Chapitre 25
À un moment ou à un autre, tout guerrier rêve de posséder une forteresse imprenable. Un tel bastion est perçu tour à tour comme un refuge, un lieu de résistance, ou une falaise rocheuse vers laquelle l’ennemi pourrait être attiré afin de s’y fracasser.
Les politiciens aussi convoitent ce genre de forteresses, même s’ils les envisagent plus en termes de pouvoir et d’autorité qu’en termes de pierres, d’armes et de boucliers. Les industriels souhaitent également être protégés de la concurrence comme des maraudeurs, tandis que les pirates aspirent à être défendus contre les autorités judiciaires. D’une façon ou d’une autre, tous rêvent de sécurité maximale.
Mais la sécurité maximale n’existe pas. Ceux qui veulent y croire malgré tout verront cet espoir se briser contre le même rocher derrière lequel ils cherchent à se cacher.
Les commandants avaient reçu leurs ordres. Les vaisseaux de la 96e étaient en position.
Le moment était venu.
— Tous les vaisseaux au rapport, ordonna Thrawn depuis le centre de la passerelle de commandement.
Il procédait à un dernier contrôle, comme à son habitude.
Eli sourit intérieurement. Le Chiss avait beau passer du temps à observer et repérer les habitudes de ses adversaires, il en cultivait quelques-unes, lui aussi.
— C’est un plan intéressant, murmura Faro à côté d’Eli. Il a au moins l’avantage de les prendre par surprise.
— C’est généralement l’idée des plans de l’amiral Thrawn, lui répondit Eli dans un souffle.
— J’avais remarqué, en effet. Vous êtes depuis longtemps à ses côtés, n’est-ce pas ?
Eli haussa les épaules :
— Toute ma carrière.
— Ça doit être plaisant, songea Faro. Les esprits comme le sien ne courent pas les rues. Trop souvent les hommes et les femmes à des postes élevés sont là grâce à leurs relations et non grâce à leurs compétences.
— Oui, j’ai servi un bon nombre de ces gens-là.
— Thrawn aussi, j’imagine. Ça a dû parfois le rendre fou. C’est une bonne chose que vous ayez été là pour le garder sain d’esprit.
— Je n’ai rien de spécial, commandant. En fait, mes études me prédestinaient à devenir commissaire de bord avant qu’il débarque dans ma vie.
Faro secoua la tête.
— Quel gâchis ça aurait été. Votre place est sur la passerelle, pas à la manutention.
— Je n’en suis pas sûr, commandant, répondit Eli, quelque peu embarrassé. Je n’ai certainement pas le génie tactique de l’amiral.
— Peut-être pas. Mais une fois qu’il vous explique ses plans, vous les comprenez.
Eli ne put s’empêcher de sourire.
— Une fois qu’il les explique, n’importe qui est capable de les comprendre.
— Vous croyez ? Vous pensez vraiment que tous les commandants et leurs officiers supérieurs là-bas comprennent comment ça va se passer ?
— Bien sûr, répondit Eli, les sourcils froncés. C’est évident.
— Pour vous et moi, commandant. Pas pour n’importe qui.
Eli gardait le regard fixé sur le dos de Thrawn, comptant machinalement les vaisseaux à mesure qu’ils se présentaient au rapport via la console comm. Faro disait-elle vrai ?
Et si c’était le cas, était-ce la raison pour laquelle Thrawn avait manipulé la carrière d’Eli pour le garder comme assistant ? Pas pour le punir, ni même par lubie, mais pour le former à l’art de commander ?
Le dernier vaisseau se présenta au rapport et Eli vit le dos de Thrawn se raidir subrepticement. Le moment était venu.
— Très bien, dit l’amiral. Shyrack, Flensor, Tumnor : allez-y.
— Maintenez la position, ajouta doucement Faro au timonier du Chimaera.
Eli prit une profonde inspiration, puis expira lentement. Exposer les trois croiseurs légers de la force opérationnelle revenait à prendre un énorme risque, un risque que la plupart des commandants auraient hésité à prendre. Mais c’était la seule façon de faire fonctionner ce plan.
Il fronça les sourcils. Faro disait-elle vrai ? Eli faisait-il vraiment partie des rares personnes qui comprenaient réellement les tactiques de Thrawn ?
Les croiseurs descendaient vers la planète, leurs turbolasers arrosant l’île de Scrim. C’était pour l’instant une perte de temps ; même sans le bouclier de l’île, les tirs n’auraient fait aucun dégât. Mais à mesure que les vaisseaux descendaient et pénétraient plus profondément dans la stratosphère, le niveau d’énergie libérée allait progressivement s’accroître. À force, si les croiseurs continuaient comme ça, les explosions finiraient par surmener le bouclier et peut-être par provoquer une surcharge du générateur. Avant que ça n’arrive, les insurgés seraient obligés de passer à l’action.
Bien sûr, ils n’attendirent pas que la situation devienne aussi critique. Les croiseurs étaient encore dans la haute atmosphère quand le bouclier se mit à se rétracter tout le long de la côte, offrant des axes de tirs à chacun des trois canons à ions.
— Canons à ions à découvert, annonça Thrawn. Croiseurs : feu à volonté !
Les trois cuirassés firent pivoter leurs armes de façon à ne plus viser le centre du bouclier, mais leurs nouvelles cibles. C’était, songea Eli, comme s’ils rejouaient la première tentative de l’amiral Durril.
Mais cette fois-ci, un nouvel élément avait été ajouté à l’ensemble. Alors que les turbolasers des croiseurs martelaient les emplacements des canons à ions, un quatrième canon ouvrit le feu depuis une position sur la côte sud-est.
Le Shyrack le repéra et tenta de réorienter ses tirs. Mais la réactivité du vaisseau était bien trop lente pour un tel décalage angulaire, et les décharges ioniques vaporeuses provenant de la surface trop rapides. Et avant que les tirs du croiseur puissent atteindre leur nouvelle cible, les amas ioniques percutèrent sa coque en crépitant, détruisant les capteurs et réduisant ses armes au silence. Avant que le Flensor et le Tumnor puissent réajuster la trajectoire de leurs propres viseurs, le quatrième canon avait envoyé une salve à chacun, avortant leur tentative.
— Alors l’amiral avait raison, commenta Faro. Ils avaient bien un quatrième canon actif. Ils devaient avoir un tube à cathtron de rechange lorsqu’ils ont assiégé l’île la première fois.
— Ce n’est pas la première fois qu’on fricote avec Nightswan, lui rappela Eli. On apprend à ne pas tout prendre au pied de la lettre.
— Croiseurs : au rapport, ordonna Thrawn.
Eli écouta attentivement les différents comptes-rendus. Nightswan était malin, c’est vrai. Mais il ne savait pas tout.
Il ne se doutait pas, entre autres, de la résistance des croiseurs légers de l’Empire. Les trois vaisseaux avaient perdu leurs armes et leurs moteurs principaux, mais leur système de communication ainsi que certaines de leurs armes secondaires étaient encore intactes.
Et plus important que tout, c’était aussi le cas de leurs moteurs auxiliaires.
— Manœuvre finale, ordonna Thrawn. Flensor : maintenant.
Le Flensor se mit à dériver à tribord. Thrawn le suivit du regard un instant puis fit un geste.
— Shyrack : maintenant.
L’un après l’autre, le Shyrack et le Tumnor se déplacèrent tranquillement jusqu’aux positions qui leur avaient été assignées.
— Et pour le quatrième canon, amiral ? voulut savoir Faro.
— Ce ne sera pas un problème, lui assura Thrawn. Commandant Yelfis ? Le Tumnor a reçu la dernière salve. Quelles sont vos observations ?
— Le canon était déjà en train de crachoter, amiral, fit la voix de Yelfis dans le haut-parleur. Selon mon officier ingénieur, c’est le signe qu’un émetteur du tube à cathtron est en train de griller. Qui que soit la personne qui le leur a vendu sur le marché noir, elle les a roulés.
— Étant donné que son rôle initial était de nous obliger à nous retirer pour réévaluer la situation, je dirais que sa brève fonctionnalité valait probablement le coup, dit Thrawn. Heureusement, nous ne nous laissons pas si facilement dissuadés. Commandant Faro, faites-nous entrer dans la danse.
Devant eux, l’horizon de la planète s’éleva un peu tandis que le Chimaera changeait de position. Il s’avança à la suite des trois croiseurs partiellement paralysés, pénétrant dans la stratosphère et se rapprochant toujours plus de la surface…
— Canon à ions nord prêt à tirer, avertit le commandant du Flensor.
— Compensez, commandant, ordonna Thrawn.
— Compensé, confirma calmement Faro.
Eli afficha un petit sourire. Les insurgés avaient vu le Chimaera approcher et avaient espéré le neutraliser comme ils l’avaient fait avec le Judicator. Mais un léger décalage des vaisseaux impériaux avait permis au Destroyer Stellaire de se positionner juste derrière le croiseur endommagé.
— Commandant ? demanda Thrawn.
— Nous continuons de descendre, amiral, rapporta Faro.
— Canon à ions ouest prêt à tirer, rapporta Brento depuis le Shyrack. Ajustement… Vous êtes couvert, Chimaera.
— Merci, commandant, dit Thrawn. À tous les vaisseaux, continuez comme prévu.
Faro fit un pas vers Eli.
— Je me demande s’ils commencent à s’inquiéter, murmura-t-elle.
— J’en doute, répondit Eli. Quel que soit le responsable là en bas, il est assez intelligent pour savoir que la situation fonctionne dans les deux sens. Si ses canons à ions ne peuvent atteindre le Chimaera, les turbolasers du Chimaera ne peuvent pas atteindre ses canons à ions.
— Et le turbolaser de l’île ?
— Il va attendre que nous soyons plus près. Sachant qu’il ne nous reste plus qu’une seule cible de disponible, il partira du principe que nous l’avons déjà verrouillée dans nos viseurs. Il ne rouvrira pas son bouclier avant d’être sûr de pouvoir tirer un coup fatal.
— Comme vous l’avez dit, un homme intelligent, commenta Faro. Je suis presque désolée pour lui.
Les trois canons à ions de l’île continuèrent de tirer de manière sporadique, cherchant visiblement à viser entre les croiseurs pour atteindre le Chimaera. Mais Thrawn avait bien positionné ses vaisseaux et les quatre commandants avaient suivi leurs ordres à la lettre. À chaque fois que les canons faisaient feu, leurs salves terminaient leur course contre les flancs des croiseurs.
Le match nul ne pouvait pas durer éternellement, bien sûr. Si les canons continuaient leur œuvre, les systèmes des croiseurs finiraient par se figer à tel point que les vaisseaux n’auraient plus aucune énergie ou mobilité et seraient donc incapables de redémarrer. Ils entameraient alors une longue descente en spirale pour finir par s’écraser à la surface.
Heureusement, ce n’était pas ce qui était prévu. Le Chimaera descendit lentement…
— Distance de tir optimale, amiral, rapporta Faro. Turbolasers prêts à tirer.
— Merci, commandant. Cible une. Turbolasers : feu !
À travers la baie d’observation, Eli vit le ciel s’illuminer alors que des éclairs d’un vert aveuglant fusaient en direction de la planète en contrebas.
Mais pas vers l’île elle-même. Comme l’avaient si péniblement montré l’amiral Durril et le Judicator, les défenses des insurgés étaient plus que capables de repousser n’importe quelle attaque orbitale.
Mais Scrim était une île… Et l’océan autour de ses côtes ne bénéficiait pas de la protection de son bouclier.
— Coordonnées de la cible une touchées, annonça une voix provenant de l’une des deux frégates de la 96e qui volaient loin au-dessus de la zone des combats. Cratère dans l’eau – implosion –, les vagues se propagent vers l’extérieur…
— Impact ! cria une voix depuis la seconde frégate. Une vague de l’ampleur d’un tsunami a frappé la côte ouest.
— Cible deux : feu ! ordonna Thrawn. Des dégâts sur la cible une ?
— Ce n’est pas clair, amiral, répondit l’observateur de la seconde frégate.
L’homme tentait de rester calme et professionnel, mais Eli parvenait à entendre l’émerveillement mêlé d’effroi qui s’insinuait dans sa voix.
— Mais le tsunami a frappé de plein fouet l’emplacement du canon à ions ouest, poursuivit-il.
— Rapport sur la cible deux, intervint l’observateur de la première frégate. Emplacement du turbolaser également touché. Il semble encore plus submergé que la cible une, le sol devait être au niveau de la mer, ou même en forme de cuvette.
— Alternez les tirs, ordonna Thrawn. Cibles une et deux.
— Le bouclier se rétracte, rapporta le Flensor. Turbolaser prêt à tirer…
— Le second tsunami a frappé la cible deux, rapporta le premier observateur.
— Second tsunami sur cible une, ajouta le second. Le canon à ions ouest est inondé. Le turbolaser… Explosion à l’emplacement du turbolaser, amiral. On dirait que l’eau a court-circuité les condensateurs. Je dirais que l’arme est hors-service.
— Officier de comm, ouvrez la transmission, ordonna Thrawn. Île de Scrim, ici l’amiral Thrawn à bord du DSI Chimaera. Baissez votre bouclier et rendez-vous ou nous continuerons à inonder vos armes lourdes et vos défenses côtières jusqu’à ce qu’elles soient détruites et ceux qui les manipulent tués. Je répète : baissez votre bouclier et rendez-vous ou vous serez éliminés.
Pas de réponse.
— Devons-nous continuer à faire feu, amiral ? demanda Faro.
— Alternez les tirs entre les cibles une et trois, répondit Thrawn. Alertez les bateaux d’assaut pour une action imminente.
Un autre tir de turbolaser fusa du Chimaera pour s’écraser dans l’océan désormais bouillonnant.
— Tsunamis sur cibles une et trois, rapporta le premier observateur. On dirait qu’un feu a démarré dans la zone de la cible deux.
— Amiral, le bouclier est baissé ! s’exclama avec enthousiasme l’officier des senseurs. On dirait qu’ils se rendent.
— Je vous le confirme, amiral, ajouta l’officier de comm. Le chef des insurgés demande officiellement les conditions exigées.
— Ordonnez-leur d’abandonner leurs armes dans les bâtiments et d’attendre les bateaux d’assaut à l’extérieur. Toute personne tentant de résister sera abattue sur-le-champ.
Il se tourna à moitié vers la fosse de l’équipage et Eli put distinguer une étincelle particulièrement sévère dans ses yeux rougeoyants.
— Et dites-lui, ajouta-t-il calmement, que le coût sera élevé si un seul de ses otages devait être blessé.
Il attendit que l’officier lui fasse signe qu’il avait compris, puis il tourna les talons et remonta le long de la passerelle de commandement jusqu’à l’endroit où se tenaient Eli et Faro.
— Vous pouvez annoncer la nouvelle de notre victoire à Coruscant, lieutenant-colonel Vanto, dit le Chiss. Une fois que nous aurons totalement repris le contrôle de l’île, commandant Faro, vous vous assurerez que les trois croiseurs sont bien tractés hors de la gravité de Batonn afin qu’ils puissent entamer les réparations.
Eli hocha la tête.
— Bien, amiral.
— À vos ordres, amiral, dit Faro. Et permettez-moi de vous féliciter. C’était un plan brillant, parfaitement exécuté. Une victoire spectaculaire.
— Une victoire, commandant ? répéta Thrawn en secouant la tête. Cette bataille est terminée. Mais la guerre pour Batonn n’a pas encore été remportée.
Il fit demi-tour et tourna son regard vers l’autre côté de la passerelle.
— Si vous avez besoin de moi, je serai dans ma cabine. Prévenez-moi quand l’île aura été sécurisée.
*
— Êtes-vous déjà montée à bord d’un Destroyer Stellaire, Gouverneur ? demanda Yularen tandis que la corvette du colonel se laissait remorquer par le rayon tracteur du Chimaera à l’intérieur de son hangar.
— Non, je n’avais pas encore eu ce privilège, colonel, répondit Arihnda.
Pour tout dire, elle n’avait même jamais vu l’un de ces vaisseaux colossaux d’aussi près, sans parler d’être invitée à bord.
Mais les vaisseaux n’étaient que des vaisseaux, les hommes n’étaient que des hommes et les amiraux – même ceux qui avaient grimpé les échelons aussi vite que Thrawn – n’étaient que des amiraux. Elle en avait vu d’autres et celui-ci ne l’impressionnait pas.
Thrawn les attendait quand Arihnda et Yularen émergèrent du tunnel d’amarrage.
— Gouverneur Pryce, l’accueillit l’amiral. Colonel Yularen, soyez les bienvenus à bord.
— Merci, amiral, dit Arihnda.
Le lieutenant-colonel Vanto se tenait à quelques pas derrière lui, aux côtés d’une femme portant un insigne de commandant.
— Nous sommes reconnaissants que vous nous receviez dans un délai aussi court.
— D’autant que votre emploi du temps est manifestement surchargé, ajouta Yularen. Mais je pense que cette rencontre en vaut la peine.
— Nous verrons cela, répondit Thrawn. La salle de conférences est par ici.
La salle de conférences, lorsqu’ils y parvinrent, ne s’avéra être guère plus qu’une cabine de briefing pour pilotes. Les rafraîchissements qu’on y avait déposés étaient quelconques et sommaires, et provenaient probablement du mess des pilotes.
Thrawn n’avait pas non plus présenté ses subordonnés. Heureusement, Arihnda et Yularen connaissaient déjà Vanto, et l’autre femme, par défaut et d’après son grade, devait être le commandant du Chimaera, Karyn Faro.
Après tout ce temps, Thrawn ne maîtrisait toujours pas les exigences politiques de sa position.
— Nous avons appris que vous aviez localisé le bastion principal des insurgés de Batonn, dit Yularen alors qu’ils prenaient place autour de la table. Le complexe d’extraction et de raffinage Creekpath, à l’extérieur de la ville de Paeragosto.
— Oui, répondit Thrawn en jetant un coup d’œil à Vanto. Si les cargos qui ont fui l’île de Scrim ont atterri à divers endroits sur le continent, le lieutenant-colonel Vanto a réussi à repérer différents vecteurs de livraison indiquant que leurs cargaisons avaient toutes été acheminées à Creekpath.
Arihnda sentit son estomac se nouer.
— Et bien sûr, vous prévoyez d’employer la manière forte pour vous y introduire ?
— Je ne vois pas d’autres alternatives, Gouverneur, intervint le commandant Faro. Le bouclier du complexe empêche tout assaut orbital.
— Et même si ce n’était pas le cas, il y a environ trente mille civils à l’intérieur du complexe, ajouta Thrawn.
— Oui, je sais, répondit Arihnda. Deux d’entre eux sont mes parents.
Les yeux rouges à la couleur troublante de Thrawn se plissèrent.
— Je vois.
— Ce qui n’est pas qu’un inconvénient, ajouta Yularen. La Gouverneur Pryce a, pour des raisons évidentes, suivi de très près les événements de Batonn. Il y a deux jours, elle est venue me faire une proposition.
Il fit un geste dans la direction d’Arihnda :
— Gouverneur ?
— C’est très simple, amiral, dit-elle en passant sa voix, ses expressions et son langage corporel dans ce qu’elle aimait appeler le « mode persuasion ». J’ai rendu plusieurs fois visite à mes parents lorsque je travaillais pour le Sénateur Renking. Je connais certaines personnes là-bas et mes parents connaissent probablement la majorité des employés. Je souhaite m’y rendre, renouer avec mes parents et leurs amis, et observer de plus près les défenses et l’armement dont bénéficient les insurgés. Ainsi, lorsque vous enverrez vos forces, elles n’interviendront pas à l’aveugle.
— Selon la configuration, ils pourraient même trouver une faille dans le générateur du bouclier, fit remarquer Yularen. S’en débarrasser faciliterait considérablement cette opération.
— Oui, répondit Thrawn en observant attentivement Arihnda. Une question. Lors de votre dernière visite sur Batonn, vous étiez l’assistante d’un Sénateur. Mais vous êtes à présent un Gouverneur de l’Empire. Votre position et votre réputation risquent de vous précéder.
— Non, rétorqua Arihnda. Je peux me déguiser, mais le fait est que la plupart des gens ne remarquent que ce à quoi ils s’attendent. Ils ne s’attendront pas à voir la Gouverneur Pryce de Lothal, aussi ne me verront-ils pas.
— Vos parents le sauront.
L’espace d’un instant, Arihnda se remémora ce jour terrible sur Lothal où elle avait dû annoncer à ses parents qu’ils devaient quitter leur foyer, pour des années peut-être, voire pour toujours. Elle leur avait parlé pendant trois longues heures, avait alterné cajoleries et arguments, souligné l’opportunité qui leur était donnée tout en leur rappelant les dangers encourus s’ils refusaient l’offre de Renking puis promis qu’elle les aiderait dans l’avenir tout en concédant qu’elle était impuissante dans l’immédiat. Elle était parvenue à les persuader, et ils avaient déménagé sur Batonn où ils avaient fini par se créer un nouveau foyer avec un confort raisonnable.
Mais c’était Arihnda qui les avait persuadés. Pas Renking et ses menaces. Arihnda.
— Ne vous inquiétez pas pour eux, dit-elle à Thrawn. Je veillerai à ce qu’ils gardent le silence.
— Je suppose que vous n’y allez pas seule, intervint Vanto.
— Non, bien sûr, dit Arihnda.
Et pourtant c’était exactement ce qu’elle aurait voulu faire. Elle avait longuement insisté auprès de Yularen, mais avait été obligée d’y renoncer.
— L’un des hommes du colonel Yularen m’accompagnera, ajouta-t-elle.
— Officiellement, ils seront à la recherche d’un ami embringué malgré lui dans cette insurrection, expliqua Yularen. Cela leur donnera une excuse raisonnable pour entrer dans une zone de combat potentielle, et pour persuader ses parents de l’aider à franchir les postes de contrôle des insurgés.
— Tout en lui permettant de ne pas prendre parti dans le conflit, ajouta Thrawn. Ce qui est préférable, étant donné que nous ne savons pas quel parti soutiennent ses parents.
Arihnda sentit ses lèvres se pincer. Elle n’avait pas pensé à ce détail.
— Je suis certaine qu’ils sont fidèles à l’Empire.
— Peut-être, dit Thrawn. Nightswan est plutôt persuasif. Je dois également vous prévenir que même avec une escorte du BSI, ce sera une entreprise dangereuse.
— Tout ira bien, insista Arihnda. Et surtout, vous avez besoin de ces informations.
— Dont la collecte est loin d’être votre domaine d’expertise, fit remarquer Faro. Il me semble que cela limite l’intérêt que peut avoir votre position.
Arihnda ne put s’empêcher de sourire en entendant cela. Si seulement Faro savait à quel point elle était douée pour recueillir des informations.
— D’un, l’agent Gudry est formé à cela, dit-elle. Il sait comment extraire des données brutes. Et de deux, les mines, l’extraction et le raffinage, c’est mon domaine d’expertise. Je saurai quel matériel est censé se trouver dans le complexe et ce qui n’a rien à y faire ainsi que repérer ce qui mérite de subir un bombardement orbital ou pas. Entre sa collecte d’informations et mes analyses de terrain, nous formerons une équipe très efficace.
Elle lança un regard à Thrawn et ajouta :
— La plus efficace, je dirais même, que vous puissiez rassembler dans un délai aussi court.
Thrawn l’observa un instant puis tourna les yeux vers Yularen.
— Vous portez-vous garant de cet agent Gudry, colonel ?
— Absolument. Il est très compétent, à la fois comme enquêteur et comme garde du corps. Il veillera à sa sécurité. Vous pouvez en être certain.
Thrawn resta muet encore un instant. Puis il hocha la tête de façon quasi imperceptible.
— Très bien. Comment comptez-vous l’amener jusqu’à la mine ?
— Je l’emmènerai sur Dennogra et les mettrai, Gudry et elle, à bord du transbordeur planétaire régional, expliqua Yularen. Ils arriveront à Paeragosto comme n’importe quel autre visiteur.
— Je vois.
Thrawn avait toujours des doutes, Arihnda le voyait bien. Mais il savait aussi qu’il n’avait que peu de pouvoir sur les faits et gestes d’un Gouverneur de l’Empire, en particulier quand ledit Gouverneur avait déjà la bénédiction du BSI.
— Délais d’exécution ? demanda-t-il.
— Nous pouvons la conduire sur Dennogra et la voir revenir sur Batonn en moins de douze heures, répondit Yularen en jetant un coup d’œil à son chrono. Elle devrait arriver à Creekpath environ deux heures avant le coucher du soleil, heure locale.
Il adressa un signe de tête par-dessus son épaule et ajouta :
— Si j’en crois l’état de vos croiseurs légers, je doute que vous soyez prêts à entreprendre quoi que ce soit avant, de toute façon.
Arihnda s’humecta les lèvres. Yularen avait raison sur ce point, ça ne faisait aucun doute. En venant ici, leur corvette était passée près de l’un des croiseurs et le flanc entier du vaisseau endommagé n’était plus qu’un bloc massif de remorqueurs de maintenance et d’énormes barges de réparation. De ce qu’ils avaient pu voir, les deux autres croiseurs qui, par leur position éloignée du Chimaera, avaient pourtant été épargnés par les échanges de tirs n’étaient pas en meilleur état.
— Les croiseurs ont été bien plus endommagés que prévu par les tirs du canon à ions, reconnut Thrawn. Toutefois, leur état de fonctionnement n’a que peu d’importance, puisqu’ils ne seraient d’aucune utilité en cas d’offensive terrestre.
— À moins que le plan de Nightswan ne comporte aussi une phase spatiale, le prévint Yularen. N’oubliez pas que l’amiral Kinshara a rapporté que la plupart des vaisseaux des insurgés avaient déjà quitté Denash à l’arrivée de la 125e.
— Ce rapport ne faisait que répéter les déclarations de ses prisonniers, lui rappela Thrawn. La présence ainsi que le nombre de vaisseaux d’insurgés qui étaient dans le système restent encore à être confirmés par une source indépendante.
— Peut-être, concéda Yularen. Continuez néanmoins à garder un œil sur le ciel.
— Je le fais toujours, colonel, lui assura Thrawn avec un petit sourire. Pour information, je n’approuve pas le plan de la Gouverneur Pryce, pour des questions de sécurité et d’efficacité. Cependant, comme je suis certain qu’elle ne manquera pas de me le rappeler, Batonn et Paeragosto ne sont pas encore considérées comme des zones militaires, ce qui y limite mon autorité.
— Et pourtant, que vous approuviez ou non, je sais que je pourrai compter sur votre aide en cas de problème, dit Arihnda.
Ses longues années de combat politique lui avaient appris que se montrer courtoise dans la victoire ne faisait pas de mal. Elle ajouta :
— Et pour cela, amiral, je vous remercie.
Thrawn inclina la tête dans sa direction.
— Gouverneur.
Il se tourna ensuite vers Yularen :
— Reviendrez-vous sur le Chimaera après avoir emmené la Gouverneur Pryce et l’agent Gudry à Dennogra ?
— Hélas, j’ai des affaires urgentes à régler ailleurs, répondit le colonel. Mais je pense que nous nous reverrons bientôt.
— Ce sera avec plaisir. Vous fournirez à la Gouverneur Pryce et à l’agent Gudry les unités comm et les enregistreurs de données dont ils auront besoin ?
— Oui, et je verrai avec le lieutenant-colonel Vanto pour choisir les fréquences et les mots de passe utilisés, promit Yularen.
— Très bien, dit Thrawn en inclinant à nouveau la tête en direction d’Arihnda. Je vous souhaite de réussir dans votre mission, Gouverneur. Soyez prudente et veillez à votre sécurité.
— Et rapportez-nous des données utiles, ajouta Yularen. Encore mieux, voyez s’il est possible de neutraliser le bouclier. Cela nous faciliterait la tâche.
— N’ayez aucune inquiétude, leur assura Arihnda. Nous ferons de notre mieux.
*
— … et les mots de passe décrypteront tout ce qu’ils renvoient, indiqua Yularen en tendant une datacarte à Eli tandis qu’ils se dirigeaient vers le hangar.
— Merci, dit Eli en glissant la carte dans son datapad afin d’y jeter un rapide coup d’œil.
Tout semblait être en ordre.
— J’imagine que vous préférez garder ceci en dehors du système informatique du vaisseau ? ajouta-t-il.
— Si possible, oui, répondit Yularen. Il s’agit de l’un des meilleurs encodages du BSI, et nous ne voudrions pas le voir se répandre aux quatre coins de la galaxie.
— Compris, dit Eli en retirant la carte de son datapad.
L’entrée du tunnel de chargement était juste devant, et la Gouverneur Pryce s’était déjà éloignée des autres, accélérant le pas dans sa direction. Elle semblait décidément très impatiente de commencer cette mission.
— L’amiral Thrawn a déjà contacté les forces impériales au sol. Elles seront prêtes à intervenir dès que la Gouverneur Pryce et son escorte leur auront trouvé un moyen d’entrer en douceur.
— D’accord, dit Yularen avant de changer de ton. Gouverneur, continuez sans moi et allez vous installer à bord. J’ai besoin de dire un mot au lieutenant-colonel Vanto.
Pryce jeta un regard étonné par-dessus son épaule mais disparut dans le tunnel sans faire de commentaire.
— Un problème, colonel ? demanda Eli à voix basse.
— Je ne sais pas. Pouvez-vous me dire qui a décidé du positionnement du Chimaera et du reste de la force opérationnelle ?
— Je crois savoir que c’est l’amiral lui-même. Pourquoi ?
— Parce que c’est résolument non réglementaire. C’est même à la limite de la folie. Vos trois croiseurs légers sont au sommet d’un triangle équilatéral de près de cent kilomètres de côté, expliqua-t-il en représentant l’agencement avec ses mains. Ce qui veut dire qu’ils sont non seulement trop loin de votre vaisseau amiral, mais également trop loin les uns des autres. Aucun n’est capable de venir en aide aux autres, et aucun ne peut bénéficier de la protection du Chimaera.
— Ils ne sont pas spécialement aptes au combat, nota Eli.
Cela ne l’avait pas empêché de s’interroger lui-même sur ce positionnement. Thrawn avait expliqué qu’il souhaitait suffisamment d’espace entre chaque croiseur pour que les imposantes barges de réparation qu’il avait fait venir dans le système puissent manœuvrer sans se percuter.
Mais était-ce une explication ? Ou un simple prétexte ?
— Leur incapacité à combattre est justement ce qui m’inquiète, insista Yularen. Comme je l’ai dit : ils ne peuvent pas protéger le Chimaera, et le Chimaera ne peut pas les protéger. Ils sont comparables à des tortues retournées, entourées d’autres tortues retournées. Il suffirait qu’une poignée de vaisseaux armés débarquent de l’hyperespace et vous perdriez un croiseur ainsi qu’un sacré paquet de vaisseaux d’escorte. Trois forces attaquent à l’unisson ? Et ce sont trois croiseurs avec leur groupe d’escorte qui disparaissent.
— Pas à l’unisson, murmura Eli. Chacun leur tour. Le Shyrack, puis le Flensor, et enfin le Tumnor. De façon à laisser suffisamment de temps au Chimaera pour activer ses turbolasers et les pointer vers un croiseur avant d’en attaquer un autre.
— Je vois que vous apprenez à réfléchir de façon stratégique, nota Yularen. La question, c’est pourquoi Thrawn n’en fait pas autant ?
— Je suis sûr qu’il le fait.
Mais Yularen avait raison sur tous les plans. Ce qui faisait qu’Eli ne voyait plus qu’une seule raison permettant d’expliquer la façon dont les croiseurs avaient été positionnés.
Thrawn essayait de gagner du temps. Il s’efforçait de dissuader une attaque furtive en encourageant les insurgés à s’occuper d’abord de cet alléchant trio de vaisseaux isolés, de façon à laisser le temps au Chimaera de retrouver toute son aptitude au combat.
Sauf que l’appât serait sans défense… Ce qui signifiait que n’importe quelle attaque tournerait instantanément au massacre.
Eli sentit sa gorge se serrer. Thrawn ne ferait rien d’aussi insensible. Certainement pas.
— Eh bien, en ce qui me concerne, je ne vois pas la logique ici, conclut gravement Yularen. Mais je suppose que c’est son affaire, pas la mienne. Tout ce que je dis c’est que vous devriez garder un œil sur tout ça. Nightswan… Depuis l’affaire du gaz tibanna, j’ai la sensation que Thrawn est obsédé par le personnage. Plus, probablement, que l’amiral ne l’admettra jamais. Avec lui à la tête de toute cette affaire, je ne suis pas sûr que Thrawn ait les idées très claires.
— Elles sont très claires, répondit fermement Eli. Et quoi qu’il fasse, ce sera pour le bien de l’Empire.
— Je l’espère. Gardez un œil sur lui, malgré tout.
Yularen posa un dernier regard appuyé derrière lui, puis se dirigea vers le tunnel, laissant Eli dans le couloir avec de nouvelles pensées troublantes pour seule compagnie.
Il attendit que la corvette soit partie sans encombre. Puis, faisant tourner la datacarte de Yularen entre ses doigts, prit la direction de la passerelle.
Il surveillerait Thrawn. Il surveillerait tout le monde.
Parce que Nightswan se trouvait là, quelque part, avec un plan d’action déjà bien défini.
Et comme Thrawn lui-même l’avait fait remarquer, l’homme était plutôt persuasif.