense aller à
l'université, en fin de compte... - On ne doit pas passez son bac d'abord?
- Bien s˚r. Mais ça peut se faire dans un lycée normal. Je pourrais même le préparer par correspondance, si je veux. C'est pas sorcier.
- Ah, dit Banks, qui avait eu du mal lui-même à réussir son bac. Et quelle université avez-vous choisie ?
- Oxford ou Cambridge, bien s˚r. - Bien s˚r.
Elle plissa les yeux.
- Vous vous foutez de moi ?
- Loin de moi cette pensée.
- Ah bon. Oui... enfin, je me dis aussi que ça me déplairait pas d'aller étudier dans une fac américaine. Harvard ou Stanford. Pas Bryn Mawr. On dirait le nom de l'horrible
petite ville galloise o˘ on a habité quand j'étais petite. Ni la fac de Poughkeepsie. «a fait tellement plouc...
- quoi comme matière ?
- J'hésite encore. Les langues vivantes, peut-être. Ou le thé‚tre. J'ai toujours été bonne comédienne dans les pièces montées à l'école. Mais j'ai tout le temps d'y penser.
- C'est vrai. (Banks fit une pause pour chercher une autre cigarette. Emily l'alluma pour lui avec un briquet en or.) Je ne voudrais pas parler comme votre père, dit-il, mais votre dépendance à la drogue...
- Je peux très bien m'en passer.
- C'est s˚r?
- Absolument. Je n'ai jamais beaucoup consommé, d'ailleurs. Un peu de coke, des amphés, du V & E. - Viagra et Ecstasy ?
- Vous avez de la mémoire.
- Vous en avez pris?
- …videmment.
- Mais le Viagra... «a a quel effet... sur une femme ? Elle eut un sourire mutin et lui tapota le bras.
- «a ne me donne pas d'érection, figurez-vous, mais ça rend la baise très agréable. «a excite, ça donne comme un élan.
- Je vois. Et ça ne pose aucun problème de tout arrêter? - Je ne suis pas une toxicomane, si c'est ce que vous voulez dire. J'arrête quand je veux.
- Je n'étais pas en train de suggérer que vous en étiez une, mais juste que c'était peut-être difficile de laisser tomber sans appui extérieur.
- Je n'ai pas l'intention de participer à des séances de psychothérapie avec tous ces loosers, en tout cas. Pas question.
Elle fit la moue et détourna les yeux.
Banks leva les mains.
- Bon, bon. Tout ce que je dis, c'est que si vous avez besoin d'aide... je sais que vous pouvez difficilement en parler à votre père, c'est tout.
Emily le contempla fixement un moment, comme pour digérer et traduire ses paroles.
- Merci, dit-elle enfin, sans croiser son regard, et un faible sourire se dessina sur ses lèvres. Vous savez pourquoi il vous déteste ?
Interloqué, Banks faillit en avaler de travers. quand il eut repris une contenance, il suggéra :
- Conflit de personnalités ?
- Il vous envie. Voilà pourquoi.
- Il m'envie?
- C'est vrai, croyez-moi. Je l'ai entendu en parler avec ma mère. Vous savez qu'il croit que vous vous tapez une pute pakistanaise à
Leeds ?
- Elle n'est pas pakistanaise, elle est du Bangladesh. Ce n'est pas une pute. Et je ne me la suis jamais tapée.
- Comme vous voulez. Et la musique. «a l'énerve vachement.
- Mais pourquoi ?
- Vous ne savez pas ?
- Je ne vous poserais pas la question, sinon.
- C'est parce que vous avez une vie privée. Vous avez une femme à votre côté, vous écoutez de l'opéra, et vous avez des résultats au travail, vous faites votre boulot. Et vous le faites à votre manière. Papa, il se contente d'appliquer le règlement. Depuis toujours...
- Mais c'est le plus jeune directeur que nous ayons jamais eu. Pourquoi serait-il jaloux de moi?
- Vous ne pigez toujours pas, hein ?
- Non, manifestement.
- Il est envieux. Vous représentez tout ce qu'il aimerait être, sans le pouvoir. Il s'est mis sur des rails qu'il ne pourrait plus quitter même s'il le désirait. Il a tout sacrifié à sa carrière. Croyez-moi, je suis bien placée pour le savoir. Je fais partie de ce qu'il a sacrifié. Il ne lui reste plus que son ambition. Il n'a pas le temps d'écouter de la musique,
d'être avec sa famille, de sortir avec une autre femme, de lire un bouquin.
C'est comme s'il avait fait un pacte avec le diable auquel il a offert tout son temps en échange du pouvoir et d'une situation élevée. Et il y a autre chose. Il peut faire de la politique, passer des examens et des concours à
la pelle, diriger, administrer mieux que n'importe qui, mais il y a une chose dont il est absolument incapable...
- quoi?
- Il serait incapable de trouver la sortie, s'il avait la tête dans un sac en papier.
- qui s'en soucie ?
- C'est pour cela qu'il est entré dans la police.
- qu'en savez-vous?
- Je n'en sais rien, je devine. Mais j'ai vu ses vieux livres, un jour qu'on était chez mes grands-parents à Worthing.
Rien que des livres de poche des années soixante, avec son nom inscrit à
l'intérieur, bien soigneusement. Des éditions Penguin à couverture verte.
Des polars. Sherlock Holmes. Agatha Christie. Ngaio Marsh. Tous ces vieux machins ennuyeux. J'en ai feuilleté certains. Et vous savez ce qu'il avait fait? Il avait noté ses réflexions dans les marges, sur l'identité présumée du coupable, la signification des indices. J'en ai même lu un entièrement pendant mon
séjour. Il s'était trompé sur toute la ligne.
Banks eut des scrupules. Il y avait quelque chose d'obscène à s'immiscer ainsi dans les rêves d'enfant de Riddle qui le mettait mal à l'aise.
- D'o˘ sortez-vous cette psychologie de bazar? dit-il, t‚chant de repousser cette impression.
Emily sourit.
- Ce n'est pas totalement illogique. Vous y réfléchirez. Bon, c'était vachement sympa de vous revoir, mais faut que j'y aille. J'ai un rendez-vous à trois heures. Et je sors ce soir. (Elle reprit son sac à main, qui avait plutôt la taille d'un petit sac à dos, arrangea sa coiffure et se leva.) On pourra peut-être remettre ça une autre fois ?
- Avec plaisir. Mais on fera les choses à ma façon, ou pas du tout.
- Mais encore ?
- Pas d'alcool.
Elle lui tira la langue.
- Rabat-joie !
Puis elle reprit sa veste, se retourna thé‚tralement et sortit du pub en se pavanant. Tous les hommes la regardèrent s'en aller avec un air de chien battu, certains étant ramenés cruellement à la réalité par les remarques acerbes de leur épouse. Une femme lança à Banks un regard particulièrement malveillant, le genre qu'elle réservait sans doute aux bourreaux d'enfants.
Emily partie, il passa un moment à repenser à ce qu'elle lui avait dit. Ce n'était pas son habitude de s'analyser, et il ne s'y adonnait réellement que depuis sa rupture avec Sandra, depuis son emménagement dans le cottage, précisément. Là, il avait passé bien des soirées à contempler le coucher de soleil sur les toits en schiste de Helmthorpe, tandis que s'épaississaient les ténèbres sur les versants des collines lointaines, et à s'interroger sur lui-même, ses motivations,
ce qui avait fait de lui ce qu'il était, les raisons pour lesquelles il avait commis telle ou telle erreur. Un homme
dans la quarantaine qui fait le point sur sa vie et découvre que ce n'était pas du tout ce qu'il avait cru.
Ainsi, Riddle le détestait pour ses talents de détective et parce qu'il avait apparemment une vie privée, y compris
cette fausse maîtresse. Une partie de sa jalousie, si c'était de la jalousie, reposait sur des impressions erronées. qu'y a-t-il de plus pathétique que d'envier un homme pour la vie
qu'on lui imagine? Certes, ce n'était que l'analyse d'une adolescente précoce, mais peut-être la vérité n'était-elle pas si éloignée. Après tout, ce n'était pas comme si Riddle lui avait donné une chance dès le départ.
Pourtant, songea-t-il, en s'envoyant le fond de sa bière, ce n'était plus son problème. Avec Riddle dans son camp, la chance allait tourner. quand il remonta son col et quitta le pub, il sentit tous les regards féminins perforer le dos de son imperméable.
DERNIER arrivé à la réunion du jeudi après-midi, le brigadier Hatchley entra peu après cinq heures et quart,
puant la bière et le tabac, et l'air d'avoir été traîné à reculons à
travers une haie. Banks, Annie Cabbot et les officiers de police Rickerd, Jackman et Templeton étaient déjà rassemblés dans la "salle de conférences", ainsi nommée à
cause de ses panneaux, lambris et portraits à l'huile d'industriels du textile défunts. Une fine patine de poussière de pl‚tre avait atteint jusqu'à la longue table de banquet, d'ordinaire si bien astiquée qu'on pouvait s'y mirer.
- Pardon, monsieur, murmura Hatchley, prenant place.
Banks se tourna vers Annie, qui venait d'entamer le résumé de son après-midi au parc d'activités de Daleview.
- Continuons, major, dit-il. Maintenant que nous sommes au complet.
- Il n'y a pas grand-chose à ajouter. Charlie s'est présenté à son travail dimanche après-midi, a pointé normalement, et est rentré chez lui à minuit.
Son collègue, Colin Finch, affirmant l'avoir vu à quatre heures et à
minuit, nous savons donc qu'il était encore en vie au moment de quitter le parc.
- A-t-il ajouté autre chose?
- qu'il le connaissait à peine. Ils étaient comme des vaisseaux se croisant au port. Selon son expression. Et il
n'avait pas l'impression qu'il se passait des trucs louches sur place.
Personne d'autre n'a admis le connaître - ce qui n'est pas étonnant, si on sait qu'il était au travail quand les autres étaient chez eux - et on n'a reporté aucun incident au parc; il n'était donc pas surmené.
- Sa mort pourrait-elle ne pas être liée à son travail, dans ce cas ?
- Possible, dit Annie, jetant un coup d'úil à Hatchley. Après tout, il avait un casier judiciaire. Plus de mauvaises fréquentations. Mais il y a effectivement un point bizarre. - Lequel?
Elle sortit une enveloppe de sa mallette et la posa sur la table.
- L'une des entreprises installées à Daleview - la PKF Computer Systems - a déménagé dimanche soir.
- ¿ la cloche de bois?
- Non. Tout s'est fait régulièrement, d'après Colin Finch. Sauf qu'ils ont donné un préavis très court. Ils étaient partis à
minuit, quand il a pris son service.
- Des difficultés à payer leurs factures ?
- Ils ne devaient rien à personne au moment du départ, mais il y a peut-être un problème de trésorerie sous-jacent. - Probable, dit Banks. Mais ils n'ont rien à se reprocher?
- Non. Cependant la coÔncidence est troublante, non ?
- En effet.
La PKF s'était éclipsée durant le dernier service de Charlie Courage. Banks n'aimait pas les coÔncidences, pas plus que n'importe quel flic digne de son salaire.
- Continuons.
- Bref, lan Bennett m'a donné carte blanche et, les clés étant toutes dans le bureau de monsieur Courage, j'ai jeté
un rapide coup d'úil aux locaux de la PKF.
- Découvert quelque chose ?
- L'endroit est nickel. Ils ont de toute évidence pris soin de ne rien laisser derrière eux. Excepté ceci, que j'ai trouvé coincé
derrière le radiateur. (Elle tendit l'enveloppe et la renversa. Un boîtier en plastique fendu d'environ quatorze centimètres sur douze tomba sur la surface vernie de
la table.)
- Un boîtier de compact, dit Banks. J'imagine que cela n'a rien d'étonnant pour une entreprise d'informatique.
- Oui, cela ne veut sans doute rien dire. En fait, cette entreprise n'a s˚rement rien à voir avec le meurtre, mais je l'ai tout de même manipulé
avec précaution, au cas o˘. On pourrait relever les empreintes...
- Doit-on les soupçonner?
Annie s'adossa de nouveau à sa chaise. Elle semblait à
son aise même sur les tape-culs notoirement inconfortables de la salle de conférences.
- Je me le demande. C'est cette coÔncidence de l'horaire, ce déménagement le week-end même o˘ Courage a
disparu... On aurait peut-être intérêt à aller enquêter sur cette entreprise, voir qui ils sont, ce qu'ils font. Cela pourrait nous aider à
expliquer la soudaine opulence de Char-
lie.
Banks acquiesça.
- Très juste. On s'en occupera demain. Et pourquoi pas contacter Vie Manson pour les empreintes, d'ailleurs? Si quelqu'un de la PKF est dans nos fichiers, comme Charlie...
Il jeta un coup d'oeil aux trois enquêteurs à l'autre bout de la table. Ils avaient fait du porte-à-porte pour découvrir si quelqu'un avait vu Charlie Courage le dimanche après l'heure du déjeuner.
- Rien sur les faits et gestes de la victime ?
Winsome Jackman parla la première.
- Un voisin l'a vu aller au travail dimanche après-midi, et celui d'en face l'a vu prendre son lait vers huit heures du matin, lundi.
- Rien d'autre?
Winsome fit non de la tête. Templeton déclara : - La femme du quarante-deux, madame Finlay, a
remarqué quelque chose. Elle a cru voir Charlie monter dans une voiture avec deux hommes, plus tard le même jour.
- Description?
- Rien de très utile. (Templeton dessinait distraitement sur la poussière de la table tout en parlant.) L'un était de taille moyenne, l'autre un peu plus grand. Ils portaient des jeans et des blousons de cuir - bruns ou noirs. Le plus grand serait un peu chauve; l'autre aurait des cheveux
clairs et courts. Elle prétend qu'elle ne les a pas bien regardés, n'étant pas très attentive. Je lui ai demandé si elle croyait que la victime avait été contrainte de monter dans
cette voiture, et elle a dit qu'elle n'avait pas eu cette impression, mais qu'elle pouvait se tromper.
Banks soupira. C'était typique de la plupart des témoignages. Bien s˚r, si on ignorait qu'on était en train d'assister à une scène importante, comme les derniers moments
d'un homme, on ne faisait pas attention. En général, les gens ne voient guère ce qui se passe autour d'eux ; ils sont plutôt concentrés sur leurs buts, leurs activités, leurs pensées.
- Et la voiture ?
- Claire. Peut-être blanche. Impossible de lui faire dire autre chose. Pas un modèle de luxe, mais du neuf, avec un fini satiné.
- Bon. Et l'horaire ? On progresse ?
- Un peu. D'après elle, c'a d˚ se produire peu après dix heures, car elle venait de se mettre à écouter L'Heure de la femme, qui commence à dix heures.
- Intéressant.
- Et s'il s'agissait d'un voyage convenu ? suggéra Annie.
Il était peut-être content d'aller là-bas. On lui avait peutêtre fait miroiter une bonne affaire ?
- Possible. (Banks se tourna vers Hatchley.) qu'a donné votre après-midi dans les endroits chauds d'Eastvale, Jim?
Hatchley gratta une aile de son nez volumineux.
- Charlie était sur un coup. On peut en être s˚r.
- Poursuivez.
Il sortit son calepin. Des ouvriers se mirent à jouer du marteau du côté de l'annexe. Hatchley haussa le ton.
- Selon Len Jackson, l'un de ses anciens collègues, Charlie avait trouvé une combine, et ce n'était pas son boulot régulier.
- «a avait un rapport avec l'affaire?
- Charlie ne l'a pas dit. Il était assez vague. Ce qu'il a dit, néanmoins, c'est qu'il avait déjà sa part du g‚teau et
que sous peu cette part serait bien plus grosse. Ce qu'il avait touché jusqu'à présent, c'était des clopinettes en comparaison.
- Intéressant. Mais il n'a pas dit quel g‚teau?
- Non. Charlie était peu communicatif sur ce sujet. Il voulait que ses vieux potes sachent qu'il se débrouillait bien, mais sans plus. Peur'de la compétition, sans doute. - Bien. Au moins, on sait maintenant qu'on est sur la
bonne piste. Il ne reste plus qu'à découvrir dans quel truc il s'était embarqué et qui était le patron. «a paraît facile, non? (Il secoua la tête.) Charlie, Charlie, tu n'aurais pas d˚ t'écarter du droit chemin, cette fois-ci.
- Il n'a jamais été très malin, ajouta Hatchley. Il a d˚ jouer dans une catégorie supérieure à la sienne, sans comprendre à qui il avait affaire.
Banks opina.
- Bon, fini pour aujourd'hui..., dit-il.
Retourné dans son bureau, la porte close pour se protéger du vacarme, il téléphona à l'inspecteur Collaton à Market Harborough pour lui faire son rapport, plus par courtoisie professionnelle qu'autre chose, car il n'avait guère avancé. Ensuite, il décida de rentrer chez lui.
Il débarrassa son bureau et le ferma à clé, puis se dirigea vers la porte.
Annie Cabbot le précédait dans l'escalier. Au bruit de ses pas, elle se retourna.
- Oh, c'est toi. Tu rentres ?
- Sauf si tu as envie de prendre un verre quelque part... ?
- Pas ce soir. Cette foutue pluie m'a transie. Ce soir je m'achète un truc à manger, je prends un long bain chaud
et je me couche avec un bon bouquin.
- Une autre fois, alors ?
Elle sourit en poussant la porte.
- Oui, une autre fois.
Peut-être aurait-elle d˚ accepter ce verre, songea Annie en traversant la place du marché. Elle n'en serait pas morte. Juste un verre et un brin de causette. Elle ne voulait pas avoir l'air de le repousser constamment, et d'ailleurs ce n'était pas comme si les hommes faisaient la queue pour l'inviter. Mais les choses étaient encore assez sensibles, et sa voix intérieure lui avait dit de reculer, donc elle l'avait fait. Non qu'elle fit toujours ce que commandait sa voix intérieure; sinon, elle n'aurait jamais pris de risques, et sa vie aurait été d'un ennui... Mais cette fois, elle l'avait écoutée.
Même si on la sentait encore dans l'air, la pluie avait cessé
de tomber et la soirée était douce. Des guirlandes lumi-neuses étaient suspendues au-dessus de la place du marché
et autour du calvaire, et les gens étaient sortis en force faire leurs emplettes. Une chance pour elle que la plupart des commerces fussent ouverts tard jusqu'à NoÎl, car elle
n'avait plus dans son frigo que de vieilles carottes et des pommes de terre moisies. Il y avait bien un traiteur indien toujours ouvert sur Gallows View, mais le choix était limité ; en outre, il était trop loin dans la mauvaise direction. Ce qu'elle voulait, c'était une chose toute simple, à
faire bouillir dans son sachet ou à flanquer au four pendant une demi-heure, sans autre complication.
En fin de compte, elle dut choisir à pile ou face entre des lasagnes végétariennes et un curry indonésien. Les lasagnes l'emportèrent, surtout parce qu'elle avait une bouteille de Chianti à la maison qui ferait un complément idéal. Elle
avait aussi besoin d'úufs, de lait, de céréales et de pain pour le petit déjeuner.
Tout en fl‚nant par les allées encombrées, observant les infinies variétés de plats cuisinés spécialement destinés aux célibataires, elle se rappela un livre qu'elle avait lu des
années plus tôt - prêté par son père - qui expliquait toutes les stratégies sournoises appliquées par les supermarchés pour vous faire consommer malgré
vous. L'éclairage, pour commencer, et la musique douce, hypnotique.
¿ cette période de l'année, bien s˚r, ce n'étaient que des airs de NoÎl joués dans un style sucré, mielleux. Annie avait parfois l'impression qu'au prochain fa-la-la-la elle allait hurler. Les fabricants choisissaient certaines couleurs pour
leurs emballages, et une chose brillante présentée à hauteur de l'oeil déclenchait aussitôt l'acte d'achat. Elle ne se rappelait pas tous les détails, mais ce livre lui avait fait une forte impression, et elle se sentait toujours manipulée
quand elle sortait d'une grande surface avec plus que ce qu'elle s'était promis d'acheter. Ce qui ne manquait jamais d'arriver. Cette fois-là, ce fut la crème glacée au chocolat : le pot n'était pas à hauteur de ses yeux, l'emballage n'avait pas une couleur irrésistible, mais du fond du congélateur,
il avait semblé lui crier : " Prends-moi, prends-moi ! " et maintenant il était niché dans son panier tandis qu'elle faisait la queue à la caisse.
Peut-être aurait-elle accepté son offre, si elle s'était trouvée à Eastvale depuis plusieurs mois. Mais là c'était trop tôt : trop tôt après leur rupture, et trop tôt après sa mutation. ¿ dire la vérité, d'ailleurs, elle se méfiait de ses propres réactions vis-à-vis de Banks. Un ou deux verres pourraient la délivrer un peu trop de ses inhibitions, comme cela avait failli se produire la dernière fois qu'elle était sortie avec lui.
qu'arriverait-il, alors? Ce n'était pas un problème de coucher avec lui quand elle travaillait à Harkside et lui à Eastvale, mais s'ils étaient ensemble dans le même commissariat, ce pourrait être gênant.
Soudain, alors qu'elle faisait la queue, Annie aperçut une vieille connaissance, quelqu'un qu'elle ne se serait jamais attendue à revoir, ni ici ni nulle part. quelqu'un sur qui elle n'aurait jamais voulu avoir à
poser les yeux. Il déambulait au rayon des vins et spiritueux.
Manifestement, il ne
l'avait pas vue. qu'est-ce qu'il foutait là? Elle sentit sa peau se couvrir d'une sueur froide et son cúur se mettre à battre la chamade.
- Cinq livres soixante-douze, ma petite ! annonça la femme grassouillette et souriante à la caisse.
Annie farfouilla dans son porte-monnaie et en tira un billet de cinq livres et quatre pièces de vingt pennies, qui tombèrent aussitôt par terre. Elle les ramassa de ses mains tremblantes et les tendit à la caissière.
- qu'y a-t-il ? On dirait que vous avez vu un fantôme !
- C'est un peu ça, marmonna Annie, se h‚tant de ranger son porte-monnaie et de sortir avec ses achats.
Elle risqua un rapide coup d'úil par-dessus son épaule. L'homme se tenait près des promotions, balayant du regard
les marques et les prix. Elle était toujours certaine qu'il ne l'avait pas vue.
Elle se jeta dans York Road et inspira une bouffée d'air frais. Son cúur battait toujours très fort et elle tremblait intérieurement. C'était Wayne Dalton, indubitablement. L'inspecteur Dalton. L'un des deux hommes qui l'avaient maîtrisée pendant qu'un troisième la violait, plus de deux ans auparavant.
Banks savait qu'il n'aurait pas d˚ inviter Annie ainsi, sur un coup de tête, et il espérait qu'il ne l'avait pas rebutée définitivement. Il ne voulait pas avoir l'air de l'importuner, surtout maintenant qu'ils bossaient ensemble et qu'il était, théoriquement parlant, son supérieur. Non qu'Annie l'accuserait jamais de harcèlement sexuel, mais...
En fait, sa soirée se révéla en tout point satisfaisante. Il se prépara un sandwich fromage-oignon qu'il dégusta en
lisant le journal dans la cuisine. Son fils, Brian, téléphona vers neuf heures, très excité par son CD. Sans réfléchir, Banks lui demanda s'il avait entendu parler de Barry
Clough. Ce n'était pas le cas, mais il promit de demander à ses relations professionnelles. Il rappela aussi à son père que le mouvement punk était une vieille histoire, comme si Banks avait besoin de ça.
Après son déjeuner avec Emily Riddle, Banks éprouvait aussi le besoin de parler à Tracy. Cela l'aiderait à retrouver sa santé
mentale. Après avoir écouté Emily pendant plus d'une heure, il était sorti avec des idées très tordues sur les adolescentes. Il avait besoin de savoir si elles étaient toutes pareilles, en particulier sa fille.
Malgré toute sa folie et tout ce qu'elle avait traversé, Emily semblait cependant avoir gardé la tête sur les épaules, si sa volonté
affirmée de passer son bac et d'aller à l'université était digne de foi.
Comme Banks, Tracy avait d˚
b˚cher ferme pour en arriver o˘ elle était. Elle était intelligente, mais pas au point de ne pas avoir à s'appliquer. Plus elle bossait, plus elle réussissait. Emily semblait croire que son ascension sociale ne dépendait que d'elle, qu'il lui suffisait de décider et que tout lui tomberait tout rôti dans le bec. Peut-être était-ce vrai dans son cas. Maintenant qu'il avait surmonté ses premières impressions, Banks ne pouvait s'empêcher de la trouver sympathique, mais c'était le genre de fille pour laquelle on pouvait se faire de la bile, et qui l'exaspérait. Il avait presque pitié de Jimmy Riddle.
Tracy ne répondit pas. Encore sortie avec Damon, sans aucun doute. Il lui laissa un message, rien d'urgent, juste qu'elle pouvait rappeler si elle ne rentrait pas trop tard. Pour changer de la tourbe, il alluma un feu de bois,
même s'il ne faisait pas particulièrement froid, et prit place dans le vieux fauteuil qu'il avait acheté à une vente aux enchères. La couleur bleue des murs, dont il avait craint qu'elle semble trop froide en hiver, était en fait agréable, songea-t-il en regardant les ombres des flammes y jouer. Le bois noueux crachait et pétillait dans la cheminée, le ramenant à
son enfance, quand le charbon qu'ils utilisaient par fois sifflait et crépitait. Il n'y avait pas d'autre source de chaleur dans la maison, et son père devait se lever avant l'aube en hiver pour allumer le feu. D'ordinaire, quand Banks descendait manger ses tartines avant l'école, il y avait une bonne flambée qui avait dissipé
en grande partie la fraîcheur de la nuit humide. Par la suite, que ce f˚t dans ses divers logements londoniens ou dans la maison jumelle d'Eastvale, il n'avait pas eu de cheminée, seulement le gaz ou l'électricité, et c'était donc un luxe dont il profitait largement cet hiver.
Il mit le premier CD du concert de Miles Davis au Car-negie Hall, celui avec Gil Evans et son orchestre, prit le dernier roman de Rate Atkinson, qui était ouvert et retourné
sur l'accoudoir du fauteuil, à moitié lu, et alluma une cigarette. Même s'il avait décidé d'aller se coucher tôt, il prit tant de plaisir à écouter la musique et à lire son livre qu'il jeta une autre b˚che dans la cheminée et glissa le second
CD dans l'appareil. Il était onze heures et quart, et il avait délaissé sa lecture depuis un moment pour écouter la version live de l'adagio du Concerto d'Aranjuez de Joaquin Rodrigo quand le téléphone sonna.
Pensant que c'était Tracy, il baissa le son et empoigna le combiné. La première chose qui agressa ses oreilles fut une musique beuglant dans le fond. Il ne devinait pas exactement ce que c'était, mais on e˚t dit une sorte de mixte de
dance post-rave-techno. La seconde agression fut la voix couinante de l'O.P. Rickerd hurlant par-dessus la sono.
- Chef?
- Oui... qu'y a-t-il?
- Désolé de vous déranger, chef, mais je suis de service ce soir.
- Je sais. que se passe-t-il ? Vous accouchez, ou quoi ?
Et pourquoi crier à ce point?
- C'est que... je suis au Bar None, chef. On en fait du boucan, ici.
Le Bar None était l'une des boîtes de nuit préférées de la jeunesse d'Eastvale. Situé sous les boutiques de la place du marché, juste en face du commissariat, il ouvrait en général une heure avant la fermeture des pubs et attirait les gosses qui étaient trop ivres pour conduire jusqu'à Leeds ou Manchester, o˘ se trouvaient des clubs bien plus intéressants.
- …coutez, dit Banks, s'il y a eu une bagarre ou autre, je ne veux pas le savoir.
- Non, chef, ce n'est pas une bagarre.
- Alors ? (Les mots de l'enquêteur se perdirent sous un déferlement de décibels.) Vous ne pouvez pas leur demander de baisser? gueula-t-il.
- C'est une mort suspecte, déclara Rickerd.
- Suspecte, à quel point de vue ?
- Euh... elle est morte, chef. C'est un fait établi. L'inspecteur Jessup est d'accord avec moi. Comme ceux de l'ambulance. On dirait qu'elle a été salement tabassée.
Si Chris Jessup, inspecteur en tenue, jugeait l'affaire assez grave pour qu'on le dérange, ce devait être le cas.
- qui est la victime ?
- Vous feriez mieux de venir, chef... (Là, il redevint inaudible.)... je me débrouillerai pas... tout seul.
- Vous êtes combien sur place ?
- Il y a l'inspecteur Jessup et moi, plus trois agents de police, chef.
- «a devrait suffire. Je suis certain que l'inspecteur Jessup sait ce qu'il faut faire. Veillez à ce que personne ne sorte et sécurisez la scène. que personne ne piétine près
du corps avant mon arrivée, même les ambulanciers. Compris?
- Oui, chef.
- Et appelez le docteur Burns. Il aura un peu de route à faire...
Banks songea à demander à ce qu'on contacte aussi le SOCO, mais décida d'attendre d'avoir vu la scène par luimême. Inutile de gaspiller l'argent du contribuable avant de savoir exactement de quoi il s'agissait.
- On connaît le nom de la victime ?
- Oui. Elle avait un permis de conduire et ce genre de carte que certains clubs délivrent aux jeunes pour prouver leur ‚ge. Il y a sa photo dessus.
- Bon travail. Comment s'appelle-t-elle ?
- Walker, chef. Ruth Walker.
- Merde, dit Banks. J'arrive tout de suite.
Se pouvait-il qu'il s'agisse de la Ruth Walker à laquelle il avait parlé à
Londres ? Dans ce cas, que fichait-elle à Eastvale, à moins qu'elle n'e˚t fait le déplacement pour sortir
avec Emily? Et si Ruth était morte, alors il ne serait pas surpris d'apprendre qu'Emily avait des ennuis, elle aussi.
Il ramassa ses cigarettes et décrocha son blouson pendu derrière la porte. Avant de sortir, il revint vers le téléphone. Il fallait se décider très vite entre Jim Hatchley, qui habitait à Eastvale, et Annie Cabbot, qui avait autant de trajet à faire que lui. Annie l'emporta, haut la main. C'e˚t été mentir
que de nier qu'il préférait les charmes d'Annie à la sale gueule de Hatchley, mais son choix ne fut pas entièrement dicté par des motifs égoÔstes. Annie était nouvelle à East
vale, et elle avait besoin d'expérience ; elle était ambitieuse, alors que Hatchley se contenterait de rester brigadier jusqu'à la fin de ses jours; elle saisirait avec joie cette opportunité, tandis que Hatchley rouspéterait d'avoir été tiré du lit en pleine nuit; Hatchley avait une femme et un enfant qui pesaient dans la balance, alors qu'Annie était toute seule.
Voilà que tu te justifies, songea Banks en composant son numéro. Il pouvait se trouver des excuses jusqu'à la fin des temps, mais la vérité c'était qu'il en pinçait toujours pour elle et pensait, avec Sandra voulant divorcer et se remarier, qu'il pourrait peut-être surmonter les pierres d'achoppe
ment qui les avaient fait dérailler, lui et Annie, et rallumer leur flamme.
Mais même ce désir-là passait après ses inquiétudes envers Ruth Walker et Emily Riddle.
Annie regagna son foyer en roulant à tombeau ouvert et, arrivée à sa petite maison, verrouilla la porte, mit la chaîne, puis inspecta l'arrière et toutes les fenêtres. Ce n'est qu'une fois certaine que tout était s˚r qu'elle se posa dans
un fauteuil avec un grand verre de vin.
Ses mains tremblaient toujours, ainsi qu'elle le nota en prenant une gorgée. Et elle qui croyait avoir surmonté cette épreuve ! La psychothérapie l'avait aidée au début, mais quand le psychologue avait déclaré qu'il ne pouvait plus
rien pour elle, c'était sa propre force intérieure qui l'avait tirée de son marasme. Gr‚ce à la méditation, au yoga et au je˚ne, elle s'était lentement reconstruite. L'isolement avait joué un rôle salvateur, aussi ; délaisser la grande ville pour habiter un petit coin tranquille comme Harkside.
Elle faisait encore des cauchemars o˘ elle revivait sa terreur, l'impression d'étouffement et la détresse qu'elle avait éprouvées durant l'agression dont elle se réveillait en sueur et hurlant, et avait encore des passages à vide o˘ elle se sen
tait avilie et impure. Mais moins souvent. Et elle savait à présent y faire face ; elle connaissait l'origine de cette mélan-colie et était presque capable de la regarder de l'extérieur, de s'en détacher, de l'isoler comme on fait d'une tumeur. Elle s'était même permis, au bout de deux ans, cette petite aventure avec Banks qui avait été
extrêmement satisfaisante, ne f˚t-ce qu'en lui prouvant qu'elle en était encore capable. Ce qui y avait mis un terme n'avait rien à voir avec le viol ; c'était tout simplement la crainte, classique, de s'engager, de nouer des liens, un problème qui avait toujours été le sien.
que foutait donc Wayne Dalton à Eastvale ? Elle aurait bien aimé le savoir. …tait-il sur une affaire ? Avait-il été muté dans le nouveau q.G? Elle ne pensait pas pouvoir travailler avec lui, pas après ce qui s'était passé. La dernière fois qu'elle avait entendu parler de lui, il avait été transféré à Londres. Et s'il était à sa recherche? Et s'il était venu la tourmenter? Certes, elle était allée se plaindre auprès
de leur supérieur le lendemain matin, mais il n'y avait pas de preuve; c'était sa parole contre celle des trois hommes. Le commissaire savait qu'il s'était passé quelque
chose, et il savait aussi que c'était une chose dont il ne voulait pas dans son commissariat, oh non, aussi Annie avaitelle été expédiée tambour battant et les trois hommes, après s'être fait taper sur les doigts, avaient été encouragés à demander leur mutation.
Plus tard, dans son bain, Annie se rappela la face rouge et luisante de Wayne Dalton pendant qu'il l'immobilisait, les petits poils roux sur son nez comme il se tenait au-dessus d'elle, attendant son tour. Un tour qui ne vint jamais. Elle se revoyait parcourant les rues pendant des heures, après
sa fuite, puis se morfondant dans sa baignoire, comme maintenant, à écouter la radio, les échos d'une vie normale, à décaper la souillure de sa peau.
Chose qu'elle n'aurait pas d˚ faire. Chose qu'elle-même, maintenant, décon seillait aux victimes d'un viol. Mais c'était plus facile à dire qu'à
faire. A l'époque, elle n'avait pas réfléchi, voulant seulement fuir, défaire ce qui avait été fait, revenir en arrière. C'était naÔf, peut-être, mais parfaitement raisonnable, à ses yeux.
Elle était encore dans son bain, et à son troisième verre de vin, quand, vers onze heures vingt, le téléphone sonna. Il était minuit moins cinq lorsque Banks, qui avait roulé bien au-delà de la vitesse autorisée pendant tout le trajet, se gara sur la place du marché, près de l'ambulance, et se dirigea vers l'entrée du club. Rickerd avait posté un agent en tenue devant la porte, comme Banks le constata avec satisfaction, et avait même mis du ruban réglementaire bleu et blanc en travers du passage. En descendant l'escalier de pierres, il fut également satisfait de découvrir que la musique s'était tue et que la seule rumeur qui montait était celle des conversations à voix basse des clients retenus sur place et qui maugréaient à leur table.
- Par ici, chef.
La seule lumière provenait des éclairages de discothèque qui tourbillonnaient au-dessus de la piste de danse, sinistres sans l'accompagnement de la musique et des corps en mouvement. Banks distingua Rickerd et Jessup près des toilettes pour dames avec l'équipe de l'ambulance, deux policiers
en uniforme et un jeune homme. Il n'avait pas eu le temps de les atteindre qu'on le tira par la manche.
- Pardon, monsieur, c'est vous le chef?
- Selon toute vraisemblance, fit Banks.
Son interlocuteur, en jean et chemise blanche, avait sans doute à peine vingt ans - un maigrichon au regard brillant
et aux pupilles dilatées. Il ne faisait pas spécialement chaud au Bar None, et pourtant son visage était voilé de sueur.
- Pourquoi on nous garde ici ? Il est presque une heure du mat' ! Vous pouvez pas nous retenir éternellement.
- Un crime vient d'être commis ici, jeune homme, répliqua Banks. En attendant qu'on en sache plus, personne ne va nulle part.
Il remarqua que le garçon tenait toujours sa manche et se dégagea sèchement.
- C'est un scandale ! Je veux rentrer chez moi.
Banks se pencha, assez pour détecter une odeur de bière mêlée à celle de fish-and-chips.
- …coute fiston, murmura-t-il, va te rasseoir avec tes copains et tiens-toi tranquille. Un mot de plus et je te colle aux fesses la Brigade des Stups. Compris ?
Le jeune parut sur le point de protester de plus belle, mais se ravisa et retourna à sa table d'un pas chaloupé. Banks poursuivit son chemin et retrouva Rickerd et Jessup. Un ambulancier le regarda et secoua lentement la tête. Annie Cabbot n'était pas encore là. Elle avait paru sur les
nerfs quand il l'avait appelée et il lui avait demandé s'il la réveillait.
Elle avait dit que non.
- Par ici, dit un Rickerd blafard en pointant le doigt sur les toilettes pour dames. C'est pas beau à voir.
On avait placé encore du ruban à l'entrée, isolant le lieu du crime. C'était souvent utile, car ainsi on pouvait permettre à certaines personnes de pénétrer dans un premier cercle, en leur laissant croire qu'elles étaient privilégiées,
tout en préservant le véritable lieu du crime de toute contamination.
- qui est-ce ?
Banks désigna le jeune homme près de Rickerd.
- C'est lui qui l'a trouvée, chef.
- Bon, gardez l'úil sur lui. Je lui parlerai plus tard. Avez-vous appelé le docteur Burns ?
- Oui. Il a dit qu'il arrivait dès que possible.
Banks se tourna vers l'inspecteur Jessup.
- que s'est-il passé, Chris?
- On nous a contactés à onze heures six. Le garçon que vous avez remarqué. Darren Hirst. Il semble qu'il était avec la victime. Elle est allée aux toilettes et n'est pas ressortie. Inquiet, il est allé voir et nous a appelés.
Banks enfila ses gants de latex et passa sous le ruban.
Les toilettes étaient petites, compte tenu de la taille du club. Carrelage blanc, trois alcôves, deux lavabos sous un grand miroir.
L'omniprésent distributeur de préservatifs était accroché au mur, le genre qui proposait toutes sortes d'arômes et de coloris - lager-citron, rhubarbe-crème anglaise, curry-frites. Les cabines étaient munies de portes en bois ultra-minces. " Cindy suce des bites noires " inscrit au rouge à
lèvres s'étalait en travers de l'une d'elles.
- Celle-ci, chef, déclara Rickerd, désignant la dernière porte.
- C'était verrouillé ?
- Oui.
- Comment avez-vous ouvert?
Rickerd ôta ses lunettes et les essuya avec un mouchoir blanc. Une habitude que Banks avait déjà remarquée.
- J'ai grimpé sur le siège des toilettes à côté, et j'ai débloqué le verrou avec un b‚ton. C'était assez facile. Une sacrée chance que ces portes pivotent vers l'extérieur.
- Encore un mystère-des-toilettes-closes, marmonna Banks, se disant que Rickerd avait fait montre de plus d'initiative que prévu.
- J'ai dérangé le moins possible, chef. Juste ce qu'il fallait pour établir son identité et m'assurer qu'elle était bien morte. L'inspecteur Jessup a supervisé, et les autres ont vérifié que personne ne s'en allait.
- Bon. Vous avez bien fait.
Il tira lentement la porte du bout des doigts, anxieux de ne pas bouleverser une scène déjà bouleversante.
- Vous n'allez pas le croire, chef. Je n'avais jamais rien vu de tel.
Banks non plus.
Le corps de la fille était encastré en crabe entre les deux murs, le dos cambré à environ soixante centimètres audessus de la cuvette, les genoux bloqués contre un mur et les épaules poussées contre l'autre, le cou incliné selon un
angle bizarre. Un filet de sang avait coulé de son nez et elle avait des contusions au visage et à la tête. Des éclats de miroir et de la poudre blanche étaient éparpillés au sol
parmi le contenu renversé de son sac à main. Banks savait que les yeux d'un mort n'ont pas d'expression mais les siens semblaient emplis de terreur et de souffrance, comme si
elle avait vu la Grande Faucheuse en personne. Son visage était sombre, empourpré de sang, et les commissures de ses lèvres étaient retroussées dans une parodie de sourire. Mais le pire de tout, la chose qui fit battre les tempes de Banks et ramollit ses genoux, au point qu'il serait tombé
s'il ne s'était retenu au montant de la porte, fut que ce n'était pas du tout le corps de Ruth Walker; c'était celui d'Emily Riddle.
- A LAN?
La voix paraissait venir de très loin.
- Alan ? Alors maintenant, on traîne dans les toilettes des dames ?
Banks sentit qu'on lui touchait la manche et se retourna pour découvrir Annie Cabbot qui se tenait sur le seuil.
Jamais il n'avait eu vision plus agréable. Il aurait voulu lui tomber dans les bras, se laisser caresser les cheveux, embrasser par elle et l'entendre dire que ce n'était rien, rien qu'un mauvais rêve, dont il ne resterait plus rien au matin.
- Alan, tu es p‚le comme un linge. «a ne va pas?
Il s'écarta du passage pour lui permettre de se rendre compte.
- J'ai une fille d'à peu près son ‚ge...
Annie fronça les sourcils et s'avança imperceptiblement.
Banks la regarda avec attention et nota comment ses yeux se braquaient dans toutes les directions, enregistrant les moindres détails : la posture insolite du corps, le miroir cassé, la poudre blanche, les produits de beauté à terre, les ecchymoses. Certains boutons du corsage noir d'Emily
avaient sauté, et l'araignée tatouée était visible sur la peau p‚le, sous l'anneau du nombril. Annie ne toucha à rien
mais sembla s'imprégner de tout. Et à la fin, même elle était blême.
- Je vois ce que tu veux dire, fit-elle quand ils se furent tous deux éloignés. Pauvre fille. que s'est-il passé, à ton avis?
- On dirait que quelqu'un l'a entraînée là pour lui donner une bonne raclée, mais ça ne tient pas debout.
- Non. Il y a à peine la place pour une personne, alors quant à boxer son prochain...
- Et la porte était fermée. Je suppose qu'elle aurait pu se faire molester ailleurs, puis se réfugier là et s'enfermer avant de mourir, peut-être dans une vaine tentative pour tenir son agresseur à distance...
Il haussa les épaules. Thèse peu convaincante. Même si elle s'était bouclée là pour échapper à son ch‚timent, comment avait-elle pu finir disloquée ainsi au-dessus de la cuvette ? Jamais il n'avait vu une posture aussi extraordinaire, et même s'il avait une petite idée sur la question, il avait besoin des lumières d'un médecin.
- Il faudra attendre le toubib. Ah, quand on parle du loup...
Le Dr Burns traversa la piste de danse pour les rejoindre.
- O˘ est-elle ?
Banks désigna du doigt les toilettes.
- T‚chez de ne pas trop déranger... On n'a pas encore pris de photos.
- Je ferai de mon mieux.
Burns passa sous le cordon de protection.
- Appelle le SOCO et le photographe, dit Banks à
Annie. (Il fit signe en direction de Rickerd et baissa la voix.) C'est Rickerd qui m'a appelé et je voulais être certain que nous avions bien un crime sur les bras avant de lancer l'alarme.
- Et les clients du bar?
- Tout le monde est là. Ycompris le personnel. Les gars de Chris Jessup ont reçu l'ordre de ne laisser partir personne. Cela dit, on ne sait pas combien de gens ont quitté les lieux entre l'appel du petit ami et l'arrivée de Jessup. - Il est encore tôt pour ce genre d'endroit.
C'est
l'heure o˘ les gens arrivent plutôt qu'ils ne partent. - Sauf s'ils viennent de commettre un meurtre.
Demande à un agent en tenue de prendre les noms et adresses.
Annie se retourna. Banks la rappela : - Annie... ?
- quoi?
- «a va barder, je préfère te prévenir...
- Pourquoi donc ?
- Parce que la victime est Emily Riddle, la propre fille du directeur.
- Et merde !
- Je ne te le fais pas dire.
La jeune femme partie vaquer à ses devoirs, Banks intercepta Darren Hirst, le garçon qui avait trouvé le corps. Il était encore sous le choc, tremblant, les larmes aux yeux. Banks pouvait le comprendre, ayant vu luimême le
cadavre. Au cours de sa carrière, il avait été confronté à bien des façons de mourir, et même s'il ne s'était jamais
tout à fait aguerri, il avait un avantage certain sur ce jeune homme.
Laissant un policier en tenue à l'entrée des toilettes, Banks conduisit Darren à une table libre. Le responsable du club rôdait à proximité, désireux visiblement
de savoir ce qui se passait mais n'osant pas demander.
Banks lui fit signe de venir.
- ¿ quelle heure avez-vous ouvert ce soir ?
- Dix heures. Cela démarre tout doucement. Il n'y a pas foule avant onze heures, le plus souvent.
- Votre établissement est équipé de caméras de surveillance ?
- On en a commandé.
- Super. Le bar est encore ouvert?
- L'autre policier a dit qu'il ne fallait plus servir personne.
- C'est vrai. Mais ce garçon vient de recevoir un choc et je ne puis dire que je viens de faire une plaisante découverte, moi non plus, alors apportez-nous deux cognacs, entendu ?
- Je croyais qu'un policier ne buvait pas d'alcool pendant le service ?
- On ne vous demande pas votre avis.
- Bon, d'accord. Pas la peine de se f‚cher.
Le barman repartit à grandes enjambées. ¿ son retour, il déposa sèchement les verres sur la table. Les doses semblaient faibles, mais Banks le régla tout de même.
- quand pourrai-je rentrer chez moi ? demanda-t-il. Si on sert pas d'alcool, on ne gagne plus de fric, vous savez, alors il n'y a plus de raison de rester ouvert.
- Vous n'êtes pas ouvert, dit Banks. Et si je vous entends encore déblatérer sur ce thème, vous n'aurez pas l'occasion de rouvrir dans un futur prévisible. Il y a une morte dans vos toilettes, au cas o˘ vous ne seriez pas au courant.
- Foutus toxicos, marmonna le barman en repartant d'un pas dédaigneux.
- Bon, Darren, reprit Banks quand le barman ne fut plus à portée de voix. Et si vous me racontiez ce qui s'est passé ?
Il alluma une cigarette, en offrit une au jeune homme qui la refusa. Le cognac était de qualité médiocre, mais son degré d'alcool lui réchauffa les veines.
- Elle a dit qu'elle ne se sentait pas bien, commença Darren, après une gorgée.
Ses joues reprirent des couleurs.
- Remontons un peu dans le temps. Comment avezvous fait connaissance? C'était votre petite amie?
- Pas du tout. Je la connaissais parce que... elle faisait partie de la bande. C'était une amie, on sortait ensemble. Une fille un peu bizarre et délurée, mais drôle. La soirée a débuté au Cross Keys, vers Castle Hill.
- Je connais.
- Ensuite, on a traîné en ville et on est passés prendre un verre au queen's Arms. Puis on est venus ici. (Il désigna du doigt un groupe de jeunes traumatisés à une table en face.) Les autres sont là-bas.
- ¿ quelle heure aviez-vous rendez-vous au Cross Keys ?
- Vers six heures et demie, sept heures du soir.
- Vous vous rappelez à quelle heure Emily est arrivée ?
- C'était la dernière. Il devait être sept heures, peutêtre un peu plus.
Cela laissait donc quatre heures entre le rendez-vous de quinze heures dont elle avait parlé à Banks et le moment o˘ elle avait retrouvé ses copains au Cross Keys.
- Comment vous a-t-elle paru ?
- Bien.
- Normale?
- Pour une fille comme elle...
- Et à quelle heure avez-vous débarqué ici ?
- Vers dix heures et demie. C'était très calme. Comme le barman vous l'a dit, ça ne commence à s'animer que vers onze heures et demie environ. Mais on peut boire, et il y a de la musique, on peut danser.
- Combien de personnes étaient là, à votre avis ?
- Pas énormément. «a entrait régulièrement, mais il n'y avait pas grand-monde.
- Plus que maintenant?
Darren jeta un coup d'úil à la ronde.
- Non. Pareil...
- Et ensuite ?
- On a bu quelques verres, puis Emily est allée aux toilettes On a dansé, je me rappelle, puis elle a dit qu'elle ne se sentait pas très bien.
- Elle a dit ce qui n'allait pas?
- Juste qu'elle ne se sentait pas bien. Elle avait comme un torticolis. (Il se frotta lui-même la nuque et regarda Banks.) C'était un effet de la drogue? C'était la drogue, n'est-ce pas?
- Pourquoi me demandez-vous ça?
- Son comportement. Comme si elle planait dans un monde intérieur. Elle était déchaînée.
- Comment l'avez-vous connue, Darren ?
- Je vous l'ai dit, je la connaissais très peu, en fait. quand elle rentrait de pension pour les vacances, elle sor tait avec moi, Rick, Jackie et Tina. C'est tout. Je n'ai jamais été son mec. Je ne l'intéressais pas dans ce domaine. On se contentait de danser ensemble quelquefois, de sortir avec
la bande. Pour le fun.
Il passa la main sur ses cheveux noirs et gras.
- Vous lui avez fourni de la drogue ?
- Moi ? Jamais. Je touche pas à ça.
quelque chose dans son ton incita Banks à le croire. Pour le moment.
- Bon. Elle se sentait mal. Et ensuite ?
- Elle a déclaré qu'elle avait peut-être besoin de prendre encore un remontant.
- qu'entendait-elle par là?
- De la drogue, je suppose. Ce qu'elle prenait.
- Poursuivez.
- Elle est retournée aux toilettes.
- Combien de temps après la première fois ?
- ...quinze, vingt minutes, peut-être.
Banks leva les yeux et vit Peter Darby, le photographe, entrer avec son Pentax cabossé autour du cou. Banks lui indiqua les toilettes, o˘ un policier en tenue continuait de monter la garde, et Darby acquiesça avant de se diriger vers le cordon de sécurité. Annie s'arrêta à sa table pour lui signaler que le SOCO était en route. Banks la pria de recueillir les témoignages des amis de Darren et Emily. Il finit son cognac et demanda :
- Et ensuite, que s'est-il passé?
- Elle est restée longtemps absente. J'ai commencé à
m'en faire, surtout vu qu'elle avait dit ne pas se sentir bien. - "
Longtemps " pour vous, c'est quoi ?
- Ben... dix minutes, quinze... Peut-être plus. Personne ne passe autant de temps aux cabinets si tout va bien. J'ai pensé
qu'elle était en train de vomir. Elle avait passé la soirée à boire comme un trou un tas de trucs ahurissants,
et elle n'avait rien mangé au Cross Keys.
Au Black Bull non plus, se rappela Banks. En revanche, elle y avait fait aussi des mélanges détonants.
- Combien de personnes sont entrées et sorties des toilettes pour dames pendant ce temps ?
- J'ai pas regardé. Mais il n'y avait pas foule. Peut-être personne...
- Vous n'avez pas demandé à une amie d'aller voir? Jackie ou Tina ?
- Tina est allée là-bas cinq minutes après et est revenue aussitôt. Elle a dit qu'Emily faisait de drôles de bruits, comme si elle vomissait, et qu'elle n'avait pas voulu ouvrir sa porte...
- N'avait pas voulu, ou n'avait pas pu?
Darren haussa les épaules.
- qu'avez-vous fait alors?
- J'ai réfléchi, puis j'ai décidé d'aller me rendre compte par moi-même.
- C'était quand, ça?
- Cinq ou dix minutes plus tard, quand j'ai vu qu'elle ne revenait pas.
- Est-ce que d'autres personnes sont entrées là-bas entre-temps ?
- Je vous le répète, je n'ai pas surveillé les lieux constamment, mais j'ai vu deux filles entrer et ressortir. - Sont-elles toujours là?
Darren indiqua deux filles à des tables séparées.
- Bon. On les interrogera plus tard. Elles ne sont pas venues vous dire qu'il se passait quelque chose de bizarre, de toute façon ?
- Non. Juste Tina qui pensait qu'elle était malade.
- Vous y êtes donc allé vous-même ?
- En définitive, oui. J'étais inquiet. J'avais dansé avec elle. Je me sentais...
- Responsable?
- En un sens, oui.
- Même si elle n'était pas votre petite amie?
- «a restait une amie.
- qu'avez-vous vu là-bas?
Darren détourna les yeux et p‚lit de nouveau.
- Vous le savez... Vous avez vu comme moi. quelle horreur. Elle n'avait plus rien d'humain.
- Je regrette de devoir vous imposer ceci, mais ça pour rait être important. Décrivez-moi la scène. Il y avait quelqu'un d'autre ?
- Non.
- La porte était fermée au verrou?
- Oui.
- Dans ce cas, comment avez-vous compris... ?
- D'abord, je l'ai appelée et elle n'a pas répondu. Puis j'ai collé l'oreille à la porte et je n'ai rien entendu. Pas de vomissements, ni de respiration. Là, j'ai balisé.
- qu'avez-vous fait alors ?
- Je suis allé dans les autres chiottes et j'ai grimpé sur la cuvette. Les cloisons ne montaient pas jusqu'au plafond, j'ai pu donc me pencher et regarder en bas. C'est là que je l'ai vue. Ses yeux me fixaient... elle était toute contusionnée et tordue... et ses yeux...
Il se prit la tête dans ses mains et se mit à sangloter. Banks lui toucha l'épaule.
- C'est bon, Darren. Pleurez un bon coup.
Le jeune homme laissa couler ses larmes, puis s'essuya les yeux avec sa manche et releva la tête.
- qui a pu faire une chose pareille ?
- On ne sait pas. On ne sait pas comment, non plus. A part les deux filles dont vous avez parlé, avez-vous vu quelqu'un entrer dans ces toilettes pendant qu'Emily y était?
- Non. Mais je vous ai déjà dit que je ne regardais pas toujours dans cette direction.
- Pas toujours, mais souvent, puisque vous étiez inquiet.
Vous deviez guetter son retour...
- J'imagine que oui. Mais je n'ai rien remarqué.
- Aucun homme n'est entré?
- Non.
- Est-ce que quelqu'un est passé au moment o˘ vous étiez là-bas ?
- Non. Dites, ce n'est pas moi le coupable. Vous n'êtes pas...
- Personne ne suggère une chose pareille. J'essaie seulement d'éclaircir la situation, c'est tout. En la voyant, vous avez su qu'elle était morte ?
- Comment l'aurais-je su? Je n'ai pas pris son pouls ni rien de tel. Je ne l'ai pas touchée. Mais ses yeux étaient grands ouverts, fixes, et sa nuque était tordue, comme brisée. Elle ne donnait aucun signe de vie.
- qu'avez-vous fait alors?
- Je suis allé trouver le responsable et il a appelé la police.
- quelqu'un est-il entré aux toilettes avant l'arrivée de l'inspecteur Jessup et de l'officier de police Rickerd?
- Je ne crois pas. Le responsable a jeté un coup d'úil
-je ne l'ai pas quitté d'une semelle - après quoi il a prévenu la police et l'ambulance. Il est resté à la porte jusqu'à la venue de la police et n'a laissé personne entrer dans les toilettes pour dames. Il a aiguillé des filles chez les hommes. Elles ont r‚lé, je me souviens. Mais la police a fait vite.
- Elle n'avait guère de chemin à faire. quelqu'un a-t-il quitté le club?
- Peut-être une ou deux personnes. Mais le gros des clients arrivait encore. Il était encore tôt. Je n'ai pas fait vraiment attention. J'étais inquiet pour Emily, et ensuite j'ai eu comme un choc. La musique a continué à jouer longtemps après... après ma découverte. Les gens dansaient encore. Même après l'arrivée de la police.
Personne n'avait réalisé la gravité de la situation.
- Bon, Darren. C'est presque terminé. Je vous remercie. S'est-il produit quoi que ce soit d'étrange au cours de la soirée, ici, au Cross Keys ou au queens' Arms, qui vous aurait donné des motifs d'inquiétude au sujet d'Emily?
- Non, je ne vois pas.
- Elle semblait de bonne humeur?
- Oui.
- Elle ne s'est disputée avec personne ?
- Non.
- A-t-elle passé des coups de fil ?
- Non. Pas que je sache. Tout allait bien.
- Elle n'a pas parlé de drogue ?
- Non.
- Avez-vous eu l'impression qu'elle en avait pris avant d'arriver ici?
- Je crois qu'elle planait un peu en arrivant au Cross Keys.
- A dix-neuf heures ?
- Oui. Elle n'était pas à côté de ses pompes, juste un peu étourdie. Mais c'est passé.
C'était sans doute là qu'elle avait pris la drogue, songea Banks : entre son départ du Black Bull et son arrivée au Cross Keys quatre heures plus tard. Elle avait fumé de l'herbe ou sniffé de la coke avec quelqu'un entre-temps. Merde, pourquoi ne lui avait-il pas demandé o˘ elle allait? Le lui aurait-elle dit, d'ailleurs ?
- A-t-elle parlé à quelqu'un ici avant de se rendre aux toilettes?
- Seulement à nous. On avait pris une table tous ensemble. On ne connaissait personne. Je suis allé chercher les consommations.
- Aurait-elle pu acheter de la drogue à quelqu'un ici?
- Possible, mais je n'ai rien vu.
- Dans les cabinets, peut-être ?
- «a se peut.
- Et au Cross Keys ?
Le Cross Keys n'était pas exactement la Mecque de la drogue, comme le Black Bull, mais il n'était pas non plus irréprochable.
- L'avez-vous vue parler à des inconnus là-bas?
- Non, je ne crois pas.
- A aucun moment elle ne s'est absentée ?
- Non.
- Bon. On vous demandera de déposer dans les formes plus tard, mais ne vous inquiétez pas.
- Je peux m'en aller?
- Hélas, non.
- Je peux rejoindre mes amis ?
- Bien s˚r.
- Est-ce que je peux utiliser mon mobile ? J'aimerais appeler mes parents, leur dire... que je rentrerai tard. - Désolé, pas encore. Si c'est indispensable, demandez
à un policier en tenue, il les préviendra pour vous. Et maintenant, allez vous rasseoir...
Le jeune homme repartit en traînant les pieds vers sa table. Banks se leva et se retourna pour voir le Dr Burns qui sortait des toilettes. Le flash de l'appareil photo de Peter Darby crépita derrière lui, par l'ouverture de la porte. - Alors, c'est quoi? lui demanda-t-il quand ils eurent trouvé une table o˘ leur conversation ne pourrait être entendue.
Il avait ses propres soupçons, même s'il n'avait jamais vu un cas pareil jusqu'à présent, mais il voulait que le Dr Burns prenne l'initiative de l'évoquer. C'était en partie la peur de passer pour un idiot, de tirer des conclusions trop h‚tives. Après tout, il se pouvait qu'on l'ait battue à mort.
- Je n'ai encore aucune certitude, dit Burns, secouant la tête.
- Mais votre impression immédiate. Je parie que vous avez une idée assez précise.
Burns fit la grimace.
- Nous autres, médecins, n'aimons guère livrer nos impressions immédiates.
- L'a-t-on rouée de coups?
- Cela m'étonnerait.
- Les ecchymoses... ?
- ¿ première vue je dirais que c'est arrivé quand la tête a cogné contre les murs durant les convulsions. Attendez, ça ne va pas ?
- Si, si.
Banks chercha une autre cigarette dans sa poche pour chasser de sa bouche la montée de bile.
- quelles convulsions ?
- Encore une fois, je ne crois pas qu'on l'ait agressée. Elle était toute seule là-dedans. Vous avez noté la poudre blanche et le miroir brisé ?
Banks acquiesça.
- CocaÔne, sans doute.
- Alors, elle aurait succombé à une overdose de cocaÔne ?
- Minute, je n'ai pas dit ça.
- Mais c'est une possibilité ?
Burns marqua une pause.
- Hum... une possibilité. Une overdose de cocaÔne peut provoquer des spasmes et des convulsions dans les cas extrêmes.
- Mais... ?
- Il faudrait qu'elle soit très pure. Je le répète, c'est possible, mais ce n'est pas l'explication la plus probable.
- quelle est-elle, alors?
- Elle était morte depuis longtemps ?
- La police a été avertie à onze heures six, donc c'est arrivé un peu avant. J'étais moi-même sur place à minuit moins dix.
Burns consulta sa montre.
- Il est minuit vingt. Ce qui signifie qu'elle ne peut pas être morte depuis plus de... disons... une heure et demie. Pourtant la rigidité
cadavérique est complète. C'est surprenant. Vous avez remarqué ça vous aussi ?
- Oui. qu'est-ce qui l'a tuée, à votre avis?
- ¿ première vue, et ça restera une hypothèse jusqu'à
ce qu'on obtienne les résultats d'analyse, je dirais un empoisonnement à la strychnine.
- J'y ai pensé aussi, même si je suis loin d'être un expert. Ce serait mon premier cas. J'ai lu la description dans des manuels.
- Moi aussi. C'est rarissime de nos jours. Mais cela expliquerait les convulsions. Elle a pu se débattre entre ces murs au point de se faire les meurtrissures et contusions que vous avez vues. Son corps était arqué d'une façon caractéristique des ultimes spasmes de l'intoxication à la strychnine
- opisthotonos, dans notre jargon - et vous devez avoir noté la façon dont les muscles faciaux étaient tordus dans une
sorte de grimace extrême, ou rictus - risus sardonicus ainsi que le teint plombé, le regard égaré, fixe ? C'étaient des images inoubliables, et Banks savait qu'il en ferait des cauchemars pendant des années, comme cela s'était passé avec le corps démembré de Dawn Wadley, la prostituée de Soho.
- J'hésite à me prononcer sans des analyses complètes, mais ce ne sera pas long. C'est l'un des poisons les plus faciles à
repérer. Je n'ai jamais enquêté sur une mort par strychnine auparavant, mais pour moi ça y ressemble. Enfin, ce n'est qu'une première impression.
J'ai go˚té la poudre. En plus de la cocaÔne qui laisse un engourdisse ment caractéristique sur le bout de la langue, il y a un go˚t amer, associé
à la strychnine.
- qu'est-ce qui l'a tuée? Le cúur?
- Elle peut être morte d'asphyxie, probablement, ou du simple épuisement d˚
aux convulsions. Son cou a pu se bri
ser, aussi, mais il faudra attendre l'autopsie pour le confirmer. Ce n'est pas une belle mort, de quelque façon qu'on l'envisage.
- Non. Homicide intentionnel, à votre avis?
- Pour moi, ça ne fait aucun doute, non? Et j'exclus d'office le suicide. ¿ supposer qu'elle ait voulu se supprimer, la strychnine n'est pas le produit idéal. Jamais entendu parler d'un cas pareil. En outre, d'après mes impressions, elle était mélangée à de la cocaÔne, ce qui signifie qu'elle cherchait à passer un bon moment, pas à
mourir.
- Et si c'était une mauvaise fournée ?
- On ne peut écarter l'hypothèse. Les dealers utilisent toutes sortes de substances pour rallonger les doses, y compris la strychnine. Mais pas en quantité suffisante, d'ordinaire, pour tuer une personne.
- Combien, environ ?
- «a varie. Une dose aussi faible que cinq milligrammes peut être fatale, surtout si elle passe directement dans le sang sans transiter par le système digestif. On saura vite si c'était un mauvais lot, en tout cas.
- Vous pensez à une hécatombe ? - C'est envisageable.
- ¿ Dieu ne plaise...
- Plusieurs facteurs sont enjeu. Comme je l'ai déjà dit, une dose fatale peut varier énormément. Ce qui a tué cette
fille n'aurait pas tué n'importe qui. Elle était très mince, et on n'a pas l'impression qu'elle mangeait beaucoup. Une
personne plus corpulente, plus solide, plus robuste... qui sait? Mais on en entendra parler si ça se produit.
Banks se rappela qu'Emily n'avait pas déjeuné ce jour-là. D'après son ami Darren, elle n'avait pas dîné non plus.
- Mais si elle l'avait inhalée, le contenu de son estomac ne compterait pas...
- Pas autant que si elle l'avait ingérée, non. Mais l'état de santé général et le contenu de l'estomac sont autant de facteurs à prendre en compte.
- Et s'il ne s'agit pas d'une erreur de dosage, c'est qu'on l'a préparée pour elle tout spécialement.
- Ce qui revient au même. De quelque côté qu'on considère la question, on l'a assassinée. Mais c'est votre domaine, hein ?
Ah, voici les cosmonautes.
Banks leva les yeux et vit les hommes du SOCO entrer avec leurs combinaisons protectrices.
- Je m'occupe de faire emporter le corps, conclut le Dr Burns. Je vais les prévenir qu'il faudra sans doute employer une pince à
levier pour l'arracher de là. Et je joindrai le docteur Glendenning demain à la première heure.
Tel que je le connais, il l'aura ouverte avant la pause-déjeuner. (Il se leva, mais s'attarda un moment avant de s'en aller.) Vous la connaissiez?
Vous semblez prendre cette affaire très à cúur...
- Vaguement. Autant vous le dire tout de suite, vous le découvririez bien assez tôt : c'est la fille de notre directeur. La réaction du Dr Burns fut exactement celle d'Annie.
- Et... toubib?
- Oui?
- Motus pour le moment, n'est-ce pas ? La strychnine...
- Je serai muet comme une carpe.
Le médecin fit demi-tour et s'en alla.
Pendant quelques instants, Banks resta seul à regarder les lumières de la discothèque tournoyer et à écouter les conversations étouffées autour de lui. Peter Darby ressortit des toilettes en déclarant qu'il avait ce qu'il voulait. Les hommes du SOCO étaient en train de démonter l'endroit, recueillant des échantillons pour analyses. Banks ne leur enviait pas la t‚che de travailler dans des cabinets : on ne sait jamais ce qu'on peut attraper. Vie Manson serait bientôt là pour relever des empreintes digitales - il en trouverait sans doute autant que les gars du SOCO trouveraient
de poils pubiens - et bientôt le fourgon de la morgue viendrait prendre le corps d'Emily Riddle pour le transporter
au sous-sol de l'hôpital d'Eastvale.
Tout était si prévisible. Une routine dont Banks avait l'habitude. Mais cette fois, il avait envie de pleurer. De pleurer et de se saouler. Il ne pouvait s'empêcher de se remémorer les propos enthousiastes d'Emily au sujet de son avenir, son rejet de Poughkeepsie et de Bryn Mawr à cause de la
sonorité de ces noms. Il se rappela la fois o˘ elle s'était pointée à son hôtel, se faisant passer pour sa fille, comment sa robe avait glissé par terre, révélant sa nudité blanche. Il se souvint de sa tentative gauche, juvénile, pour le séduire. Merde, si elle avait su combien elle avait été
près de réussir. Puis la façon dont elle s'était couchée en position fútale, tel un petit enfant, le pouce à la bouche, sous la couverture, tandis qu'il se calait dans le fauteuil afin de fumer et d'écouter la chanteuse Dawn Upshaw alors que les fenêtres vibraient et que le soleil hivernal se levait et tentait de se frayer un chemin à travers les nuages gris‚tres. Morte.
Et peut-être à cause de lui, parce qu'il avait respecté sa volonté de discrétion et n'avait rien fait, en dépit de toutes ses appréhensions.
Annie arriva, après avoir parlé aux amis d'Emily. Banks lui confia ce que le Dr Burns lui avait dit de la strychnine. Annie émit un sifflement.
- Tu as appris quelque chose là-bas?
- Très peu. Ils disent qu'elle semblait un peu défoncée en arrivant au Cross Keys, et ils sont s˚rs qu'elle a pris quelque chose ici la première fois qu'elle est allée aux toilettes.
- C'est ce que prétend Darren. Il ne pourrait pas s'agir de la même dose, hein ?
- Je suppose que non. Tu les crois ?
- En gros, oui. On les pressurisera un peu plus demain.
Selon toute vraisemblance, la première fois qu'elle a sniffé, ça l'a rendue malade peu après, alors elle a remis ça et c'est là que les convulsions ont commencé.
- Et maintenant?
- Commençons par fouiller tout le monde. Ils sont tous suspects pour le moment, y compris le personnel. Tu t'en occupes ?
- Pas de problème. Je doute qu'on ait du mal à arguer de doutes raisonnables, n'est-ce pas?
- Cela m'étonnerait.
La loi PAGE stipulait qu'il fallait avoir un "doute raisonnable " avant de fouiller quiconque, et si la fouille avait lieu hors d'un poste de police sans que le sujet ait d'abord été arrêté, il fallait avoir de bonnes raisons de supposer qu'il pouvait représenter un danger pour lui-même ou autrui. Avec la fille du directeur gisant morte, peut-être d'un empoisonnement à la strychnine, à quelques mètres de là, Banks n'imaginait pas qu'ils puissent avoir des difficultés à
justifier leur démarche.
- Allez-y mollo, cela dit. Si quelqu'un regimbe, emme-nez-le au poste et confiez-le au policier de garde. Je veux que tout soit fait dans les règles. Et prévenez le commissaire divisionnaire Gristhorpe.
- Entendu.
- que tous les dealers de coke notoires du secteur soient convoqués pour interrogatoire. Et il faudra activer la salle des opérations au commissariat. (Il regarda sa
montre.) On n'aura sans doute pas terminé de tout mettre sur pied avant demain matin - surtout dans la mesure o˘
le personnel civil est impliqué - mais en attendant, il nous faudra un directeur de bureau.
- Rickerd?
Peu doué comme enquêteur, Rickerd portait un intérêt presque maniaque aux menus détails et autres rouages d'une organisation : exactement ce qu'il fallait à un bon directeur de bureau, car c'était son rôle de superviser l'enregistrement et le suivi de toutes les informations collectées à la fois sur le lieu du crime et au cours de l'enquête.
En vérité, il fallait plus qu'un simple talent d'organisateur, mais Rickerd ferait l'affaire. Peut-être découvrirait-il son véritable point fort. Banks savait qu'avoir un maniaque dans son service se révélerait un jour utile.
Rickerd était le genre de garçon à avoir toujours sur lui un indicateur des chemins de fer et à barrer d'un trait net fait au stylo et à la règle les trains qu'il avait effectivement vus passer. Hélas pour lui, il était trop jeune pour les trains à vapeur. quand Banks était petit, il en restait encore quelques-uns en service, beaucoup portant des noms exotiques comme L'…cos-sais volant - merveilles aux lignes pures, aérodynamiques. Beaucoup de ses amis avaient suivi cette mode, mais rester planté sur un quai de gare venté
toute la journée et noter des numéros à barrer plus tard dans un petit carnet ne
l'avait jamais attiré. ¿ l'heure actuelle, avec tous ces autorails qui se ressemblaient comme des clones, ça n'avait plus de raison d'être.
Banks fit venir Rickerd et lui expliqua ce qu'il voulait de lui. Rickerd s'en alla, l'air satisfait de s'être vu confier une telle responsabilité. Puis Banks alluma une cigarette et s'appuya à un pilier.
- Je ferais mieux d'aller prévenir les parents, soupira-t-il.
- Un agent en tenue peut s'en charger.
Annie mit la main sur son bras dans un geste d'une singulière intimité.
- Pour être tout à fait honnête, Alan, tu as l'air complètement crevé. Et si tu me permettais de te raccompagner chez toi?
Le rêve, songea Banks. La maison. Annie. Peut-être même le lit. Les volutes de l'adagio du Concerto d'Aranjuez montant du rez-de-chaussée. L'horloge retardée afin que rien de tout cela ne soit jamais arrivé.
- Non, dit-il. Je dois l'annoncer moi-même. Je leur dois bien cela.
Annie fronça les sourcils.
- Je ne comprends pas. En quoi leur dois-tu quelque chose ?
Banks sourit.
- Je te raconterai plus tard.
Puis il remonta les marches et se retrouva sur la place du marché déserte.
Il se sentait malade et plein de terreur quand il approcha de la demeure des Riddle vers une heure et demie du matin. Le Vieux Moulin se dressait dans une obscurité presque totale derrière la haie de troènes, mais un rai de
lumière filtrait à travers des rideaux au rez-de-chaussée, et il se demanda si c'était une ruse pour décourager les cambrioleurs. Il sut que ce n'était pas le cas en voyant le rideau remuer au bruit de sa voiture sur le gravier de l'allée. Il aurait d˚ se douter que Jimmy Riddle serait encore à son bureau bien après minuit. C'était aussi et d'abord gr‚ce à
sa grande capacité de travail qu'il avait réussi.
Une fois le moteur coupé, il entendit le vieux bief courir à travers le jardin. Cela lui rappela sa propre cascade à proximité de sa modeste fermette. Il eut à peine le temps
de frapper que le hall s'éclaira et que la porte s'ouvrit.
Riddle se tenait là, en chemise Oxford et treillis gris ; c'était la première fois que Banks le voyait en tenue décontractée.
- Banks? J'ai reconnu votre voiture. que diable... Mais sa voix mourut tandis que l'appréhension d'un
drame envahissait lentement ses traits. Bon flic ou pas, Riddle avait été
trop longtemps dans le métier pour savoir qu'une visite en pleine nuit n'est pas de simple courtoisie; il en savait assez pour déchiffrer l'expression de Banks.
- On pourrait peut-être s'asseoir, prendre un verre?
proposa ce dernier, tandis que Riddle s'effaçait pour le laisser passer.
- Parlez d'abord, dit Riddle en s'adossant à la porte après l'avoir refermée.
Banks ne pouvait le regarder en face.
- Je regrette, monsieur.
Cette marque de respect lui parut aussitôt insolite ; jamais il n'avait donné du " monsieur " à Riddle, sinon sur un ton sarcastique.
- Il s'agit d'Emily, n'est-ce pas?
Banks acquiesça.
- Mon Dieu...
- Monsieur...
Banks le prit par le coude et le conduisit dans le living. Riddle s'affaissa dans un fauteuil et Banks s'approcha du bar. Il leur servit à
tous deux un grand verre de whisky ; à ce moment-là, il n'en était plus à
s'inquiéter de conduire en état d'ébriété. Riddle saisit son verre mais ne but pas tout de suite.
- Elle est morte, n'est-ce pas?
- Hélas...
- que s'est-il passé? Comment...?
- Nous ne savons pas encore très bien.
- Un accident de voiture ?
- Non. Rien de tel.
- Allez, parlez ! C'est de ma fille qu'il s'agit.
- Je sais, monsieur. Voilà pourquoi je m'efforce de m'y prendre doucement.
- Il est trop tard pour cela. Elle est morte de quoi ? La drogue... ?
- En partie.
- Comment ça, " en partie " ? C'est ça ou pas. Dites-moi ce qui lui est arrivé !
Banks observa un silence. C'était horrible de dire à un père dans quelles souffrances sa fille était morte, mais il se rappela que Riddle était aussi un policier, un professionnel, et qu'il le découvrirait bientôt, de toute façon. Autant qu'il sache maintenant.
- Pour le moment, c'est une information confiden-tielle, mais le docteur Burns pense qu'il pourrait s'agir de cocaÔne mêlée de strychnine.
Riddle eut un haut-le-corps et renversa quelques gouttes d'alcool sur son pantalon. Il ne se donna même pas la peine de l'essuyer.
- De la strychnine ! Mon Dieu, comment... ? Je ne comprends pas.
- Elle prenait de la cocaÔne dans une boîte de nuit à Eastvale. Le Bar None. Vous en avez entendu parler?
Riddle hocha la tête.
- Bref, si le médecin a raison, quelqu'un a mis de la strychnine dans sa cocaÔne.
- Merde, Banks, vous réalisez ce que vous dites ?
- Parfaitement, monsieur. Je dis que, selon toute vraisemblance, votre fille a été assassinée.
- C'est une mauvaise farce?
- Croyez-moi, j'aimerais bien...
Riddle passa la main sur son cr‚ne légèrement luisant, un geste que Banks avait souvent trouvé ridicule autrefois ; à présent, il avait des relents de détresse. Il but un peu de whisky avant de poser la question désespérée que chacun
pose dans cette situation :
- Vous êtes s˚r qu'il n'y a pas d'erreur?
- Non. Je l'ai vue moi-même. Je sais que ce n'est pas une consolation, mais la mort a d˚ intervenir très vite, mentit-il. Elle n'a pas d˚ beaucoup souffrir.
- Foutaises. Je ne suis pas un crétin, Banks. J'ai étudié
dans les manuels. Je connais les effets de la strychnine. Elle a d˚ être prise de convulsions, courber le dos. Elle a...
- Arrêtez ! ¿ quoi bon vous torturer?
- qui ? qui aurait voulu lui faire ça ?
- Vous n'avez rien remarqué d'étrange aujourd'hui, ces derniers jours ? Un changement dans son comportement?
- Non. …coutez, vous êtes allé à Londres. Vous l'avez retrouvée. quelles étaient ses fréquentations là-bas? Ce Clough. Vous le croyez impliqué ?
Banks marqua une pause. Barry Clough était le premier nom qui lui était venu à l'esprit quand le Dr Burns lui avait parlé de cocaÔne frelatée. Il se rappela aussi qu'Emily avait dit que Clough détestait perdre ses biens précieux.
- C'est une éventualité sérieuse.
Riddle tira doucement sur les plis de son pantalon, avant de pousser un long soupir.
- Vous ferez ce qu'il faut, Banks. J'en suis s˚r. quel que soit l'endroit o˘ la piste vous mène.
- Oui, monsieur. Y a-t-il... ?
- quoi?
- Vous n'avez rien d'autre à me dire ?
Riddle se tut. Il parut réfléchir avec intensité pendant quelques instants, puis secoua la tête.
- Navré, mais je ne puis rien pour vous. Cela ne dépend plus de moi à présent. (Il avala d'un trait le fond de son verre.) Je vais aller l'identifier à la morgue.
- «a attendra demain matin.
Riddle se leva et se mit à marcher de long en large.
- Je dois faire quelque chose ! Je ne peux pas me contenter de... Enfin merde, Banks, vous venez de m'annoncer que ma fille a été assassinée. Empoisonnée. que voulez-vous que je fasse? que je pleure dans un fauteuil? que je prenne un somnifère ? Je suis un policier, Banks.
Il faut que j'agisse.
- On fera l'impossible, dit Banks. Je crois que votre place est tout simplement auprès de votre femme et votre fils.
- Ne me flattez pas, Banks. Bon Dieu, attendez que la presse s'empare de ça...
Nous y voilà, songea Banks : sa sacro-sainte réputation. Ce fut seulement par respect pour son deuil qu'il déclara avec douceur :
- Ils n'étaient pas au courant quand j'ai quitté les lieux mais ça ne devrait pas tarder. Demain matin, le bar grouillera de journalistes. On voudrait taire l'information sur la strychnine pour le moment.
Riddle parut se tasser sur lui-même, vidé de toute énergie. Il semblait infiniment las.
- Je vais réveiller Ros et la prévenir. Merci de vous être déplacé, Banks.
C'est-à-dire... en personne, au lieu de déléguer un émissaire. Le mieux c'est que vous retourniez làbas pour dominer la situation. Je vais dépendre de vous et, pour une fois, je me fiche du nombre de raccourcis que
vous prendrez et du nombre de pieds que vous allez écraser.
- Très bien, monsieur.
Riddle avait raison ; le mieux pour le moment était de se lancer à fond dans l'enquête. De plus, les gens ont besoin d'être seuls avec leur chagrin.
- J'aurai à vous parler à un moment ou à un autre.
Demain ?
- Bien s˚r.
Ils entendirent un léger bruit du côté de la porte et se retournèrent. Le petit Benjamin se tenait là, en pyjama, un ours en peluche pelé contre son cúur. Il se frotta les yeux. - J'ai entendu des voix, papa. J'ai eu peur.
qu'est-ce
qu'il y a? Il s'est passé quelque chose?
IL faisait encore sombre quand Banks retourna à Eastvale le lendemain matin, et une brume légère se nichait dans les dépressions et les creux de la route, collait aux b‚timents, aux pavés et au calvaire ancien sur la place du marché. C'était l'heure à
laquelle s'allumaient les bureaux
au-dessus des boutiques, dont certaines étaient déjà ouvertes, et le brouillard diffusait leur lumière comme une fine mousseline. L'air était doux et humide.
De l'autre côté de la place, l'entrée du Bar None était toujours défendue par un cordon de sécurité, et un policier en tenue montait la garde. Après avoir quitté la maison des Riddle la veille, Banks était retourné au club pour trouver le SOCO toujours au travail et Annie en train de prendre des dépositions. Le commissaire divisionnaire Gristhorpe avait aussi fait le déplacement en voiture depuis Lindgarth.
Banks avait traîné sur place pendant un moment, échan-geant ses vues avec Gristhorpe, mais il n'y avait rien de plus à faire pour lui. quand les journalistes se mirent à le harceler pour obtenir des commentaires, il rentra chez lui et passa quelques heures sans sommeil sur le canapé, à penser à Emily et sa fin atroce, avant de se rendre directement au commissariat. Il s'efforçait de tenir à distance les sentiments de culpabilité qui se pressaient à la lisière de son esprit comme des requins encerclant un plongeur. Il n'y réussit qu'en partie, et cela parce qu'il avait un boulot à faire, une chose à laquelle se consacrer exclusivement.
Le
hic, c'est que ces remords continueraient à s'accumuler à son insu, et le jour viendrait o˘ ils seraient si nombreux
qu'il ne pourrait plus feindre de les ignorer. Et alors, il le savait d'expérience, ce serait trop tard pour avoir la conscience tranquille. Pour le moment, du moins, il ne
pouvait se permettre la satisfaction morale de se sentir coupable.
Les ouvriers n'ayant pas encore débarqué, le calme régnait à l'annexe. Banks alla dans son bureau, lut ses exemplaires des rapports de la veille et nota ses propres impressions. Il faisait cela, comme tout bon policier, pour lui-même, non pour les dossiers ; c'étaient des impressions toutes personnelles qui parfois pouvaient mener à quelque chose, mais pas souvent. Cela ne remplaçait ni les faits, ni les preuves.
Il inclut dans ses notes, par exemple, sa sensation que Darren Hirst disait la vérité et l'intime conviction qu'Emily s'était fournie en drogue ailleurs qu'au Cross Keys ou au Bar None. Déjà, nota-t-il d'après les rapports, quelques dealers locaux très endormis poireautaient dans les cellules de détention au sous-sol du commissariat. Il en viendrait d'autres.
¿ l'heure o˘ le soleil pointa le nez au-dessus de l'horizon nuageux, le poste bourdonnait d'activité. La salle des opérations avait été remise en service et Rickerd était resté debout toute la nuit pour tout organiser.
Des ordinateurs avaient été mis en réseau, des lignes téléphoniques activées et un personnel civil allait et venait d'un pas nonchalant pour entrer des données, les traiter et les enregistrer. quand Banks ressentit le besoin de prendre son café, McLaughlin, l'assistant du directeur, était arrivé du siège du comté à Newby Wiske, à l'extérieur de Northallerton. Il établit son camp dans la salle de conférences, et quinze ou vingt minutes plus tard, Banks y était convoqué.
McLaughlin, Annie Cabbot et le commissaire divisionnaire Gristhorpe l'attendaient. Banks les salua et prit place. Annie semblait fatiguée, et il imagina qu'elle avait aussi peu dormi que luimême. Elle paraissait nerveuse aussi, fait inhabituel de sa part.
Ron McLaughlin " le rouge ", la cinquantaine, était grand et svelte, avec des cheveux gris et clairsemés peignés en avant, ainsi qu'une petite moustache grise. Il portait des lunettes à monture argentée, posées au bout de son nez, et par-dessus lesquelles il avait coutume de regarder ses interlocuteurs. Ses yeux étaient du même gris que ses cheveux.
- Ah, inspecteur divisionnaire Banks, dit-il, et il remua quelques papiers.
Bien. J'irai droit aux faits. J'ai parlé avec le directeur Riddle ce matin
- en fait, c'est lui qui est venu me voir - et il a vigoureusement insisté
pour que vous conduisiez l'enquête concernant sa fille. qu'en pensez-vous?
- J'espérais qu'on me la confierait, mais en toute honnêteté je n'y comptais pas.
- Et pourquoi donc ?
- Parce que je connaissais la défunte. Vaguement, certes, mais je la connaissais. Elle et sa famille. Je pensais qu'on ferait appel à un élément extérieur.
- Ce serait la procédure normale... (McLaughlin se gratta le lobe de l'oreille.) Le directeur m'a expliqué votre implication.
Si j'ai bien compris, il vous a demandé d'aller à Londres retrouver sa fille, ce que vous avez fait. Est-ce exact ?
- Oui, monsieur.
- Et vous l'avez ensuite ramenée chez elle?
- Oui, monsieur.
Banks sentit qu'Annie le contemplait attentivement, mais il ne se détourna pas pour croiser son regard.
- Je ne vois pas ce qui vous empêcherait d'agir comme officier responsable de l'enquête. Et vous?
Banks réfléchit un moment. Il fallait informer McLaughlin de ce déjeuner. Tôt ou tard, quelqu'un se présenterait pour en parler, et ça ne traînerait pas maintenant que le meurtre d'Emily avait fait la une des actualités matinales. Leur présence n'était pas passée inaperçue au Black Bull et nul doute qu'au moins un ou deux clients savaient qui il était.
D'un autre côté, s'il disait tout à McLaughlin, il serait débarqué de l'enquête, c'était s˚r et certain, en dépit des préférences de Riddle. Il fallait jouer serré. quelqu'un de l'hôtel à Londres pouvait aussi tomber sur la photo d'Emily dans le journal et se manifester, même si Banks jugeait que
c'était une trop vieille histoire, et si Emily était suffisamment différente ce soir-là, avec sa robe du soir, ses cheveux relevés, pour que les chances soient minces.
Cela dit, s'il acceptait ce poste, il serait le mieux placé pour parer les ennuis au passage. Il en savait également
plus sur la vie d'Emily à Londres que n'importe qui là-bas, ce qui lui donnerait un avantage quand on en viendrait à remonter les pistes éventuelles. C'était déroger sacrement
à la déontologie, il en avait bien conscience, plus qu'il ne se l'était jamais permis. Après tout, l'un des cauchemars de Riddle était qu'il agissait trop souvent en franc-tireur. Mais, a priori, c'était ce pour quoi Riddle lui avait demandé d'aller à Londres, et ce pour quoi il voulait maintenant qu'il supervise l'enquête.
- Non, répondit-il enfin. J'aimerais me charger de l'affaire.
Il était conscient en parlant d'être peut-être en train de creuser sa propre tombe. Il n'avait aucune envie de se faire sur-le-champ mal voir de McLaughlin. Mais c'était plus fort
que lui. Emily passait avant tout, il lui devait bien ça. Il avait avoué ne la connaître que vaguement. Ce n'était pas un mensonge, mais comme bien des vérités insatisfaisantes, cela laissait trop de choses de côté. Comment pouvait-il décrire ce qu'il avait ressenti avec elle? Ce n'était pas un lien entièrement paternel, mais pas une simple amitié non plus.
- Comme vous le savez tous, je suis nouveau dans ces fonctions et dans cette région. J'ai appris ma leçon, étudié le secteur, mais je ne puis espérer être à la hauteur dans l'immédiat. Selon monsieur Riddle, vous êtes le meilleur pour ce travail. Le commissaire divisionnaire Gristhorpe ici présent est d'accord, et rien de ce que j'ai vu dans votre dossier ne dément cela.
Ce fut une surprise pour Banks; lui qui croyait que Riddle avait surchargé son dossier de rapports négatifs. Mais McLaughlin reprit en fronçant les sourcils :
- Je n'ai pas dit qu'il était absolument sans tache, Banks. Vous avez fait quelques faux pas et j'espère que cela ne se reproduira pas sous ma direction, mais vos résultats parlent d'eux-mêmes.
Il va y avoir beaucoup de change-
ments par ici, avec la nouvelle organisation, et j'espère que vous pourrez y prendre une part importante. Est-ce clair?
- Parfaitement.
- Alors c'est réglé. Vous superviserez l'enquête dans l'affaire Emily Riddle. Vous ne voyez pas d'inconvénient à être son adjointe, Major Cabbot?
- Non, monsieur. Merci.
McLaughlin se tourna vers Gristhorpe.
- Et vous assurerez la liaison avec moi au siège du comté, entendu?
Gristhorpe opina.
- O˘ en est-on avec HOLMES ? s'enquit McLaughlin.
HOLMES, acronyme de " Home Office Large Major Enquiry System", était un système de banque de données informatisées élaboré depuis l'enquête sur l'…
ventreur du Yorkshire. Tout serait inscrit là, des dépositions des témoins jusqu'aux rapports du SOCO. La moindre information serait classée et recoupée afin que rien ne se perde dans la masse disparate de documents, comme ça s'était passé pour l'identification de l'…ventreur.
- Je pense que nous devrions l'activer, déclara Banks.
…tant donné la gravité de l'affaire. Je mettrai l'O.P. Jackman dessus. Elle a une formation d'opératrice.
- Très bien.
Le regard de McLaughlin se posa sur Annie.
- Au fait, le docteur Glendenning a proposé de procéder à l'autopsie en début d'après-midi, alors déjeunez légèrement. Je crois que vous devriez y aller tous les deux. Je vous affecterai des renforts dès que possible... Il y aura certainement beaucoup de déplacements sur cette affaire. Je
sais que vous avez déjà un autre meurtre sur les bras. Vous allez pouvoir vous débrouiller ?
- Je le pense, monsieur.
Banks se rappelait avoir souvent eu plusieurs grosses enquêtes en route quand il était dans la police de Londres. - Officiellement, le meurtre de Charlie Courage est toujours sous la responsabilité de l'inspecteur Collaton, gendarmerie du Leicestershire. Le Major Cabbot a conduit des entretiens préliminaires, mais je peux mettre le brigadier Hatchley sur le coup.
McLaughlin se tut, joignit ses mains, et regarda pardessus ses lunettes.
- Nous ne voulons pas donner l'impression de faire du favoritisme, mais il est indéniable que cette affaire est une priorité. Vous avez des lumières sur la question, Banks ?
- C'est encore trop tôt, monsieur. J'aimerais avoir une nouvelle conversation avec la famille, peut-être aujourd'hui.
- Le directeur Riddle m'a dit qu'elle fréquentait des individus peu recommandables à Londres. Rien de ce côté ? - C'est possible. Il y en avait un en particulier, du nom de Barry Clough. Lui, je ne le l‚cherai pas.
- Rien d'autre? Major Cabbot?
- Nous avons fouillé les clients du club cette nuit, dit Annie. Mais on n'a rien trouvé sauf quelques pilules d'Ecstasy, un peu de marijuana et des amphétamines.
- Tout s'est fait dans les règles, j'espère?
- Oui, monsieur. Deux personnes ont résisté et je les ai conduites au poste. L'officier de garde les a informées de leurs droits, après quoi on a procédé à une fouille corporelle. Toutes deux avait sur elles des drogues en quantité suffisante pour la revente. L'une avait des amphétamines, l'autre de la cocaÔne.
- Aucun lien avec la mort de mademoiselle Riddle ?
- ¿ notre connaissance, les produits n'étaient pas coupés avec de la strychnine, mais on garde l'individu en attendant le verdict du labo.
McLaughlin jeta quelques notes sur son bloc.
- Et les caméras de surveillance? Le club en était équipé ?
- Hélas, dit Banks, le Bar None ne dispose d'aucune caméra, mais on aura peut-être quelque chose gr‚ce aux nôtres.
L'installation de caméras de télévision en circuit fermé sur la place du marché avait donné lieu à un débat épineux
dans la circonscription cet été-là, quand Eastvale avait été confronté à
des troubles de l'ordre public causés par des voyous qui se rassemblaient autour du calvaire après la fermeture des bars. Des bagarres avaient éclaté
entre bandes rivales venues des localités environnantes, ou entre autochtones et deuxièmes classes de la base militaire. Dans un cas, une vieille dame qui faisait du tourisme dans la région avait été atteinte par une projection de verre qui lui avait valu seize points de suture au visage.
Knaresborough, Ripon, Harrogate et Leeds avaient ins-
tallé des caméras dans leur centre-ville et augmenté considérablement leur taux d'arrestation, mais au début le
conseil municipal avait rejeté l'idée de faire de même à Eastvale, sous prétexte que cela crèverait le plafond de son budget et que ce n'était pas indispensable puisque, le poste de police se trouvant sur cette place, les forces de l'ordre n'avaient qu'à se donner la peine de regarder par la fenêtre.
Après un long débat, et surtout parce qu'elle était impressionnée par l'accroissement des arrestations à Ripon, la
municipalité s'était laissée fléchir et on avait installé quatre caméras à
titre expérimental. Elles étaient directement reliées à une petite salle aménagée au rez-de-chaussée du b‚timent, o˘ l'on visionnait quotidiennement les bandes à la recherche des semeurs de troubles patentés et d'indices d'agissements délictueux. Banks avait beau trouver que ça
faisait un peu trop penser à Big Brother, il était disposé à croire que dans un cas pareil ces bandes pourraient avoir une utilité.
- «a nous apprendra au moins si quelqu'un est sorti après l'arrivée d'Emily et de ses amis au club, poursuivit-il.
La nuit dernière, Darren Hirst était trop bouleversé et confus pour se prononcer avec certitude.
- Bonne idée. Aucune raison de procéder à une reconstitution ?
Banks prit une profonde inspiration. Le moment était venu.
- Je ne crois pas, monsieur. J'ai déjeuné avec la victime hier. Elle voulait me remercier de l'avoir convaincue de rentrer chez elle et a également exprimé des craintes au sujet de ce Clough.
- Continuez, dit McLaughlin sans trahir la moindre émotion.
Banks sentit de nouveau le regard d'Annie peser sur lui. Même Gristhorpe faisait la gueule.
- Elle a quitté le Black Bull pour un rendez-vous, c'est ce qu'elle m'a dit, à quinze heures. Nous ignorons o˘ elle était entre ce moment-là et celui o˘ elle a retrouvé ses amis au Cross Keys aux environs de sept heures du soir. Selon Darren, elle était un peu "partie" en arrivant au Cross
Keys, j'en déduis qu'elle s'était droguée avec quelqu'un, peut-être la personne qui lui a donné la cocaÔne empoisonnée. Ensuite, ils ne se sont plus quittés de la soirée. Je pense qu'on aura plus à gagner avec une campagne média-tique concentrée. Affiches, télévision, presse.
- C'est ce déjeuner avec la victime qui m'inquiète, dit McLaughlin.
- C'est tout simple : nous étions ensemble dans un lieu public et je suis resté sur place après le départ d'Emily. Je crois qu'elle se faisait vraiment du souci à propos de Clough. Elle n'avait pas l'impression de pouvoir en parler
à son père, mais elle voulait que je sache.
- Pourquoi vous ?
- Parce que je l'avais rencontré quand je la cherchais à Londres. Elle savait que je comprendrais de quoi elle parlait.
- Sale type, hein ?
- Tout à fait.
- A-t-elle laissé entendre o˘ elle allait et avec qui elle avait rendezvous ?
- Elle s'est bornée à me remercier de l'avoir convaincue de rentrer chez ses parents. Elle avait des projets d'avenir. Elle voulait passer son bac et aller en fac aux …tats-Unis.
- Et elle a exprimé de l'inquiétude au sujet de Clough ?
- Oui, monsieur.
- A-t-elle dit qu'il l'avait contactée, menacée ou autre ? - Elle n'a pas dit qu'il l'avait contactée, mais elle semblait préoccupée. Elle a dit qu'il n'aimait pas perdre ses
biens précieux. Et elle croyait avoir vu l'un de ses employés au Swainsdale Centre.
- Pensez-vous qu'elle savait qu'un malheur allait lui arriver, qu'elle craignait pour sa vie ?
- Je n'irais pas aussi loin.
- Cependant, c'était une concitoyenne exprimant ses inquiétudes à propos d'une situation dangereuse o˘ elle s'était mise et sollicitant l'aide de la police. N'est-ce pas? - Oui, monsieur, dit Banks, soulagé que McLaughlin e˚t jugé bon de lui jeter une bouée de sauvetage.
Il ne voyait pas l'intérêt de lui dire qu'Emily avait consommé de l'alcool sans avoir l'‚ge légal en sa présence, ni qu'ils avaient passé tous les deux la nuit dans une chambre d'hôtel londonienne.
- Bien. Je vous laisse remplir toute la paperasse nécessaire, pour que nous puissions la joindre au dossier au cas o˘. J'imagine que vous avez été trop occupé jusqu'à présent et que vous avez simplement ajourné vos écritures?
- Oui, monsieur.
- C'est parfaitement compréhensible. Et je n'ai pas besoin de vous dire que des résultats rapides et positifs seraient bénéfiques sur toute la ligne.
- Non, monsieur.
Sur ce, McLaughlin quitta la pièce.
- Vous pouvez disposer, major Cabbot, déclara Gristhorpe. Alan, j'ai deux mots à vous dire.
Annie s'en alla, lançant à Banks un regard sévère, irrité. Banks et Gristhorpe se regardèrent.
- quelle tragédie, dit Gristhorpe, quoi qu'on pense de Jimmy Riddle.
- En effet, monsieur.
- Ce déjeuner, Alan ? «a ne s'est produit qu'une fois, comme vous venez de le dire ?
- Oui, monsieur.
Gristhorpe émit un grognement. Il paraissait vieux, songea Banks, avec ses cheveux indisciplinés, peut-être un rien plus gris dernièrement, les poches sous les yeux, sa figure normalement rubiconde et grêlée plus p‚le que d'habitude. Il semblait aussi avoir perdu du poids; sa veste de tweed avait l'air de flotter sur ses épaules. Encore qu'il e˚t passé une bonne partie de la nuit debout, lui aussi, et qu'il ne rajeunissait pas.
- C'était une brave fille, déclara Banks.
Puis il secoua la tête.
- Non. qu'est-ce que je dis? Ce n'est pas vrai. C'était ce qu'on appelle une gosse intenable. Elle était exaspé-rante, une enquiquineuse, et il n'y a pas de doute qu'elle faisait tourner son père en bourrique.
- Mais elle vous était sympathique...
- C'était plus fort que moi. Elle était déboussolée, un peu folle peut-être, rebelle.
- Un peu comme vous à son ‚ge, dit Gristhorpe avec un sourire.
- Jamais de la vie ! Non, c'était exactement le genre de fille que je ne n'aurais pas aimé avoir. Dieu merci, la mienne n'est pas comme ça... Peut-
être était-ce plus facile d'admirer son caractère parce que je n'étais pas son père, et que ce n'était pas vraiment mon problème. Mais elle était plus désorientée que mauvaise et je crois qu'elle aurait bien tourné, avec de la chance. Elle était trop avancée pour son ‚ge. Je veux avoir le salaud qui lui a fait ça. Peut-être plus que je n'ai jamais voulu avoir n'importe quel salaud dans
ma carrière.
- Soyez prudent. (Gristhorpe se pencha en avant et posa les bras sur la table.) Vous savez tout comme moi que vous n'auriez rien à voir avec cette affaire si ça n'avait été pour Jimmy Riddle. Mais si vous fichez la pagaille ne seraitce qu'une seule fois parce que c'est trop personnel pour
vous, je vous passe un savon de première... Ce qui ne sera probablement rien par rapport à ce que McLaughlin vous fera. Pigé ?
- Pigé. Ne vous en faites pas. J'appliquerai strictement le règlement.
Gristhorpe se rejeta en arrière et lui sourit.
- Mais non, Banks. Ce ne serait pas votre style. Et à quoi bon vous avoir mis sur cette enquête, alors? Tout ce que je
vous dis c'est : ne laissez pas la colère et un désir de vengeance obscurcir votre jugement. Considérez la tête froide les preuves, les faits, avant de bouger. Ne vous emballez pas, comme ça vous est déjà arrivé autrefois.
- Je ferai de mon mieux.
- C'est ça.
quelqu'un frappa à la porte et Gristhorpe lui cria d'entrer. C'était l'un des policiers en tenue du rez-de-chaussée. -
L'inspecteur Wayne Dalton, du commissariat de Northumbrie, pour l'inspecteur Banks...
Banks haussa les sourcils et regarda Gristhorpe.
- OK, dit-il en jetant un coup d'úil à sa montre. Ser-vez-lui un café et faites-le entrer dans mon bureau. J'ai quelques minutes à lui accorder.
Banks n'était pas le seul à avoir passé une nuit blanche ; Annie Cabbot était elle aussi restée allongée sans dormir pendant les deux heures qu'elle avait passées au lit un peu avant l'aube, se crispant au moindre bruit. Elle s'était efforcée de ne pas être aussi faible. Après tout, elle avait empêché Dalton et son pote de la violer deux ans auparavent, alors pourquoi le craindre maintenant? question arts mar-tiaux elle était peut-être rouillée, mais elle serait de taille à se défendre le cas échéant.
Le problème, c'est que la raison n'a pas d'emprise à
quatre ou cinq heures du matin ; à ces heures-là, la raison dort et l'esprit engendre des monstres : les monstres de la peur, de la paranoÔa. Et ainsi, elle s'était tournée et retournée, en proie à des images flash de la figure luisante de
sueur de Dalton, de ses yeux pleins de haine, et d'Emily Riddle morte, sa frêle carcasse coincée dans un W.-C. au
Bar None, les yeux dilatés de terreur et les muscles faciaux tordus en une grimace.
Mais alors qu'elle quittait la réunion et se dirigeait vers son bureau dans une quasi-pénombre, elle comprit qu'elle n'avait pas physiquement peur de lui. Elle avait toujours su que c'était le genre à n'être violent qu'en groupe. Son
apparence l'avait ébranlée, voilà tout, réveillant des souvenirs de cette nuit qu'elle aurait d˚ oublier. Le seul problème, c'est qu'elle ne savait pas trop quoi faire de lui s'il y avait quelque chose à faire.
Elle songea à se confier à Banks mais écarta rapidement cette idée. En vérité, elle en avait assez de lui. Pourquoi ne lui avait-il pas parlé de sa relation avec la victime cette nuit? Il en avait eu tout le temps. Elle aurait plus eu l'impression d'être une adjointe qu'une imbécile ce matin, quand
McLaughlin avait évoqué le sujet.
En un sens, elle regrettait maintenant d'avoir parlé à
Banks de son viol, mais l'intimité qu'ils avaient partagée était propice aux confessions idiotes; elle ne l'avait dit à personne d'autre, même pas son père. Et à présent qu'ils bossaient ensemble, même si elle avait toujours un faible pour lui, elle allait t‚cher de rester sur le terrain profes
sionnel. Sa carrière était repartie sur de bons rails, et elle ne voulait pas tout g‚cher. McLaughlin lui avait donné une grande chance de se couvrir de gloire en la nommant
adjointe. Elle n'avait aucune envie d'aller pleurer dans son giron. Non, Dalton était son problème, et elle le réglerait d'une façon ou d'une autre.
Banks trouva l'inspecteur Dalton debout dans son bureau, face au mur, un gobelet en polystyrène en main, en train de contempler le calendrier. Décembre montrait une falaise sous la neige et la glace, près de Malham. Dalton se retourna quand il entra. Il faisait un mètre quatrevingts environ, était maigre comme un r‚teau, avec des
yeux d'un bleu p‚le, délavé, une figure émaciée et un air de chien battu sous des cheveux clairsemés et roux. Banks lui donnait la quarantaine. Il portait un costume brun léger, une chemise blanche et une cravate. Un peu de sang
- une coupure de rasoir - avait séché près de sa fossette au menton.
Il lui tendit la main.
- Inspecteur Wayne Dalton. J'arrive en pleine tourmente, on dirait.
- Vous n'êtes pas au courant?
- Au courant de quoi ?
- La fille du directeur a été assassinée.
Dalton roula les yeux et émit un sifflement.
- J'aimerais pas être le salaud qui a fait ça, quand vous l'attraperez.
- On l'attrapera. Prenez un siège. qu'est-ce qui vous amène chez nous ?
- C'est probablement une perte de temps, dit Dalton en s'asseyant devant lui, mais il semble qu'une de nos affaires ait des prolongements jusque dans votre secteur. - Ce ne serait pas la première fois. L'Angleterre est devenue une toute petite île.
- ¿ qui le dites-vous... Bref, dans la nuit de dimanche
- lundi matin très tôt en fait, vers minuit trente, pour être aussi précis qu'on peut l'être à ce stade - une camionnette blanche a été détournée sur la B6348 entre l'Ai et la localité de Chatton. Le contenu a été dérobé et le conducteur
est toujours dans le coma. - Comment s'appelle-t-il? - Jonathan Fearn.
Banks pianota sur son bureau avec son crayon.
- Jamais entendu parler de lui.
- Il n'y avait aucune raison... Il vivait par ici, cependant. (Dalton consulta son carnet.) Vingt-six, Darlington Road.
- Je connais, dit Banks en prenant note. On va se renseigner sur lui. Il a fait de la prison ?
- Non. Mais l'intéressant, c'est qu'il s'avère que cette camionnette blanche avait été louée par une société, PKF Computer Systems, et...
- Minute. Vous avez dit PKF?
- Oui. «a commence à faire sens ?
- Pas énormément, mais poursuivez.
- Bref, on a contrôlé cette société et, pour résumer, elle n'existe pas.
- C'est-à-dire?
- C'est-à-dire qu'elle n'est pas inscrite au registre du commerce.
- Ce qui signifie qu'on a inventé une raison sociale...
- ... imprimé du papier à en-tête, fait installer une ligne de téléphone, ouvert un compte en banque... exactement.
Une société bidon.
- Vous savez qui ?
- C'est là que j'espérais votre aide. On a remonté la piste de la PKF jusqu'au parc d'activités de Daleview, juste à la sortie d'Eastvale, et confirmé que la camionnette devait être en train de se rendre dans une autre zone commerciale près de Wooler. Du moins, PKF avait loué des locaux là-bas à partir de ce lundi matin.
- Soyons clairs : PKF, qui n'existe pas, plie bagage au parc d'activités de Daleview, o˘ elle n'était pas installée depuis plus de deux ou trois mois, dimanche soir, et emprunte
l'A1 pour gagner un autre parc d'activités près de Tyneside, o˘ elle a aussi loué des locaux. ¿ quelques kilomètres de sa destination, le véhicule est détourné et son contenu subtilisé. Exact?
- Jusque-là.
- Mardi, le veilleur de nuit du parc d'activité de Daleview est retrouvé
mort dans un bois près de Market Harborough, Leicestershire. Blessure par balle.
- Une exécution?
- On dirait. Nous pensons qu'il a été tué lundi aprèsmidi.
- Un rapport?
- C'est ce qu'il me semble, pas à vous ? Surtout quand on sait que notre veilleur de nuit avait mis de côté deux cents livres une semaine plus tôt, en plus de son salaire.
- Et que PKF est bidon.
- Précisément.
- Une idée de ce que transportait la camionnette?
demanda Dalton.
- La seule chose que mon enquêtrice a trouvé en visi-tant les lieux c'est un boîtier de CD vide.
- Des disques compacts? C'est bien la première fois que j'entendrais parler d'un détournement de CD.
- On ignore si c'est là la raison. Tout ce que je dis, c'est qu'on a trouvé
un boîtier de CD dans les locaux de PKF,
ce qui cadre avec le fait qu'ils travaillaient dans l'informatique. C'était peut-être le matériel informatique qui intéressait les voleurs ?
- Possible. Ces trucs-là peuvent valoir des fortunes.
- Pas la moindre piste ?
Dalton secoua la tête.
- On n'a pas quitté de l'úil les locaux qu'ils ont loués près de Wooler, mais personne ne s'y est encore montré.
Etant donné ce qui est arrivé, on ne s'attend plus à les voir, maintenant.
Il était tard, sur une petite route tranquille, il n'y a donc pas de témoins. Ils ont laissé la camionnette sur une aire de stationnement. Et je le répète, le chauffeur est encore dans le coma et on peut toujours analyser jusqu'à
la fin des temps les empreintes digitales... Vous et moi savons que tous les professionnels portent des gants. C'est notre unique piste - PKF et le parc d'activités de Daleview. - OK, dit Banks en se levant. On garde le contact.
- «a vous embête si je reste dans les parages un jour ou deux, pour aller me rendre compte sur place, fureter à
droite à gauche ?
- Faites comme chez vous. (Banks tira son bloc vers lui.) Dans l'état actuel des choses, toute aide sera la bienvenue. Vous pourriez également joindre l'inspecteur Collaton à Market Harborough. On dirait que tout se tient. O˘ logez-vous ?
- Au Fox and Hounds, North Market Street. Je suis arrivé hier soir. Jolie petite chambre avec salle de bains.
- Je connais. Tenez-nous au courant si vous trouvez quelque chose.
- Je n'y manquerai pas.
Dalton leva la main dans un salut amical et quitta le bureau.
Banks alla à la fenêtre et contempla la place du marché.
Les aiguilles dorées qui se détachaient sur le fond bleu de l'horloge de l'église marquaient dix heures et quart. La brume matinale avait disparu et il y avait autant de lumière maintenant qu'il y en aurait durant toute la journée. Il vit l'inspecteur Dalton traverser la place, faire une pause et s'attarder un moment devant l'entrée condamnée du Bar None, puis tourner à gauche sur York Road en direction de la gare routière et du Swainsdale Centre.
Il lui était difficile de manifester beaucoup d'enthousiasme pour le meurtre de Charlie Courage depuis celui d'Emily, mais il savait qu'il devait dominer la situation. Il savait aussi qu'ils auraient d˚ se renseigner sur la PKF comme Dalton l'avait fait. Encore un signe qu'il traînait les pieds, et Ron-lerouge le mettrait, ajuste titre, sur le grill. Emily était une priorité, certes, mais cela ne signifiait pas que le pauvre Charlie comptait pour rien. Peut-
être Dalton sortirait-il quelque chose d'utile. Banks le mettrait en contact avec Hatchley, et avec
Annie, pour qu'elle puisse partager ce qu'elle avait découvert à Daleview.
Regardant la pauvre lumière gris‚tre qui semblait coller à tout, purgeant le paysage urbain de ses couleurs, Banks aurait bien aimé pouvoir s'évader dans un endroit chaud et ensoleillé pendant deux semaines, trouver un coin sympa sur la plage pour lire des romans ou des biographies et écouter les vagues toute la journée. Normalement, il n'aimait pas ce genre de vacances, préférant explorer une ville étrangère à pied, mais il y avait quelque chose dans les hivers longs et sombres du Yorkshire qui lui faisait désirer ardemment les Canaries ou les Açores. Ou Montego Bay.
S'il avait pu se le payer, il serait bien allé passer quelques jours au Mexique, voir les ruines mayas. Mais c'était hors de question, surtout avec l'emprunt sur le cottage à rembourser et Tracy à
l'université.
En outre, songea Banks, entreb‚illant la fenêtre et allumant une cigarette, il ne pouvait pas abandonner Emily maintenant. Il était responsable de ce qui lui était arrivé, au moins en partie. Pas d'échappatoire. S'il n'était pas allé à Londres asticoter Clough, il était peu probable qu'elle serait rentrée chez elle pour crever dans un night-club minable d'Eastvale. Elle avait fini comme Graham Marshall, Jem ou Phil Simpkins, et il ne pouvait pas, ne voulait pas, baisser les bras ; il devait absolument réagir.
- Fais défiler, Ned, dit Banks.
Il était dans la salle de visionnage, au rez-de-chaussée, en compagnie de Jackman, Templeton, Annie et de leur technicien vidéo civil, Ned Parker.
L'écran montrait la place du marché, vue du poste de police, incluant le bord du queen's Arms à droite, l'église à gauche et tous les commerces, pubs et bureaux qui se trouvaient directement en face, y compris l'entrée du Bar None. L'image était en noir et blanc, avec du grain et un léger effet panoramique, et l'éclat des guirlandes électriques posait un ou deux problèmes de contraste, mais on pouvait tout de même discerner les allées et venues. quant à savoir si on pourrait identifier une personne sortant du Bar None d'après cette seule bande, c'était douteux. L'heure se superposa à l'image, en bas à droite de l'écran, et à partir de 10 : 00 Parker accéléra tellement que les gens qui traversaient la place avaient l'air de figurants dans une course-poursuite burlesque produite par la Keystone. Aux alentours de 10 : 25, Banks vit un groupe pénétrer dans le champ par la droite, la sortie du queen's Arms, et demanda à Parker de revenir à la vitesse normale. Il regarda alors Emily marcher sur la place. Elle semblait chanceler un peu sur les pavés, ce qui n'était pas étonnant compte tenu de ses talons compensés et de la quantité
d'alcool qu'elle avait ingurgitée ce jour-là.
Parvenue au calvaire, elle se retourna face au poste de police pour interpréter une petite danse, conclue par une révérence et, avant de s'éloigner, elle leur fit un bras d'honneur à la mode américaine, juste avec le doigt, puis pivota sur ses talons et balança les hanches de façon outrancière en se dirigeant vers la boîte de nuit. Les autres rigolèrent. Banks luimême sourit en la regardant, oubliant presque sur le moment que c'était un petit geste effronté qui ne se reproduirait jamais plus.
Il les vit entrer dans le club et demanda à Banks de laisser défiler la bande à la vitesse normale pour voir qui les avait suivis. Apparemment, il n'y avait aucune activité suspecte sur la place. Pas de petits sachets de poudre blanche changeant de mains. Tout en scrutant l'écran, il comprit à
quel point il aurait voulu pouvoir suivre ce qui se passait à l'intérieur du club, mais là il n'y avait pas de caméras.
¿ 10 : 47, deux individus sortirent du club et se dirigèrent vers York Road. Il était impossible de distinguer leurs traits, mais on aurait dit un garçon en jean et blouson de
cuir et une fille en long manteau coiffée d'un chapeau à bords flottants.
Il demanda à Parker de faire un arrêt sur image, mais ça ne changea rien.
Ensuite, trois couples entrèrent, mais personne ne sortit. quand Rickerd et l'inspecteur Jessup firent leur apparition dans le champ, Banks pria Parker d'interrompre la projection.
Jusque-là, tout tendait à suggérer qu'Emily avait réussi à se fournir en drogue longtemps avant de se rendre dans la
boîte de nuit, comme il l'avait parié, et il ne serait que plus difficile de découvrir qui lui avait refilé cette potion fatale. - OK, dit Banks se relevant et s'étirant. Le ciné, c'est fini pour aujourd'hui. Winsome, amenez-nous Darren Hirst,
entendu ? Il pourra peut-être nous aider pour les deux zigs qui sont sortis. "
- Amicalement?
- Amicalement. Ce n'est pas un suspect. Il nous aide dans le cadre de notre enquête.
Winsome sourit en entendant cette formule rebattue.
- Kevin, j'aimerais que vous collaboriez avec Ned ici. Voyez si vous pouvez tirer une image correcte de ce couple. Une image qu'on pourrait diffuser.
- OK, patron.
- Et... Kevin?
- Patron?
- Ne m'appelez pas "Patron". J'ai l'impression d'être dans une série-télé.
Templeton eut un grand sourire.
- D'accord, chef!
Puis Banks regarda sa montre et se tourna vers Annie. - Allons-y. Nous avons rendez-vous avec le docteur Glendenning dans quelques minutes.
Banks se dirigea vers le Vieux Moulin après l'autopsie d'Emily en écoutant le Requiem de Fauré dans la voiture. Il était encore irrité et écúuré par ce qu'il avait vu. Ce n'était pas la première jeune fille qu'on disséquait sous ses yeux, mais c'était la première dont il e˚t connu la vitalité, qui avait partagé avec lui ses peurs et ses rêves, et regarder
le Dr Glendenning inciser froidement l'araignée noire tatouée à l'aide du scalpel l'avait fait réagir presque comme Annie à
Market Harborough. Cette fois, Annie avait été parfaite. Silencieuse et tendue, mais parfaite, même quand la scie avait entamé le cr‚ne.
Le légiste avait confirmé l'hypothèse du Dr Burns selon laquelle de la strychnine mêlée en forte proportion à de la cocaÔne avait causé la mort d'Emily. Glendenning avait procédé lui-même à l'analyse toxicologique de la strychnine, dissolvant certains des cristaux suspects dans de l'acide sulfurique et mettant le bord de la solution en contact avec un cristal de chromate de potassium. Elle vira au violet, puis au pourpre, et la couleur passa. Test positif. Des analyses ultérieures seraient faites à Wetherby, mais en attendant,
ceci suffisait. Pour l'instant, les médias savaient qu'elle était morte d'une overdose suspecte, mais un petit futé de reporter ne tarderait pas à flairer la vérité. Parfois la presse est plus débrouillarde que la police.
En réalité, Emily ne s'était pas rompu la nuque ; elle avait succombé à
l'asphyxie. Glendenning indiqua aussi à Banks qu'elle était, avant son décès, en parfaite santé. La drogue, l'alcool et les cigarettes n'avaient visiblement pas encore fait leur úuvre.
Le Vieux Moulin était situé au fond d'une impasse, comme le plus modeste domicile de Banks, ce qui permettait aux policiers qui montaient la garde de se tenir à plus d'une centaine de mètres de distance, à la jonction avec la route principale, et d'éconduire les journalistes sans même être vus des Riddle. Banks montra sa carte et le planton lui fit signe de passer. Rosalind lui ouvrit la porte et le conduisit jusque dans la pièce o˘ il avait annoncé la nouvelle à
Riddle. Elle était vêtue de noir et ses yeux étaient marqués par le manque de sommeil. Banks aurait parié que son mari l'avait réveillée aussitôt après son départ. Depuis, ils ne devaient pas avoir fermé l'oeil.
- Banks.
Riddle se mit lentement debout quand Banks entra dans la pièce. Il portait les mêmes vêtements que la veille, en un peu plus chiffonnés. Il était blême ; ses gestes reflétaient une apathie et un sentiment de défaite que Banks ne lui connaissait pas. Lui, si sec et si plein d'énergie. Peut-être
avait-il pris un tranquillisant, ou était-ce les ravages que les récents événements avaient accomplis sur son organisme ?
En tout cas, cet homme semblait avoir autant besoin d'un médecin que d'une bonne nuit de sommeil.
- Des nouvelles? demanda-t-il, sans trop d'espoir dans la voix.
- Rien pour le moment, je le crains.
Banks ne voulait pas mentionner l'autopsie, même s'il savait que Riddle se doutait qu'on en aurait effectué une. Il espérait seulement que son supérieur aurait assez de jugeote pour ne pas évoquer la question devant sa femme.
- Cause du décès confirmée ?
- C'est bien ce qu'on pensait. Rosalind porta la main à sa gorge.
- Strychnine. J'ai lu quelque chose là-dessus.
Banks jeta un coup d'úil à Riddle.
- Vous lui avez dit... ?
- Ros sait qu'il ne faut en parler à personne. Je suppose cependant que ça ne restera pas longtemps un secret ?
- J'en doute. Pas maintenant que l'autopsie est faite.
On peut compter sur la discrétion du docteur Glendenning, mais il y a toujours quelqu'un là-bas qui mange le morceau. Madame Riddle, dit-il en s'appuyant contre l'ac
coudoir du fauteuil, j'ai quelques questions à vous poser. Je m'efforcerai de les rendre le moins pénibles possible.
- Je comprends. Jerry m'a tout expliqué.
- Bien. Emily était rentrée de Londres depuis un mois environ. Durant cette période, vous a-t-elle donné du souci ? - Non. Au contraire, elle était extrêmement sage et obéissante. Pour Emily.
- Ce qui signifie...
- Ce qui signifie que si elle avait envie de passer la nuit dans une rave, elle ne s'en privait pas. Elle a toujours été une enfant obstinée, comme vous devez le savoir, difficile
à contrôler. Mais je n'ai rien vu qui prouve qu'elle se droguait, et elle était en général polie et facile à vivre.
- J'en déduis que ce n'était pas toujours le cas?
- Certes non.
- Elle sortait beaucoup depuis son retour ?
- Pas tellement. Hier, c'était la deuxième ou troisième fois.
- Et la dernière fois, c'était quand?
- La nuit d'avant. Mercredi. Elle avait accompagné des camarades au cinéma.
Ce nouveau complexe multisalles à
Eastvale... et il y a environ une semaine elle est allée à l'anniversaire d'un ami à Richmond. Elle est rentrée peu après minuit à chaque fois.
- que faisait-elle de son temps ?
- Croyez-le ou non, elle restait dans sa chambre et lisait beaucoup.
Regardait des vidéos. Elle se renseignait aussi sur les établissements scolaires. Je crois qu'elle avait enfin décidé de prendre la vie un peu plus au sérieux.
- Elle ne vous a jamais fait des confidences sur des problèmes éventuels ? Avec les garçons, par exemple ?
- Ce n'était pas son style. Elle a toujours été cachottière, même petite. Elle aimait s'entourer de mystères.
- Et ses fiancés ?
- Je ne crois pas qu'il y ait eu quelqu'un en titre. Elle traînait avec une bande.
- «a devait être difficile de nouer des amitiés dans le coin, pour quelqu'un comme elle qui avait été en pension dans le Sud.
- Oui. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que les autochtones ne voient pas toujours les " étrangers " d'un très bon úil, même de nos jours. Mais quand elle revenait chez nous pour les vacances, elle faisait des rencontres. Je
ne sais pas. Elle ne semblait pas avoir trop de mal à se lier. Elle sortait beaucoup. Et bien s˚r, elle avait gardé le contact avec des filles de l'école Sainte-Mary o˘ elle était encore inscrite il y a seulement deux ans.
- Et Darren Hirst? A-t-elle jamais cité son nom?
- Mais oui. En fait, c'est à son anniversaire qu'elle est allée la semaine dernière. Mais ce n'était pas son petit ami ; il faisait partie de sa bande; le garçon motorisé. Ils sont venus la chercher mercredi
- Darren et une fille, Nina ou
Tina, je ne sais plus - et ils m'ont fait plutôt bonne impression même si je n'approuvais pas qu'elle traîne avec des
gens plus ‚gés qu'elle - en général, trois ou quatre ans de plus. Je savais qu'elle allait au pub et n'avait guère de difficulté à se faire servir, et ça ne me plaisait pas. Je le lui ai souvent dit, mais elle m'accusait de la persécuter et à la fin j'ai laissé tomber.
- A-t-elle jamais parlé d'un certain Andrew Handley?
- Non.
- Andy-la-lavette ?
- C'est une blague ? qui est-ce ?
- Ce n'est pas une blague. C'est son sobriquet. Un collègue de l'homme avec qui Emily vivait à Londres.
- Jamais entendu parler de lui, dit Rosalind. (Elle tendit la main, tira un Kleenex de la boîte sur la table et se moucha,) Veuillez m'excuser.
Riddle se rapprocha d'elle et lui effleura l'épaule avec hésitation, sans beaucoup de chaleur, manifestement. En réponse, Rosalind se raidit et elle se détourna. Banks crut alors entrevoir quelque chose dans ses yeux - de la peur
ou de la confusion, peut-être. Soupçonnait-elle son époux d'être impliqué
dans la mort d'Emily? Ou voulait-il la protéger? En tout cas, il y avait quelque chose de désespérément détraqué dans la famille d'Emily.
- Votre fille vous avait-elle parlé de ses projets d'avenir, madame Riddle ? s'enquit Banks, orientant l'entretien dans une direction sans doute moins difficile à supporter pour elle. - Seulement qu'elle voulait passer son bac et s'inscrire
à l'université, dit-elle, se tamponnant toujours les yeux. De préférence aux …tats-Unis. Je crois qu'elle voulait s'éloigner d'ici, et de nous, le plus possible.
Loin des yeux, loin du cúur, songea Banks. Et elle aurait été moins susceptible de porter atteinte à la carrière politique naissante de son père, si ce n'était déjà fait, de façon irréparable. Il se rappela sa première visite, quand les Riddle lui avaient demandé d'aller à Londres trouver Emily, et
combien il avait alors eu l'impression que Rosalind ne souhaitait pas outre mesure son retour. C'était la même sensation qu'il ressentait à présent.
- Et vous étiez d'accord?
- Bien s˚r. C'était mieux que de fuguer à Londres pour se mettre en ménage avec un... un vendeur de drogue.
- On ne sait pas si c'est un trafiquant. En fait, Emily m'a juré que non, et j'incline à la croire.
- Oh, elle a toujours su mener les hommes par le bout du nez.
- Pas Clough. Elle avait trouvé à qui parler.
- Vous croyez vraiment qu'il pourrait être le coupable ?
- Et comment. J'ai eu l'impression d'un homme dangereux qui n'aime pas qu'on le contrecarre.
- Mais pourquoi lui aurait-il voulu du mal? Il n'avait pas de vrai mobile.
- qui sait? Tout ce que je dis, c'est que je l'ai rencontré et que je suis convaincu qu'il n'est pas tout blanc. Peutêtre a-t-il agi par pure malignité, parce qu'il n'aime pas être contrarié. Ou peut-être jugeait-il qu'elle en savait trop long sur ses combines. Vous a-t-elle jamais parlé de lui?
- Non. que comptez-vous faire de ce côté-là ? demanda Riddle.
- Je pars pour Londres demain à la première heure.
Auparavant, je voudrais découvrir s'il y a la moindre piste digne d'être suivie par ici... J'ai... j'ai déjeuné avec Emily le jour de sa mort et...
- quoi?
- Elle m'a téléphoné pour m'inviter à déjeuner, disant qu'elle serait à Eastvale. C'était pour me remercier.
- Elle ne nous en a rien dit, déclara Riddle, regardant Rosalind, qui fronça les sourcils.
- Madame a bien dit qu'elle était secrète. Compte tenu de cela, ma question suivante sera sans doute une perte de temps, mais en partant elle m'a dit avoir un autre rendezvous. Vous a-t-elle confié quoi que ce soit concernant un rendez-vous à Eastvale cet après-midi-là ?
Tous deux secouèrent la tête.
- Et à vous, qu'est-ce qu'elle a dit? demanda Rosalind. A-t-elle dit quelque chose ?
- ¿ quel propos ?
- Je ne sais pas. Une chose qui pourrait expliquer ce qui s'est passé.
- Seulement qu'elle avait cru voir l'un des hommes de Clough à Eastvale. Je présume qu'elle ne s'en est pas ouverte à vous ?
- Non, dit Rosalind.
- quand l'avez-vous vue pour la dernière fois hier?
- On ne l'a pas vue. Ros et moi étions partis au travail bien avant qu'elle se lève ce matin-là, et à notre retour, elle était sortie.
- Ainsi, la dernière fois que vous l'avez vue, c'était mercredi ?
- Oui.
- A-t-elle passé ou reçu des coups de fil ?
- Pas que je sache, dit Riddle. Ros ?
Rosalind secoua la tête.
- A-t-elle passé beaucoup de temps au téléphone quand elle était ici ?
- Non, pas tellement.
- Me donnez-vous l'autorisation de demander à British Telecom un relevé de vos communications depuis la date de son retour?
- Bien s˚r, dit Riddle. Je m'en occupe.
- Pas la peine, monsieur. Je demanderai à l'inspecteur Templeton de le faire. A-t-elle eu des visites de Londres, fait des allers-retours là-bas ?
- Pas à notre connaissance, dit Riddle.
- tes-vous bien s˚rs tous les deux qu'il n'y ait personne que je devrais avoir tout particulièrement à l'úil?
- Non, dit Riddle, après avoir pris le temps de réfléchir.
Pas par ici. Comme Ros l'a dit, elle fréquentait une clique. Ces jeunes étaient sans doute avec elle au club. Vous pou vez leur parler et vérifier si l'un d'eux aurait quelque chose à se reprocher.
- C'est déjà fait, mais on creusera cette piste. Je dois dire que de prime abord aucun ne m'a paru coupable.
Savez-vous o˘ elle se procurait sa drogue?
Ce fut Rosalind qui répondit :
- Je vous l'ai déjà dit : je ne pense pas qu'elle se droguait depuis son retour.
- Vous en êtes certaine ?
- Pas à cent pour cent. Mais... je...
Elle jeta un regard à son mari et rougit avant de continuer.
- J'ai fouillé une fois sa chambre. Et, à une ou deux reprises, j'ai regardé dans son sac à main. Sans rien trouver.
- Pourtant, elle a bien pris de la cocaÔne la nuit de sa mort.
- Peut-être était-ce la première fois depuis Londres ?
- quand vous avez fouillé dans son sac à main, madame, êtes-vous tombée sur un permis de conduire et une carte de club?
Rosalind parut perplexe.
- Un permis de conduire ? Grands dieux non ! Emily était trop jeune pour conduire. De plus, je n'ai pas regardé dans son portefeuille.
- Je n'affirme pas qu'elle conduisait effectivement, mais quand on l'a découverte, on a trouvé dans son sac un permis de conduire et cru qu'il était à elle. On a aussi trouvé une carte comme en délivrent les clubs pour prouver l'‚ge
de leurs clients, même si ça n'a rien de légal. D'o˘ une certaine confusion au début sur son identité.
- «a ne me dit rien du tout. Je ne comprends pas.
- Le nom de Ruth Walker vous dit quelque chose ?
Il vit une étrange lueur passer dans les yeux de Rosalind, peut-être la surprise de reconnaître un nom, mais ce fut si vite effacé qu'il ne se fia pas à son jugement. Elle serra les lèvres.
- Non.
- C'était l'une de ses amies à Londres. Apparemment cette Ruth l'avait connue dans la rue et recueillie à son arrivée. Vous n'en saviez rien ?
- Non.
- Et Craig Newton ?
- qui est-ce ?
- Son copain à Londres. Il y a eu du vilain entre lui et Clough. Il m'a fait l'impression d'un garçon sérieux quand
je lui ai parlé, mais il était peut-être jaloux et aurait pu lui tenir rancune de l'avoir plaqué. Elle m'a dit qu'il l'avait suivie et harcelée.
Banks se leva.
- Visiblement, j'aurai plus de chances de trouver quelque chose là-bas.
Pour le moment vous ne voyez personne qui aurait pu vouloir lui nuire ?
Tous deux secouèrent la tête.
Banks considéra Riddle.
- Vous êtes un policier, monsieur. Vous ne voyez personne qui aurait pu vous en vouloir ?
- Enfin, Banks. Vous savez fort bien qu'il y a des années que je ne suis plus sur le terrain. Ce n'est pas un boulot de directeur.
- Et malgré tout... ?
- Non, de but en blanc, aucun nom ne me vient à l'esprit.
- Pourrez-vous vérifier d'après vos dernières arrestations, même en remontant très loin en arrière ? Juste pour la forme...
- Bien s˚r.
Riddle le raccompagna à la porte.
- Vous me tenez au courant, n'est-ce pas? dit-il en lui empoignant le bras.
On m'a prié de ne pas aller au bureau pour le moment, je vais donc prendre un congé exceptionnel... Bien que je demeure convaincu que je pourrais être plus efficace là-bas. En tout cas, à la minute o˘ vous savez quelque chose, je veux en être informé. Compris ? ¿ la minute même...
Banks acquiesça et Riddle lui l‚cha le bras.
Revenu dans la salle des opérations, Banks découvrit que Darren Hirst était venu et reparti. Jackman, qui l'avait interrogé, déclara qu'il avait été incapable d'éclairer leur lanterne sur le couple qui avait quitté le Bar None à dix heures quarante-sept. En premier lieu, il ne s'était même pas rappelé les avoir vus. ¿ présent, il s'agissait de dupliquer l'image assez floue et granuleuse que Ned Parker avait tirée de la vidéo pour la faire circuler. quelqu'un pouvait se rappeler les avoir vus dans des bars autour de la place du marché. Cela ne donnerait sans doute aucun résultat, mais c'était le cas de la plupart des travaux d'enquête.
Il découvrit aussi que trois personnes qui se trouvaient au Black Bull la veille à midi avaient téléphoné pour déclarer avoir vu la victime en compagnie d'un homme plus ‚gé. L'une d'elles l'avait formellement identifié comme "le
policier qui est passé à la télé c't'été pour c'te truc du réservoir ".
Heureusement qu'il avait dit la vérité à McLaughlin et aux Riddle.
Il se rendit dans le bureau des enquêteurs. Au fond du couloir, on aurait dit que quelqu'un s'était attaqué au plancher au marteau piqueur. Il ferma la porte derrière lui et s'adossa au mur. Hatchley et Cabbot étaient à leur table de travail. Annie lui lança un regard noir, et Hatchley déclara qu'il était sorti enquêter sur un rapt d'extra-terrestre.
Banks sourit.
- Répétez ça ? Depuis quand travaillez-vous dans la série X Files, Jim ?
- C'est vrai ! Ma parole.
Il se marra. Apparemment, il allait en sortir une bien bonne.
- Un magasin de jouets dans Elmet Street. Ils ont mis sur le trottoir un petit homme vert gonflable pour vanter une nouvelle ligne de jouets, et quelqu'un l'a piqué. Un gamin, forcément.
Toujours est-il qu'il s'agit bien d'un rapt d'extra-terrestre.
Banks rigola.
- C'est à noter dans les annales. Jamais entendu parler d'un type nommé Jonathan Fearn ?
- «a me dit quelque chose. (Hatchley se gratta l'oreille.) Si je pense bien au même, c'est un petit caÔd au chômage, qui ne crache pas sur des trafics louches de temps en temps. On le soupçonne d'avoir été
chauffeur dans quelques cambriolages d'entrepôts depuis plusieurs années.
- Mais il n'a pas fait de taule ?
Hatchley haussa les épaules.
- Simple question de chance. Certains en ont. «a ne durera pas.
- Sa chance a déjà tourné. Il est à l'hôpital de Newcastle, dans le coma.
Hatchley émit un sifflement.
- Putain ! qu'est-ce qui s'est passé? Banks lui apprit le peu qu'il savait.
- Vous voyez un rapport entre ce Fearn et Charlie Courage?
- Possible. Enfin, ils traînaient dans les mêmes pubs et ni l'un ni l'autre ne rechignaient à un vol de temps en temps. Ils se ressemblaient comme deux gouttes d'eau.
- Merci, Jim. Vous ne voudriez pas fureter en ville pour voir s'il y aurait un lien ?
Hatchley, toujours ravi d'être envoyé faire son boulot dans les bars, s'épanouit.
- Mais avec plaisir.
- Il y a un inspecteur Dalton qui traîne au commissariat. Il vient de Northumbrie et loge au Fox and Hounds.
Il pourrait nous être utile. Assurez la liaison avec lui sur ce coup-là.
- Comptez sur moi.
Annie suivit Banks hors de la pièce et le rattrapa dans le couloir.
- On peut parler?
- Bien s˚r. Mais pas ici. Ce vacarme me rend fou. Au queen's Arms?
- Parfait.
Ils traversèrent la place pour se rendre au pub.
- J'aimerais savoir à quel jeu tu joues, lança Annie une fois qu'on les eut servis et qu'ils eurent trouvé un coin au calme.
Elle parlait doucement, mais il y avait de la colère dans sa voix, et elle se tenait droite comme un piquet sur son siège.
- Comment ça?
- Tu sais foutrement bien ce que je veux dire. qu'estce qu'il y avait entre toi et la victime ?
- EmilyRiddle?
- qui d'autre ?
Banks soupira.
- Désolé que ça se soit passé ainsi, Annie, et désolé si je t'ai embarrassée en quoi que ce soit. Je te l'aurais dit, franchement.
Je n'ai pas trouvé le bon moment.
- Tu aurais pu le faire sur le lieu du crime.
- Non. Il y avait trop de remue-ménage, trop à faire, à organiser.
Etj'étais salement remué par ce que j'avais vu tu saisis ?
- Non, je ne saisis pas. Tu m'as fait passer pour une cré
tine finie ce matin. Je travaille sur cette affaire depuis aussi longtemps que toi, et voilà que tu sors de ta manche un suspect dont je n'ai jamais entendu parler. Sans parler de ton déjeuner avec la victime le jour du crime.
- …coute, je t'ai fait mes excuses. que veux-tu de plus?
Annie secoua la tête.
- «a ne se fait pas, Alan. Si je suis censée être ton adjointe, je ne dois pas être la dernière sur Terre à être mise au courant d'importants développements.
- Ce n'était pas un développement important. C'était une chose passée.
- Cesse d'ergoter. Tu as cité nommément un suspect.
Tu avais une relation avec la victime. Tu aurais d˚ m'en informer. Cela pouvait avoir une influence sur l'enquête. - «a n'a aucune influence sur l'enquête. Et je ne
demande qu'à t'informer si je peux m'exprimer.
- Mieux vaut tard que jamais.
Banks lui parla de Londres, de GlamourPuss, de Clough, de Ruth Walker et de Craig Newton - de tout sauf de la
nuit à l'hôtel - ainsi que de la teneur de sa discution avec Emily la veille. quand il eut fini, Annie semblait avoir retrouvé son calme habituel.
- Je ne voulais rien te cacher. Le moment était mal venu, c'est tout. En toute franchise.
- Et il n'y a rien eu de plus ?
- Parole de scout.
Annie réussit à sourire.
- La prochaine fois, parle-m'en ouvertement, d'accord?
- OK. Tu me pardonnes ?
- On verra. Et maintenant ?
- Demain, je vais à la pêche aux infos à Londres.
- Et moi ?
- Prends les choses en main ici. Je ne serai absent que le week-end, selon toute probabilité, mais il y a beaucoup à faire. Fais imprimer les affiches, contacte les responsables de la télévision locale et vois si on peut lancer un appel à témoins. quiconque l'ayant vue entre le moment o˘ elle a quitté le Black Bull juste avant quinze heures et celui o˘ elle a retrouvé ses copains à dix-neuf heures. Et souligne le fait que même si elle avait théoriquement seize ans, on lui donnait plus. Les hommes qui l'ont vue se souviendront sans doute d'elle. Renseigne-toi du côté des bus et des taxis. que Templeton organise un porte-à-porte dans le quartier du Black Bull. On aura peut-être des renforts. qui sait? Avec de la chance, Clough pourrait avoir été vu en train de lui remettre un gramme de coke.
- Compte là-dessus.
- Et il y a autre chose.
- quoi?
- J'ai eu la visite ce matin de l'inspecteur Dalton. Commissariat de Northumbrie. ¿ propos de Charlie Courage. Il semblerait qu'il y ait un lien avec le détournement d'une camionnette dans le Nord. Comme tu as fait les entretiens préliminaires à Daleview, j'aimerais que tu causes un peu avec lui avant de refiler le dossier à Hatchley. Il loge au Fox and Hounds. On ne sait jamais. Si tu as de la veine, il te payera peut-être un pot.
Ce soir-là, chez lui, Banks fourra quelques vêtements dans son nécessaire de voyage, L'…preuve de Gilbert Pinfold d'Evelyn Waugh ainsi que ses cassettes de Renée Fleming
et de Captain Beefheart. Un jour ou l'autre, il s'achèterait un lecteur de CD portable, décida-t-il ; ça devenait trop co˚teux en temps et en argent de tout enregistrer, et les minutages de CD étaient de plus en plus difficiles à adapter aux formats de base des cassettes - quatre-vingt-dix ou cent minutes.
Ayant fait ses bagages, il téléphona à Brian, qui décrocha à la troisième sonnerie!
- Salut, p'pa! «a va?
- Pas mal. Ecoute, je vais à Londres demain pour le week-end. Tu ne serais pas disponible par hasard ? Je serai assez occupé, mais je suis s˚r qu'on pourrait trouver le temps de déjeuner ensemble, par exemple.
- Désolé. On a des concerts à Southampton.
- Ah... bon, tu ne peux pas reprocher à ton père d'essayer... Une prochaine fois, peut-être. Porte-toi bien, j'espère que vous ferez un malheur.
- Merci. Oh, papa?
- Oui?
- Tu te rappelles ce mec sur lequel tu m'as interrogé il y a un bout de temps, l'ex-roadie?
- Barry Clough ?
- Oui, lui.
- Eh bien, quoi?
- Pas grand-chose, en fait. J'ai parlé à l'un des producteurs au studio d'enregistrement, Terry King. Un vieux
comme toi, qui a roulé sa bosse longtemps, depuis le mouvement punk. Tu sais : les Sex Pistols, les Clash, ces trucslà ? Tu dois bien te rappeler cette époque ?
- Brian, dit Banks, avec un sourire intérieur, je me souviens même d'Elvis Presley. Et maintenant, arrête ton char
et parle.
- J'ai pas grand-chose, en fait. Sauf qu'il s'est rappelé
ce mec. Il avait un autre nom, alors, l'un de ces noms idiots de punk comme Sid Vicious - il a pas su me dire quoi, exactement - mais c'est bien lui.
Apparemment, il s'est fait virer de son job de roadie.
- Pour quelle raison ?
- Piratage de concerts. Pas seulement du groupe pour lequel il bossait, mais de tous les grands noms.
- Je vois.
Banks se rappela le boom de l'industrie du piratage de disques dans les années soixante-dix. Bob Dylan, Jimi Hendrix, les Doors et d'autres groupes populaires furent tous piratés, et aucun d'eux ne gagna un sou sur les ventes illégales. La même chose s'était reproduite avec certains groupes punk. Non qu'aucun d'entre eux e˚t besoin d'argent, et la plupart étaient trop défoncés pour s'en apercevoir, mais ce n'était pas la question. Les employeurs de Clough, eux, s'en étaient aperçus et l'avaient flanqué à la porte.
- Tu vois, c'est pas grand-chose. Mais il a entendu dire que ce Clough était devenu un truand. Un dur. Fais gaffe, papa.
- Entendu. Moi-même je ne suis pas tout à fait un gringalet, tu sais.
- Ouais. Oh, j'allais oublier...
- Oui?
- J'ai un pote qui vend sa voiture. Elle a que trois ans, a passé le contrôle technique et tout. J'ai encore...
- que veux-tu ?
- J'ai obtenu un rabais de cent livres sur le prix demandé, mais je me demandais, tu sais, si tu pourrais pas, des fois, me donner un coup de main ?
- quoi ? Moi aider mon riche et célèbre fils le rocker ? Brian se mit à
rire.
- Charrie pas.
- Combien il te faut?
- Trois cents livres feraient l'affaire. Je te rembourserai quand je serai effectivement riche et célèbre.
- D'accord.
- C'est bien s˚r?
- qu'est-ce que je viens de dire?
- Génial ! Merci, p'pa, Merci beaucoup. Sérieux.
- Y a pas de quoi. ¿ plus tard.
Banks raccrocha. Trois cent livres - il pouvait difficilement se le permettre. Enfin, il s'en sortirait. Après tout, il avait épargné un paquet en annulant son voyage à Paris, et
il avait donné à Tracy pas mal d'argent de poche pour ce week-end. Il se rappela combien il aurait voulu une voiture dans sa jeunesse; les gamins motorisés semblaient tomber
toutes les filles. Il avait fini par acheter une vieille Coccinelle rouillée quand il était à la fac à Londres. Elle avait tenu pendant toutes ses études, pour claquer sur un bou-levard extérieur par un froid et pluvieux dimanche de janvier, et il n'en avait pas eu d'autre jusqu'à son mariage avec Sandra. Oui, il trouverait le moyen d'aider son fils.
Ensuite, Banks essaya le numéro de Tracy et fut surpris quand elle répondit aussitôt :
- P'pa! Moi qui voulais justement te parler. Je viens d'apprendre pour la fille de monsieur Riddle aux infos. «a va pour toi? Je sais que tu pouvais pas le sacquer, mais... Tu la connaissais ?
- Oui, dit Banks.
Puis, sans entrer dans les détails, il lui raconta la vérité sur la raison pour laquelle il s'était décommandé pour Paris.
- Oh, papa. Ne culpabilise pas d'avoir rendu service à quelqu'un. J'étais déçue au début, mais on a passé un super week-end, Damon et moi.
Je n'en doute pas, songea Banks, qui se mordit la langue.
- Tout ce que j'ai compris, c'est qu'elle est morte d'une overdose, et on a dit qu'elle menait une vie assez dissolue. C'est lié à ce qui s'est passé à
Londres?
- Je ne sais pas. Peut-être.
- quelle horreur. Homicide volontaire ?
- Possible.
- qui? Tu as une idée... ? Non, je sais que je ne devrais pas poser la question.
- Mais si, ma chérie. On n'a rien pour le moment.
quelques pistes à suivre, c'est tout. Demain je repars pour Londres. Je voulais juste te parler d'abord, voir si c'était toujours d'accord pour NoÎl.
- Bien s˚r. Je ne manquerais ça pour rien au monde.
- Parfait.
- Elle n'avait que seize ans, n'est-ce pas?
- Tout juste.
Tracy observa un silence.
- …coute, papa... je voulais te dire... je sais que tu t'es fait du souci pour moi, quelquefois. Je sais que toi et maman étiez inquiets quand on formait encore une famille, mais ce n'était pas nécessaire. Je suis... je n'ai jamais rien fait de tel.
- Je le sais.
- Non, papa. Tu ne sais pas. Tu ne peux pas le savoir.
Même si tu savais quels signes guetter, tu n'étais pas là. Je ne veux pas être méchante. Je sais que ton travail est très exigeant, et je sais que tu nous aimais, mais tu n'étais pas là. En tout cas, je te dis la vérité. Je sais que tu crois que j'ai toujours joué les saintes-nitouches, mais c'est faux. J'ai bien
fumé de la marijuana une fois, mais ça m'a pas réussi. Et une fille m'a donné de l'Ecstasy à une fête. J'ai pas aimé non plus. «a m'a donné des palpitations cardiaques, des sueurs froides
et un accès de paranoÔa. Je dois être une droguée ratée.
- Heureux de l'entendre.
Banks aurait voulu lui demander si elle avait été sexuellement active à
quatorze ans, mais ce ne devait pas être une bonne question à poser à sa fille. Elle lui dirait ce qu'elle voudrait, quand elle voudrait.
-
Bon, j'imagine que tu es très occupé. Et je suis s˚re que si quelqu'un doit l'attraper, ce sera toi.
Banks se mit à rire.
-
J'apprécie ta confiance. Fais attention à toi. ¿ bientôt.
-
Salut, p'pa.
Banks raccrocha délicatement et se laissa de nouveau envelopper par le silence. Il avait toujours le même sentiment de vide, de solitude, après avoir parlé à un être cher au téléphone, comme si le silence était plein de l'absence de cette personne. Il chassa cette impression. La nuit était assez douce et il avait encore le temps d'aller sur son petit muret près de la cascade pour savourer une cigarette et un doigt ou deux de Laphroaig.
-
ARRY Clough..., lança le commissaire divisionnaire Richard " Dirty Dick " Burgess, mastiquant un bout de steak particulièrement coriace. En voilà un coco passionnant.
C'était le samedi midi et ils déjeunaient dans un pub, tout près d'Oxford Street, au milieu de la fumée et du brouhaha des conversations. La température était agréable, bien plus douce que la dernière fois o˘ Banks était venu à Londres, début novembre. Le pub regorgeait de personnes sorties faire leurs courses de NoÎl et qui s'accordaient un répit; un couple de courageux s'était même installé à
l'extérieur. Burgess buvait une lager-citron, mais Banks se contentait d'un café avec son poulet basquaise. Il avait une journée chargée en perspective et devait rester vigilant.
Il avait téléphoné à Burgess avant de quitter Eastvale en début de matinée.
Si quelqu'un pouvait déterrer une info
sur Clough, c'était Dirty Dick Burgess. Il s'était attiré pas mal d'ennuis récemment en traînant les pieds dans une
enquête sur le meurtre d'un jeune Noir. Total, on l'avait expédié à la National Crime Intelligence Service, o˘ il ne pourrait pas faire autant de mal. Cela ne semblait guère l'affecter d'avoir été identifié comme raciste; il faisait comme si
de rien n'était, fidèle à sa décontraction coutumière.
Tous deux se connaissaient depuis des années, et même s'ils en étaient venus, non sans hésitation, à s'apprécier, leur relation restait largement conflictuelle. Banks ne partageait pas les fortes tendances à droite de Burgess, ni ses opinions sexistes et racistes. De son côté, Burgess traitait Banks de "gauchiste". Ils n'avaient pour seul point commun, en gros, que d'être issus d'un milieu ouvrier. Mais Burgess, à la différence de Banks, était le genre de garçon d'origine modeste qui avait triomphé d'un environnement défavorisé avec pour but la réussite matérielle, et ne res
sentait aucune sympathie ni solidarité avec ceux de sa classe qui ne pouvaient pas, ou ne voulaient pas, en faire autant. Banks conservait, du moins il l'espérait, un peu de compassion pour son prochain, surtout pour les opprimés, et parfois même pour les criminels. C'était difficile de tenir une telle position, quand on avait passé tant d'années dans la police, mais il s'était juré, peu de temps après avoir découvert le corps démembré de Dawn Wadley à Soho, que
dès qu'il n'éprouverait plus rien, il démissionnerait. Il avait cru que quitter la police de Londres pour le secteur plus tranquille d'Eastvale lui rendrait la vie plus facile, mais bizarrement, sans la véritable misère humaine qui avait été
son lot dans la métropole, chaque affaire semblait lui peser davantage.
C'était comparable à la façon dont les gens trouvent difficile de réagir à
la mort de millions d'inconnus dans une inondation ou un séisme, mais s'effondrent en apprenant que le bon vieux monsieur qui était leur voisin s'est fait écraser.
" La mort d'un homme me diminue, parce que je participe de l'Humanité tout entière ", avait dit John Donne, et Banks comprenait parfaitement son propos.
Le plus étrange, dans le fait de lutter jour après jour contre les assassins, les souteneurs, les dealers, les braqueurs et autres, c'était qu'on pouvait prendre du recul. On y réussissait en partie en développant son sens de l'humour, en racontant des blagues de mauvais go˚t sur les lieux des
crimes, en se so˚lant avec les copains après avoir assisté à une autopsie, et en partie en édifiant un mur autour de ses sentiments. Mais à Eastvale, o˘ il avait plus de temps à consacrer aux affaires importantes - surtout les meurtres -, ses défenses s'étaient lentement érodées jusqu'à ce qu'il ne f˚t plus qu'une boule de nerfs à vif. Chaque affaire prenait un peu plus de son ‚me, ou du moins c'était son impression. Banks se rappelait certaines victimes, en particulier les
jeunes - Deborah Harrison, Sally Lumb, Caroline Hartley.
Il en était venu à les connaître et à les aimer toutes. Même Gloria Shackleton, assassinée alors qu'il n'était même pas né, était parvenue à
l'obséder quelques mois plus tôt. Et maintenant, Emily Riddle. Ceux qui disaient qu'il ne fallait pas s'impliquer personnelle'ment avaient tort.
C'était indispensable, au contraire ; il y avait davantage en jeu que de simples statistiques en matière criminelle.
- Le problème, poursuivit Burgess, c'est qu'on n'en sait pas assez long sur lui.
- Il n'a jamais fait de prison?
Burgess fit la grimace.
- Il s'est fait choper en 1974 pour détention de drogue.
Une demi-livre de noir népalais. Soi-disant pour sa consommation personnelle. Moi, je l'aurais bien cru - ça m'aurait fait la semaine, tout juste - mais pas le juge. Il a écopé de dix-huit mois, libéré au bout de neuf.
- Il vend encore ?
- Pas à notre connaissance. Si c'est le cas, il n'est pas en tête du peloton.
Il écarta son assiette.
- Trop dur pour mes dents...
Mis à part ses dents de travers et tachées, il semblait en meilleure forme qu'à leur dernière rencontre. Il avait même perdu un peu de poids. Il avait toujours ses cheveux grisonnants noués en queue de cheval, ce qui agaçait Banks,
pour qui les quadragénaires à catogan ressemblaient à de remarquables connards, et ses yeux gris étaient toujours aussi perçants, cyniques et désabusés.
La dernière fois qu'ils s'étaient rencontrés, c'était à Amsterdam, un peu plus d'une année auparavant, quand Burgess s'était so˚lé et qu'il était tombé dans un canal.
Banks l'avait aidé à sortir de l'eau et ramené à l'hôtel, et la dernière vision qu'il avait eue de lui, c'était celle de Burgess traversant le hall en laissant derrière lui une traînée d'eau sale, ses souliers faisant flic-flac, tête haute, t‚chant de marcher en ligne droite, avec dignité. Il portait le même blou-
son de cuir éraflé qu'aujourd'hui.
- Comment fait-il pour s'offrir cette superbe baraque ? reprit Banks.
- Laquelle?
- Little Venice. Tu veux dire qu'il en a plus d'une ?
- Tu parles. On en connaît deux. Celle à Little Venice et une autre à
l'extérieur de Arenys de Mar, en Espagne. - D'o˘ tire-t-il son argent?
- C'est un gangster.
- ¿ ce qu'il paraît. Je ne savais pas qu'ils étaient redevenus à la mode.
- Ils n'ont jamais disparu. Ils se sont seulement adaptés, changeant de nom, de combines.
- quelle sorte de gangster est-ce, alors?
Burgess alluma un petit cigare avant de répondre.
- Primo, il a une façade honorable. Il possède un bar très couru à Clerkenwell. Populaire chez les jeunes gens modernes. Bons groupes de rock, une bouffe et de la bibine de premier ordre. Tu vois le style : " que dirais-tu d'une ligne de coke et d'une crème caramel pour finir cette mer
veilleuse soirée, chérie ? " Puis, on rentre à la maison pour tringler la merveilleuse chérie. On sait qu'il trempe dans tout un tas de trucs, mais on n'a jamais pu l'épingler. Il dirige, délègue, garde les mains propres.
Au fond, il finance des opérations louches ou carrément criminelles et se réserve une grosse part du g‚teau. ¿ notre connaissance, il a gagné un tas d'argent en s'occupant du management et
de la promotion de groupes de rock il y a des années et il a investi son magot dans l'industrie du crime.
- Piratage.
- quoi?
- C'est comme ça qu'il a fait fortune. Il faisait des enregistrements pirates de concerts, pressait les disques et les vendait.
Burgess plissa les yeux.
- Tu sembles en savoir long sur lui. Tu es s˚r que tu veux que je continue ?
Banks sourit.
- Tout l'art consiste à tirer parti de ce qu'on a. Je n'en sais pas plus.
En tout cas, on dirait que ça lui a rapporté. - Tu m'étonnes.
- ¿ quoi s'intéresse-t-il aujourd'hui, si ce n'est pas à la drogue ?
- ¿ toutes sortes de choses. Rendons-lui cette justice : c'est un innovateur. Il préfère les combines plus nouvelles, moins risquées que les bons vieux trafics qui ont fait leurs preuves. C'est pourquoi je ne le vois pas en trafiquant de drogue. En prendre, oui, mais les vendre, non. Pas son style. C'est pas lui non plus qu'on pincera pour proxénétisme ou chantage.
Pas Barry Clough. Les armes, c'est autre
chose. Tu te rappelles l'affaire des armes remilitarisées il y a un an ?
Vous avez eu ça sur les bras dans votre coin, hein ? - Thirsk, dit Banks.
Oui, je me souviens.
Des policiers infiltrés se faisant passer pour des gangsters de Londres avaient arrêté quatre hommes pour association de malfaiteurs, transferts d'armes à feu et de munitions, et ventes d'armes prohibées. Depuis que des lois plus strictes sur les armes avaient été
votées, après le massacre de l'école de Dunblane, il était devenu plus difficile de se procurer
des armes à feu parce que le risque lié à la détention ou à
la vente était bien plus grand. Cela avait aussi fait monter les tarifs.
Pour combler le vide, des ateliers comme celui situé près de Thirsk étaient apparus. Il fallait environ deux heures pour remilitariser un Uzi qui avait été mis hors service pour une vente légale à un collectionneur, et on pouvait en vendre pour environ mille deux cent cinquante livres. Des pistolets Tanfoglio partaient à mille dollars pièce. Réduction pour les ventes en gros. Inutile de préciser que ces armes avaient particulièrement la cote dans les gangs de la drogue.
- On a cru pouvoir le pincer là-dessus, mais on n'a pas pu prouver qu'il était impliqué.
- qu'est-ce qui vous a fait penser qu'il l'était?
- Des preuves indirectes. Des tuyaux de nos informateurs. Il a fait quelques voyages dans le secteur peu de
temps avant les arrestations. L'un des hommes arrêtés avait été vu à son domicile. C'est lui-même un collectionneur d'armes. Il a des relations aussi bien dans le monde des stupéfiants que dans celui des armes à feu. Ce genre de choses. Banks acquiesça. Il savait ce que Burgess voulait dire. On pouvait avoir l'intime conviction de la culpabilité d'un homme, mais si on ne pouvait pas réunir assez de preuves
pour intéresser le ministère public, alors autant laisser tomber. Et le ministère public était notoirement difficile à intéresser si ce n'était pas un procès gagné d'avance. Il se rappela aussi les armes exposées chez Clough. Rien à faire, pas
de preuve.
- que s'est-il passé ?
- On a fait pression sur lui. Pas moi personnellement, tu comprends, mais on a fait pression. Je crois que ça l'a dégo˚té de ce type d'activités, au moins pour un bout de temps. En plus, je crois qu'il s'est rendu compte que c'était moins lucratif qu'il ne l'espérait.
Réactiver des armes, c'est plus de peine que de profit, tout bien considéré. Et ce n'est pas comme si on ne continuait pas d'en passer en fraude à
la pelle. Merde, je sais o˘ tu pourrais te payer un Uzi pour cinquante livres à vingt minutes d'ici.
- Et ensuite ?
- Nous soupçonnons, et tu sais ce que je veux dire quand je souligne que ce n'est qu'un soupçon, hein... ? (Burgess fit tomber un peu de cendre et lui adressa un clin d'úil.) Nous soupçonnons qu'il est derrière de très grosses opérations de contrebande. Alcool et clopes.
Grands profits, faibles risques. Tu l'ignores peut-être, mais j'ai bossé
avec les Douanes et environ huit pour cent des cigarettes et cinq pour cent de la bière consommées en Grande-Bretagne
sont de la marchandise de contrebande. Tu imagines le volume de bénéfices?
- Vu le nombre de gens qui fument et qui picolent, j'imagine que c'est assez énorme.
- Euphémisme. (Burgess braqua sur lui son cigare.) Un malin comme Clough pourrait employer cinquante personnes pour aller se fournir dans des entrepôts en Europe et déposer la camelote dans ses points de vente en Angleterre. Une fois passée la douane à Douvres, ils gagnent des centres de distribution - zones commerciales, parcs d'activités et autres - puis leur armada de revendeurs récupère les stocks pour les revendre aux détaillants. Petits magasins, pubs, clubs, usines. Même des écoles. Merde, on a même
eu des boutiques d'animaux et des marchands de glace ambulants qui vendaient de l'alcool de contrebande ! - Et Clough fait ça à grande échelle ?
- On l'en soupçonne. Enfin, ce n'est pas comme s'il conduisait lui-même les cargos ou s'il balançait un ou deux cartons.dans un petit boui-boui. quand il revient de sa résidence espagnole, tu peux être foutrement certain qu'il est clean comme le scalpel d'un chirurgien. Ce qui me fout en rogne, Banks, c'est de penser que lorsqu'un citoyen respectueux de la loi comme moi boit sa bière française de contrebande, il y a s˚rement une part des bénéfices qui va
à un gangster comme Clough.
- qu'a-t-on contre lui?
- Fort peu, là encore. Surtout des preuves indirectes. Cette année, les douanes ont stoppé un camion à Douvres
et découvert sept millions de cigarettes. Sept foutus millions. Ce qui aurait rapporté un bénéfice d'environ un demi-million de livres au marché
noir - et ne me demande pas combien ça fait en Euros. Son nom a été cité au cours de l'enquête.
- Et dans quoi est-il encore ?
Burgess fit de nouveau tomber sa cendre d'une chiquenaude.
- Je le répète, on ne connaît pas toute l'étendue de ses activités. C'est un cachottier. Il a l'art de garder une longueur d'avance sur nous, en partie parce qu'il sous-traite, mais aussi parce qu'il opère à
l'extérieur de Londres, en montant des petits ateliers comme à Thirsk puis en se déplaçant avant qu'on se doute de ce qu'il fabrique. Il utilise des sociétés bidons, emploie des hommes de paille, de sorte que son nom ne figure jamais sur les documents.
quelque chose dans ce qui avait été dit mit la puce à l'oreille de Banks.
Il y avait peu de chances, un faible rapport, mais ce n'était pas impossible.
- Jamais entendu parler de PKF Computer Systems?
Burgess fit non de la tête.
- Un oiseau nommé Courage ? Charlie Courage ?
- Non.
- Jonathan Fearn ?
- Du tout. Je peux chercher, si tu veux.
- Non, tant pis. L'un est mort, l'autre dans le coma. Le meurtre ne serait-il pas dans le style de Clough ?
- Pour moi, un bonhomme qui fait un aussi gros chiffre d'affaires doit maintenir un certain degré de menace, non ? Et si c'est le cas, il doit bien marquer le coup de temps en temps, sinon personne ne serait intimidé.
Il doit faire respecter la discipline chez ses employés. Rien de tel qu'un petit meurtre pour entretenir la motivation de ses gars. (Il avala bruyamment sa lager-citron.) Deux semaines après que le nom de Clough a été prononcé dans l'affaire de la cargaison saisie, deux méchants notoires ont été abattus dans le centre de Douvres. Aucun lien n'a été établi, bien s˚r, mais c'étaient des concurrents. C'est une vraie zone de guerre là-bas.
Banks écarta les restes de son poulet, trop sec, et alluma une cigarette. Il aurait aimé une bière, mais s'abstint. S'il allait chez Clough ce soir, comme prévu, il avait intérêt à garder toute sa vivacité
d'esprit, surtout après ce qu'on venait de lui raconter.
- Et les femmes ?
Burgess fronça les sourcils.
- quoi, les femmes ?
- Si j'ai bien compris, c'est un amateur du beau sexe.
- Paraît-il. Et apparemment, il les aime jeunes.
- L'a-t-on jamais suspecté d'en avoir blessé ou assassiné
une?
- Ah non. Cela ne veut pas dire qu'il ne l'ait pas fait en toute impunité.-
Je le répète, Clough a le chic pour ne pas se mouiller. Le problème c'est qu'avec des gaillards pareils, les gens n'aiment pas venir chez nous pour se faire connaître,
si tu vois ce que je veux dire.
- Oui...
Banks sirota son café noir. Amer, comme si on l'avait laissé trop longtemps sur le gaz. Mais ça valait bien l'instantané.
- Et Andrew Handley, tu connais ?
- Andy-la-lavette ? Et comment. C'est l'un des hommes à tout faire de Clough.
- Dangereux?
- Pas impossible.
- Rien sur des voies de fait envers des femmes ?
- Pas que je sache. C'est au sujet de la fille de Jimmy Riddle?
- Oui, dit Banks.
Le meurtre d'Emily avait fait la couverture des journaux du matin. Comme Banks l'avait parié, il n'avait pas fallu longtemps à la presse pour découvrir qu'elle était morte d'une dose de cocaÔne mêlée de strychnine, et c'était lar
gement plus croustillant qu'une banale histoire d'overdose. - C'est toi qui chapeautes l'enquête?
- Oui.
Burgess claqua des mains et balança une pluie de cendres sur les reliefs de son steak.
- «a alors, tu me troues !
- Non, merci. Pas juste après déjeuner. qu'est-ce qu'il y a de si étrange ?
- Aux dernières nouvelles, il t'avait suspendu. J'ai d˚ tirer tes noisettes du feu.
- C'est toi qui les y avais mises pour commencer, avec tes conneries d'espionnage. Mais merci quand même.
- L'ingrat d'enfoiré. C'était tout naturel. Et maintenant il t'a mis sur l'affaire de sa fille. quel rapport? Pourquoi toi?
Banks lui narra son expédition à Londres.
- Pourquoi as-tu fait ça ? Pour ne plus avoir Riddle sur le dos?
- En partie, je suppose. Du moins au début. Mais je crois surtout que c'était pour le challenge. J'étais de nouveau de corvée de paperasse depuis quelques mois, depuis le dénouement de l'affaire du réservoir, et c'était
enfin du vrai boulot. «a m'excitait de partir seul, de travailler en dehors des clous.
Burgess eut un large sourire.
- Ah, Banks, tu es comme moi, tout compte fait, hein ?
Tu as fracassé quelques cr‚nes ?
- Pas la peine.
- Tu l'as baisée? La petite...
- Bon sang, dit Banks en grinçant des dents. Elle avait seize ans.
- Et alors? O˘ est le mal? C'est légal. Et savoureux, en plus, je parie.
¿ des moments pareils, Banks l'aurait volontiers étranglé. Au lieu de quoi, il se contenta de hocher la tête et d'ignorer la remarque.
Burgess se mit à rire.
- C'est tout toi ! Un vrai prince charmant.
C'était l'expression qu'Emily avait employée au Black Bull.
- Un piètre chevalier...
Burgess tira longuement sur son cigare. Il inhalait, nota Banks.
- Elle avait seize ans sur le papier seulement, d'après le téléphone arabe.
- qu'est-ce que tu as entendu dire?
- Seulement qu'elle était braque, la honte de son paternel.
- C'est assez vrai.
- Alors, il t'a demandé de prévenir les ennuis.
- Il y a un peu de ça.
- Des idées... ?
- Je mettrais Barry Clough tout en haut de ma liste.
- C'est pour cela que tu es ici ? Pour secouer les barreaux de sa cage ?
- J'y ai pensé. J'envisage de lui rendre visite ce soir. Burgess écrasa son cigare et haussa les sourcils.
- Pas possible? Besoin qu'on t'accompagne?
C'était un pont différent, mais presque une répétition de son voyage précédent, songea Banks, en traversant Vauxhall Bridge en direction de Kennington. Il consulta sa montre :
presque quinze heures. La dernière fois, Ruth était chez elle ; il espérait qu'elle avait ses habitudes le samedi. En fait, il n'aurait pas d˚
s'inquiéter. Ruth répondit à l'interphone dès qu'il eut appuyé sur le bouton et le fit monter.
- Encore vous ! dit-elle après l'avoir laissé entrer. C'est pour quoi, cette fois ?
Banks lui montra sa carte. - Je viens pour Emily.
Une lueur de triomphe brilla dans ses yeux.
- Je savais que vous n'étiez pas très catholique ! Je vous l'ai dit, pas vrai, la dernière fois ? Un flic.
- Ruth, je n'étais pas en mission officielle. Pardon de m'être fait passer pour son père - même si vous ne m'avez pas cru de toute façon - mais ça me semblait le meilleur moyen pour obtenir des résultats.
- " La fin justifie les moyens " ? Mentalité typiquement policière, ça.
- Ainsi, vous connaissiez son véritable nom ?
- quoi?
- Vous n'avez pas paru étonnée quand je l'ai appelée Emily à l'instant.
- C'est le nom qu'on a cité dans la presse hier.
- Mais vous étiez déjà au courant, non ?
- Oui, je connaissais son vrai nom. Elle me l'avait dit.
Et alors? C'était son droit d'en changer. Si elle voulait s'appeler Louisa Gamine, libre à elle.
- Puis-je m'asseoir?
- Allez-y.
Banks s'assit. Cette fois, Ruth ne lui offrit pas de thé. Ellemême ne prit pas de siège, mais alluma une cigarette et fit les cent pas. Elle semblait à cran, nerveuse. Banks nota qu'elle avait changé de couleur de cheveux, passant du noir au blond. Ils étaient toujours coupés au ras du cr‚ne. Ce
n'était guère plus flatteur et ne servait qu'à mettre en valeur son teint terreux. Elle portait un jean ultra-large avec un trou au genou et un machin bleu informe, comme une
blouse d'artiste : le genre de chose qu'on porte quand on reste seul à vaquer chez soi sans personne pour vous observer. Ruth ne paraissait pas trop soucieuse de son apparence ; elle ne s'éclipsa pas pour aller se changer ou se
maquiller. Il fallait lui rendre cette justice. La musique était un rien trop forte : Lauryn Hill, à première vue, chantant ses dernières mésaventures.
- Et si vous preniez un siège pour me parler ? demanda Banks.
Ruth lui jeta un regard furieux.
- Je n'aime pas qu'on me mente. Je vous l'ai dit la dernière fois. On croit toujours qu'on peut me marcher sur les pieds.
- Encore pardon.
Elle resta un moment immobile, le fixant d'un úil noir à travers ses paupières plissées, puis baissa la musique, s'assit devant lui et croisa les jambes.
- D'accord, je m'assois. Satisfait?
- C'est un début. Vous savez ce qui s'est passé?
- Je vous l'ai dit. C'était dans les journaux, et à la télé. Puis son visage sévère parut s'adoucir momentanément.
- quelle horreur. Pauvre Emily. Je n'y croyais pas.