27
Le Lapin détale

Un jour de plus dans une étrange cité, songea Zaïtzev, alors que le soleil commençait à s’élever à l’est, deux heures plus tard qu’à Moscou. Deux heures de grasse matinée gagnées par rapport à chez lui, nota Oleg Ivanovitch. Le moment venu, espérait-il, il s’éveillerait encore ailleurs, et soumis à un autre fuseau horaire. Mais pour l’heure, il resta étendu à savourer l’instant. Il n’y avait quasiment aucun bruit dehors, peut-être quelques livreurs dans la rue. Le soleil n’avait pas encore tout à fait décollé de l’horizon. Il faisait sombre, mais ce n’était plus la nuit ; le ciel s’éclaircissait, mais ce n’était pas encore tout à fait le matin. On était à mi-aube. Un moment qui pouvait être agréable. Un de ceux qu’apprécient les enfants, l’instant magique où le monde n’appartient qu’aux quelques rares personnes debout, quand tous les autres restent encore blottis au fond de leur lit, et que les gamins peuvent se promener comme de petits rois, jusqu’à ce que leurs mères les attrapent pour les refourrer de force sous les draps.

Mais Zaïtzev se contentait de rester étendu sur son lit, bercé par la respiration lente de sa femme et de sa fille, alors qu’il était à présent parfaitement réveillé, libre de penser, seul, sans entraves.

Quand allaient-ils le contacter ? Que diraient-ils ? Allaient-ils changer d’avis ? Trahir sa confiance ?

Pourquoi bon sang était-il aussi inquiet pour tout ? N’était-il pas temps enfin de se fier un tant soit peu à la CIA ? N’allait-il pas devenir un atout maître pour eux ? Une pièce de grande valeur ? Même le KGB, pourtant si radin, offrait confort et prestige à ses transfuges. Tout l’alcool que pouvait ingurgiter Kim Philby. Tous les jopniki que Burgess pouvait enculer, si du moins il fallait en croire les ragots. Et dans l’un et l’autre cas, d’après la rumeur, leurs appétits étaient pourtant énormes. Mais ces rumeurs ne faisaient qu’enfler à la longue, et pour une part elles tenaient à l’antipathie des Soviétiques à l’égard des homosexuels.

Il poursuivit ses réflexions et s’interrogea : il était un homme de principes, non ? Bien sûr que oui. C’était pour ses principes qu’il mettait sa vie en jeu. Tel un jongleur avec ses couteaux. Et comme pour ce jongleur, toute erreur de jugement pouvait être fatale. Oleg alluma sa première clope de la journée, essayant de tout récapituler pour la centième fois peut-être, toujours en quête d’une autre issue viable.

Il pouvait très bien se rendre aux concerts, continuer ses achats, reprendre le train, retourner à la gare de Kiev et se voir accueilli en héros par ses collègues pour leur avoir rapporté des magnétoscopes et des cassettes porno, sans oublier la lingerie pour leurs femmes, et sans doute quelques babioles pour lui. Et le KGB ne se douterait jamais de rien.

Mais dans ce cas, le prêtre polonais mourra, assassiné par les Soviétiques… que tu as le pouvoir d’arrêter… et dans ce cas, quel genre d’homme verras-tu quand tu te regarderas dans ta glace, Oleg Ivanovitch ?

On en revenait toujours au même point, n’est-ce pas ?

Mais il eût été vain d’essayer de se rendormir, alors il continua de fumer sa cigarette, allongé, attendant que le ciel s’éclaircisse derrière la fenêtre de sa chambre d’hôtel.

 

Cathy Ryan ne s’éveilla vraiment que lorsque, en tâtonnant sur le lit, sa main ne rencontra que le vide là où elle aurait dû trouver son époux. Réaction machinale sans doute, cela l’amena à s’éveiller en sursaut pour presque aussitôt se rappeler qu’il avait quitté la ville et même le pays – le leur et maintenant celui-ci – et que par conséquent elle se retrouvait seule, telle une mère célibataire, hypothèse qu’elle n’avait absolument pas envisagée quand elle avait épousé John Patrick Ryan, Sr. Elle n’était pas la seule femme au monde dont le mari voyageait pour affaires – son propre père le faisait souvent, et depuis qu’elle était toute petite, elle avait dû s’en accommoder. Mais là, c’était la première fois pour Jack, et ça ne lui plaisait pas du tout.

Non pas qu’elle fut incapable d’assumer. Elle devait chaque jour assumer des tribulations bien pires.

Ce n’était pas non plus par crainte que Jack commît quelque écart pendant son absence. Elle s’était souvent posé la même question à propos des voyages de son père – le mariage de ses parents avait à l’occasion battu de l’aile – et elle ignorait ce que sa mère (à présent disparue) avait pu en penser. Mais avec Jack, non, cela ne devrait pas être un problème. Seulement, elle l’aimait et elle savait qu’il l’aimait, lui aussi, et les gens qui s’aiment sont censés rester ensemble. S’ils s’étaient rencontrés alors qu’il était encore officier chez les marines, cela aurait créé un problème qu’elle aurait dû affronter – et, pis encore, elle aurait dû peut-être un jour affronter l’absence d’un mari parti au combat, et cela, elle en était sûre, était sans doute le pire enfer qu’on pût vivre. Mais non, elle ne l’avait rencontré qu’après. Son père l’avait invitée à dîner, en amenant au dernier moment Jack, un jeune courtier en Bourse à l’instinct affûté, prêt à quitter le bureau de Baltimore pour monter au siège à New York, et il n’avait pu qu’être surpris – surprise agréable au début – de l’intérêt mutuel que s’étaient instantanément découvert les deux jeunes gens ; puis était venue la révélation que Jack voulait ramasser ses billes et retourner enseigner l’histoire. Grosse surprise, là. Elle avait eu un peu de mal à l’avaler, mais Jack supportait à peine Joseph Muller, vice-président-directeur de Merrill Lynch Pierce Fenner and Smith (plus les acquisitions faites au cours des cinq dernières années). Pour elle, Joe était toujours « papa », quand c’était simplement « lui » (entendez : « l’emmerdeur ») pour Jack.

Sur quoi peut-il bien bosser ? se demanda-t-elle.

Bonn ? L’Allemagne ? L’OTAN ? Ce foutu boulot de renseignement, aller fouiner dans les trucs secrets et pondre des observations tout aussi secrètes adressées à des gens qui allaient ou non les lire et les évaluer. Elle au moins travaillait dans une branche honnête, redonnant la santé aux malades, ou à tout le moins les aidant à y voir plus clair. Mais pas Jack.

Ce n’était pas qu’il faisait des choses inutiles. Il le lui avait expliqué un peu plus tôt dans l’année : le monde était plein de méchants, et il fallait bien quelqu’un pour se battre contre. Par chance, il ne le faisait pas avec une arme chargée     – Cathy avait horreur des armes, même celles qui avaient empêché son enlèvement et son assassinat, dans leur maison du Maryland, cette nuit qui s’était achevée, Dieu merci, par la venue au monde de Petit Jack. Elle avait traité son content de blessure par balles aux urgences durant son internat, assez en tout cas pour constater le mal qu’elles provoquaient, mais, certes, pas le mal qu’elles avaient pu empêcher ailleurs. À cet égard, son univers était peut-être quelque peu limité, un fait toutefois dont elle avait conscience, raison pour laquelle elle permettait à Jack de garder à proximité quelques exemplaires de ces saletés, mais bien sûr hors de portée des enfants, même juchés sur une chaise. Il avait un jour voulu lui apprendre à s’en servir, mais elle avait refusé ne serait-ce que d’y toucher. Quelque part, elle se disait qu’elle réagissait de façon excessive, mais elle était une femme, voilà tout… et Jack ne semblait pas s’en être formalisé pour autant.

Mais pourquoi n’est-il pas ici ? se demanda Cathy dans le noir. Qu’est-ce qui pouvait donc être assez important pour éloigner son mari de sa femme et de ses enfants ?

Il ne pouvait pas lui dire. Et c’était bien ça qui la mettait vraiment en rogne. Elle n’y pouvait rien, mais ce n’était pas comme si elle se trouvait aux prises avec le cancer d’un patient en phase terminale. Enfin, ce n’était pas non plus comme s’il s’envoyait en l’air avec une jeune Gretschen… Malgré tout… merde. Elle voulait simplement ravoir son mari.

 

À douze cents kilomètres de là, Ryan était déjà réveillé, douché, rasé, brossé, habillé et prêt à affronter la journée. Il y avait un truc dans les voyages, qui lui facilitait les réveils matinaux. Mais là, il n’avait pas grand-chose à faire jusqu’à l’ouverture de la cantine de l’ambassade. Il regarda le téléphone près de son lit et caressa l’idée d’appeler la maison, mais il ne savait pas comment obtenir l’extérieur depuis cet appareil, et sans doute aurait-il besoin de l’autorisation – et de l’aide – de Hudson pour accomplir la mission. Bigre. Il s’était réveillé à trois heures du matin, croyant se tourner et donner à Cathy un baiser sur la joue – un truc qu’il aimait bien faire, même si au matin elle n’en gardait aucun souvenir. Mais le mieux, c’est qu’elle lui rendait toujours son baiser. C’est donc qu’elle l’aimait vraiment. Sinon… Les gens ne peuvent pas dissimuler quand ils dorment. C’était là un fait important dans l’univers personnel de Ryan.

Il était inutile d’allumer la radio de chevet. Le hongrois était une langue sans doute venue de la planète Mars. En tout cas, sûrement pas de la Terre. Il n’avait pas entendu – pas même vu – un seul mot qui lui évoquait l’anglais, l’allemand ou le latin, les trois langues qu’il avait étudiées à un moment ou un autre de son existence. De surcroît, les autochtones parlaient à la vitesse d’une mitrailleuse, ajoutant à la difficulté. Si Hudson l’avait abandonné quelque part dans cette ville, il n’aurait pas été fichu de retrouver le chemin de l’ambassade d’Angleterre, et ça, c’était un sentiment de vulnérabilité qu’il n’avait pas connu depuis l’âge de quatre ans. Il aurait aussi bien pu se retrouver sur une autre planète, et avoir un passeport diplomatique ne lui servirait pas à grand-chose, vu qu’il était accrédité par le mauvais pays sur ce monde inconnu. Quelque part, c’était un point qu’il n’avait pas considéré à sa pleine mesure en arrivant ici. Comme la plupart des Américains, il s’était figuré qu’avec un passeport et une carte American Express, il pouvait sans risque parcourir le monde en short, mais ce monde était le monde capitaliste, où votre interlocuteur connaissait toujours assez de mots d’anglais pour vous indiquer un bâtiment surmonté d’un drapeau américain et gardé par un marine. Mais pas dans cette ville étrangère. Il n’en savait même pas assez pour être capable de trouver les toilettes – enfin, il avait bien réussi à les trouver au bar la veille, dut-il admettre. Ce sentiment d’impuissance flottait, menaçant, à la lisière de sa conscience comme le monstre proverbial tapi sous le lit, mais enfin il était un citoyen américain adulte qui avait passé la trentaine, ancien officier du corps des marines des États-Unis. Ce n’était pourtant pas ainsi qu’il envisageait les choses, d’habitude. Et c’est pourquoi il regardait défiler les chiffres au cadran numérique de son radioréveil, le rapprochant de son rendez-vous personnel avec le destin, quoi qu’il puisse être, un chiffre rouge après l’autre.

 

Andy Hudson était déjà levé et prêt. Istvan Kovacs se préparait à l’une de ses expéditions de contrebande habituelles, cette fois, pour rapporter de Yougoslavie à Budapest des tennis Reebok. Ses devises étaient dans une boîte en acier sous le lit, et il était en train de boire son café matinal tout en écoutant de la musique à la radio quand un toc-toc à la porte lui fit lever les yeux. Il alla ouvrir, en sous-vêtements.

« Andy ! s’exclama-t-il avec surprise.

– Je t’ai réveillé, Istvan ? »

Kovacs lui fit signe d’entrer. « Non, non, je suis debout depuis une demi-heure. Qu’est-ce qui t’amène ici ?

– Il faut qu’on évacue notre colis ce soir, répondit Hudson.

– Quand au juste ?

– Oh, aux alentours de deux heures du matin. »

Hudson glissa la main dans sa poche et en ressortit une liasse de billets. « Tiens, voici déjà la moitié de la somme convenue. » Inutile de payer ces Hongrois ce qu’ils valaient vraiment. Cela aurait modifié toute l’équation.

« Parfait. Je te sers un café, Andy ?

– Merci, volontiers. »

Kovacs lui indiqua la table de la cuisine puis lui versa une tasse. « Comment veux-tu procéder ?

– Je conduirai notre colis près de la frontière et tu la leur feras traverser. Je présume que tu connais les gardes-frontière au point de passage.

– Oui, il s’agit du capitaine Budai Laszlo. Ça fait des années que je bosse avec lui. Et du sergent Kerekes Miháli, un brave gars… il veut aller à l’université pour devenir ingénieur. Ils assurent des gardes de douze heures au point de passage, de minuit à midi. Comme ils commenceront déjà à s’ennuyer, ils seront ouverts aux négociations. » Et levant la main, il frotta le gras du pouce contre l’index.

« Quel est le tarif habituel ?

– Pour quatre personnes ?

– Doivent-ils savoir que notre colis est composé de personnes ? » rétorqua Hudson.

Kovacs haussa les épaules. « Non, je suppose que non. Eh bien, disons, quelques paires de chaussures, les Reebok ont beaucoup de succès, vois-tu… et puis des cassettes de films occidentaux. Ils ont déjà tout ce qu’il faut, question magnétoscopes.

– Sois généreux, suggéra Hudson, mais pas trop non plus. » Ne surtout pas éveiller leurs soupçons, n’eut-il pas besoin d’ajouter. « S’ils sont mariés, peut-être quelques babioles pour leur femme et leurs enfants…

– Je connais bien la famille de Budai, Andy. Ce ne sera pas un problème. » Budai avait une fille en bas âge et trouver un cadeau pour la petite Zsóka ne serait pas non plus un problème pour le contrebandier.

Hudson estima la distance… Deux heures et demie de route jusqu’à la frontière yougoslave… ça devrait être bon. Ils utiliseraient une camionnette pour la première partie du trajet. Le reste, Istvan le ferait avec son camion. Et si jamais les choses tournaient mal, Istvan devait s’attendre à se faire descendre par l’agent des services secrets britanniques. C’était un avantage de la célébrité internationale des films de James Bond. Mais cinq mille marks, ça faisait un joli pactole en Hongrie.

« Je devrai les conduire où ?

– Je te le dirai ce soir, répondit Hudson.

– Très bien. Je te retrouverai à Csurgo demain à deux heures du matin sans faute.

– Parfait, Istvan. » Hudson termina son café et se leva. « C’est toujours bien d’avoir un ami de confiance.

– Tu me paies bien », observa Kovacs, définissant ainsi leur relation.

Hudson fut tenté de lui dire à quel point il se fiait à lui, mais ce n’était pas strictement la vérité. Comme la plupart des officiers de renseignement, il ne se fiait à personne – pas avant que le boulot ne soit achevé. Istvan pouvait-il être soudoyé par l’AVH ? Non, improbable. Impossible qu’ils aient les moyens de lui verser cinq mille marks allemands sur une base régulière, et Kovacs aimait trop la belle vie. Si un jour le gouvernement communiste de son pays devait s’effondrer, il serait sans doute un des premiers à devenir milliardaire, avec une belle maison sur les collines de Pest, dominant Buda, sur l’autre rive du Danube.

Vingt minutes plus tard, Hudson trouva Ryan au début de la queue, à la cantine de l’ambassade.

« Vous aimez nos œufs brouillés, je vois, observa le CDA.

– Ils sont d’ici ou vous les faites venir d’Autriche ?

– D’ici. Les produits locaux sont en vérité d’excellente qualité. Mais nous préférons malgré tout notre bacon britannique.

– J’avoue y avoir pris goût », dit Jack. Puis : « Que se passe-t-il ? » Il avait remarqué la lueur d’excitation dans le regard de son interlocuteur.

« C’est pour ce soir. On va d’abord au concert, puis on effectue notre exfiltration.

– On le prévient ? »

Hudson hocha la tête. « Non. Il pourrait vouloir agir autrement. Je préfère éviter cette complication.

– Et s’il n’est pas prêt ? Et s’il se ravisait ? s’inquiéta Jack.

– Dans ce cas, la mission capote. Nous disparaissons dans les brumes de Budapest, et demain matin, il y aura pas mal de visages cramoisis à Londres, Washington et Moscou.

– Vous prenez ça avec un certain flegme.

– Dans ce boulot, on prend les choses comme elles se présentent. S’exciter comme un pou n’avance à rien. » Il esquissa un sourire. « Aussi longtemps que je toucherai les shillings de la reine et mangerai du biscuit de la reine, je ferai le boulot de la reine.

– Semper fi, vieux », observa Jack. Il mit de la crème dans son café et en but une gorgée. Pas terrible-terrible, mais assez bon, compte tenu des circonstances.

 

Tout comme la nourriture au restaurant d’État qui jouxtait l’hôtel Astoria. Svetlana avait humé et quasiment inhalé son feuilleté à la cerise, accompagné d’un verre de lait entier.

« Le concert est ce soir, dit Oleg à sa femme. Excitée ?

– Tu sais depuis combien de temps je n’ai pas assisté à un concert digne de ce nom ? rétorqua-t-elle. Oleg, je n’oublierai jamais ce cadeau. » Elle fut surprise par la réaction qu’elle lut sur son visage, mais ne fit aucun commentaire.

« Eh bien, ma chérie, aujourd’hui, on a encore des courses à faire. De la lingerie. Il faudra que tu t’en charges à ma place.

– Je pourrai m’en acheter aussi ?

– Pour ça, nous avons huit cent cinquante roubles Comecon que tu peux dépenser à ta guise », lui dit Oleg Ivanovitch avec un sourire radieux, en se demandant si tous les articles qu’elle allait acheter auraient encore un intérêt quelconque d’ici la fin de la semaine.

 

« Votre mari est toujours en voyage d’affaires ? demanda Beaverton.

– Hélas », confirma Cathy.

Dommage, s’abstint de dire l’ancien para. Il était devenu bon analyste du comportement humain au cours des ans, et sa tristesse devant la présente situation était manifeste. Enfin, sir John était sans aucun doute parti remplir une tâche intéressante. Il avait pris le temps de faire quelques petites recherches sur la famille Ryan. Il avait ainsi appris qu’elle était chirurgienne, ce qui confirmait ce qu’elle lui avait dit quelques semaines auparavant. Son mari, en revanche, bien qu’affirmant être un petit fonctionnaire à l’ambassade des États-Unis, appartenait sans doute à la CIA. La chose avait été suggérée dans la presse londonienne quand il avait eu cette confrontation avec les terroristes de l’ULS, mais cette supposition n’avait plus jamais été répétée. Sans doute parce que quelqu’un avait demandé – poliment – à la presse de ne plus jamais évoquer une telle hypothèse. Ce qui avait suffi à révéler à Eddie Beaverton tout ce qu’il désirait savoir. Les journaux avaient également indiqué que, sans être riches, ils étaient certainement aisés, ce que confirmait la coûteuse Jaguar garée dans leur allée. Donc, sir John était parti accomplir une mission secrète. Inutile de se demander laquelle, songea le chauffeur de taxi en s’immobilisant devant la minuscule gare de Chatham. « Allez, bonne journée, m’dame, lui dit-il, lorsqu’elle descendit.

– Merci, Eddie. » Le pourboire habituel. C’était sympa d’avoir des clients réguliers aussi généreux.

Pour Cathy, ce fut le trajet en train ordinaire jusqu’à Londres, en compagnie d’une revue médicale, mais sans la présence réconfortante de son mari à côté d’elle, plongé dans son Daily Telegraph ou bien assoupi. Marrant qu’un homme puisse vous manquer à ce point, même simplement endormi auprès de vous.

« Voilà la salle de concert. »

Comme la vieille Golf de Ryan, la salle de concert de Budapest était soignée jusqu’au moindre détail, mais toute riquiqui : elle remplissait à peine le pâté de maisons qu’elle occupait, avec son architecture évoquant le style impérial qu’on trouvait sous une forme plus imposante et plus accomplie à Vienne à trois cents kilomètres de là. Andy et Ryan entrèrent prendre les billets réservés par l’ambassade, par le truchement du ministère hongrois des Affaires étrangères. Le foyer était d’une exiguïté décevante. Hudson demanda l’autorisation de voir où se trouvaient leurs places et, avantage de son statut diplomatique, un huissier accepta aussitôt de les faire monter puis de les conduire par le couloir latéral jusqu’à la loge.

Une fois dans la salle, Ryan fut frappé de sa ressemblance avec un théâtre de Broadway, le Majestic, par exemple : pas grande, mais élégante, avec des sièges de velours rouge et dès stucs dorés, un écrin pour le roi quand il daignait rendre visite à la cité sujette, loin de son palais impérial plus en amont sur le Danube à Vienne. Un lieu pour permettre aux notables locaux d’accueillir leur roi et de se donner l’impression qu’ils étaient du même monde, même si eux-mêmes et leur souverain n’étaient pas dupes. Mais c’était malgré tout un bel effort, et un bon orchestre masquerait la déception. L’acoustique était sans doute excellente, et c’était bien là l’essentiel. Ryan n’était jamais allé au Carnegie Hall de New York, mais cette salle devait en être l’équivalent local – simplement plus humble et de taille plus réduite, mais comme avec réticence.

Ryan regarda autour de lui. La disposition de la loge s’y prêtait à merveille : on pouvait quasiment surveiller toutes les places de la salle.

« Où sont placés nos amis… ? demanda-t-il tranquillement.

– Je ne sais pas au juste. Tom les suivra et verra où ils sont placés avant de venir nous rejoindre.

– Et ensuite ? » s’enquit Jack.

Hudson le coupa d’un mot : « Plus tard. »

 

À l’ambassade, Tom Trent avait lui aussi du boulot. Pour commencer, il se procura un bidon de cinq litres d’alcool de grain pur, titrant à 95°. Il était théoriquement buvable, mais à condition de vouloir se saouler à mort le plus vite possible. Il y goûta, juste du bout des lèvres, pour s’assurer qu’il correspondait bien à l’étiquette. Pas le moment de prendre de risques. Une goutte suffisait. C’était bel et bien de l’alcool extra-pur, sans odeur discernable, avec juste assez de goût pour vous persuader qu’il ne s’agissait pas d’eau distillée. Trent avait entendu dire que certains n’hésitaient pas à s’en servir pour relever le punch lors des mariages et autres cérémonies officielles… de quoi animer en effet un brin l’atmosphère. Et à coup sûr celle d’une cérémonie d’adieux…

La phase suivante était nettement moins ragoûtante. Il était temps en effet d’inspecter le contenu des caisses. Le sous-sol de l’ambassade était désormais strictement interdit à quiconque. Trent décolla le ruban d’étanchéité et souleva le couvercle en carton pour révéler…

Les corps, placés dans des sacs de plastique translucide munis de poignées – ceux qu’utilisaient les médecins légistes pour transporter les cadavres. Il nota qu’ils étaient même disponibles en plusieurs tailles, sans doute pour accueillir les dépouilles d’enfants et d’adultes de gabarits variés. Le premier corps qu’il découvrit était celui d’une petite fille. Grâce au ciel, le plastique masquait le visage, ou ce qui en avait été un. Il ne voyait en fait qu’une masse informe et noircie, et pour l’heure, c’était très bien ainsi. Il n’avait pas besoin d’ouvrir le sac heureusement.

Les deux caisses étaient plus lourdes et l’effet un peu moins pénible. Au moins les corps étaient-ils ceux d’adultes. Il les déposa sur le sol en béton du sous-sol et les y laissa, puis il repoussa la neige carbonique vers l’angle opposé où les cristaux se sublimeraient rapidement sans laisser de trace. Les corps auraient alors entre douze et quatorze heures pour dégeler ; il espérait que ce serait suffisant. Trent quitta ensuite le sous-sol en veillant bien à reverrouiller la porte derrière lui.

Puis il se rendit au bureau de sécurité de l’ambassade. La légation britannique avait son propre détachement de sécurité composé de trois hommes, tous anciens soldats. Il aurait besoin de deux d’entre eux ce soir-là. L’un et l’autre étaient d’ex-sergents de l’armée britannique, Rodney Truelove et Bob Small, et ils étaient de carrure athlétique.

« Les gars, j’aurai besoin d’un coup de main ce soir.

– C’est pour quoi, Tom ? demanda Truelove.

– Juste pour déplacer quelques objets, et de manière discrète », répondit vaguement Trent. Il ne prit pas la peine de leur expliquer qu’il allait s’agir d’une mission de la plus haute importance. Pour eux, tout ce qu’ils faisaient était important.

« Une entrée et une sortie discrètes, c’est ça ? demanda Small.

– C’est ça », confirma Trent à l’ancien sergent du génie. Small avait appartenu au régiment royal du pays de Galles, les hommes de Harlech.

« Pour quelle heure ? s’enquit Truelove.

– Nous partirons d’ici vers deux heures du matin. Ça ne devrait pas nous prendre plus d’une heure en tout.

– La tenue ? » C’était Bob Small.

Bonne question. Chemise, cravate et pardessus ne semblaient pas le choix idéal, mais, d’un autre côté, des bleus de chauffe ou des combinaisons risquaient d’attirer l’attention. Ils devraient s’habiller de manière à demeurer invisibles.

« Tenue décontractée, décida Trent, blouson, pas de manteau. Comme les gens d’ici. En chemise et pantalon ordinaires, ça devrait passer. Ah oui, des gants, aussi. »

Ça, sûr qu’ils aimeraient mieux en porter, songea l’espion.

« Pas de problème », conclut Truelove. En tant que soldats, ils étaient habitués à faire des trucs incompréhensibles et à prendre la vie comme elle venait. Trent espérait qu’ils ne changeraient pas d’opinion le lendemain. ^

Les collants Fogal venaient de Suisse. L’emballage le proclamait. Irina manqua en défaillir, alors qu’elle tenait le carton ouvert entre ses mains. Le contenu était bien réel, mais il lui paraissait impalpable, tant il lui semblait d’une légèreté vaporeuse comme de l’ombre tissée. Elle avait entendu parler de ce genre d’articles, mais elle n’avait jamais eu l’occasion d’en toucher, et moins encore d’en porter. Et dire que les femmes occidentales pouvaient en avoir autant qu’elles voulaient… Les épouses des collègues d’Oleg se pâmeraient de bonheur lorsqu’elles les porteraient et elle imaginait d’ici la jalousie de ses amies du GOUM ! Il faudrait prendre un luxe de précautions pour les passer, de peur de les filer, plus la crainte de s’érafler les jambes en butant contre un obstacle. C’est que de tels collants étaient bien trop précieux pour être ainsi mis en danger. Il faudrait qu’elle en trouve de la bonne taille pour chacune des femmes sur la liste d’Oleg… plus six paires pour elle.

Mais voilà quelle taille, justement ? Prendre un article trop grand était une insulte pour une femme, d’où qu’elle soit, même en Russie, où elles avaient plus tendance à ressembler à des modèles de Rubens qu’à des échalas faméliques du tiers monde… ou d’Hollywood. Les tailles indiquées sur les boîtes étaient A, B, C et D. Complication supplémentaire : en cyrillique « B » correspond au « V » latin, et « C » à la lettre « S ». Mais, après avoir pris une grande inspiration, elle décida finalement de prendre vingt paires en taille C, dont les six qu’elle se réservait. Ils étaient d’un prix éhonté, mais les roubles Comecon dans son sac n’étaient pas tous à elle, et donc, après une nouvelle inspiration, elle sortit l’argent pour payer le tout, suscitant le sourire de la vendeuse qui devinait sans peine son manège. Ressortir de la boutique avec un tel trésor lui donna l’impression d’être une véritable princesse du temps des tsars, une sensation toujours agréable pour une femme, d’où qu’elle vienne. Il lui restait à présent 489 roubles à dépenser pour elle seule, et cela suffit presque à la paniquer. Tant de belles choses. Si peu d’argent. Et si peu de place dans les placards à la maison.

Des souliers ? Un manteau neuf ? Un nouveau sac à main ?

Elle élimina les bijoux, puisque c’était la prérogative d’Oleg, mais, comme la plupart des hommes, il n’y connaissait rien en vêtements féminins.

Et si je prenais une gaine ou une guêpière ? Un soutien-gorge Chantelle ? Mais oserait-elle acheter un article aussi élégant ? Il y en aurait au moins pour cent roubles, même avec le taux de change favorable… et elle seule saurait qu’elle le porte… Un tel soutien-gorge serait doux comme… comme des mains. Les mains de l’homme qui vous aime. Oui, il lui en fallait un.

Et des produits de beauté. Il lui fallait absolument des produits de beauté. C’était le genre d’article que les femmes russes appréciaient toujours. Et elle était dans la ville idéale pour ce genre d’achat. Les Hongroises soignaient leur peau. Il faudrait qu’elle trouve une boutique de confiance, pour se renseigner, de camarade à camarade. Les Hongroises – l’éclat de leur teint prouvait à la face du monde qu’elles prenaient soin de leur beauté. En cela, elles étaient des plus kulturniy.

Tout cela lui prit encore deux heures de ravissement total, si complet qu’elle ne remarqua même pas que son mari et sa fille attendaient, patiemment. Elle vivait le rêve de toutes les Soviétiques : dépenser de l’argent, sinon à l’Ouest, du moins dans son meilleur substitut. Et c’était merveilleux. Elle comptait porter son soutien-gorge Chantelle au concert et, tandis qu’elle écouterait Bach, elle se croirait en un autre temps et un autre lieu, un lieu où tout le monde était kulturniy et où il était bon d’être une femme. Dommage qu’un tel endroit n’existât pas en Union soviétique.

 

Tandis que son épouse parcourait les boutiques une à une, Oleg prenait son mal en patience en grillant des cigarettes, vivant l’ennui profond de tous ses congénères mâles pour le shopping féminin. Comment pouvaient-elles trouver un plaisir quelconque à choisir et comparer encore et toujours, sans jamais se décider, mais en se réjouissant de se trouver au milieu de choses qu’elles ne pouvaient porter et qui en fin de compte ne leur plaisaient pas tant que ça ? Toujours à prendre la robe et à se la coller sous le cou pour se contempler dans la glace et décider que, finalement, niet, pas celle-ci. Et encore et toujours, passé le soir et jusqu’à la nuit tombée, comme si leur vie même en dépendait. Oleg avait appris la patience avec la présente aventure où il risquait sa vie, mais ce qu’il n’avait jamais réussi à apprendre, et du reste, il n’y comptait pas, c’était de pouvoir regarder une femme faire du shopping… sans être pris de l’envie de l’étrangler. Être obligé de rester planté là comme une vulgaire bête de somme, lesté de tous les trucs et babioles qu’elle s’était finalement décidée à acheter… puis attendre pendant qu’elle se demandait si elle allait changer d’avis ou pas. Enfin, ça ne pouvait pas non plus s’éterniser. C’est qu’ils avaient leurs billets pour le concert du soir. Il fallait encore qu’ils repassent à l’hôtel, essaient de trouver une baby-sitter pour le zaïtchik, s’habillent et se rendent au théâtre. Même Irina ne pouvait que l’apprécier.

Enfin, il fallait espérer, songea lugubrement Oleg Ivanovitch. Comme s’il n’avait pas déjà assez de soucis comme ça. En revanche, sa petite, elle, ne semblait se soucier de rien. Elle regardait partout avec de grands yeux, tout en dégustant son cornet de glace. Ah, la bénédiction de l’innocence enfantine. Dommage qu’on doive la perdre… et pourquoi donc les enfants voulaient-ils tant devenir grands et laisser derrière eux leur innocence ? Ne se rendaient-ils pas compte à quel point c’était pour eux seuls que le monde était si merveilleux ? Ne savaient-ils pas qu’avec la compréhension, ces merveilles ne devenaient plus que des fardeaux ? Fardeau, souffrance.

Et doute, songea Zaïtzev. Tant de doute.

Mais non, son zaïtchik l’ignorait, et quand elle le découvrirait, il serait trop tard.

Enfin, Irina se décida à sortir avec un sourire radieux, comme elle n’en avait plus arboré depuis qu’elle avait donné le jour à leur fille. Puis elle surprit pour de bon son mari… en se jetant dans ses bras pour l’embrasser.

« Oh, Oleg, tu es si bon pour moi ! » Plus un autre baiser passionné, celui d’une femme rassasiée d’achats. Rassasiée… plus encore qu’après une nuit d’amour, réalisa soudain son mari.

« Et maintenant, direction l’hôtel, ma chérie. Il faut qu’on se prépare pour le concert. »

En un rien de temps, ils avaient repris le métro et regagné l’Astoria pour remonter dans la chambre 307. Là, ils décidèrent plus ou moins par défaut d’emmener Svetlana avec eux. Trouver une baby-sitter risquait de poser un problème  – Oleg avait pensé contacter une fonctionnaire du KGB employée par la Maison de la culture, en face, mais ni lui ni sa femme n’envisageaient avec plaisir une telle disposition, aussi leur zaïtchik n’aurait-elle qu’à se tenir sage pendant le concert.

Ses billets indiquaient qu’ils avaient des fauteuils au sixième rang de l’orchestre (sièges A, B et C), soit juste au bord de l’allée, ce qui était parfait. Svetlana étrennerait ce soir ses nouveaux habits, ce qui la comblerait d’aise, espérait-il. C’était en général le cas et ceux-là étaient les plus beaux qu’elle ait jamais eus.

La salle de bains était fort encombrée. Irina fit de longs et laborieux efforts pour se maquiller. C’était plus simple pour son époux, et plus encore pour leur fille, pour qui un coup de gant de toilette humide sur la frimousse suffisait amplement. Puis tous enfilèrent leurs plus beaux habits. Oleg boucla les souliers noirs vernis de sa fille sur les pieds du petit collant blanc qu’elle avait adoré d’emblée. Suivit le beau manteau rouge à col noir pour que le petit Lapereau soit fin prêt pour ses aventures de la soirée. Tous trois redescendirent enfin par l’ascenseur dans le hall avant de sortir prendre un taxi.

 

Pour Trent, c’était un peu délicat. Planquer dans le hall aurait dû être difficile, mais le personnel de l’hôtel ne parut pas le remarquer et, lorsque le colis sortit, il n’eut aucun mal à regagner sa voiture et à filer le taxi jusqu’à la salle de concert, à quinze cents mètres de là. Une fois rendu, il trouva une place à proximité pour se garer et rejoignit rapidement l’entrée du théâtre. On y servait à boire et les Zaïtzev s’autorisèrent un verre – apparemment de tokay – avant de gagner la salle. Leur petite fille était plus radieuse que jamais. Quel adorable bambin, se dit Trent. Il espérait qu’elle aimerait la vie à l’Ouest. Il les regarda entrer dans la salle pour gagner leurs places, puis se tourna vers l’escalier afin de rejoindre sa loge.

 

Ryan et Hudson s’y trouvaient déjà, installés sur les vieux sièges aux coussins de velours cramoisi.

« Andy, Jack, les salua Trent. Sixième rang, côté gauche, tout au bord de l’allée. »

Bientôt, le noir se fit. Le rideau se leva, le bruit des musiciens accordant leurs instruments s’éteignit, et le chef Jozsef Rozsa fit son entrée par le côté droit de la scène. Les premiers applaudissements furent polis, sans plus. C’était le tout premier concert de la tournée et le public ne le connaissait pas encore. Ce qui parut bizarre à Ryan : après tout, c’était un compatriote, qui plus est diplômé de leur propre académie Franz Liszt. Pourquoi l’accueil n’était-il pas plus enthousiaste ? C’était un homme grand et maigre, chevelure brune, visage d’esthète. Il s’inclina poliment devant l’auditoire, puis se retourna vers l’orchestre. Sa petite baguette – bâton ? Ryan ignorait le terme exact – était posée sur le pupitre et, dès qu’il la leva, le silence retomba sur l’assistance. Puis son bras droit se tendit vers les cordes de l’orchestre principal des Chemins de fer hongrois.

Ryan était bien moins mélomane que son épouse, mais Bach restait Bach et la majesté du concerto emplit la salle dès les premières mesures. La musique, comme la poésie ou la peinture, se dit Jack, était un moyen de communication, mais il n’avait jamais réussi à saisir ce que cherchaient à exprimer les compositeurs. C’était plus facile avec les musiques de film de John Williams, où la partition accompagnait à la perfection le déroulement de l’action, mais Bach n’avait jamais connu le cinéma et donc il avait dû parler de choses que le public de son époque pouvait reconnaître. Ryan n’était pas dans ce cas, aussi devait-il se contenter d’apprécier les merveilleuses harmonies. Le son du piano lui parut bizarre, mais, en y regardant de plus près, il remarqua que ce n’était pas du tout un piano, mais un antique clavecin maîtrisé, semblait-il, par un interprète tout aussi antique, avec des cheveux blancs et des mains élégantes et fines… comme celles d’un chirurgien. Jack n’y connaissait rien en musique pour piano. Leur amie Sissy Jackson, soliste à l’orchestre symphonique de Washington, disait que Cathy avait un jeu trop mécanique, mais Ryan savait seulement qu’elle ne faisait jamais de fausses notes, et pour lui, c’était amplement suffisant. Mais ce gars, songea-t-il en regardant ses mains tout en décelant son jeu au milieu de cette cacophonie superbe, non seulement il ne rate pas une note, mais chacune semble jouée avec la force ou la douceur qu’exige la musique, et selon un tempo d’une précision qui était pour lui l’archétype de la perfection. Le reste de l’orchestre lui semblait aussi bien entraîné qu’une escouade des marines en exercice de mouvement silencieux, où chaque geste avait la précision d’une série de faisceaux laser.

Le seul truc que Ryan n’arrivait pas à piger, c’était à quoi servait au juste le chef d’orchestre. Le concerto n’était-il pas écrit ? Diriger ne se réduisait-il pas à s’assurer – à l’avance – que tout le monde connaissait sa partition et l’interprétait en mesure ? Il faudrait qu’il s’en ouvre à Cathy, qui lèverait sans aucun doute les yeux au ciel en le traitant de béotien. Mais Sissy Jackson disait que Cathy était comme un automate devant le clavier et qu’elle jouait sans âme. Alors, silence, Lady Caroline !

La section de cordes était également superbe et Ryan se demanda comment diable on pouvait, rien qu’en faisant courir un archet sur une corde, en tirer avec précision le son voulu. Sans doute parce que c’est leur gagne-pain, se dit-il avant de se carrer dans son fauteuil pour goûter la musique. Ce n’est qu’à cet instant qu’il regarda Andy Hudson, dont les yeux étaient rivés sur leur colis. Il profita du répit pour l’imiter.

La petite se trémoussait sur son siège, faisant de son mieux pour être sage ; peut-être prêtait-elle attention à la musique, mais celle-ci ne pouvait pas être aussi bien qu’une cassette du Magicien d’Oz, et ça, hélas, on n’y pouvait rien. Malgré tout, elle se tenait bien, comme un gentil petit Lapinot entre papa Lapin et maman Lapin.

Maman Lapin écoutait le concert, en extase. Papa manifestait une attention polie. Jack se dit qu’ils devraient peut-être appeler Londres pour leur demander d’acheter à Irina un baladeur et quelques cassettes de Christopher Hogwood… Cathy semblait l’apprécier beaucoup, tout comme Neville Marriner.

Quoi qu’il en soit, au bout d’une vingtaine de minutes, le menuet fut terminé, l’orchestre se tut et quand le chef Rozsa se tourna vers le public…

La salle croula sous un tonnerre d’applaudissements ponctué de bravos délirants. Jack ne voyait pas la raison d’un tel changement d’attitude par rapport au début, mais à l’évidence, les Hongrois, si. Rozsa fit une profonde révérence et attendit que l’enthousiasme se soit apaisé pour se retourner vers l’orchestre et demander le silence avant de lever sa petite baguette blanche pour entamer le Brandebourgeois numéro deux.

Celui-ci s’ouvrait par les cuivres et les cordes, et Ryan se trouva bientôt fasciné, bien plus par chaque musicien que par ce que le chef d’orchestre avait pu leur faire. Combien de temps faut-il étudier pour être aussi bon ? se demanda-t-il. Cathy jouait deux ou trois fois par semaine, chez eux dans le Maryland – à son grand dépit, leur résidence anglaise de Chatham n’était pas assez vaste pour héberger un piano à queue. Il lui avait proposé de lui offrir un piano droit, mais elle avait décliné la proposition, expliquant que ce n’était pas pareil. Sissy Jackson disait qu’elle jouait au moins trois heures chaque jour. Mais Sissy le faisait pour gagner sa vie, alors que Cathy nourrissait une autre passion, plus immédiate, dans sa vie professionnelle.

Le Deuxième Concerto brandebourgeois était plus court que le Premier : il s’acheva au bout de douze minutes et fut aussitôt suivi du Troisième. Bach avait dû apprécier le violon plus que tout autre instrument et la section de cordes de l’orchestre était excellente. En d’autres circonstances, Jack se serait volontiers laissé bercer par l’instant pour s’enivrer de musique, mais il avait des soucis plus importants en tête pour la soirée. Toutes les deux ou trois secondes, ses yeux glissaient vers la gauche pour observer la famille Lapin…

 

Le Troisième Brandebourgeois s’acheva une heure environ après le début du concert. Les lumières revinrent, signalant l’entracte. Ryan regarda papa et maman Lapin quitter leurs fauteuils : la raison fut bien vite manifeste. Le petit Lapin avait besoin d’un détour aux toilettes, et Papa décida de faire pareil de son côté. Ce que voyant, Hudson se leva d’un bond, sortit de la loge et gagna le couloir, talonné par Tom Trent, puis redescendit l’escalier vers le foyer pour se rendre lui aussi aux toilettes pour hommes. Pour sa part,

Ryan resta dans la loge et essaya de se détendre. La mission était désormais bien lancée.

 

À quelques dizaines de mètres de là, Oleg Ivanovitch faisait la queue pour accéder aux lavabos. Hudson réussit à se faufiler juste derrière lui. Le foyer bruissait de l’habituel bourdonnement des conversations. Certains spectateurs se rendirent au bar ambulant pour se désaltérer. D’autres tiraient sur leur cigarette. Il y avait une vingtaine d’hommes dans la file, attendant de soulager leur vessie. La queue avançait assez vite – de ce côté, les hommes sont plus efficaces que les femmes – et bientôt, ils se retrouvèrent dans la salle carrelée.

Les urinoirs étaient aussi élégants que le reste des lieux : ils semblaient avoir été taillés dans le marbre de Carrare. Hudson continuait de faire la queue, comme tout le monde, en espérant que sa tenue ne le ferait pas repérer comme un étranger. Dès qu’ils eurent passé la porte de bois vitrée, il prit une inspiration et, se penchant en avant, il mobilisa ses connaissances de russe pour murmurer :

« Bonsoir, Oleg Ivanovitch. Ne vous retournez pas.

– Qui êtes-vous ? répondit du même ton Zaïtzev.

– Votre agent de voyages. Je crois savoir que vous vouliez faire une petite balade.

– Vers où au juste ?

– Oh, disons, vers l’ouest. Vous avez des inquiétudes pour la sécurité de quelqu’un, n’est-ce pas ?

– Vous êtes de la CIA ? » Zaïtzev ne pouvait énoncer le sigle sans un sifflement.

« Je travaille dans un domaine assez particulier », confirma Hudson. Inutile d’embrouiller outre mesure leur bonhomme.

« Alors, qu’allez-vous faire de moi ?

– Cette nuit, vous dormirez dans un autre pays, mon ami, lui dit Hudson avant d’ajouter : Avec votre femme et votre adorable petite fille. » Hudson vit ses épaules s’affaisser – soulagement, inquiétude, l’agent britannique n’aurait su dire. Les deux, sans doute.

Zaïtzev se racla la gorge avant de murmurer de nouveau : « Que dois-je faire ?

– D’abord, me confirmer que vous voulez bien poursuivre votre plan. »

Il n’hésita qu’une fraction de seconde avant de répondre : « Da. Allons-y.

– Dans ce cas, continuez comme si de rien n’était… » Ils approchaient de la tête de la file. « Profitez bien du reste du concert, puis regagnez votre hôtel. Nous nous parlerons de nouveau là-bas vers une heure trente. Pouvez-vous le faire ? »

Bref hochement de tête, puis dans un souffle, cette seule syllabe : « Da. » Oleg Ivanovitch se sentait pour le coup pris d’une envie pressante.

« Détendez-vous, mon ami. On a tout prévu. Tout se passera bien », lui dit Hudson. L’homme avait désormais besoin d’être rassuré et mis en confiance. Jamais il n’avait dû avoir aussi peur de sa vie.

Il n’y eut pas d’autre réponse. Zaïtzev avança de trois pas pour gagner l’urinoir de marbre, descendit sa braguette et se soulagea dans tous les sens du terme. Puis il se retourna pour ressortir, sans même apercevoir le visage de Hudson.

Mais Trent aperçut le sien, alors qu’à l’extérieur, il dégustait un verre de vin blanc. Si leur gibier avait fait le moindre geste pour avertir un autre espion du KGB éventuellement posté dans la salle, l’agent britannique ne l’avait pas vu : il ne s’était pas gratté le nez, n’avait pas rajusté sa cravate, aucune mimique particulière. Il retourna simplement dans la salle en franchissant la porte battante pour regagner son siège. L’opération Beatrix  était décidément bien partie.

 

Le public avait regagné sa place. Ryan faisait son possible pour avoir l’air d’un mélomane comme les autres. Puis Hudson et Trent vinrent le rejoindre dans la loge.

« Alors ? fit-il d’une voix rauque.

– Sacrément chouette, comme musique, non ? répondit Hudson, comme si de rien n’était. Ce Rozsa est un chef de première. Incroyable que dans un pays communiste, ils arrivent à pondre d’autres trucs que des reprises de L’Internationale. Oh, une fois le concert terminé, ajouta-t-il, que diriez-vous d’un verre avec de nouvelles connaissances ? »

Jack laissa échapper un très long soupir. « Ouais, Andy, très volontiers. » Putain de merde… c’est réellement en train de se passer. Il avait toujours quantité de doutes, mais ceux-ci venaient de reculer d’un demi-pas peut-être. Pas grand-chose, mais déjà sacrément mieux que rien.

La deuxième partie du concert débuta par une autre composition de Bach, la Toccata et fugue en ré mineur. Au lieu des cordes, c’étaient cette fois les cuivres qui étaient à la fête, et le cornet solo aurait pu en remontrer à Louis Armstrong en personne côté maîtrise des notes aiguës. Jamais Ryan n’avait jamais entendu autant d’œuvres de Bach d’un coup et, pas à dire, ce vieux compositeur allemand en avait dans la caboche, estima l’ancien marine, pour la première fois de la soirée se relaxant enfin assez pour profiter du spectacle. S’il y avait un problème avec cet orchestre, pour sa part il n’avait pas réussi à le remarquer, et ce chef d’orchestre lui faisait l’impression d’être au pieu avec l’amour de sa vie, tant il semblait emporté par la joie de l’instant. Jack se demanda au passage si les Hongroises étaient d’aussi bons coups. Il y avait chez elles une espèce de truculence primitive, mais on ne pouvait pas dire qu’elles étaient souriantes… c’était peut-être le pouvoir communiste. Les Russes n’étaient pas non plus du genre à sourire.

 

« Alors, des nouvelles ? » demanda le juge Moore. Mike Bostock lui tendit la brève dépêche envoyée par Londres. « Basil dit que son CDA de Budapest va passer à l’action ce soir. Oh, un détail que vous allez adorer, j’en suis sûr : le Lapin est descendu dans l’hôtel situé juste en face de la rezidentura du KGB. »

Bref éclair dans les yeux de Moore. « J’espère que vous plaisantez ?

– Juge, vous me voyez vraiment faire ce genre de plaisanterie ?

– Quand Ritter doit-il revenir ?

– Un peu plus tard dans la journée, sur un vol Pan Am. D’après ce qu’il nous a transmis de Séoul, tout s’est fort bien passé lors des réunions avec la KCIA.

– Il va nous faire une attaque lorsqu’il apprendra l’opération Beatrix , prédit le DCR.

– Sûr que ça lui ouvrira les yeux, admit le sous-directeur adjoint des Opérations.

– Surtout quand il s’apercevra que Ryan est dans le coup.

– Là-dessus, monsieur, vous pouvez parier le ranch, le bétail et la ferme. »

Le juge éclata d’un bon rire. « Enfin, je suppose que l’opinion du service a plus de poids que celle d’un seul de ses membres, non ?

– C’est ce que je me suis laissé dire, monsieur.

– Quand saurons-nous ?

– Je pense que Basil nous fera prévenir sitôt que l’avion aura décollé de Yougoslavie. Mais la journée va néanmoins être longue pour nos nouveaux amis. »

 

Le morceau suivant était une pièce brève intitulée Schafe konnen sicher weiden[7]. Ryan y reconnut le thème d’un spot de recrutement de la marine américaine. Un morceau très calme, bien différent de celui qui avait précédé. Il ne savait pas si le programme de cette soirée était dédié à Bach ou au chef d’orchestre. Quoi qu’il en soit, il était fort agréable et l’auditoire était sous le charme, plus encore qu’au début du concert. Encore un morceau. Ryan avait un programme, mais il n’avait pas pris la peine de l’étudier, car il ne savait pas mieux lire le hongrois que l’entendre.

Le dernier morceau de la soirée était en fait le Canon de Pachelbel, pièce célèbre entre toutes, et qui pour Ryan avait toujours évoqué l’image d’une jeune et jolie fille du xve siècle en prière, cherchant à faire ses dévotions, mais surtout à ne pas se laisser distraire par le beau jeune homme qu’elle voyait parcourir l’allée devant sa ferme… sans réellement y parvenir.

 

Dès le dernier morceau terminé, Jozsef Rozsa se tourna vers l’auditoire qui se leva pour le gratifier de plusieurs minutes d’ovation debout. Ouais, se dit Jack, le petit gars du pays était parti, mais il était revenu comme l’enfant prodigue et ses amis d’antan étaient visiblement ravis de l’avoir de nouveau parmi eux. Le chef d’orchestre sourit à peine, comme s’il était épuisé au sortir d’un marathon. Il était même en nage, remarqua Jack. Diriger un orchestre était-il si dur ? Si vous étiez aussi inspiré que lui, sans doute. Toujours est-il qu’il était debout lui aussi, avec ses compagnons britanniques, applaudissant à tout rompre comme les autres – inutile de se démarquer - avant enfin que la clameur ne retombe. Rozsa se tourna pour embrasser du geste l’orchestre, ce qui déchaîna un nouveau tonnerre d’applaudissements, puis il indiqua le premier violon. Le geste parut aimable à Ryan, avant qu’il ne s’avise que c’était sans doute la moindre des choses si vous vouliez que vos musiciens se donnent à fond. Et puis, au bout d’un très long moment, la foule commença à se disperser.

« Alors, ça vous a plu, sir John ? demanda Hudson, avec un sourire un peu narquois.

– Ça surpasse de loin n’importe quelle retransmission radiophonique, convint Ryan. Et maintenant ?

– Et maintenant, on se prend un verre dans un endroit sympa. » Hudson adressa un signe de tête à Trent, qui s’éclipsa, avant d’inviter Ryan à le suivre.

L’air dehors était frais. Ryan alluma aussitôt une cigarette, comme du reste la majorité des hommes et la plupart des femmes. Les Hongrois ne semblaient pas envisager de vivre vieux, semblait-il. Il se sentait dépendre de Hudson comme un enfant de sa mère, mais cela ne devait plus durer bien longtemps. La rue dans laquelle ils se trouvaient était bordée d’immeubles d’habitation. Hudson fit signe à Ryan de le suivre et ils se dirigèrent, deux rues plus loin, vers un bar, rejoignant bientôt une trentaine d’autres spectateurs du concert. Andy alla s’asseoir dans une stalle d’angle d’où il pouvait embrasser toute la salle et bien vite un garçon arriva avec deux verres de vin.

 

« Alors, on y va ? » demanda Jack.

Hudson acquiesça. « On y va. Je lui ai dit que nous serions à l’hôtel aux environs d’une heure trente.

– Et ensuite ?

– Ensuite, on les conduit à la frontière yougoslave. »

Ryan s’abstint de poser d’autres questions. C’était inutile.

« La surveillance en direction du sud est insignifiante, expliqua Andy. C’est différent du côté opposé. Près de la frontière avec l’Autriche, elle est plutôt renforcée, mais la Yougoslavie, n’oubliez pas, est un pays communiste frère – c’est du moins la fiction qui a cours ici. Je ne sais plus trop ce qu’est la Yougoslavie, politiquement parlant. Toujours est-il que les gardes-frontière du côté hongrois gagnent fort bien leur vie, grâce à quantité d’arrangements amicaux avec les contrebandiers. C’est une industrie de plus en plus prospère, mais les plus malins évitent d’en faire trop. Sinon, le Belùgyminisztérium – leur ministère de l’Intérieur – pourrait venir à le remarquer. Autant l’éviter…

– Mais si le pays tient lieu d’entrée de service au pacte de Varsovie… enfin, merde, le KGB doit bien l’avoir remarqué, non ? »

Hudson acheva pour lui la question : « Et donc, pourquoi ne ferment-ils pas la frontière, c’est ça ? J’imagine qu’ils pourraient, mais l’économie locale en souffrirait et, incidemment, les Soviétiques récupèrent par ce biais quantité de choses qui les intéressent eux aussi. Trent me dit que notre ami a effectué pas mal d’achats. Des magnétoscopes, de la lingerie féminine, leurs femmes en sont folles. Sans doute la majeure partie de ces articles est-elle destinée à des amis et des collègues de Moscou. Donc, si le KGB intervenait ou contraignait l’AVH à le faire, eux-mêmes tariraient une importante source d’objets qui les intéressent. Bref, un peu de corruption ne peut pas faire grand mal, et cela nourrit l’avidité de ceux d’en face. Ne jamais oublier qu’ils ont leurs faiblesses, eux aussi. Sans doute plus que nous, en fait, même s’ils prétendent le contraire. Ils veulent ce que nous avons. Les canaux officiels ne marchent pas très bien, mais les officieux, si. Comme dit un dicton local : A nagy kapu mellett, mindig van egy kis kapu. « Près de la grande porte, il y en a toujours une petite. « Cette petite, c’est celle qui fait tout marcher.

– Et c’est par elle que je vais passer.

– Exact. » Andy termina son vin et décida d’en rester là. Il avait de la route à faire, cette nuit, dans le noir, et sur de mauvais chemins. À la place, il alluma un cigarillo.

Ryan prit une cigarette. « C’est la première fois que je fais un truc pareil, Andy.

– Inquiet ?

– Ouais, admit volontiers Jack. Très.

– La première fois n’est jamais facile. Mais je n’ai pas non plus vu débouler chez moi des types armés de mitraillettes.

– Ce n’est pas un truc que je recommande pour digérer après dîner, répondit Jack avec un sourire torve. Enfin, on peut dire qu’on a eu du pot de s’en sortir.

– Je ne crois pas vraiment à la chance, enfin, de temps en temps, peut-être. Et la chance ne sourit jamais aux imbéciles, sir John.

– Peut-être que si. C’est toujours difficile à juger de l’intérieur. » Ryan se remémora une fois encore cette horrible nuit. Le contact de l’Uzi dans ses mains. Ce coup de feu à ne pas rater. Il n’y avait pas de deuxième chance. Et il avait mis un genou à terre, visé, tiré et fait mouche. Il n’avait jamais su le nom du mec dans le bateau qu’il avait épinglé. Étrange, songea-t-il. Quand on tue un homme juste en bas de chez soi, on devrait au moins savoir comment il s’appelle.

Mais ouais, s’il avait réussi à faire ça, alors il pouvait bien réussir ce truc-ci, merde. Il regarda sa montre. Il restait encore un bout de temps, il n’avait pas à prendre le volant, et un autre verre de vin semblait une bonne idée. Mais il en resterait là.

 

À l’Astoria, les Zaïtzev mirent au lit leur petit Lapin, puis Oleg commanda qu’on leur monte de la vodka. C’était la vodka ordinaire que buvaient les ouvriers russes, une demi-bouteille fermée par une simple capsule qui vous obligeait quasiment à la vider d’un coup. Pas une si mauvaise idée, du reste, pour la soirée. La bouteille arriva au bout de cinq minutes et, dans l’intervalle, le zaïtchik s’était endormi. Oleg s’assit au bord du lit. Sa femme s’était installée dans l’unique fauteuil capitonné. Ils burent dans les verres à dents de la salle de bains.

Oleg Ivanovitch avait encore une tâche à accomplir. Sa femme ignorait son plan. Il ne savait pas comment elle allait réagir. Il savait qu’elle n’était pas heureuse. Que ce voyage était le point culminant de leur mariage. Qu’elle détestait son boulot au GOUM, qu’elle voulait goûter aux choses les plus agréables de la vie. Mais accepterait-elle de plein gré d’abandonner sa terre natale ?

Du côté positif de la balance, les femmes russes ne jouissaient pas d’une grande liberté, que ce soit dans le mariage ou en dehors. Elles faisaient en général ce que leur disait leur mari – ce dernier pouvait le payer plus tard… mais plus tard seulement. Et Irina l’aimait, elle lui faisait confiance et elle s’était montrée des plus satisfaites ces jours derniers, donc, normalement, il ne devrait pas y avoir de problème.

Mais il attendrait malgré tout avant de lui dire. Pourquoi tout gâcher en prenant un risque maintenant ? La rezidentura du KGB à Budapest se dressait juste de l’autre côté de la rue. Et si jamais ils apprenaient ce qu’il tramait, il serait à coup sûr un homme mort.

 

À l’ambassade d’Angleterre, les sergents Bob Small et Rod Truelove prirent les sacs en plastique, dont ils ignoraient l’un et l’autre le contenu, et les chargèrent dans le camion banalisé de l’ambassade -les plaques d’immatriculation avaient été déjà changées. Puis ils retournèrent chercher les caisses d’alcool plus une bougie et une brique de lait en carton. Sur quoi, ils étaient fin prêts. Ni l’un ni l’autre n’avait bu ce soir-là, pas même un demi de bière, même si ce n’était pas l’envie qui leur avait manqué. Ils démarrèrent juste après minuit, désireux de prendre leur temps pour jauger l’objectif avant de passer à l’action. Le plus difficile serait de trouver une bonne place pour se garer, mais avec plus d’une heure d’avance, ils devraient bien finir par en trouver une.

Le bar se vidait peu à peu et Hudson n’avait pas l’intention de rester le dernier. La note était de cinquante forints, qu’il régla, sans laisser de pourboire, parce que ça ne se faisait pas ici, et il ne tenait pas à se faire remarquer. Il fit signe à Ryan et se leva pour sortir, mais, se ravisant, obliqua d’abord vers les lavabos. L’idée ne parut pas mauvaise à Ryan.

Une fois dehors, l’Américain s’enquit de la suite du programme.

« On fait une petite balade à pied, sir John, répondit Hudson, usant de son titre nobiliaire, une pique un peu gratuite. Une demi-heure de marche jusqu’à l’hôtel, environ, ça devrait à peu près coller. »

L’exercice en outre leur donnerait l’occasion de s’assurer qu’ils n’étaient pas suivis. Si l’opposition était sur le coup, elle ne pourrait résister à la tentation de filer deux officiers de renseignement, et dans ces rues presque désertes, il ne serait pas trop difficile de les repérer… à moins que leurs poursuivants soient des membres du KGB. Ces derniers étaient notablement plus adroits que leurs homologues locaux.

 

Zaïtzev et son épouse étaient agréablement pompettes après trois verres d’alcool chacun. Curieusement, Irina ne semblait pourtant pas pressée de dormir. Trop excitée sans doute par tous les souvenirs agréables de la soirée, estima Oleg. Peut-être valait-il mieux, après tout. Plus que ce seul souci… en dehors de savoir par quel moyen la CIA comptait leur faire quitter le pays. Un hélico près de la frontière, volant sous la couverture radar hongroise ? C’est ce qu’il aurait choisi. La CIA serait-elle en mesure de les faire passer de Hongrie en Autriche ? Quel était leur niveau de compétence ? Et même, le mettraient-ils dans le secret ? Allait-il s’agir d’une opération vraiment adroite et osée ? Inquiétante, aussi ?

Et surtout, allait-elle réussir ? Dans le cas contraire… eh bien, mieux valait ne pas envisager les conséquences d’un échec.

Oleg envisagea – pas pour la première fois – que sa mort pouvait être l’issue de cette aventure, et une souffrance prolongée pour sa femme et son enfant. Les Soviétiques ne les tueraient pas, mais feraient d’elles à jamais des parias, condamnées à une existence de misère. Tant et si bien qu’elles étaient également otages de sa propre conscience. Combien de Soviétiques avaient-ils au dernier moment renoncé à fuir pour cette raison ? La trahison, se souvint-il, était le plus noir des crimes et son châtiment n’offrait pas une perspective bien plus encourageante.

Zaïtzev se versa le reste de la vodka et l’éclusa cul sec, entamant l’ultime demi-heure d’attente avant que la CIA n’arrive pour lui sauver la vie…

Ou faire ce qu’elle voulait, de lui et de sa famille… Il ne cessait de regarder sa montre, tandis qu’Irina, finissait par s’assoupir dans son fauteuil, le sourire aux lèvres, fredonnant du Bach en dodelinant de la tête. Au moins aurait-il réussi à lui offrir une soirée mémorable…

Il y avait une place libre juste devant la porte latérale de l’hôtel. Small s’y gara en faisant un créneau impeccable. La technique du créneau est loin d’être oubliée au Royaume-Uni. Une fois le moteur coupé, les deux hommes attendirent, Small avec une cigarette, Truelove avec sa pipe en bruyère favorite, contemplant la rue déserte, à part quelques piétons au loin, tandis que Small gardait l’œil sur le rétro pour surveiller l’activité éventuelle dans la résidence du KGB. Il avisa quelques lumières à l’étage, mais sans déceler le moindre mouvement. Sans doute un des gars du KGB avait-il dû éteindre avant de partir.

 

Et voilà, se dit Ryan en apercevant leur but à trois pâtés de maisons, du côté droit de la rue.

Le moment de vérité.

Le reste du trajet sembla ne durer qu’un instant. Tom Trent, nota-t-il, était posté à l’angle de l’immeuble. Des gens sortaient, sans doute des clients de la boîte en sous-sol que lui avait montrée Hudson ; l’heure de la fermeture était proche et les gens partaient par groupes de deux ou trois, aucun client isolé. Sans doute un club de rencontres pour célibataires, songea Jack, organisant des rendez-vous furtifs pour âmes esseulées. Mais après tout, il en fallait bien aussi dans les pays communistes, pas vrai ?

Comme ils approchaient, Hudson se tapota l’aile du nez. C’était le signe pour Trent de rentrer afin de distraire le réceptionniste. Comment avait-il procédé, Ryan n’en savait rien, mais quelques minutes plus tard, lorsqu’ils franchirent la porte d’entrée, le hall était parfaitement désert.

« Venez. » Hudson se précipita vers l’escalier qui s’enroulait autour de la cage d’ascenseur. Monter au troisième leur prit moins d’une minute. Ils se retrouvèrent bientôt devant la chambre 307. Hudson tourna le bouton. Le Lapin n’avait pas verrouillé. Hudson ouvrit doucement.

Zaïtzev vit le battant s’ouvrir. À ce moment-là, Irina était presque endormie. Il la regarda pour s’en assurer, puis se leva.

« Salut », dit Hudson à voix basse. Il tendit la main.

« Salut, répondit Zaïtzev en anglais. C’est vous, l’agent de voyages ?

– Oui, nous deux, précisa l’Anglais. Voici M. Ryan.

– Ryan ? fit Zaïtzev. Il y a une opération du KGB qui porte ce nom.

– Vraiment ? demanda l’intéressé, surpris. Première nouvelle.

– On pourra en discuter plus tard, camarade Zaïtzev, intervint Hudson. Il faut qu’on parte maintenant.

– Da. » Il se tourna pour réveiller sa femme en la secouant. Elle eut un violent sursaut en découvrant les deux inconnus dans sa chambre.

« Irina Bogdanova, dit Oleg avec un soupçon de fermeté dans la voix. Nous allons faire un voyage impromptu. Nous partons tout de suite. Prépare Svetlana. »

Ses yeux s’écarquillèrent de surprise. « Oleg, qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qu’on fait ?

– On part tout de suite pour une nouvelle destination. Il faut que tu te remues. Tout de suite. »

Ryan ne comprenait pas ce qu’ils disaient, mais le sens était clair. Puis la femme le surprit en se levant pour se mouvoir comme une automate. Leur fille était couchée dans un petit lit d’enfant. Maman Lapin souleva la fillette endormie et, tandis qu’elle s’éveillait à moitié, arrangea ses habits.

« Que faisons-nous au juste ? s’enquit le Lapin.

– Nous vous emmenons en Angleterre. Cette nuit, souligna Hudson.

– Pas en Amérique ?

– L’Angleterre d’abord, précisa Ryan. Ensuite, seulement, on vous conduira en Amérique.

– Ah. » Ryan vit que l’homme était extrêmement tendu, mais c’était prévisible. Ce type avait joué sa vie sur une table de craps, et les dés n’étaient pas encore retombés. C’était la tâche de Ryan de s’assurer qu’il ne sorte pas un double un.

« Qu’est-ce que je prends ?

– Rien, dit Hudson. Pas le moindre putain de truc. Vous laissez ici tous vos papiers. Nous en avons de nouveaux pour vous. » Et de lui fourrer sous le nez trois passeports constellés d’un tas de faux tampons de visas. « À partir de maintenant, c’est moi qui les garderai pour vous.

– Vous êtes de la CIA ?

– Non, je suis anglais. Ryan, ici présent, est de la CIA.

– Mais… pourquoi ?

– C’est une longue histoire, monsieur Zaïtzev, intervint Ryan. Mais pour l’instant, on doit filer. »

La petite avait été habillée, entre-temps, mais restait encore tout ensommeillée, comme l’avait été Sally, cette horrible nuit à Peregrine Cliff, se rappela Jack.

Hudson embrassa les lieux du regard et fut ravi de découvrir la bouteille de vodka posée, vide, sur la table de nuit. Un sacré putain de coup de chance, ça. Maman Lapin était encore un peu dans les vapes, entre les trois ou quatre verres et le séisme nocturne qui venait d’exploser autour d’elle. Il avait fallu en tout et pour tout moins de cinq minutes pour que tout le monde semble prêt à décoller. Puis la femme avisa le sac avec son collant et fit mine de vouloir le récupérer.

« Niet ! lui dit Hudson, en russe. Laissez tout. Ce n’est pas ce qui manque, là où nous vous emmenons.

– Mais… mais… mais…

– Fais ce qu’il te dit, Irina ! gronda Oleg, quelque peu désarçonné par l’alcool et la tension ambiante.

– Tout le monde est prêt ? » demanda Hudson. Aussitôt, Irina prit dans ses bras sa fille, dont les traits exprimaient une perplexité totale, et tous se dirigèrent vers la porte. Hudson passa la tête dans le corridor, puis fît signe aux autres de le suivre. Ryan, qui fermait la marche, rabattit la porte après s’être assuré qu’elle n’était pas verrouillée.

En bas, le hall était toujours vide. Ils ne savaient pas ce qu’avait fabriqué Tom Trent, toujours est-il que ç’avait été efficace. Hudson conduisit la petite bande vers la sortie par la porte latérale. Dehors, dans la rue, ils trouvèrent garée la voiture de l’ambassade que Trent avait amenée, et Hudson avait sur lui le double des clés. Au passage, il adressa un signe de main à Small et Truelove dans le camion. La voiture était une Jaguar de couleur bleu marine, à conduite à gauche. Ryan installa tout le monde à l’arrière, ferma la portière et fila s’asseoir devant. Le gros V-8 s’éveilla aussitôt – la Jag était toujours parfaitement entretenue pour des missions de ce genre – et Hudson démarra.

 

Leurs feux arrière étaient encore visibles quand Small et Truelove descendirent du camion et se dirigèrent vers l’arrière. Chacun prit un des sacs contenant les adultes et se dirigea vers la porte latérale. Le hall de l’hôtel était toujours désert et ils gravirent l’escalier à toute vitesse, chacun lesté de son lourd et flasque fardeau. Le corridor de l’étage était tout aussi désert. Les deux anciens soldats pénétrèrent dans la chambre, évoluant aussi furtivement que possible. Puis ils défirent la fermeture à glissière des sacs et, de leurs mains gantées, en retirèrent les corps. C’était pour l’un et l’autre le moment le plus difficile. Ils avaient beau être d’anciens militaires de carrière, avec l’expérience du combat, le spectacle brutal d’un corps humain carbonisé était toujours difficile à supporter sans une grande inspiration et la ferme volonté de maîtriser ses sentiments. Ils déposèrent les cadavres de l’homme et de la femme, venus de deux pays et de deux continents différents, côte à côte sur le grand lit. Puis les deux hommes quittèrent la chambre et redescendirent au camion, ramenant les sacs vides avec eux. Small prit le dernier sac, le plus petit, tandis que Truelove se chargeait du matériel nécessaire, et tous deux retournèrent dans l’hôtel.

La tâche de Small s’avéra la plus pénible : retirer du sac en plastique le corps de la petite fille, voilà ce qu’il aurait du mal à effacer de sa mémoire. Il alla la déposer sur le lit d’enfant, dans sa petite chemise de nuit presque entièrement calcinée. Il aurait pu lui tapoter le front si le cuir chevelu n’avait pas été entièrement carbonisé par le chalumeau : tout ce qu’il parvint à faire fut de bredouiller une prière pour son âme innocente avant que son estomac ne menace de faire des siennes. Pour éviter la catastrophe, il dut se détourner brusquement.

 

L’ancien sous-officier du génie se livrait déjà à sa propre tache. Il s’assura d’abord qu’ils n’avaient rien laissé. Le dernier des sacs en plastique fut plié et glissé dans sa ceinture. Tous deux avaient gardé leurs gants de travail, de sorte qu’aucune trace de leur passage n’était restée dans la chambre. Il prit le temps d’une dernière inspection visuelle et fît signe à son compagnon de sortir dans le couloir.

Puis il déchira le haut du carton de lait, qu’il avait pris soin de vider, nettoyer et sécher auparavant. Il alluma la bougie à l’aide de son briquet à gaz et fit tomber une goutte de cire au fond du carton, pour être sûr qu’elle y tienne debout sans tomber. Puis il la souffla, la reposa et s’assura qu’elle était bien fixée en place.

Vint alors la phase dangereuse. Truelove ouvrit le haut du bidon de huit litres d’alcool et en versa d’abord presque un litre dans le carton, jusqu’à ce que le niveau arrive à moins de trois centimètres de la mèche de la bougie. Puis il arrosa le grand lit et celui de l’enfant. Le reste du bidon fut répandu par terre, en insistant autour du carton de lait. Sa tâche achevée, il lança à Bob Small le récipient vide.

OK, se dit Truelove, près de trois litres d’alcool blanc pur pour imbiber les draps, presque autant sur le tapis bon marché posé sur le parquet. Expert en démolition – en fait, il avait bien d’autres domaines d’expertise, comme la plupart des soldats du génie –, il savait devoir redoubler de prudence pour l’étape suivante. S’étant accroupi, il battit le briquet pour allumer la mèche avec des gestes aussi délicats qu’un chirurgien du cœur pour changer une valvule. Puis, sans perdre une seconde, il quitta les lieux, non toutefois sans s’être assuré que la porte était bien verrouillée et la pancarte « Ne pas déranger » accrochée au bouton.

 

« Ne moisissons pas ici, Robert », conseilla-t-il à son collègue, et trente secondes plus tard, ils avaient franchi la porte latérale et se retrouvaient dans la rue.

« Combien de temps dure la bougie ? demanda Small, près du camion.

– Trente minutes, au moins, répondit l’ex-sergent du génie.

– Cette pauvre petite gamine… tu crois que… ? hasarda l’autre.

– Des gens qui meurent dans l’incendie de leur maison, il y en a tous les jours, vieux. Ils n’ont pas eu besoin de le faire exprès… »

Small hocha la tête. « J’espère bien… »

À cet instant précis, Tom Trent fit son apparition dans le hall. Ils n’avaient pas réussi à trouver l’appareil photo qu’il était censé avoir perdu dans une chambre, en haut, mais il n’en refila pas moins un pourboire au réceptionniste en dédommagement de ses efforts. Il se trouvait qu’il était le seul employé de service sur place jusqu’à cinq heures du matin.

Enfin, qu’il croit, se dit Trent en montant à son tour dans le camion.

« Allez, retour à l’ambassade, les mecs, dit l’agent aux deux vigiles. Il y a une bonne bouteille de whisky pur malt qui nous attend.

– À la bonne heure, je ne cracherais pas sur un petit verre, observa Small en songeant à la fillette. Voire deux.

– Tu peux nous dire à quoi rime tout ce cirque ?

– Pas ce soir. Plus tard, peut-être », répondit Trent.