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Acquisitions et dispositions
Le second face-à-face devait avoir lieu au GOUM, car un certain Petit Lapin avait besoin de vêtements d’automne et d’hiver que son père s’avérait soudain désireux de lui acheter – une surprise pour Irma Bogdanova, mais pas désagréable au demeurant. Mary Pat, la grande experte en shopping de la famille Foley, déambulait dans les rayons en contemplant les articles, surprise de découvrir que tout n’était pas de la camelote soviétique. Certains articles étaient presque attrayants… même s’ils ne l’étaient pas au point de l’inciter à les acheter. Elle aboutit encore une fois au rayon fourrures – celles exposées ici auraient fort bien pu se vendre à New York, même si elles ne pouvaient rivaliser avec celles de Fendi. Il n’y avait pas assez de stylistes italiens en Russie. Mais la qualité de la fourrure proprement dite – bref, celle des peaux – était tout à fait correcte. Le seul problème était que les Soviétiques n’étaient pas fichus de les coudre convenablement. C’est vraiment du gâchis, se dit-elle. Le plus triste avec l’Union soviétique était de voir comment le gouvernement de ce pays empêchait ses citoyens de réussir quoi que ce soit. Il y avait si peu d’originalité ici. Les meilleurs articles en vente étaient tous anciens, il s’agissait d’œuvres d’art datant d’avant la Révolution, de petits objets en général, presque toujours des objets de piété, vendus sur des marchés aux puces improvisés afin de glaner quelques sous pour nourrir une famille. Elle avait déjà acheté plusieurs pièces, en essayant de ne pas se sentir une voleuse en agissant ainsi. Pour apaiser sa conscience, elle ne marchandait jamais, payant presque toujours le prix réclamé au lieu d’essayer de grappiller quelques roubles. Cela aurait été pour elle comme du vol à main armée, or le but ultime de sa mission à Moscou – elle y croyait dur comme fer – était d’aider ces gens, même si c’était d’une façon qu’ils auraient eu du mal à comprendre ou admettre. Mais, en général, les Moscovites aimaient les sourires et l’amabilité des Américains. Et ils appréciaient sans aucun doute les roubles certifiés barrés de bleu avec lesquels elle réglait ses achats, de l’argent liquide qui leur donnait accès à des articles de luxe ou qu’ils pouvaient changer au taux de trois ou quatre contre un.
Elle continua de se balader durant encore une demi-heure, puis elle avisa sa cible, au rayon des habits pour enfants. Elle s’y dirigea, prenant le temps au passage de choisir pour les examiner quelques articles par-ci, par-là, avant de surgir par l’arrière.
« Bonsoir, Oleg Ivanovitch », dit-elle d’une voix calme, et de lui tendre une parka pour une petite fille de trois ou quatre ans.
« Mary, c’est ça ?
– C’est exact. Dites-moi, auriez-vous quelques jours de vacances à prendre ?
– Oui, tout à fait. Deux semaines, en fait.
– Et vous m’avez dit que votre femme aime la musique classique ?
– C’est également exact.
– Il y a un excellent chef d’orchestre. Il s’appelle Jozsef Rozsa. Il doit diriger dimanche soir à la principale salle de concert de Budapest. Le meilleur hôtel où vous pourriez descendre est l’Astoria. Il est situé à proximité de la gare, et il est fréquenté par les hôtes soviétiques. Dites à tous vos amis ce que vous comptez faire. Arrangez-vous pour leur acheter des articles à Budapest. Faites tout ce que fait un citoyen soviétique en visite. Nous nous chargerons du reste, lui assura-t-elle.
– De nous trois, lui rappela Zaïtzev. Nous partons tous ?
– Bien entendu, Oleg. Votre petit zaïtchik verra toutes les merveilles de l’Amérique et les hivers y sont bien moins rudes qu’ici, ajouta MP.
– Nous autres Russes aimons nos hivers, fit-il remarquer avec une pointe d’amour-propre.
– Dans ce cas, vous aurez toujours la possibilité de vivre dans des régions aussi froides que Moscou. Et si vous voulez du temps chaud en février, il vous suffira de descendre en voiture ou en avion en Floride pour vous détendre sur une plage ensoleillée.
– Vous êtes agent de voyages, Mary ? demanda le Lapin.
– Pour vous, Oleg, c’est tout ce que je suis. Êtes-vous à l’aise pour passer des informations à mon mari dans le métro ?
– Oui. »
Tu ne devrais pas, songea Mary Pat. « Quelle est la plus belle de vos cravates ?
– Une bleue à rayures rouges.
– Très bien, portez-la deux jours avant de prendre le train pour Budapest. Bousculez-le et excusez-vous : nous saurons. Deux jours avant votre départ de Moscou, mettez votre cravate rayée bleue et bousculez-le dans le métro », répéta-t-elle. Il fallait toujours être prudent. Les gens pouvaient commettre les pires erreurs pour les choses les plus simples, même – non : surtout – quand leur vie était en jeu. C’est pourquoi elle lui facilitait la tâche dans la mesure du possible. Une seule chose à mémoriser. Une seule chose à faire.
« Da, répondit-il, ça ne me posera pas de difficulté. »
Optimiste, mon salaud, hein ? « Excellent. Mais je vous en conjure, Oleg Ivanovitch, soyez prudent. » Et sur ces mots, elle prit congé. Mais elle n’avait pas fait cinq mètres qu’elle se retourna. Dans son sac, il y avait un Minox. Elle le sortit, prit cinq clichés, puis s’éloigna.
« Alors, rien trouvé qui vaille le coup ? demanda son mari, resté à l’attendre au volant de leur Mercedes 280 d’occasion.
– Non, vraiment rien d’intéressant. Peut-être qu’on devrait faire un saut à Helsinki pour nous trouver des vêtements d’hiver, suggéra-t-elle. Tu vois, en train, par exemple. Ça pourrait être marrant. Eddie devrait adorer. »
Le chef d’antenne haussa les sourcils. Sans doute préférable de prendre le train, traduisit-il. Sans avoir l’air ni pressé ni forcé. Lesté d’un tas de valises, la moitié vides, pour pouvoir rapporter à ton retour toutes les merdes que t’auras pu acheter avec tes roubles du Comecon, continua-t-il de réfléchir. Sauf que tu ne reviendras pas… Et si Londres et Langley arrivent à s’entendre, peut-être qu’on aura réussi le coup du siècle.
« Alors, on rentre, chou ? » demanda Foley. Le comble serait que le KGB n’ait pas truffé de micros leur domicile et leur voiture et qu’ils se livrent pour rien à tout ce manège et à ces acrobaties d’agents secrets, songea-t-il, rêveur. Enfin, au pire, ça constituait toujours un excellent exercice, pas vrai ?
« Ouais, on en a assez fait pour aujourd’hui. »
« Sacré nom d’une pipe ! » s’exclama Basil Charleston. Il décrocha son téléphone et pressa trois boutons.
« Oui, monsieur ? dit Kingshot, entrant dans le bureau.
– Ceci. » Charleston lui tendit la dépêche.
« Merde », souffla Kingshot.
Sir Basil réussit à sourire. « C’est toujours les choses les plus simples, les plus évidentes, n’est-ce pas ?
– Oui, monsieur. Malgré tout, ça vous donne l’air un peu idiot, admit-il. Un incendie domestique… plus pratique que notre idée initiale.
– En tout cas, une chose à ne pas oublier. Combien d’incendies domestiques avons-nous à Londres, Alan ?
– Sir Basil, je n’en ai pas la moindre idée, reconnut le plus expérimenté des agents du SIS. Mais je m’en vais vous trouver ça.
– Faites-en part également à votre ami Nolan.
– Dès demain matin, monsieur, promit Kingshot. Au moins cela accroît nos chances. Est-ce que la CIA travaille également sur la même piste ?
– Oui. »
Le FBI aussi. Le directeur Emil Jacobs avait entendu son content de requêtes bizarres de la part des gars « de l’autre rive », comme on surnommait parfois la CIA dans les hautes sphères de Washington. Mais là, c’était franchement sordide. Il décrocha son téléphone et prit la ligne directe avec le DCR.
« Il y a une bonne raison, je présume, Arthur ? demanda-t-il sans préambule.
– Pas au téléphone, Emil, mais la réponse est oui.
– Trois Blancs, un homme, la trentaine, une femme du même âge et une petite fille de trois ou quatre ans, dit Jacobs en relisant la note transmise par porteur de Langley. Mes gars vont se dire que le patron a pété une durite, Arthur. On ferait sans doute mieux de demander un coup de main aux forces de police locales.
– Mais…
– Oui, je sais, ça s’ébruiterait trop vite. OK, je peux envoyer un message à tous mes chefs de section et leur demander d’éplucher leur quotidien local, mais ça ne sera pas facile de garder longtemps le secret.
– Emil, je comprends tout à fait. Nous essayons nous aussi d’avoir un coup de main des Britanniques sur ce coup-là. Pas le genre de truc qui se trouve sous le pas d’un cheval, je sais. Tout ce que je peux dire, c’est que c’est très important, Emil.
– Tu dois te rendre au Capitole, d’ici peu ?
– La commission parlementaire sur le renseignement se réunit demain à dix heures. Pour parler du budget », expliqua Moore. Le Congrès voulait toujours en savoir plus de ce côté, et Moore devait défendre son service contre les gens du Capitole qui auraient tôt fait de couper l’herbe sous le pied à la CIA – pour mieux se plaindre ensuite des « échecs du renseignement », bien entendu.
« OK, est-ce que tu peux faire un saut pour passer me voir avant ? Il faut que j’entende cette histoire abracadabrante, annonça Jacobs.
– Neuf heures moins vingt, moins le quart ?
– Ça me va, Arthur.
– OK, à bientôt, donc », promit Moore.
Le directeur Jacobs raccrocha en s’interrogeant sur ce qui pouvait bien être assez important pour qu’on demande au FBI de jouer les pilleurs de tombes.
Pendant le trajet de retour en métro, après avoir acheté à son petit zaïtchik une parka blanche décorée de fleurs rouges et vertes, Zaïtzev réfléchit à sa stratégie. Quand allait-il annoncer à Irina leurs vacances impromptues ? S’il lui balançait ça comme une surprise, il y aurait un problème : Irina s’inquiéterait de son boulot au GOUM, mais, selon ses dires mêmes, la boîte était si mal gérée qu’ils devraient à peine remarquer son absence. D’un autre côté, s’il prenait trop de précautions et la prévenait suffisamment à l’avance, un autre problème surgirait : elle voudrait tout gérer, comme n’importe quelle bonne ménagère, puisque, selon elle, il était incapable d’organiser quoi que ce soit. Ce qui était plutôt amusant, songea Oleg Ivanovitch, compte tenu des circonstances.
Donc, finalement, non, il ne lui dirait rien à l’avance et lui ferait au contraire la surprise de ce voyage, en utilisant comme prétexte ce fameux chef d’orchestre hongrois. Et puis ensuite, la grosse surprise viendrait à Budapest. Il se demanda comment elle réagirait alors à la nouvelle. Peut-être pas très bien, mais c’était une femme russe, éduquée et formée pour accepter les ordres de son mari, ce qui, dans l’esprit de tout Russe, était dans l’ordre normal des choses.
Svetlana adorait prendre le métro. Comme tous les petits enfants, avait découvert Oleg. Pour eux, tout devenait une aventure à vivre avec de grands yeux écarquillés, même quelque chose d’aussi banal qu’un voyage en train dans un souterrain. Elle ne marchait pas, elle ne courait pas : elle bondissait, littéralement, comme un chiot – ou plutôt comme un petit lapin, songea son père en la couvant du regard. Son petit zaïtchik allait-il découvrir encore de plus belles aventures à l’Ouest ?
Sans doute… si j’arrive à l’y conduire en vie, se rappela Zaïtzev. Il y avait du danger, mais quelque part, il avait moins peur pour lui que pour sa fille. Comme c’était bizarre. Quoique… Il ne savait plus trop. Ce qu’il savait, c’est qu’il avait une mission à accomplir, et c’était là tout ce qu’il voyait comme but. Le reste n’était qu’une suite d’étapes intermédiaires, mais, au bout du chemin, il y avait une lumière glorieuse, éclatante, et c’est tout ce qu’il pouvait voir. C’était étrange comme cette lumière était devenue de plus en plus brillante, entre ses premiers doutes à l’endroit de l’opération 666 et maintenant, alors qu’elle accaparait tout son panorama mental. Comme un papillon attiré par une lampe, il tournait toujours plus près de celle-ci, et son seul espoir était que cette lumière ne soit pas une flamme qui allait le brûler.
« Là, papa ! » s’exclama Svetlana, reconnaissant leur station. Elle lui prit la main et le traîna vers les portes coulissantes. Une minute après, elle bondissait sur les marches de l’escalator, excitée par cette nouvelle aventure. Son enfant se comportait comme un adulte américain – du moins, tels que les imaginaient les Russes : toujours enclins à trouver des prétextes et des raisons pour s’amuser, au lieu de voir les dangers et les menaces que les citoyens soviétiques prudents et raisonnables détectaient partout. Mais si les Américains étaient aussi écervelés, alors pourquoi les Soviétiques essayaient-ils en permanence – et en vain – de les rattraper ? L’Amérique avait-elle raison quand l’URSS avait si souvent tort ? Question profonde qu’il avait à peine considérée. Tout ce qu’il connaissait de l’Amérique venait de la propagande manifeste qu’il voyait chaque soir à la télévision ou lisait tous les matins dans la presse d’État. Il savait que ça devait être faux, mais il n’avait rien pour équilibrer, puisqu’il ne connaissait pas vraiment les informations réelles. Tant et si bien que son passage à l’Ouest relevait quasiment du pari pascalien. Si son pays se trompait à ce point, alors l’autre superpuissance devait avoir forcément raison. C’était un pari risqué et bien hasardeux, songea-t-il en marchant, tenant la main de sa petite fille. Il devrait se montrer plus craintif.
Mais il était trop tard pour avoir peur, et faire demi-tour aurait été désormais aussi dangereux qu’aller de l’avant. Par-dessus tout, la question essentielle était de savoir qui le détruirait – son pays ou lui-même -si jamais il n’accomplissait pas sa mission. Et d’un autre côté, l’Amérique le récompenserait-elle d’avoir tenté de faire ce qu’il estimait être juste ? Il lui semblait être comme Lénine et les autres héros de la Révolution : il voyait une chose qui était objectivement mauvaise et il allait tenter de l’empêcher. Pourquoi ? Parce que c’était son devoir. Il devait espérer que les ennemis de son pays verraient le bien et le mal comme lui. Serait-ce le cas ? Tandis que le Président américain avait dénoncé son pays en l’appelant l’empire du Mal, son propre pays disait en gros la même chose de l’Amérique. Qui avait raison ? Qui avait tort ? Mais c’étaient bien son pays et son employeur qui complotaient pour assassiner un innocent, et il n’avait pas besoin d’aller chercher plus loin.
Alors qu’accompagné de Svetlana, il tournait à gauche pour entrer dans leur immeuble, Oleg admit une bonne fois pour toutes que sa voie était tracée. Il ne pouvait plus rien changer, il ne pouvait que jeter le dé et attendre de voir quel chiffre allait sortir.
Et où sa fille grandirait-elle ? Cela aussi, seuls les dés le diraient.
Cela se produisit d’abord à York, la plus grande métropole du nord de l’Angleterre. Les spécialistes de la lutte contre le feu disent à qui veut les entendre que le moins important dans un incendie, c’est ce qui l’a provoqué, car les causes sont toujours les mêmes : dans le cas présent, c’était une de celles que les pompiers aiment le moins découvrir. Après une soirée amicale à son pub favori, le Brown Lion, Owen Williams avait réussi à descendre six pintes de bière brune qui, ajoutées à une longue et fatigante journée de travail – il était charpentier –, l’avaient quelque peu assommé, alors qu’il revenait à son appartement au deuxième étage ; mais sa somnolence ne l’avait pas empêché de mettre en route la télé dans sa chambre et d’allumer sa dernière cigarette de la journée. La tête calée sur l’oreiller relevé, il avait tiré quelques bouffées avant de s’assoupir, vaincu par l’alcool et sa journée de dur labeur. En cet instant, sa main s’ouvrit et la cigarette tomba sur la literie. Là, elle continua de se consumer pendant une dizaine de minutes avant que les draps de coton blanc ne se mettent à brûler. Comme Williams était célibataire – il avait divorcé un an auparavant –, il n’y avait personne à proximité pour remarquer l’odeur âcre et nauséabonde ; peu à peu, la fumée s’éleva jusqu’au plafond, tandis que le feu à bas bruit consumait progressivement la literie, puis le matelas.
Les gens meurent rarement brûlés vifs, et cela n’arriva pas non plus à Owen Williams. Non, il commença à respirer la fumée. La fumée – les spécialistes parlent plus volontiers de « gaz de combustion » – est composée pour l’essentiel d’air chaud, de monoxyde de carbone et de particules de suie, qui sont les résidus non carbonisés des éléments combustibles. De tous ces éléments, le monoxyde de carbone est souvent le plus meurtrier, car il se lie avec les globules rouges. Un lien plus fort que celui que forme l’hémoglobine avec l’oxygène permettant au sang de transporter celui-ci aux organes. L’effet sur le cerveau est assez analogue à celui de l’alcool : une euphorie, semblable à une légère ébriété, suivie d’une perte de conscience et, si cela se prolonge, comme ce fut le cas, de la mort par manque d’oxygénation du cerveau. Tant et si bien que, malgré le feu qui faisait désormais rage autour de lui, Owen Williams ne se réveilla pas, mais s’enfonça au contraire toujours plus avant dans un sommeil qui le mena paisiblement vers l’éternité, à l’âge de trente-deux ans.
Ce n’est que trois heures plus tard qu’un travailleur posté qui logeait au même étage, de retour à son domicile, nota une odeur dans le couloir du second qui l’alerta aussitôt. Il tambourina à la porte et, n’obtenant pas de réponse, courut à son appartement appeler les pompiers.
Il y avait une caserne à moins de six rues, et là, comme dans toutes les casernes du monde, les soldats du feu jaillirent de leur lit, enfilèrent leurs bottes et leur combinaison, glissèrent par le mât de laiton jusqu’au niveau où était entreposé le matériel, appuyèrent sur le bouton pour lever les portes automatiques et foncèrent dans la rue à bord de leur autopompe Dennis suivie de près par la grande échelle. Les conducteurs connaissaient les rues aussi bien que des chauffeurs de taxi et ils arrivèrent sur les lieux moins de dix minutes après avoir été réveillés par la sonnerie de l’alarme. L’équipe de l’autopompe arrêta le véhicule et deux hommes déroulèrent les tuyaux de toile pour les brancher sur la borne d’incendie au coin de la rue, mettant leurs lances en batterie avec expertise, comme à l’exercice. Les autres pompiers dont la tâche essentielle était l’intervention de sauvetage se précipitèrent à l’intérieur du bâtiment et découvrirent que le citoyen responsable qui avait donné l’alarme avait déjà tambouriné à toutes les portes du palier et réveillé ses voisins pour leur demander d’évacuer leur appartement. Il indiqua au chef des pompiers la bonne porte et ce costaud la défonça en deux coups de hache. Il fut accueilli par un dense nuage de fumée noire dont l’odeur traversa son masque respiratoire et fit aussitôt résonner le mot « matelas » dans son esprit exercé. Suivit la brève prière d’être arrivé à temps, puis la crainte immédiate que ce ne fut pas le cas. Tout, y compris l’heure, se liguait contre eux dans l’obscurité du petit matin. Il se précipita vers la chambre du fond, brisa la fenêtre avec sa hache en acier pour évacuer les fumées, puis se retourna pour découvrir un spectacle déjà vu hélas une trentaine de fois : une forme humaine, presque cachée par la fumée, et immobile. Entre-temps, deux de ses collègues s’étaient déjà rués dans la chambre. Ils traînèrent Owen Williams dehors, dans le couloir.
« Oh, merde ! » lança un des hommes. Le chef des secouristes de l’équipe plaqua un masque à oxygène sur le visage livide et se mit à presser sur le bouton pour envoyer de l’oxygène pur dans les poumons de la victime, tandis qu’un second homme martelait son torse pour effectuer un massage cardiaque et que, derrière eux, les responsables de la lance amenaient leur tuyau dans l’appartement et commençaient à arroser les lieux.
Bref, tout se déroula comme à la parade. L’incendie fut éteint en moins de trois minutes. Peu après, le plus gros de la fumée avait été évacué et les soldats du feu purent ôter leurs masques protecteurs. Mais dehors, dans le couloir, Owen Williams ne manifestait pas le moindre signe de vie. La règle était que personne n’était mort tant qu’un médecin n’avait pas prononcé le décès, aussi évacuèrent-ils le corps, inerte comme un gros sac pesant, jusqu’à l’ambulance blanche garée dans la rue. L’équipe de secouristes avait elle aussi son plan de bataille qu’elle suivit à la lettre : déposer le corps sur la civière, vérifier le réflexe pupillaire, s’assurer du dégagement des voies respiratoires – elles n’étaient pas obstruées –, puis utiliser le ventilateur pour insuffler de l’oxygène et recommencer les procédures de massage cardiaque. Les brûlures périphériques pourraient attendre. La première chose était de faire repartir le cœur et la respiration pulmonaire, tandis que le chauffeur fonçait dans les rues sombres en direction de l’hôpital Queen Victoria, distant de moins de deux kilomètres.
Mais lorsqu’ils y arrivèrent, les secouristes à l’arrière avaient acquis la certitude qu’ils ne faisaient que perdre un temps précieux. La zone d’accueil des urgences était prête à les recevoir. Le chauffeur recula pour s’y garer, les portes arrière furent grandes ouvertes et la civière sortie, tandis qu’un jeune urgentiste observait la victime, mais sans rien toucher encore.
« Inhalation de fumées, indiqua le secouriste des pompiers qui venait de franchir les portes battantes des urgences. Intoxication sévère au monoxyde de carbone. » Les brûlures étendues, quoique superficielles, pouvaient attendre.
« Ça fait combien de temps ? demanda aussitôt l’interne.
– Je n’en sais rien. Mais ça se présente mal, docteur. Empoisonnement au CO, pupilles fixes et dilatées, ongles rougis, toujours aucune réaction au massage cardiaque ou à l’insufflation d’oxygène », signala le secouriste.
Les toubibs firent tout ce qu’ils purent. On ne laisse pas un homme à l’orée de la trentaine dire adieu à la vie, mais, au bout d’une heure, il devint manifeste qu’Owen Williams ne rouvrirait plus jamais ses yeux bleus, et sur l’ordre du médecin, les efforts de réanimation furent interrompus, le décès déclaré et inscrit avec l’heure sur le certificat. La police était également là, bien entendu. Ils se contentèrent de bavarder avec les pompiers en attendant confirmation par le labo de la cause du décès. On effectua une prise de sang - sans tarder pour analyser les gaz dissous dans le sang – et, au bout d’un quart d’heure, le laboratoire signala que le taux de monoxyde de carbone était de 39 pour cent, soit largement au-dessus de la dose létale. L’homme devait être mort avant même que les pompiers aient quitté leur couchette. Point final.
Ce fut dès lors à la police de prendre le relais. Il y avait eu mort d’homme, celle-ci devait être signalée et l’accident remonter la chaîne hiérarchique.
Cette chaîne aboutissait à Londres, dans l’immeuble d’acier et de verre qui abritait le New Scotland Yard, avec son enseigne tournante triangulaire qui laissait croire que tel était le nom de la police londonienne quand ce n’était que celui de la rue où se dressait l’immeuble qui avait accueilli jadis l’ancien siège. Là, un Post-it collé sur un téléscripteur signalait que le commissaire divisionnaire Nolan de la Section spéciale voulait être immédiatement tenu informé de tout décès dû à un incendie ou un accident, et l’opérateur du télex décrocha son téléphone et appela le numéro convenu.
Ce numéro était celui de l’agent de permanence à la Section spéciale. L’homme posa quelques questions, puis il appela York pour avoir un complément d’information. Sa tâche alors fut de réveiller « Tibout » Nolan. Il était juste un peu plus de quatre heures du matin.
« Très bien, dit le commissaire divisionnaire après avoir rassemblé ses esprits. Dites-leur de ne rien faire et de ne surtout pas toucher au corps – ne pas y toucher du tout. Assurez-vous qu’ils aient bien compris : ne rien faire du tout.
– Très bien, chef, dit le sergent de garde. Je vais leur transmettre. »
Et à douze kilomètres de là, Patrick Nolan se rendormit, ou du moins essaya-t-il, alors que son esprit se redemandait pourquoi diantre le SIS avait besoin d’un cadavre humain rôti. Ce devait vraiment être pour un truc spécial, même si la perspective avait quelque chose de peu ragoûtant – de quoi en tout cas lui ôter le sommeil pendant une bonne vingtaine de minutes, jusqu’à ce que la fatigue finisse par l’emporter.
L’échange de messages au-dessus de l’Atlantique et de l’Europe de l’Est se poursuivit toute la nuit, et tous étaient traités par des spécialistes des transmissions dans les diverses ambassades, ces employés sous-payés et surexploités qui, travaillant quasiment seuls, étaient indispensables à l’échange des informations les plus confidentielles entre donneurs d’ordres et récepteurs, de sorte qu’ils étaient virtuellement les seuls à tout savoir sans jamais agir pour autant. C’étaient eux que l’opposition s’efforçait d’abord de corrompre, eux qui par conséquent se trouvaient les mieux surveillés de tous les personnels, que ce soit au siège des services ou dans les ambassades, même s’ils n’en retiraient en échange aucune sollicitude particulière. Mais c’était par le truchement d’un de ces employés souvent sous-estimés et pourtant vitaux que les dépêches aboutissaient aux services idoines.
L’un de ces destinataires était Nigel Haydoc, et c’est à lui que parvint le plus important des messages de matinée parce que lui seul, à ce moment-là, connaissait l’ampleur de l’opération Beatrix, ici même dans son bureau, où il travaillait avec la couverture d’attaché commercial auprès de l’ambassadeur de Sa Majesté, sur la rive orientale de la Moskova.
Haydock avait coutume de prendre son petit déjeuner à l’ambassade, car, avec une femme enceinte jusqu’aux yeux, il trouvait inconvenant de lui demander de lui préparer ses repas matinaux – en outre, elle dormait beaucoup, sans doute pour se préparer aux longues heures d’insomnie quand le petit salopiot serait arrivé, estimait Nigel. De sorte qu’il était déjà installé derrière son bureau et dégustait son thé matinal en mangeant une gaufre beurrée quand survint la dépêche de Londres.
« Sacré nom de Dieu », souffla-t-il. Puis il se tut pour réfléchir. Brillante, cette variante des Américains sur le thème de Mincemeat – sordide, à n’en pas douter, mais brillante. Et il semblait que sir Basil était prêt à marcher dans la combine. Sacré vieux bougre. C’était bien dans le genre des trucs que Bas appréciait. L’actuel patron du service était un adepte de la vieille école, un qui savait apprécier les opérations tordues. Son excès d’habileté causera peut-être sa chute un de ces quatre, mais, en attendant, on doit bien admirer son panache, songea Haydock. Donc, amener le Lapin à Budapest, puis s’arranger à partir de là pour le faire disparaître…
Le matin, Andy Hudson préférait du café, accompagné d’œufs, de bacon, de tomates provençales et de pain grillé.
« Brillantissime ! » s’exclama-t-il tout haut. L’audace de cette opération séduisait son côté aventureux. Donc, ils allaient devoir faire sortir trois individus -un homme et une femme adultes, plus une petite fille –, clandestinement, de Hongrie. Pas terriblement difficile, mais il faudrait qu’il vérifie ses contacts, parce que c’était le genre d’opération qu’il n’avait pas intérêt à foirer, surtout s’il espérait une promotion à l’avenir. Le Secret Intelligence Service avait, parmi les divers services du gouvernement britannique, ceci de particulier qu’il récompensait certes plutôt bien les réussites, mais se montrait singulièrement impitoyable à l’égard des échecs – il n’y avait pas de syndicat à Century House pour protéger les abeilles ouvrières. Mais ça, il l’avait su dès son entrée et, quoi qu’il en soit, ils ne pouvaient pas lui supprimer sa retraite -une fois acquis les points d’ancienneté y ouvrant droit, se remémora-t-il aussitôt. Mais même si l’opération n’était pas la Coupe du monde, ce serait un peu comme de marquer le but gagnant pour Arsenal contre Manchester United au stade de Wembley.
Donc, pour Hudson, la première tâche de la journée était de s’assurer de ses contacts transfrontaliers. Il les estimait fiables. Il avait passé pas mal de temps à monter son réseau et l’avait déjà inspecté par le passé. Mais il allait remettre ça, et tout de suite. Il allait également s’assurer de son contact à l’AVH… quoique ? Hudson se posa la question. Qu’est-ce que ça lui rapporterait ? Tout au plus de savoir si la police secrète hongroise était ou non en état d’alerte ou à la recherche de quelque chose, mais dans ce cas, le Lapin ne quitterait pas Moscou. Son information devait être bougrement importante pour qu’une opération d’une telle complexité soit menée par la CIA via le SIS, et le KGB était un service bien trop prudent et trop conservateur pour courir le moindre risque si l’information était aussi sensible. Dans la communauté du renseignement, le camp adverse n’était jamais entièrement prévisible. Il y avait tout simplement trop d’individus aux idées suffisamment différentes pour qu’ils ne marchent pas tous au pas cadencé. Donc, non, l’AVH ne devait pas savoir grand-chose, si même il savait quoi que ce soit. Le KGB ne se fiait à personne, sauf supervision directe, et si possible avec des armes à feu.
Donc, le seul truc utile dans son cas était de tester ses procédures d’évasion et encore, de le faire avec circonspection, sinon d’attendre que ce fameux Ryan débarque de Londres pour regarder par-dessus son épaule… Ryan, Ryan…, songea-t-il, la CIA. Le même que celui qui… non, aucune chance ? Juste une coïncidence. Obligé. Ce Ryan-ci était un bleu… Un bleu, mais débarqué d’Amérique. Ce serait quand même trop gros, comme coïncidence, décida le CDA de Budapest.
Ryan s’était souvenu des croissants et cette fois, il les avait emportés dans le taxi entre la gare de Victoria et Century House, avec le café. En débarquant, il vit le pardessus de Simon accroché au portemanteau, mais pas de Simon en vue. Sans doute parti voir Basil, pensa-t-il en s’installant derrière son bureau et en considérant la pile de messages nocturnes à parcourir. Les croissants – il avait fait très fort en en achetant trois, plus du beurre et des sachets de gelée de groseille – étaient tellement croustillants qu’il risquait de les trouver émiettés sur son costume avant d’avoir pu y goûter et le café était loin d’être mauvais. Il faudrait qu’il écrive chez Starbucks pour leur suggérer d’ouvrir quelques boutiques à Londres. Les Britanniques auraient besoin d’avoir du bon café pour les changer de leur satané thé, et cette nouvelle entreprise de Seattle pouvait bien faire un tabac, à supposer qu’ils arrivent à former de bons torréfacteurs. Il leva les yeux quand la porte s’ouvrit.
« ‘lut, Jack !
– Hé, Simon ! Comment va Sir Basil, ce matin ?
– Il se sent tout ragaillardi par cette opération Beatrix. C’est en route, si l’on peut dire.
– Pouvez-vous m’en raconter un peu plus ? »
Simon Harding réfléchit quelques instants, puis lui expliqua en quelques mots.
« Putain, est-ce que quelqu’un a perdu la tête ou quoi ? s’exclama Ryan au terme de ce mini-exposé.
– Jack, c’est une idée créative, admit Harding. Mais il ne devrait pas y avoir trop d’obstacles, côté difficultés opérationnelles.
– Sauf si je dégueule, réagit sombrement Jack.
– Alors, prenez avec vous un sac en plastique, suggéra Harding. Vous n’aurez qu’à en piquer un dans l’avion.
– Très drôle, Simon. » Ryan marqua une pause. « C’est quoi, au juste, une espèce de cérémonie d’initiation à mon endroit ?
– Non, c’est pas le genre de la maison. Le concept opérationnel vient de chez vous, et la demande de coopération émane du juge Moore en personne.
– Bordel ! Et c’est moi qu’ils envoient au casse-pipe, hein ?
– Jack, l’objectif de la manœuvre n’est pas seulement d’exfiltrer le Lapin, mais de le faire de telle manière que les Russkofs le croient mort, et non pas transfuge, parti avec femme et enfant. »
En fait, ce qui gênait Ryan, c’était les cadavres. Qu’est-ce qu’il pouvait y avoir de plus dégoûtant ? Et encore, il ne sait même pas le pire, songea Simon Harding, pas mécontent d’avoir escamoté cet ultime détail.
Zaïtzev entra dans le service administratif de la Centrale, au premier étage. Il présenta ses papiers à la secrétaire et attendit quelques minutes avant de pénétrer dans le bureau du responsable.
« Oui ? dit le bureaucrate, daignant à peine lever la tête.
– J’aimerais prendre mes jours de congé. Je voudrais emmener ma femme à Budapest. Il s’y produit un chef d’orchestre qu’elle aimerait entendre… et j’aimerais m’y rendre en train plutôt qu’en avion.
– Quand ça ?
– Dans les prochains jours. Aussi vite que possible, en fait.
– Je vois. » L’agence de voyages du KGB faisait quantité de choses, la plupart totalement futiles. L’agent de voyages
– Zaïtzev ne voyait pas comment l’appeler autrement – n’avait toujours pas levé les yeux. « Il faut que je voie les places de train disponibles.
– Je voudrais voyager en classe internationale, voiture à compartiments, trois couchettes – j’ai un enfant, voyez-vous.
– Ça risque de ne pas être facile, dit le bureaucrate.
– Camarade, s’il y a la moindre difficulté, je vous prierai de contacter le colonel Rojdestvenski », précisa-t-il d’une voix douce.
Ce nom amena l’autre à lever la tête, remarqua Zaïtzev. La seule question était de savoir s’il allait ou non passer le coup de fil. Le rond-de-cuir moyen évitait en général de se faire remarquer d’un supérieur, et comme la plupart des employés de la Centrale, il avait une saine frousse de tous les occupants du dernier étage. D’un autre côté, il pouvait vouloir s’assurer que quelqu’un ne lançait pas, au culot, le nom du colonel. Oui, mais attirer l’attention de celui-ci en passant pour un petit fouille-merde obséquieux ne le servirait guère. Il regarda Zaïtzev en se demandant s’il était habilité à invoquer le nom et l’autorité de Rojdestvenski.
« Je vais voir ce que je peux faire, camarade commandant, promit-il enfin.
– Quand puis-je vous rappeler ?
– Dans la journée.
– Merci, camarade. » Zaïtzev ressortit dans le corridor pour rejoindre les ascenseurs. Donc, c’était réglé, grâce à son protecteur temporaire au dernier étage. Pour s’assurer que tout allait bien, il avait gardé sa cravate bleue à rayures pliée dans sa poche de pardessus. De retour à son bureau, il reprit sa tâche de mémorisation du contenu de tous ses messages de routine. Dommage, s’avisa-t-il, qu’il ne puisse pas recopier un de ces blocs de masques jetables, mais ce n’était pas réalisable en pratique ; quant à les mémoriser, c’était purement impossible, même pour une mémoire exercée comme la sienne.
En cours, tels étaient les seuls mots du message de Langley, vit Foley. Donc, c’était parti. Bien. La maison mère était pressée de lancer Beatrix, et c’était sans doute parce que le Lapin les avait mis en garde contre des failles dans la sécurité des transmissions, la seule nouvelle à pouvoir déclencher à tout coup une panique générale au sixième étage de la boîte. Mais est-ce que ça pouvait être vrai ? Non. Mike Russell estimait que non, et comme il l’avait déjà observé, si tel avait été le cas, plusieurs de ses agents se seraient déjà retrouvés balayés comme des confettis après le carnaval, or rien de tout cela ne s’était produit… à moins que le KGB commence vraiment à être malin et qu’il ait retourné ses agents en les faisant opérer sous contrôle soviétique, mais il aurait été capable de s’en rendre compte, non ? Eh bien, sans doute…, jugea Foley. Non, ils ne pouvaient quand même pas être tous des agents doubles. Certains trucs étaient impossibles à cacher, sauf à considérer que la Deuxième Direction principale du KGB avait réussi à monter l’opération la plus habile de toute l’histoire de l’espionnage ; même si c’était possible en théorie, cela restait hautement improbable, et il y avait des chances qu’ils aient évité de s’y aventurer, car, pour être crédible, la qualité de l’information lâchée aurait dû être bonne – trop bonne pour être ébruitée délibérément…
Mais il ne pouvait entièrement écarter l’éventualité. Certes, la NSA allait en ce moment même prendre des mesures pour inspecter toutes leurs machines de cryptage, la KH-7 en premier, mais Fort Meade avait une équipe très active dont la seule tache était de craquer leurs propres systèmes et les mathématiciens russes avaient beau être très forts – ils l’avaient toujours été –, ce n’étaient pas non plus des extraterrestres… à moins qu’ils aient infiltré un de leurs propres agents dans les hautes sphères de Fort Meade, une préoccupation constante pour le service. Combien le KGB serait-il prêt à payer ce genre d’information ? Des millions, peut-être. Ils n’avaient pas tant d’argent que ça pour payer leur personnel et, en plus de sa mesquinerie, le KGB se montrait singulièrement peu loyal vis-à-vis de ses employés, les considérant tous comme des éléments sacrifiables. Oh, bien sûr, ils avaient réussi à récupérer Kim Philby et à l’installer en toute sécurité ici même à Moscou. Les services secrets occidentaux savaient où il vivait – ils avaient même réussi à photographier ce sale traître. Ils savaient également combien il buvait – même selon les critères russes. Mais quand les Russes perdaient un agent par suite de son arrestation, est-ce qu’ils essayaient de marchander pour le récupérer ? De proposer un échange ? Non, plus en tout cas depuis que la CIA avait marchandé pour récupérer Francis Gary Powers, l’infortuné pilote de l’avion-espion U2 abattu en 1961, pour l’échanger en définitive contre Rudolf Abel. Mais Abel était un de leurs officiers, un colonel de grande valeur qui opérait à New York. Ce genre d’attitude devait forcément dissuader tout espion américain d’espérer faire fortune avec de l’argent soustrait aux Russes. Et les traîtres n’avaient pas la belle vie dans les prisons fédérales, ce qui devait avoir là aussi une puissante vertu dissuasive.
Mais les traîtres existaient bien, si malavisés fussent-ils. Au moins, l’époque de l’espion par idéologie était-elle depuis longtemps passée. Or ces derniers étaient de loin les plus productifs, car les plus zélés : c’était encore le temps où les gens croyaient vraiment que le communisme était l’avant-garde de l’évolution humaine, mais même les Russes avaient cessé de croire au marxisme-léninisme, excepté Souslov – qui était quasiment mort – et son successeur désigné, Alexandrov. Tant et si bien que désormais, les agents du KGB à l’Ouest n’étaient presque tous que de vulgaires mercenaires. Pas des combattants de la liberté qu’Ed Foley dirigerait dans les rues de Moscou. Une illusion chère au cœur de tous les agents de la CIA, même son épouse.
Et le Lapin, dans tout ça ? L’homme était scandalisé par quelque chose. Un meurtre, avait-il dit, un projet d’assassinat. Une chose en tout cas qui révoltait le sens moral d’un homme honnête. Donc, oui, le Lapin avait des motivations honorables et, par conséquent, il était digne de l’attention et de la sollicitude de la CIA.
Bon Dieu, se dit Ed Foley, les illusions qu’il faut se trimbaler dans ce putain de métier à la con. Il fallait être le psychiatre, la mère aimante, le père sévère, l’ami proche et le confesseur d’individus qui, par idéalisme, confusion, colère ou simple intérêt, avaient choisi de trahir leur pays. Certains buvaient trop ; d’autres étaient si enragés qu’ils mettaient leur vie en danger en prenant des risques grotesques. Certains étaient carrément cinglés, déments, cliniquement dérangés. D’autres encore devenaient des pervers sexuels – merde, certains l’étaient déjà au départ et ça ne faisait qu’empirer. Mais Ed Foley devait malgré tout être leur assistante sociale, ce qui était une assez bizarre description d’emploi pour qui se voyait comme un guerrier affrontant le grand méchant Ours.
Bon, se dit-il, chaque chose en son temps. Il avait choisi en connaissance de cause une profession tout juste bien payée, où l’on ne devait espérer aucun mérite, aucune reconnaissance, pour les dangers, physiques et psychologiques, encourus en servant son pays d’une façon qui ne serait jamais reconnue par les millions de citoyens qu’il contribuait à protéger, une profession méprisée des journalistes – mais il le leur rendait bien – et où il était hors de question de se défendre en révélant ce qu’on faisait réellement. Quelle chienne de vie.
Mais elle avait ses satisfactions… comme celle d’aider le Lapin à s’échapper…
Si Beatrix marchait.
Foley se dit que, désormais, une fois encore, il savait l’impression que ça faisait de lancer la balle lors d’une finale.
Istvan Kovacs vivait à quelques rues du Parlement hongrois, un bâtiment ornementé évoquant le palais de Westminster, au deuxième étage d’un immeuble du début du siècle, dont les quatre toilettes étaient situées au rez-de-chaussée dans une cour singulièrement sordide. Hudson prit le métro jusqu’au palais du gouvernement et termina le chemin à pied, en vérifiant qu’il n’était pas suivi. Il avait prévenu de sa visite – détail remarquable, les lignes en ville étaient sûres, échappant à tout contrôle, principalement à cause de l’état lamentable du réseau téléphonique local.
Kovacs était si typiquement hongrois qu’il aurait mérité d’avoir sa photo dans les brochures touristiques inexistantes : un mètre quatre-vingts, trapu, visage rond, yeux marron, cheveux bruns. Mais il s’habillait Plutôt mieux que la moyenne de ses concitoyens, grâce à sa profession : Kovacs était contrebandier. C’était presque une activité honorable dans ce pays, puisqu’il faisait son trafic avec leur voisin du sud, la Yougoslavie, pays prétendument marxiste, mais dont les frontières étaient suffisamment perméables pour qu’un homme habile puisse s’y procurer des biens occidentaux, qu’il revendait ensuite en Hongrie et dans le reste de l’Europe orientale. Les contrôles douaniers à la frontière yougoslave étaient assez lâches, surtout pour ceux qui avaient un arrangement avec les gardes-frontière. Kovacs, par exemple.
« Salut, Istvan ! » lança Andy Hudson avec un sourire. « Istvan » était la version locale de Steven, et « Kovacs », la version locale de Smith ou Martin.
« Andy, bonjour ! » répondit son interlocuteur. Il ouvrit une bouteille de tokay, le vin jaune local préparé avec des raisins atteints par la pourriture noble qui les touchait à intervalles réguliers. Hudson avait fini par apprécier cette variante locale du sherry – le goût était différent, mais l’emploi identique.
« Merci, Istvan. » Hudson but une gorgée. C’était du bon, affichant ses six paniers de raisins sur l’étiquette, signe de la meilleure qualité. « Alors, comment vont les affaires ?
– Excellentes. Nos magnétoscopes ont beaucoup de succès chez les Yougoslaves, et les cassettes qu’ils me vendent ont beaucoup de succès un peu partout. Oh, si je pouvais avoir la même queue que ces acteurs ! » Il rit.
« Les nanas sont pas mal non plus », nota Hudson. Il avait vu sa part de vidéos de ce genre.
« Comment une kurva peut-elle être aussi belle ?
– Les Américains paient mieux leurs putes que nous en Europe, je suppose. Mais, Istvan, ces femmes n’ont pas de cœur. » Hudson n’avait jamais payé pour ça – enfin, jamais ouvertement.
« C’est pas leur cœur qui m’intéresse. » Et de repartir d’un rire jovial. Il avait déjà dû tâter du tokay, donc il ne devait pas faire de livraison ce soir-là. Enfin, personne ne bossait en continu.
« J’aurais peut-être une tache pour toi.
– Qu’est-ce que tu veux que je te rapporte ?
– Rien. Ce serait plutôt pour faire sortir quelque chose, précisa Hudson.
– C’est simple. Les problèmes avec les határ rség, c’est quand on revient, et encore, pas tant que ça. » Il leva la main droite en frottant le gras du pouce contre l’index, signe universel pour indiquer ce que voulaient les gardes-frontière : de l’argent ou quelque chose de négociable.
« C’est que le colis pourrait être encombrant, avertit Hudson.
– Encombrant, comment ? C’est un tank que tu veux que je sorte ? » L’armée hongroise venait de prendre livraison du tout nouveau char russe T-72, et cela avait fait les gros titres de la télé, histoire de remonter le moral des troupes. Du temps perdu, estima Hudson.
« Ça peut être délicat, poursuivit son interlocuteur, mais c’est faisable, si on y met le prix. » Toutefois, les Polonais en avaient déjà refilé un au SIS britannique, un fait relativement méconnu.
« Non, Istvan, plus petit. À peu près de ma taille, mais en trois exemplaires.
– Trois personnes ? » demanda Kovacs, ne recueillant en réponse qu’un regard impavide. Il saisit le message. « Bah… pas difficile… baszd meg ! conclut-il. Une foutaise.
– Je savais que je pouvais compter sur toi, Istvan, dit Hudson avec le sourire. Combien ?
– Pour faire entrer trois personnes en Yougoslavie… » Kovacs soupesa la chose un moment. « Oh, disons cinq mille D-marks.
– Ez kurva drága ! » objecta aussitôt Hudson - du moins, en apparence. C’était en fait presque donné. « Très bien, espèce de voleur ! Je les paierai parce que t’es mon ami – passe pour cette fois. » Il finit son verre. « Tu sais, je pourrais très bien les faire sortir en avion, suggéra-t-il.
– Mais l’aéroport est le seul endroit où les határ rség sont sur leurs gardes, fit remarquer Kovacs. Les pauvres bougres sont toujours en première ligne, avec leurs supérieurs en permanence dans les parages. Ils ne risquent pas d’être accessibles aux… négociations.
– Je suppose, admit Hudson. Très bien. Je te rappelle pour te tenir au courant du programme.
– Parfait. Tu sais où me trouver. »
Hudson se leva. « Et merci pour le verre, mon ami.
– Ça lubrifie les affaires », dit Kovacs en lui ouvrant la porte. Cinq mille marks allemands lui permettraient de couvrir pas mal d’obligations et surtout d’acheter plein d’articles qu’il pourrait revendre à Budapest avec un coquet bénéfice.