21
Un congé
Il n’était pas si évident d’emprunter la bonne rame. Le Lapin et Foley exploitaient l’un et l’autre l’inhumaine efficacité de ce qui devait être le seul aspect de la vie soviétique à fonctionner convenablement, le plus remarquable étant que les trains circulaient selon un horaire aussi régulier et prévisible que la course du soleil. Foley remit sa dépêche entre les mains de Mike Russell, puis il enfila son imper et sortit de l’ambassade par la grande porte précisément à l’heure dite, gagna la station de métro de son pas habituel et déboucha sur le quai au moment pile, avant de se retourner pour vérifier encore une fois l’heure à l’horloge pendue au plafond de la station. Ouais, encore réussi. La rame entra en gare, avec la même ponctualité que la rame précédente en était sortie, Foley monta dans sa voiture habituelle et se tourna pour voir… oui, le Lapin était là. Foley déplia son journal. Son imper déboutonné pendait, lâche, autour de lui.
Zaïtzev s’avoua de fait surpris en voyant la cravate rouge, mais il aurait eu mauvaise grâce de s’en plaindre. Comme les autres fois, il se faufila pour s’approcher.
C’était presque devenu de la routine, songea le CDA. Il sentit la main se glisser subrepticement dans sa poche et se retirer. Heureusement, ça n’allait plus se reproduire trop souvent. C’était relativement sûr pour Foley, mais très risqué pour le Lapin, si adroit qu’il ait pu devenir à ce délicat exercice. La présence d’autres voyageurs dans la voiture – à force, il reconnaissait des visages – pouvait fort bien trahir l’intervention d’éléments de la Deuxième Direction principale. Il pouvait être soumis à une surveillance intermittente, avec toute une série d’agents pour se relayer. Ce serait une tactique habile pour l’adversaire, son recours épisodique réduisant les risques de se faire repérer.
Comme toujours, la rame entra dans la station à l’heure précise et Foley en descendit. D’ici quelques semaines, il faudrait qu’il mette la doublure à son manteau, et peut-être même coiffe la chapka que lui avait achetée Mary Pat. Il devait commencer à réfléchir à ce qui se passerait après qu’ils auraient réussi à exfiltrer le Lapin. Si Beatrix marchait comme prévu, il allait devoir maintenir un certain temps encore ses activités de couverture – ou peut-être passer à la voiture pour se rendre à l’ambassade, un changement de routine qui ne paraîtrait guère incongru aux Russes. Il était américain, après tout, et les Américains aimaient la voiture, c’était connu. Le métro devenait lassant. Trop bondé, et souvent avec des voyageurs qui n’avaient pas l’air de savoir à quoi servait une douche. Les trucs que je dois faire pour mon pays, songea-t-il. Non, se corrigea-t-il, les trucs que je dois faire contre les ennemis de mon pays. C’était tout l’intérêt de sa tache. Flanquer au gros Ours un bon mal au bide – qui sait même, un cancer de l’estomac, pensa-t-il, songeur, en regagnant son appartement.
« Oui, Alan ? demanda Charleston en levant les yeux de son bureau.
– C’est une opération d’importance, crois-je savoir ? demanda Kingshot.
– D’importance par ses objectifs, en effet, confirma le directeur général. Mais aussi routinière que possible dans son déroulement. Nous n’avons que trois éléments à Budapest et il ne serait pas vraiment malin d’y expédier un commando d’hommes de main.
– Qui d’autre y va ?
– Jack Ryan, l’Américain, dit sir Basil.
– Il n’est pas officier de renseignement, objecta aussitôt Kingshot.
– C’est à la base une opération américaine, Alan. Il est raisonnable qu’ils nous demandent qu’un de leurs compatriotes l’accompagne à titre d’observateur. En échange, nous aurons un jour ou deux pour interroger le Lapin dans une planque de notre choix. Il aura sans nul doute quantité d’informations intéressantes à nous fournir et ce sera l’occasion ou jamais de parler avec lui.
– Eh bien, j’espère que ce Ryan ne nous fera pas un coup en douce.
– Alan, il a prouvé ses qualités de pondération en période critique, non ? nota sir Basil, toujours aussi raisonnable.
– Ce doit être son entraînement de marine, convint Kingshot, un peu à contrecœur.
– Et il est très habile, Alan. Il nous fournit un excellent boulot avec ses analyses prospectives.
– Si vous le dites, monsieur. Mais pour obtenir ces trois cadavres, j’aurai besoin d’un coup de main de la branche spéciale, puis d’un certain temps pour patienter en espérant qu’il survienne une catastrophe quelconque.
– À quoi pensez-vous ? »
Kingshot lui expliqua l’ébauche de son concept opérationnel. C’était en fait le seul moyen de parvenir à leurs fins. Et, comme l’avait déjà observé sir Basil un peu plus tôt, c’était aussi morbide qu’une autopsie.
« Quelle probabilité qu’un tel événement se produise ? s’enquit Basil.
– Il faudra que je demande à la police.
– Qui est votre contact chez eux ?
– Le commissaire divisionnaire Patrick Nolan. Mais vous l’avez rencontré. »
Charleston ferma brièvement les yeux. « Le grand baraqué ? Celui qui arrête des avants de rugby pour son échauffement ?
– C’est bien lui. Ils l’appellent Tibout dans son service. Je crois qu’il se bouffe des haltères au petit déjeuner. Est-ce que je peux évoquer devant lui cette opération Beatrix ?
– Juste dans la limite du strict nécessaire, Alan.
– Entendu, monsieur », et sur ces mots, Kingshot ressortit.
« Vous voulez quoi ? s’exclama Nolan derrière une pinte de bière dans un pub, à une rue de New Scotland Yard, un peu après quatre heures de l’après-midi.
– Tu m’as bien entendu, Tibout », dit Kingshot. Il alluma une cigarette pour faire comme le reste de la clientèle du bar.
« Ma foi, je dois dire que j’ai entendu pas mal de trucs tordus quand j’étais au Yard, mais alors ça, jamais… » Nolan faisait son mètre quatre-vingt-dix pour cent dix kilos et presque pas un poil de graisse. Il passait au moins une heure, trois fois par semaine, dans la salle de gym du Yard. Il portait rarement une arme en service. Il n’en avait jamais besoin pour l’aider à prouver à un criminel que toute résistance était futile.
« Est-ce que tu peux me préciser pour quoi faire ? demanda-t-il.
– Désolé, pas le droit. Tout ce que je peux te dire, c’est que c’est pour un truc d’une certaine importance. »
Grande lampée de bière. « Mouais… tu sais que je garde pas ces trucs en chambre froide, même au musée du service.
– Je pensais plutôt à un accident de la circulation. Il s’en produit tout le temps, non ?
– Oui, bien sûr, Alan, mais pas à chaque fois une famille entière de trois personnes.
– Eh bien, justement, combien de fois ce genre précis d’accident arrive ? insista Kingshot.
– Peut-être une vingtaine au total dans l’année, en moyenne, mais c’est très irrégulier. On ne peut pas compter dessus n’importe quelle semaine.
– Eh bien, on n’a plus qu’à espérer avoir un coup de bol, sinon, tant pis. » Ce serait un sérieux aléa. Peut-être vaudrait-il mieux sur ce coup réclamer l’aide des Américains. Ils avaient bien cinquante mille morts chaque année sur leurs autoroutes. Oui, décida Kingshot, c’est ce qu’il suggérerait à sir Basil dès le lendemain matin.
« Un coup de bol ? Pas sûr que ce soit l’expression que j’emploierais, Alan, fit observer Nolan.
– Tu me comprends, Tibout. Tout ce que je peux en dire, c’est que c’est bougrement important.
– Et si ça se produit en pleine nature, sur une autoroute, par exemple, on fait quoi ?
– On récupère les cadavres…
– Et vis-à-vis des survivants ? demanda Nolan.
– On remplace les corps par des sacs lestés. L’état des dépouilles empêchera toute cérémonie de mise en bière, non ?
– Oui, en effet. Et ensuite ?
– On demandera à nos gars de s’occuper d’arranger les corps. Inutile de s’appesantir sur les détails. » Le SIS entretenait des relations étroites et cordiales avec la police de Londres, mais il ne fallait pas trop pousser non plus.
Nolan acheva sa pinte de bière. « Oui, je te laisse les cauchemars, Alan. » Il réussit à ne pas frissonner. « Je devrais commencer à ouvrir l’œil ?
– Immédiatement, oui.
– Et nous devrions envisager de récupérer les éléments de plus d’un incident de ce type ?
– C’est évident. » Kingshot eut un hochement de tête. « Une autre tournée ?
– Bonne idée, Alan », acquiesça Nolan. Son hôte héla le serveur. « Tu sais, un de ces quatre, j’aimerais bien savoir au juste à quoi tu m’utilises.
– Un jour, quand nous aurons pris tous les deux notre retraite, Patrick. Tu seras alors ravi de découvrir à quoi tu as contribué. Ça, je peux te le garantir, vieille branche.
– Si tu le dis, Alan », concéda Nolan. Provisoirement.
« Sacré bon sang ! » s’exclama le juge Moore en lisant la dernière dépêche de Moscou. Il tendit l’exemplaire à Greer, qui le parcourut avant de le passer à Mike Bostock.
« Mike, ton gars Foley a l’imagination fertile, commenta l’amiral.
– Ça m’a plus l’air d’un coup de Mary Pat. C’est elle le cow-boy – enfin, la cow-girl. En tout cas, c’est original, non ?
– Original n’est peut-être pas le terme, dit le DCR en roulant des yeux. OK, Mike, est-ce faisable ?
– En théorie, oui. Et le concept opérationnel me plaît. Récupérer un transfuge à l’insu des Russkofs. Ça a de la gueule, messieurs, commenta Bostock, admiratif. Le moins ragoûtant est qu’il faut trois cadavres, dont celui d’un enfant. »
Les trois patrons du renseignement réussirent à ne pas frémir à cette idée. Curieusement, c’était pour le juge Moore que la chose était la plus facile, lui qui avait dû se mouiller trente ans plus tôt. Mais c’était en temps de guerre, et les règles étaient bien moins strictes. Mais pas au point de l’empêcher d’avoir des regrets. C’était ce qui l’avait ramené dans le giron de la loi. Il ne pouvait pas effacer les erreurs qu’il avait commises, mais il pouvait faire en sorte que ça ne se reproduise plus. Ça ou quelque chose d’équivalent, se disait-il maintenant. Quelque chose d’équivalent.
« Pourquoi un accident de voiture ? demanda Moore. Pourquoi pas un incendie, par exemple ? Cela ne collerait-il pas mieux à l’objectif tactique ?
– Bien vu, admit d’emblée Bostock. Moins de traumatismes physiques à devoir justifier.
– Je vais transmettre la remarque à Basil. » Même les plus brillants des individus n’étaient pas à l’abri d’une certaine étroitesse de pensée, se rendit compte Moore. Enfin, c’était justement pour cela qu’il n’arrêtait pas de dire aux gens de penser en dehors du cadre établi. Et de temps à autre, il y en avait un qui y arrivait. Pas assez souvent, toutefois.
« Vous savez, observa Mike Bostock après un moment de réflexion, ça va être un sacré truc si on réussit le coup.
– « Si » peut-être un terme très élastique, Mike, le mit en garde l’amiral.
– Ma foi, peut-être que ce coup-ci le verre est à moitié plein, suggéra Mike. Bien, l’essentiel de la mission est d’exfiltrer ce gars, mais de temps en temps, il est bon de pouvoir arrondir les angles.
– Hmph, observa Greer, dubitatif.
– Eh bien, je peux interroger Emil, au FBI, et lui demander son opinion là-dessus, suggéra Moore. Après tout, c’est plus sa branche que la nôtre.
– Et si jamais un avocat vient fourrer son nez là-dedans, on fait quoi, Arthur ?
– James, il y a des moyens de s’occuper des avocats. »
Un pistolet est souvent utile, s’abstint de renchérir l’amiral Greer. Il acquiesça en silence. Chaque chose en son temps, surtout dans ce métier de fous.
« Comment s’est passée ta journée, mon chou ? demanda Mary Pat.
– Oh, comme d’hab », fut la réponse destinée aux micros du plafond. Plus explicites furent les deux pouces levés, suivis par la transmission du billet sorti de la poche d’imper. Ils avaient le lieu et l’heure du rendez-vous. MP devait s’en charger. Elle lut le billet, acquiesça. Eddie et elle allaient faire une autre promenade pour rencontrer la petite Svetlana, le zaïtchik. Ensuite, il n’y aurait plus qu’à trouver un moyen de faire sortir le Lapin de la capitale, et comme il était du KGB, ce ne devrait pas être trop difficile. C’était un des avantages de travailler à la Centrale. Ils s’apprêtaient à récupérer un petit nobliau, après tout, et non pas un banal moujik.
Il nota qu’il y avait du steak au dîner – le plat de cérémonie habituel. MP était tout excitée par cette affaire, sans doute même encore plus que lui. Avec un peu de chance, cette opération Beatrix allait bâtir sa réputation et l’un comme l’autre briguaient justement une bonne réputation d’agents opérationnels.
Ryan retourna à Chatham par son train habituel. Il avait encore une fois raté sa femme, mais elle avait eu une journée de routine, aussi avait-elle sans doute quitté le travail plus tôt, à l’instar de tous ses collègues fonctionnaires. Il se demanda si elle garderait ce rythme quand ils seraient rentrés chez eux à Peregrine Cliff. Sans doute pas. Bernie Katz aimait bien avoir un bureau propre et une liste d’attente réduite à zéro, et les habitudes de travail locales poussaient sa femme à boire. Bon point toutefois, sans intervention chirurgicale prévue cette semaine, ils pourraient se permettre de déguster du vin ce soir au dîner.
Jack se demanda combien de temps il allait être bloqué loin de chez lui. Ce n’était pas une chose à laquelle il était habitué. Un avantage à être analyste était qu’il faisait tout son travail au bureau, puis rentrait en voiture tous les soirs. Il avait rarement dormi hors du foyer conjugal depuis qu’ils étaient mariés, une règle presque sacrée dans leur mariage. Il aimait quand il s’éveillait à trois heures du matin pouvoir se retourner et l’embrasser au milieu d’un rêve et la voir alors sourire dans son sommeil. Son mariage avec Cathy était l’ancrage de sa vie, le centre même de son univers. Mais voilà que le devoir allait l’éloigner d’elle plusieurs jours sans doute – pas une perspective alléchante. Pas plus que celle de devoir monter dans un de ces fichus avions pour se rendre dans un pays communiste muni de faux papiers afin d’y chapeauter une opération clandestine… des techniques dont il ne savait foutre rien, sinon ce qu’il en avait glané ici ou là à l’occasion de discussions avec certains opérationnels à Langley… et de son expérience personnelle ici même à Londres, puis chez lui, au bord de la Chesapeake, quand Sean Miller et ses terroristes avaient déboulé sous son toit, l’arme à la main. C’était une expérience qu’il s’efforçait constamment d’oublier. Il en serait peut-être allé autrement s’il était resté chez les marines, mais dans ce cas, il se serait retrouvé au milieu de compagnons d’armes. Il aurait pu jouir de leur respect, se remémorer avec eux ses faits d’armes, avec l’orgueil d’avoir fait ce qu’il fallait au moment où il le fallait, narrer ses exploits aux intéressés, transmettre les leçons tactiques apprises à la dure sur le champ de semi-bataille tout en descendant des bières au mess, et même sourire de trucs qui ne prêtent d’ordinaire pas à sourire. Mais il avait quitté les marines avec le dos démoli, et il s’était retrouvé à devoir affronter son combat dans la peau d’un civil parfaitement terrorisé. Le courage, pourtant, lui avait-on dit un jour, c’était d’être le seul à savoir à quel point on était terrifié. Et sans doute était-il vrai qu’il avait su manifester cette qualité au moment voulu. Mais sa tâche en Hongrie se réduirait à observer, puis – la partie essentielle – à assister à l’interrogatoire du Lapin par les gars de sir Basil, dans une planque secrète à Londres ou ailleurs, avant que l’Air Force (sans doute) ne les expédie à Washington à bord d’un de ses KC-135 de missions spéciales, depuis la base de la RAF à Bentwaters, avec à bord plats raffinés et alcools pour aider à surmonter la peur de l’avion.
Il descendit du train, sortit de la gare et prit un taxi pour Grizedale Close, où il découvrit Cathy qui avait renvoyé miss Margaret et s’affairait dans la cuisine, aidée, nota-t-il, par Sally.
« Hé, chou ! » Baiser. Il souleva Sally pour le gros câlin habituel. Les petites filles savent faire des gros câlins.
« Alors, c’était quoi, ce fameux message si important ? s’enquit son épouse.
– Pas de quoi fouetter un chat. Plutôt décevant, même. »
Cathy se retourna pour le regarder droit dans les yeux. Jack n’était pas fichu de mentir. C’était même un des traits qu’elle préférait chez lui. « Hon-hon.
– Véridique, ma puce ! » dit Ryan, reconnaissant le regard et s’enfonçant encore un peu plus dans le trou qu’il venait lui-même de creuser. « Personne m’a tiré dessus ou quoi…
– OK », admit-elle, sous-entendu : on en causera plus tard.
Tu t’es encore planté, Jack, se dit Ryan. « Comment ça se passe, sur le front des lunettes ?
– J’ai vu six patients, j’avais tout le temps d’en recevoir huit ou neuf, mais c’est tous ceux que j’avais sur ma liste.
– Tu as parlé à Bernie des conditions de travail, ici ?
– Je l’ai appelé aujourd’hui, juste après être rentrée. Il s’est bien marré et m’a dit de profiter plutôt de mes vacances.
– Et au sujet de tes gars qui s’étaient bu une chope durant une opération ? »
Cathy se retourna. « Il a dit, je cite : « Jack est à la CIA, non ? Dites-lui de faire abattre ces salauds », fin de citation. » Elle revint à ses fourneaux.
« Faudra que tu lui dises qu’on n’applique plus ce genre de méthode. » Jack réussit à sourire. Ça au moins, ce n’était pas un mensonge, et il espérait qu’elle s’en rendrait compte.
« Je sais. Tu n’aurais jamais été capable de supporter un tel poids sur la conscience.
– Trop catho, confirma-t-il.
– Enfin, au moins, ça me permet d’être sûre que tu ne me tromperas pas.
– Que Dieu me frappe du cancer si jamais cette idée m’effleure. » C’était la seule imprécation faisant intervenir le cancer qu’elle approuvât (presque).
« Tu n’en auras jamais l’occasion, Jack. » Et c’était bien la vérité. Elle n’aimait ni les armes à feu, ni les effusions de sang, mais elle l’aimait d’amour. Et cela suffisait à leur bonheur.
Le dîner s’avéra succulent, suivi des activités habituelles de la soirée, jusqu’à ce que vienne l’heure de mettre leur grande fille de quatre ans dans son pyjama jaune et de la coucher dans son dodo.
Une Sally au lit et un Petit Eddie assoupi lui aussi, il était temps d’aller s’avachir devant la télé pour regarder les bêtises habituelles. C’est du moins ce que Jack avait espéré, jusqu’à ce que…
« OK, Jack, alors, c’est quoi la mauvaise nouvelle ?
– Pas grand-chose », répondit-il. La pire réponse possible. Cathy savait trop bien lire dans ses pensées.
« Ce qui veut dire ?
– Je dois faire un petit déplacement – à Bonn. » Jack s’était souvenu à temps du conseil de sir Basil. « Une histoire avec l’OTAN.
– Pour quoi faire ?
– Pas le droit de dire, chou.
– Combien de temps ?
– Trois ou quatre jours, sans doute. Ils estiment que je suis le seul habilité, pour je ne sais trop quelle raison.
– Hon-hon. » La demi-vérité de Ryan était juste assez tordue pour l’empêcher (pour une fois) de lire dans ses pensées.
« Tu ne seras pas armé ?
– Chérie, je suis analyste, pas agent, je te signale. Ce genre de truc n’est pas de mon ressort. Incidemment, je ne pense pas que les espions soient souvent armés de nos jours. Trop dur à expliquer si quelqu’un le remarque.
– Mais…
– James Bond, c’est au cinéma, ma puce, pas dans la vraie vie. »
Ryan reporta son attention sur la télé. ITV repassait Danger-UXB et, une fois encore, Jack se surprit à se demander si Brian réussirait à survivre à sa mission de désamorçage de bombes pour épouser Suzy, une fois rendu à la vie civile. Démineur, ça c’était un boulot pénible… mais d’un autre côté, quand on commettait une erreur, au moins n’avait-on pas à la regretter longtemps.
« Des nouvelles de Bob ? » s’enquit Greer juste avant six heures du matin.
Le juge Moore quitta son luxueux fauteuil pivotant pour s’étirer. Trop de temps à rester assis, pas assez de mouvement. Chez lui, au Texas, il avait un petit ranch – appelé ainsi parce qu’il avait trois chevaux ; on ne pouvait être un citoyen en vue au Texas si l’on ne possédait pas un ou deux chevaux – et, trois ou quatre fois par semaine, il sellait Aztec et montait une heure ou deux, surtout pour garder les idées claires, s’accorder une plage de réflexion en dehors du bureau. C’était en général à ces moments-là qu’il avait ses idées les plus fructueuses. Peut-être était-ce la raison pour laquelle il se sentait aussi bougrement improductif ici. Un bureau n’est pas le meilleur endroit pour penser, même si tous les responsables du monde vous prétendent le contraire. Dieu seul sait pourquoi. C’était ce dont il aurait eu besoin à Langley : son écurie personnelle. Ce n’était pas la place qui manquait sur le campus, qui était bien cinq fois plus grand que ses terres au Texas. Mais si jamais il faisait une chose pareille, ce serait un scandale international : le directeur du renseignement américain aimait faire du cheval coiffé de son Stetson noir – il était livré avec la monture – avec sans doute un Colt 45 à la hanche – ça, c’était en option – et ça, franchement, ça risquait d’être mal vu des équipes de télé qui ne manqueraient pas d’apparaître tout autour de l’enclos, bardées de leurs caméras portatives. Et donc, pour de vulgaires raisons de vanité personnelle, il devait se refuser la chance de s’adonner à un minimum de réflexion créative. C’était totalement crétin, se dit l’ancien juge, de laisser de telles considérations affecter sa façon de travailler. Là-bas, en Angleterre, sir Basil pouvait chasser le renard, juché sur un élégant pur-sang, et quelqu’un y trouvait-il à redire ? Diantre non. On l’admirerait ou, au pire, on le jugerait un tantinet excentrique, dans un pays où l’excentricité était une qualité admirable. Mais au pays de la liberté, les hommes étaient esclaves de coutumes à eux imposées par des journalistes et des politiciens élus qui sautaient leur secrétaire. Enfin, personne n’avait dit que le monde devait être sensé, après tout.
« Rien d’important. Juste un câble signalant que ses rencontres avec nos amis coréens se sont bien déroulées, rapporta Moore.
– Tu sais, ces types m’effraient un peu », observa Greer. Il n’avait pas besoin d’expliquer pourquoi. Il arrivait à la KCIA d’ordonner à ses personnels de traiter de manière un peu trop radicale les employés de l’autre gouvernement coréen. Les règles étaient quelque peu différentes là-bas. L’état de guerre larvée entre le Nord et le Sud restait bien réel, et en temps de guerre, certains perdaient la vie. La CIA n’avait plus agi de la sorte depuis près de trente ans. Les Asiatiques n’avaient pas adopté les notions occidentales sur le prix de la vie humaine. Peut-être à cause de la surpopulation dans leurs pays. Peut-être à cause de la différence de convictions religieuses. Peut-être pour tout un tas de raisons, mais toujours est-il qu’elles différaient quelque peu des paramètres opérationnels dans le cadre (ou à l’extérieur) desquels ils avaient l’habitude d’opérer.
« Ce sont nos meilleurs yeux en Corée du Nord et en Chine, James, lui rappela Moore. Et ce sont des alliés fidèles.
– Je sais, Arthur. » C’était toujours sympa d’avoir de temps en temps des nouvelles de la République de Chine populaire. Tenter de pénétrer ce pays était l’une des principales sources de frustration de la CIA.
« J’aimerais juste qu’ils soient un peu moins cavaliers vis-à-vis du meurtre.
– Ils opèrent selon des règles très strictes, et les deux camps semblent s’y conformer. »
Et dans les deux camps, les meurtres devaient être autorisés au plus haut niveau. Même si cela faisait une belle jambe aux cadavres en question. Les opérations « sales » interféraient toujours avec l’essentiel de la mission, qui restait la collecte de renseignements. C’était une chose que certains oubliaient parfois, mais que la CIA et le KGB comprenaient fort bien, raison pour laquelle l’un et l’autre service s’en étaient débarrassés.
Mais quand l’information recueillie effrayait ou à tout le moins dérangeait les hommes politiques en charge des services de renseignement, alors les officines d’espionnage se voyaient ordonner des choses qu’elles préféraient en général éviter – de sorte qu’elles déléguaient le sale boulot à des substituts et/ou des mercenaires, en général…
« Arthur, si le KGB veut nuire au pape, comment vont-ils s’y prendre à ton avis ?
– Pas en agissant eux-mêmes, réfléchit Moore. Trop dangereux. Ce serait une catastrophe politique, comme une tornade balayant le Kremlin. Cela mettrait à coup sûr un terme à la carrière politique de Iouri Vladimirovitch et, tu sais, je ne le vois pas trop prendre de risques, pour quelque cause que ce soit. Le pouvoir reste trop important pour lui. »
Le DAR acquiesça : « Entièrement d’accord. Je pense du reste qu’il ne va pas tarder à démissionner de son poste. Bien forcé. Jamais ils ne le laisseraient passer directement de patron du KGB à secrétaire général du Parti. La perspective est un peu trop sinistre, même pour eux… Ils gardent le souvenir de Beria – ceux qui siègent au Comité central en tout cas.
– C’est un bon point, James, observa Moore en quittant des yeux la fenêtre. Je me demande combien de temps il reste à Leonid Illitch. » Preuve que la santé de Brejnev demeurait un sujet de constante préoccupation pour la CIA – à vrai dire, pour tout le monde à Washington.
« Andropov est notre meilleur indicateur. Nous sommes presque sûrs qu’il est le remplaçant désigné de Brejnev. Quand il semblera que Leonid Illitch aborde la dernière ligne droite, alors on verra Iouri Vladimirovitch changer de fonction.
– Bien vu, James. Je filerai le tuyau aux Affaires étrangères et à la Maison Blanche.
– On nous paie pour ça. Mais revenons-en au pape, suggéra Greer.
– Le Président continue de poser des questions, confirma Moore.
– S’ils agissent, ce ne sera pas avec un Russe. Trop de chausse-trapes politiques, Arthur.
– Là encore, je suis de ton avis. Mais ça nous laisse quelle possibilité ?
– Ils se servent des Bulgares pour leur sale boulot, fit remarquer Greer.
– Donc, on cherche un tireur bulgare ?
– À ton avis, combien de Bulgares font le pèlerinage de Rome ?
– On ne peut pas demander aux Italiens de nous regarder ça, n’est-ce pas ? Ça risquerait de leur mettre la puce à l’oreille, et on ne peut pas se permettre de fuites. Ça la ficherait mal dans la presse. Non, impossible, James. »
Greer laissa échapper un gros soupir. « Ouais, je sais. Tant qu’on n’a rien de solide.
– De plus solide en tout cas que ce qu’on a pour l’instant – et c’est du vent, James, rien que du vent. » Ce serait chouette, se dit le juge Moore, que la CIA soit aussi puissante que le croient ses détracteurs et le cinéma. Même pas tout le temps. Rien qu’une fois de temps à autre. Mais voilà, elle ne l’était pas, c’était un fait.
Le lendemain, à Moscou, la journée ne s’annonça pas différente de partout ailleurs sur la planète. Zaïtzev s’éveilla à la sonnerie de son vieux réveil mécanique, ronchonna et pesta comme tous les travailleurs du monde, puis il se dirigea d’un pas titubant vers la salle de bains. Dix minutes plus tard, il buvait son thé matinal et mangeait ses tartines de pain noir beurré.
À moins de quinze cents mètres de là, la famille Foley faisait à peu près la même chose. Ed choisit pour changer une gaufre à l’anglaise avec de la gelée de groseille pour accompagner son café, rejoint bientôt par Petit Eddie, qui avait lâché provisoirement « la Travailleuse » et ses cassettes des Transformers. Il avait hâte de rejoindre la crèche ouverte pour les enfants d’Occidentaux sur place, dans le ghetto. Il y montrait des dons prometteurs aux pastels ainsi que sur les nouveaux tricycles Hot Wheels qui venaient d’arriver, sans oublier ses talents de champion au tourniquet.
Il se dit qu’il pouvait se détendre. Le rendez-vous n’était pas prévu avant le soir et MP s’en chargerait. D’ici une semaine environ… ou à peu près… Beatrix serait terminée, et il pourrait se relaxer à nouveau, laisser ses agents battre le pavé de cette putain de saleté de ville. Et bien sûr, ces fichus Orioles de Baltimore se retrouvaient en phase finale du championnat et se préparaient à affronter les Phillies de Philadelphie, reléguant encore une fois les Bombers du Bronx en seconde division. Bon Dieu, mais quelle mouche avait piqué leur nouveau sponsor ? Comment les gens friqués pouvaient-ils être aussi stupides ?
Il faudrait qu’il garde ses petites habitudes de transport. Si jamais le KGB l’avait fait filer, il était peu probable – quoique ? – qu’ils aient relevé quel train précis il empruntait. Bonne question. S’ils opéraient une filature à deux, le numéro deux devait rester sur le quai et, après le départ de la rame, noter l’heure de celui-ci d’après l’horloge de la station – la seule fiable, puisque c’était celle qui pilotait les trains. Les agents du KGB étaient des professionnels scrupuleux, mais l’étaient-ils à ce point ? Une telle précision était proprement germanique, mais si ces salauds étaient capables de faire rouler des trains avec cette ponctualité, alors le KGB devait sans doute être capable d’en prendre note, or le minutage exact était précisément ce qui lui permettait à lui, Foley, de contacter le Lapin.
Putain d’existence, merde ! enragea-t-il brièvement. Mais il l’avait su avant d’accepter le poste à Moscou, et puis la vie ici était exaltante, non ? Ouais, sans doute aussi exaltante que pour Louis XVI le trajet en charrette jusqu’à la guillotine, songea Ed Senior.
Un jour, il donnerait des conférences là-dessus à la Ferme. Il espérait que ses élèves apprécieraient la difficulté qu’il aurait eue rien qu’à rédiger le plan de ce cours traitant de l’opération Beatrix. Enfin, ils auraient intérêt à être impressionnés.
Quarante minutes plus tard, il avait acheté les Izvestia et descendait l’interminable escalier mécanique pour rejoindre les quais, négligeant comme toujours les regards en biais des Russes épiant un authentique Américain comme si c’était un animal au zoo. Ça ne serait jamais arrivé à un Russe à New York où l’on pouvait rencontrer tous les groupes ethniques – surtout au volant d’un taxi.
La routine matinale était désormais coulée dans le béton. Miss Margaret chaperonnait les enfants, et Eddie Beaverton attendait à la porte. Les enfants eurent droit aux bisous habituels et les parents filèrent au boulot. S’il y avait une chose que Ryan détestait, c’était bien la routine. Si seulement il avait réussi à persuader Cathy d’acheter un appartement à Londres, alors chaque journée de travail aurait été raccourcie de deux bonnes heures – mais non, Cathy voulait de la verdure pour que les mômes puissent s’y ébattre. Et d’ici peu, ils ne verraient le soleil qu’une fois arrivés au boulot, et encore, un peu plus tard, quasiment même plus.
Dix minutes après, ils étaient dans leur compartiment de première classe et filaient vers le nord-ouest en direction de Londres, Cathy plongée dans sa revue médicale et Jack dans son Daily Telegraph. Il y avait un article sur la Pologne et ce journaliste était inhabituellement bien documenté, nota d’emblée Ryan. Les articles dans la presse britannique tendaient à être bien moins verbeux que ceux du Washington Post et, pour une fois, Jack se prit à le regretter. Ce gars avait été bien informé et/ou il avait d’excellentes qualités d’analyse. Le gouvernement polonais était réellement pris entre deux feux, sa marge de manœuvre se rétrécissait et le bruit courait que le pape aurait émis des protestations sur le sort de sa patrie et de ses concitoyens, et ce seul fait, notait le gratte-papier, pouvait susciter pas mal de remous.
On ne peut pas mieux dire, songea Jack. Le plus embêtant, c’était que la nouvelle s’était désormais ébruitée. D’où venait la fuite ? Il connaissait de nom le journaliste. C’était un spécialiste des Affaires étrangères, en particulier européennes. Alors, d’où ? D’un membre du Foreign Office ? Ces gens étaient dans l’ensemble avisés, mais, comme leurs homologues américains du département d’État, il leur arrivait de parler sans réfléchir, et de ce côté de l’Atlantique, cela pouvait arriver autour d’un pot amical dans un des milliers de pubs confortables, peut-être dans une stalle d’angle bien tranquille, avec un fonctionnaire du gouvernement renvoyant l’ascenseur ou simplement désireux de se faire mousser devant les médias. Est-ce que cela risquait de faire tomber des têtes ? Il se posa la question. Il faudrait qu’il s’en ouvre à Simon.
À moins que la fuite vienne de Simon lui-même. Il avait un poste suffisamment élevé et il était apprécié de son chef. Peut-être Basil avait-il autorisé la fuite ? Ou peut-être connaissaient-ils tous les deux un gars de Whitehall et l’avaient-ils autorisé à boire un verre amical avec un gars de Fleet Street ?
Ou peut-être que le journaliste était assez malin pour additionner tout seul deux et deux ? Il n’y avait pas qu’à Century House que travaillaient les petits malins. En tout cas, en Amérique, ils ne travaillaient certainement pas tous à Langley. Plus généralement, le talent se trouve là où est l’argent, parce que les gens intelligents veulent de grandes maisons et de chouettes vacances, comme tout le monde. Ceux qui étaient dans la fonction publique savaient qu’ils pouvaient vivre dans l’aisance, pas dans le luxe – mais les meilleurs d’entre eux savaient également qu’ils avaient une mission à remplir, c’était pourquoi l’on trouvait d’excellents éléments sous l’uniforme ou portant un insigne et une arme. Dans son cas personnel, Ryan avait bien réussi dans la finance, mais il avait fini par s’y sentir insatisfait. Ainsi donc, tous les gens talentueux ne couraient pas après l’argent. Certains se donnaient pour but une quête quelconque.
Est-ce ce que tu es en train de faire, Jack ? C’est la question qu’il se posait lorsque le train entra en gare de Victoria.
« Quelles sont tes profondes réflexions, ce matin ? demanda sa femme.
– Hein ?
– Je reconnais cette tête, chéri, remarqua-t-elle. T’es en train de ruminer quelque chose d’important.
– Cathy, t’es ophtalmo ou t’es psy ?
– Avec toi, je suis psy », répondit-elle avec un sourire mutin.
Jack se leva et ouvrit la portière du compartiment. « OK, Milady. Vous avez des orbites à redresser et moi des secrets à démasquer. » D’un signe de main, il la convia à descendre. « Qu’as-tu appris de neuf dans ta Gazette mensuelle de l’aisselle et du trou du cul ?
– Tu ne comprendrais pas.
– Sans doute que non », concéda Jack en se dirigeant vers la station de taxi. Celui dans lequel ils montèrent était bleu gorge de pigeon, au lieu de noir. Pour changer.
« Hópital Hammersmith, indiqua Ryan au chauffeur, et ensuite au 100, Westminster Bridge Road.
– Le MI-6, c’est ça, monsieur ?
– Pardon ? répondit Ryan, innocemment.
– Universal Export, monsieur, là où travaillait James Bond. » Il étouffa un rire et démarra.
Enfin, songea Ryan, la sortie pour la CIA sur l’autoroute George-Washington n’était plus marquée Service national des autoroutes. Cathy trouvait la chose plutôt amusante. On ne pouvait rien cacher aux chauffeurs de taxi londoniens. Cathy sortit d’un bond sous le vaste porche d’accès du Hammersmith et le chauffeur fit demi-tour pour rallier Century House, quelques rues plus loin. Ryan descendit, passa devant le sergent-chef Canderton et monta dans son bureau.
Sitôt passée la porte, il déposa le Telegraph sur le bureau de Simon avant de se débarrasser de son imper.
« J’ai vu, Jack, dit aussitôt Harding.
– Qui a parlé ?
– Aucune certitude. Les Affaires étrangères, sans doute. Ils ont été mis au courant. Ou peut-être quelqu’un dans l’entourage du Premier ministre. Sir Basil n’est pas ravi, lui assura Harding.
– Personne n’a appelé le journal ?
– Non. Nous ne savions rien jusqu’à sa parution, ce matin.
– Je pensais que les quotidiens d’ici avaient des relations plus cordiales avec le gouvernement.
– En général, c’est le cas, ce qui me porte à croire que la fuite provient bien des services du Premier ministre. » Harding gardait l’air de rien, mais Jack se surprit à vouloir déchiffrer ses traits. Une tache à laquelle sa femme aurait été bien meilleure que lui. Il avait toutefois le sentiment que son collègue n’était pas tout à fait sincère, mais il n’avait pas non plus vraiment matière à s’en plaindre.
« Du nouveau du côté des dépêches de la nuit ? »
Harding fit non de la tête. « Rien de bien intéressant. Rien non plus sur l’opération Beatrix. Vous avez parlé à votre femme de votre prochain voyage ?
– Ouais, et je n’ai pas besoin de vous dire qu’elle a eu tôt fait de voir clair dans mon jeu.
– Comme la plupart des femmes, Jack », rit de bon cœur Harding.
Zaïtzev avait le même bureau et la même pile de messages, toujours différents par le menu détail, mais en réalité foncièrement toujours les mêmes : des rapports d’officiers transmettant des données émanant de ressortissants étrangers sur toutes sortes de sujets. Il avait mémorisé des centaines de noms d’opérations et gardé plusieurs milliers de détails dans la tête, parmi lesquels le vrai nom de certains agents et le nom de code de quantité d’autres.
Comme les autres jours de travail, il prit son temps pour parcourir le trafic matinal avant de le répartir dans les étages, se fiant à sa mémoire exercée pour enregistrer et classer tous les détails importants.
Certains bien sûr contenaient des informations dissimulées de bien des façons. Il y avait sans doute un agent infiltré au sein même de la CIA, par exemple, mais Zaïtzev ne connaissait que son nom de code, Trumpet. Même les données qu’il transmettait étaient cachées par le recours à plusieurs couches de surencodage, parmi lesquelles un masque jetable. Mais les données étaient adressées à un colonel du cinquième étage spécialisé dans les enquêtes sur la CIA et qui travaillait en étroite collaboration avec la Deuxième Direction principale – donc, par déduction, Trumpet fournissait au KGB des éléments qui intéressaient la Deuxième Direction, et ça, c’était bien l’indication que des agents travaillaient pour la CIA, ici même à Moscou. Ce qui avait de quoi lui donner des frissons, mais les Américains à qui il avait parlé… il les avait mis en garde sur les problèmes de sécurité des communications, ce qui limiterait toute dépêche le concernant à un nombre très limité d’individus. Et il savait par ailleurs que Trumpet se faisait payer grassement, donc ce n’était sans doute pas un des cadres haut placés de la CIA qui, jugeait Zaïtzev, étaient sans doute déjà fort bien rémunérés. Un agent par idéologie lui aurait donné matière à s’inquiéter, mais il n’y en avait aucun en Amérique à sa connaissance – et il était bien placé pour le savoir, pas vrai ?
D’ici une semaine, peut-être moins, se dit l’officier de transmissions, il serait en sûreté à l’Ouest. Il espérait que sa femme ne piquerait pas une crise quand il lui exposerait ses plans, mais sans doute pas. Elle n’avait pas de famille proche. Sa mère était décédée l’année précédente et elle n’avait ni frères ni sœurs pour la retenir ; par ailleurs, elle n’avait aucun plaisir à travailler au GOUM à cause de la corruption ambiante. Et puis, il lui promettrait de lui acheter le piano dont elle avait envie depuis si longtemps, mais que même avec son traitement au KGB il n’avait pu lui offrir, si maigres étant les stocks disponibles.
Il se mit à brasser ses papiers, peut-être un peu plus lentement que d’habitude, mais pas tant que ça. Il n’y avait pas des masses de travailleurs acharnés, même au KGB. L’adage – cynique – qui courait en Union soviétique était : « Tant qu’ils feront semblant de nous payer, on fera semblant de bosser », et le principe s’appliquait également ici. Si vous dépassiez votre quota, ils se contentaient de l’augmenter l’année suivante sans amélioration notable de vos conditions de travail – de sorte que bien peu s’échinaient assez pour être encore distingués comme Héros du travail socialiste.
Juste après onze heures du matin, le colonel Rojdestvenski fit son apparition en salle des transmissions. Zaïtzev intercepta son regard et lui fit signe d’approcher.
« Oui, camarade commandant, dit le colonel.
– Camarade colonel, dit-il d’une voix posée, il n’y a pas eu récemment de transmissions concernant 666. Y a-t-il quelque chose que j’aurais besoin de savoir ? »
La question désarçonna Rojdestvenski. « Pourquoi cette question ?
– Camarade colonel, reprit humblement Zaïtzev, j’ai cru comprendre que cette opération était importante et que j’étais le seul officier de transmissions habilité à la traiter. Aurais-je commis une erreur quelconque ?
– Ah. » Rojdestvenski se relaxa visiblement. « Non, camarade commandant, nous n’avons aucune plainte à formuler. L’opération n’a plus besoin de transmissions de ce type.
– Je vois. Merci, camarade colonel.
– Vous avez l’air fatigué, commandant Zaïtzev. Y aurait-il un problème ?
– Non, non, camarade. Je suppose que j’aurais bien besoin de vacances. Je n’ai pu aller nulle part l’été dernier. Une semaine ou deux de congé ne seraient pas du luxe, avant l’arrivée de l’hiver.
– Très bien. Si vous avez des difficultés, prévenez-moi, et je tâcherai d’arrondir les angles. »
Zaïtzev lui adressa un sourire de reconnaissance. « Eh bien, merci beaucoup, camarade colonel.
– Vous faites du bon boulot ici, Zaïtzev. Nous avons tous droit à des moments de loisir, même les membres de la Sécurité de l’État.
– Encore merci, camarade colonel. Je sers l’Union soviétique. »
Rojdestvenski fit demi-tour et repartit. Dès qu’il eut franchi la porte, Zaïtzev laissa échapper un grand soupir et reprit son épluchage et sa mémorisation des dépêches… mais pas pour l’Union soviétique. Donc, se dit-il, l’opération 666 est désormais gérée par coursier. Il faudrait qu’il en sache plus, mais déjà il avait appris que cette opération se poursuivait sur vin mode de priorité maximale. Ils allaient donc bel et bien passer à l’action. Il se demanda si les Américains réussiraient à l’exfiltrer assez vite pour lui permettre de l’empêcher. L’information était entre ses mains, mais pas la capacité d’agir à partir de celle-ci. Il n’était pas dans la même position que Cassandre, la fille du roi Priam de Troie, qui savait ce qui allait se passer, mais était incapable d’amener quiconque à agir. Cassandre avait irrité les dieux qui l’avaient punie en lui infligeant cette malédiction, mais lui, qu’avait-il fait pour la mériter ? se demanda Zaïtzev, soudain furieux de l’inefficacité de la CIA. Mais il ne pouvait pas non plus embarquer tranquillement dans un avion de la Pan Am à l’aéroport de Cheremetyevo…