Chapitre 4
Dans une certaine mesure, la direction de la voie que l’on a choisie sélectionne automatiquement les voies qui pourraient la croiser. La voie d’un guerrier traversera celles d’autres guerriers, qu’ils soient alliés ou ennemis. La voie d’un ouvrier croisera celles d’autres ouvriers.
Mais comme pour les jeux de cartes ou de dés, des croisements inattendus peuvent parfois se produire. Certains sont occasionnés par le hasard, d’autres par sa propre volonté, d’autres encore par un changement de ses objectifs.
D’autres enfin arrivent par malveillance.
De telles manipulations peuvent se révéler efficaces à court terme. Mais les conséquences à long terme risquent d’être dangereusement complexes à prévoir.
La voie d’Arihnda Pryce en est un exemple. Son étude approfondie et éclairée peut constituer un enseignement précieux.
Et un avertissement plus précieux encore.
— Mademoiselle Pryce ?
Arihnda Pryce s’arrêta et fit volte-face. Remontant le long couloir au pas de course, Arik Uvis la rejoignit, un datapad à la main et une expression tendue sur le visage.
Arihnda soupira intérieurement. Elle n’était pas vraiment d’humeur à affronter Uvis, ni l’une de ses sempiternelles questions ou pinaillages.
Mais il n’allait pas s’en aller, et les bureaux des Mines Pryce étaient beaucoup trop petits pour qu’elle réussisse à l’éviter toute la journée. Autant se débarrasser de la chose au plus vite.
Il s’arrêta devant elle.
— Mademoiselle Pryce, répéta-t-il, le souffle légèrement haletant.
L’homme avait la trentaine passée, soit le même âge environ qu’Arihnda mais il en paraissait beaucoup plus.
— Content de vous avoir sous la main, ajouta-t-il.
— Que puis-je faire pour vous, monsieur Uvis ? demanda Arihnda en gardant un visage et une voix impassibles.
— La rumeur raconte que votre père viendrait de découvrir un filon de doonium jusqu’alors inconnu. Est-ce vrai ?
— En effet, répondit Arihnda en se demandant, l’air sombre, qui avait laissé échapper la nouvelle.
Le doonium était l’un des métaux les plus résistants que l’on connaisse, ce qui faisait de lui un composant clé de la fabrication des coques de cuirassiers. Or, depuis la récente accélération du programme de construction de vaisseaux de la Marine Impériale, le prix du métal avait grimpé en flèche. Le moindre soupçon à propos d’un nouveau gisement pourrait suffire à susciter une frénésie dévorante parmi les raffineurs et les acheteurs de minerai.
— Puis-je savoir comment vous l’avez appris ?
— Ça n’a pas d’importance, affirma Uvis. Ce qui compte, c’est que nous protégions cette découverte pour en tirer pleinement parti.
— Je suis certaine que ma mère est déjà sur le coup, lui assura Arihnda. Nous avons dans nos contacts plusieurs courtiers à même de gérer ce genre de choix.
Uvis renifla de dédain.
— Oh, j’en suis sûr, dit-il d’un ton vaguement condescendant. Des petites gens du coin, sans aucun doute, qui travaillent en échange d’une promesse et d’une poignée de main.
— Tous ne sont pas petits, répliqua Arihnda en s’efforçant de ne pas laisser voir son irritation.
Uvis était un outsider originaire du Noyau qui leur avait été plus ou moins imposé par le bureau du Gouverneur Azadi six mois standard plus tôt. Depuis son arrivée, Arihnda aurait certainement pu compter sur une seule main les déplacements d’Uvis en dehors de la zone urbaine de la capitale. Non seulement il ne connaissait presque rien à Lothal, mais en plus il ne montrait aucune envie d’en savoir davantage.
— Et quand bien même, qu’est-ce que cela change ? ajouta-t-elle. Si l’un d’eux ne peut pas gérer le contrat dans son intégralité, nous n’aurons qu’à faire affaire avec deux, trois ou quatre autres. Tout est étroitement lié, ici.
— Et je ne doute pas que ce système fonctionne pour une planète moyenne de la Bordure Extérieure, dit Uvis avec impatience. Mais certains d’entre nous nourrissent de plus grandes ambitions pour Lothal !
Arihnda pesta intérieurement. Nourrir des ambitions pour un caillou poussiéreux et isolé comme Lothal ? Mais bien sûr.
— Je vous souhaite bon courage.
— Je suis sérieux, insista Uvis. Maintenant que nous avons trouvé un filon de doonium…
— Nous avons trouvé un filon de doonium, le coupa Arihnda. Les Mines Pryce. Pas vous ni Lothal. Nous l’avons trouvé.
— Soit. Mais n’oubliez pas que le bureau du Gouverneur et moi-même sommes inclus dans ce nous. Nous sommes vos partenaires, vous vous rappelez ?
— Plus pour longtemps, rétorqua Arihnda. Dès que les bénéfices du doonium commenceront à affluer, nous vous rembourserons la totalité de votre prêt. Nous avons droit de le faire : c’est stipulé dans le contrat.
— Le contrat ne pouvait pas anticiper ce qui s’est passé ! dit Uvis avant de prendre une grande inspiration. Écoutez, Arihnda. Voilà ce qu’il en est : oui, vous êtes riche à présent, plus que dans vos rêves les plus fous. Ce qui signifie que c’est l’occasion de votre vie. Pas seulement pour les Mines Pryce, mais aussi pour vous – personnellement.
— Vraiment ? dit Arihnda en essayant de mettre du sarcasme dans sa voix, mais sans vraiment y parvenir.
Parce qu’il avait raison. Cette soudaine fortune allait peut-être lui donner enfin l’opportunité de partir d’ici. Pas seulement de l’entreprise familiale, mais aussi de Lothal, et pour de bon.
— Mais cela risque aussi d’attirer l’attention, et pas nécessairement d’une bonne manière, poursuivit Uvis. Il faut que vous…
Il s’interrompit lorsqu’une Ithorienne à tête de marteau apparut au détour d’un couloir et passa vivement devant eux, une pile de datacartes dans les mains. La nièce de quelqu’un, se rappela vaguement Arihnda, venue faire un stage de deux semaines. L’Ithorienne grogna un bonjour puis s’engouffra dans un autre couloir.
— Vous avez besoin de soutien, reprit Uvis. Plus que ça, vous avez besoin de protection. Le Gouverneur Azadi peut vous offrir tout ça.
La pensée nébuleuse de pouvoir enfin quitter Lothal disparut soudain dans un nuage de suspicion.
— De protection ? rétorqua-t-elle. Vous ne voulez pas plutôt dire de prise de contrôle ?
— Non, bien sûr que non, protesta Uvis.
— Vraiment ? Parce que nous avons déjà entendu tout cela. D’autres gens sont venus sur Lothal, beaucoup même, animés par le désir de nous extraire de la boue et de s’enrichir au passage. Tôt ou tard, ils finissent tous par découvrir que les gens d’ici sont entêtés, qu’ils s’obstinent à garder leurs vieilles habitudes et qu’ils n’ont aucune envie que des collets montés du Noyau viennent leur dire ce qu’ils doivent faire.
— Je suis heureux d’apprendre que Lothal a fini par accepter sa médiocrité, grinça Uvis. Mais ce schéma est de l’histoire ancienne. Les collets montés vont revenir, et cette fois pour rester. Et ils ne feront qu’une bouchée des petits poissons comme les Mines Pryce.
— Ne me menacez pas, Uvis, le mit-elle en garde.
— Je ne vous menace pas. J’essaie de vous dire que tout est sur le point de changer. Il existe une bonne dizaine de façons pour une compagnie minière d’approcher une petite entreprise comme la vôtre pour soit en prendre le contrôle, soit la saigner à blanc. Je n’en ai pas envie, vous n’en avez pas envie et le Gouverneur Azadi encore moins.
Arihnda dut faire un effort pour garder son sang-froid. Donc Uvis avait déjà prévenu Azadi pour le doonium.
Bon sang. Dans une communauté très soudée comme Capital City, cela signifiait que la moitié des citoyens devaient déjà être au courant à l’heure qu’il était. Et si la moitié des citoyens étaient au courant, un bon quart des étrangers présents sur place l’étaient aussi probablement.
— J’imagine que vous avez une solution à proposer ?
— En effet, lui assura Uvis. Commencez par vendre vingt et un pour cent supplémentaires des Mines Pryce au Gouverneur. Cela devrait…
— Quoi ? s’étrangla Arihnda en sentant sa mâchoire se décrocher. Sûrement pas. Vous n’obtiendrez pas de participation majoritaire !
— C’est la seule solution pour s’assurer que vous n’ayez pas de mégacorporations sur le dos. Si le pouvoir et le bureau du Gouverneur vous protègent, nous pourrons faire affaire avec de vraies raffineries – celles qui ont de l’argent et de l’influence…
— Non, répliqua Arihnda, catégorique.
Uvis inspira profondément.
— Je sais que c’est un grand pas, dit-il en employant un ton apaisant. Mais c’est la seule façon…
— J’ai dit non, répéta Arihnda.
— Vous devez au moins parler de l’offre du Gouverneur à vos parents, insista Uvis. Au moins à votre mère. En tant que directrice générale, elle a besoin de savoir…
— Quelle partie du non vous ne comprenez pas ?
Le visage d’Uvis s’assombrit.
— Si vous ne le faites pas, je m’en chargerai.
— Non, ce que vous allez faire, c’est disparaître hors de ma vue, lui répliqua Arihnda. Non, à vrai dire, ce que vous pouvez faire, c’est quitter notre propriété.
Il renifla de dédain.
— Allons… Je possède trente pour cent des Mines Pryce. Vous ne pouvez pas me jeter dehors comme ça.
— La famille Pryce possède soixante-dix pour cent, et c’est à nous que les droïdes en charge de la sécurité obéissent.
Ils se dévisagèrent un long moment, puis Uvis finit par incliner la tête.
— Très bien, mademoiselle Pryce. Mais sachez ceci : vous pouvez rester ici assise sur votre monde crasseux à la manière d’une grosse grenouille au milieu d’une petite mare boueuse et vous croire capable de lutter seule contre le reste de la galaxie. Mais vous ne le pouvez pas. Plus tôt vous le réaliserez, moins il vous en coûtera.
Il haussa les sourcils et ajouta :
— À vous et à vos parents.
— Au revoir, monsieur Uvis.
— Au revoir, mademoiselle Pryce. Appelez-moi lorsque vous serez disposée à entendre raison.
*
Bien qu’Uvis soit parti, le nuage qu’il avait laissé au-dessus de la tête d’Arihnda refusa de se dissiper.
À plus de dix reprises ce jour-là, elle faillit aller voir sa mère pour lui parler de la mise en garde et de l’offre du Gouverneur. Mais elle se ravisa à chaque fois. La mine appartenait à sa famille depuis quasiment les premières colonies de la planète et elle savait que ses parents seraient déterminés à se battre plutôt que de s’en séparer.
Ils avaient tous les droits sur la mine, le terrain et l’affaire. De plus, le système juridique de Lothal auprès duquel se réglaient tous les contentieux était rempli de relations, de fournisseurs, de clients, d’amis et d’amis d’amis. L’avantage de vivre dans un monde tranquille et frontalier. Peu importe ce que les entreprises, les arnaqueurs ou les escrocs sordides du bureau du Gouverneur leur réserveraient, ils auraient les moyens d’affronter la tourmente.
Elle travailla tard pour finir de classer les données du jour et de préparer une publication pour le moment où ses parents décideraient d’annoncer la nouvelle. Ce n’était pas parce que la moitié de Lothal était probablement déjà au courant qu’ils ne devaient pas faire une déclaration officielle à un moment ou à un autre.
Le crépuscule s’installait déjà lorsqu’elle quitta enfin le bureau. Elle prit la direction de chez elle et, conduisant plus lentement que d’habitude, regarda les couleurs illuminer le ciel à l’ouest et la lumière déclinante faire scintiller les buissons et les formations rocheuses qui bordaient la route. À l’horizon, les bâtiments de Capital City commençaient à s’illuminer, émettant une lueur plus douce et blanche que les rouges et roses du coucher de soleil. Quelque part dans le lointain s’élevaient les cris joyeux d’enfants occupés à jouer. À l’horizon se détachaient deux airspeeders au volant desquels des adolescents fanfaronnaient à travers les collines verdoyantes tout en pourchassant le soleil couchant. C’était le genre de beauté primitive dont les agences de voyages chantaient les louanges.
Arihnda détestait ça.
Cela n’avait pas toujours été le cas. Petite, elle appréciait cette vie paisible, ces grands espaces et la compagnie d’enfants de tant d’espèces et d’origines différentes. Mais au cours de son adolescence, la quiétude s’était peu à peu muée en ennui et les grands espaces en déserts culturels et festifs. De même, son entourage le plus proche lui était apparu de plus en plus étouffant et assommant. Il n’était pas rare qu’allongée sur son lit, elle contemple les étoiles par la fenêtre et fasse le vœu ardent de s’enfuir sur une vraie planète, n’importe laquelle pourvu qu’elle soit pleine de divertissements, de lumières vives et de gens sophistiqués.
Mais cela n’était jamais arrivé. Et maintenant que ses années d’adolescence étaient derrière elle et qu’elle avait connu les responsabilités de la vie adulte, elle savait que cela n’arriverait jamais.
Le chagrin et la frustration s’étaient quelque peu atténués au cours des dix dernières années, mais n’avaient jamais entièrement disparu. Arihnda haïssait toujours autant sa vie ici, mais c’était une haine familière et constante, comme la douleur sourde d’une blessure mal soignée.
Elle fit ralentir encore un peu plus son landspeeder pour observer l’interaction des lueurs de la ville et des feux du soleil couchant. Dans ces mondes pleins de divertissements et de lumières vives, il était possible que certains des habitants n’aient jamais vu le moindre horizon, encore moins de coucher de soleil.
Bien sûr, ils n’en avaient probablement rien à faire. D’ailleurs, si elle vivait là-bas, ce serait sans doute son cas, à elle aussi.
Était-il possible, comme l’avait prétendu Uvis, que les gisements de doonium lui offrent enfin la chance de fuir Lothal ?
Elle renifla de dédain. Bien sûr que non. Tout ce baratin n’avait été qu’un exercice de manipulation, conçu pour la distraire de sa tentative de prise de contrôle de la société.
Qu’il essaie. Elle n’aimait pas particulièrement sa vie ici ; mais c’était sa vie et les Mines Pryce étaient sa société, et elle préférait donner rendez-vous à Uvis en enfer plutôt que de laisser quiconque s’en emparer.
Les dernières volutes de couleur avaient fini par s’estomper et elle garait le landspeeder dans son garage lorsque son comlink bipa. Elle jeta un coup d’œil à l’appareil – c’était son père – et l’activa.
— Bonjour, père, l’accueillit-elle. Comment allez-vous ?
— Arihnda, il faut que tu te rendes tout de suite au poste de police, s’exclama Talmoor Pryce d’une voix presque méconnaissable. Ta mère a été arrêtée.
Arihnda écarquilla les yeux.
— Quoi ? Mais pour quelle raison, bon sang ? Et qui en a donné l’ordre ?
— La plainte vient du bureau du Gouverneur, répondit Talmoor, le souffle haletant. On l’accuse de détournement de fonds.
*
Talmoor Pryce avait travaillé toute sa vie dans la mine familiale, et Arihnda l’avait vu réagir de façon calme et décisive dans plusieurs dizaines de situations de crise. Mais cette crise n’était pas liée à la mine et, pour une fois, il n’avait manifestement aucune idée de ce qu’il devait faire.
La police non plus, semblait-il. Talmoor et Arihnda connaissaient plusieurs agents par leurs prénoms, mais ces liens personnels n’étaient pas suffisants pour arrondir les angles ou ne serait-ce que pour contourner la pagaille administrative. Tout ce que la police pouvait dire était qu’Elainye était en garde à vue, que sa demande de liberté sous caution avait été refusée et qu’ils avaient reçu l’ordre de n’autoriser aucune visite. L’ordonnateur n’avait pas été nommé, mais tout provenait directement du bureau du Gouverneur.
Bien sûr, Arihnda savait déjà qui se trouvait derrière tout cela.
— Arik Uvis travaille avec le bureau d’Azadi, nota Talmoor tandis qu’Arihnda et lui quittaient le commissariat. Il pourrait peut-être nous aider.
— Peut-être, répondit-elle avec un pincement de culpabilité qui fit brièvement fondre la glace qui venait de saisir son âme.
Vu la tournure des choses, elle regrettait à présent de ne pas avoir parlé à ses parents de sa dernière conversation avec Uvis. Au moins, auraient-ils pu se préparer un minimum à l’éventualité d’une attaque aussi lâche.
— Je vais aller le voir dès que je vous aurai déposé, proposa-t-elle.
— Je te remercie, mais ça va, répondit Talmoor. Nous pouvons aller le voir ensemble.
— Je pense vraiment que vous feriez mieux de rentrer à la maison, insista Arihnda.
Un plan se formait lentement dans son esprit ; le genre de plan qui fonctionnait mieux sans témoin.
— Barkin va continuer à demander pour la caution, poursuivit-elle. S’il l’obtient, vous n’aurez pas envie d’être de l’autre côté de Capital City lorsque mère sera prête à ce que vous alliez la chercher.
— Tu n’as pas tort, lui concéda Talmoor. Tiens-moi au courant de ce que dira Uvis, d’accord ?
— Promis. Mais il ne se passera sans doute rien tout de suite. Essayez de vous reposer un peu, d’accord ?
— Je vais essayer.
Il croisa son regard et plissa légèrement les yeux.
— Sois prudente, Arihnda.
— Ne vous inquiétez pas, lui assura-t-elle, le visage grave. J’en ai bien l’intention.
*
Par le plus grand des hasards, il s’avéra que le Sénateur Domus Renking se trouvait justement sur Lothal, lui qui d’habitude passait le plus clair de son temps sur la lointaine planète de Coruscant. À en croire les communiqués de presse, il était revenu sur son monde natal pour de courtes vacances et quelques réunions avec le Gouverneur Azadi ainsi que d’autres leaders politiques et industriels, et devait repartir dans deux jours.
Arihnda se présenta à 9 heures précises, heure d’ouverture du bureau de Renking, et indiqua son nom ainsi que la raison de sa visite à la femme souriante située derrière le bureau d’accueil. Deux heures plus tard, elle fut enfin invitée à entrer.
— Mademoiselle Pryce, l’accueillit Renking en se levant poliment. Je vous en prie, asseyez-vous.
— Merci, Sénateur, répondit Arihnda en passant devant les deux gardes silencieux qui flanquaient la porte pour rejoindre la chaise située devant le bureau de Renking. Merci de me recevoir.
— C’était probablement inévitable, dit Renking avec un sourire, et il attendit qu’elle se soit assise pour se réinstaller dans son fauteuil. Je crois savoir que votre mère, Elainye, a été arrêtée pour détournement de fonds.
— En effet. Et elle est innocente.
Renking s’appuya contre le dossier de son fauteuil.
— Dites-m’en plus.
— Oui, Sénateur.
Arihnda alluma son datapad et ouvrit le premier dossier.
— Tout d’abord, les finances de ma mère, déclara-t-elle en posant le datapad sur le bureau et en le retournant pour le placer face à lui. Vous verrez qu’il n’y a de hausse dans aucun de ses comptes. Si elle a détourné des fonds, il faut bien que l’argent soit allé quelque part.
— Elle pourrait s’être créé un compte secret, fit remarquer Renking. Peut-être même hors-monde.
— C’est vrai. Mais s’il s’agissait d’un détournement, les fonds devraient par définition venir des Mines Pryce. J’ai tout consulté du côté de la société, en creusant chacun des vecteurs auxquels elle avait accès. Il n’y a aucun signe d’argent, de crédit ou de ressources qui auraient disparu. Aucune transaction virtuelle non plus.
— Que vous ayez pu trouver.
— Je connais mieux le système informatique des Mines Pryce que ma mère, lui assura Arihnda. Il n’y a aucune chance qu’elle retire quoi que ce soit que je ne puisse suivre à la trace.
— Mmmh. J’imagine que vous réalisez l’impression que vous donnez en disant cela ?
— Oui, et je n’ai pas détourné de fonds non plus, contra Arihnda en tendant le bras à travers le bureau pour ouvrir le fichier suivant. Voici les données sur les bénéfices de la société pour les deux années précédentes. Vous pouvez voir qu’il y a des pics et des creux réguliers tout au long de cette période.
— Les variations du marché galactique, commenta Renking en opinant du chef. Cela arrive dans toutes les entreprises. Où voulez-vous en venir ?
— On peut voir une constante se détacher. Il y a des creux ici, ici et ici. S’il y avait eu détournement, cela aurait sans doute été paramétré pour tomber au bon moment de façon à – peut-être – ne pas être remarqué.
— Vous dites s’il y avait eu détournement. Il me semblait que le bureau du Gouverneur Azadi avait confirmé que des fonds avaient disparu.
— C’est aussi ce que j’ai entendu, dit Arihnda et, s’armant de courage, elle pianota à nouveau sur le datapad – c’était la partie la plus délicate de sa démonstration. Mais c’est peut-être un peu plus compliqué qu’un simple cas de disparition de fonds. Voilà la vidéo prise par les caméras de sécurité lors d’une fête donnée à la société il y a deux semaines, pile au milieu du dernier creux financier.
Elle indiqua du doigt un individu au visage large, aux bajoues duveteuses et aux yeux très écartés, vêtu d’une tunique marron foncé.
— Vous voyez la Lutrillienne là, sur le côté ?
— Oui.
— Il s’agit de Pomi Harchmak. Elle gère l’inventaire de l’équipement lourd. Son compte est séparé du compte du fonds de fonctionnement principal. Regardez… là. Vous voyez comment elle se faufile hors de la pièce au plus fort de la soirée ?
— Oui. Où mène ce couloir ?
— Au groupement de bureaux central. Là où se trouve son poste, depuis lequel elle peut accéder à tout le système d’inventaire. Oh, et une commande toute fraîche de têtes de forage venait d’arriver. Le moment parfait pour elle de passer à l’action.
— Ou le moment parfait pour quelqu’un ayant un peu trop arrosé la soirée d’aller aux toilettes, fit remarquer Renking. Qu’est-ce qui vous fait penser que ce n’est pas ce qu’elle est partie faire ?
— Parce qu’elle va s’éclipser trois fois supplémentaires dans les deux heures qui vont suivre pendant au moins dix minutes à chaque fois, rétorqua Arihnda.
— Quel rapport avec notre affaire ?
— C’est ainsi que fonctionnent les transactions financières ici, expliqua Arihnda. Je ne sais pas comment cela se passe sur Coruscant, mais sur Lothal les mouvements de fonds sécurisés requièrent généralement deux ou trois points de contact et les codes d’autorisation peuvent parfois effectuer des allers-retours constants pendant une heure voire plus.
Renking grommela.
— Voilà qui n’est pas très productif.
— Tout sauf productif, acquiesça Arihnda d’un ton amer.
C’était encore un exemple de la façon de penser totalement surannée qui avait cours à Lothal et qu’elle trouvait si horripilante.
— Mais on n’a pas le choix de faire autrement, ajouta-t-elle. Les banques et les fournisseurs ont tous leur façon de procéder, et aucun d’entre eux n’aime l’idée de s’en remettre entièrement aux ordinateurs et aux droïdes. Tous veulent intervenir personnellement dans les grosses transactions.
— Oui, voilà qui ressemble tout à fait à Lothal, concéda Renking, puis il pointa le doigt vers le datapad. Je peux ?
— Certainement.
Il tapota sur l’écran pour accélérer l’enregistrement. À première vue, il semblait ne pas se douter un seul instant que ce qu’elle lui racontait était tout sauf vrai.
Et c’était le cas, vraiment… sauf qu’Arihnda se rappelait que sa mère lui avait mentionné un peu plus tôt ce jour-là que Pomi Harchmak avait des problèmes digestifs. Ce qui signifiait que toutes ces escapades avaient très certainement les toilettes pour destination.
Peut-être que Harchmak était innocente. Peut-être qu’il n’y avait pas de fonds disparus et qu’Uvis se contentait d’un coup de bluff pour essayer de prendre le contrôle. Ou peut-être que cette histoire de maux de ventre n’était qu’une fausse excuse et que Harchmak était bel et bien coupable.
Arihnda n’en savait rien. Elle s’en fichait, aussi. Tout ce qu’elle voulait, c’était écarter au maximum les soupçons qui pesaient sur sa mère pour convaincre Renking d’intervenir. Après quoi, la culpabilité ou l’innocence d’Harchmark serait le seul problème de la Lutrillienne.
— Puis-je faire une copie de tout cela ? demanda Renking.
— À vrai dire, je vous en ai déjà fait une, répondit Arihnda en tirant une datacarte de sa poche et en la posant sur le bureau.
Il la récupéra, un sourire ironique sur les lèvres.
— On est très sûre de soi, hein ?
— Tout au contraire. C’était au cas où je n’aurais pas réussi à vous voir en personne. Pour que vous puissiez au moins jeter un œil aux preuves que j’avais rassemblées.
— Je suis heureux d’avoir pris le temps, finalement, affirma le Sénateur. Donnez-moi une minute.
Il finit de regarder la vidéo, fit silencieusement glisser le datapad sur le bureau pour le rendre à Arihnda puis se tourna vers son ordinateur. Au cours des minutes qui suivirent, il pianota sur son clavier, le regard fixé sur l’écran. Arihnda attendit sans bouger et s’efforça en vain de déchiffrer son expression.
Après avoir pressé une ultime touche, il se retourna finalement vers elle.
— Voilà la situation, déclara-t-il, le ton grave. Tout d’abord : dans l’état actuel des choses, je ne peux pas lever l’inculpation de détournement de fonds.
Arihnda le regarda fixement. Ce n’était pas la réponse qu’elle attendait.
— Et Harchmak alors ? Je viens juste de vous montrer qu’il y a un autre suspect au moins aussi valable que ma mère.
— Oh, c’est un suspect valable, en effet, acquiesça Renking. Et je n’ai aucun doute que la Lutrilienne sera mise en détention dès que je transmettrai tout ceci à la police. Mais sans preuve de l’innocence de votre mère, le Gouverneur refusera de la relâcher.
— Peut-on au moins la faire libérer sous caution ?
— Mais n’avez-vous pas encore compris la raison derrière tout cela ? demanda Renking en lui décochant un regard étrange. C’est Azadi qui tente de s’emparer des Mines Pryce !
— Azadi ou Uvis ?
— Quelle différence ?
— Probablement aucune, concéda Arihnda. C’est la raison pour laquelle je me suis adressée à vous plutôt que d’aller plaider ma cause auprès du Gouverneur. J’espérais vous fournir assez de munitions pour que vous puissiez l’arrêter. Et vous me dites maintenant que vous ne pouvez rien faire ?
Renking haussa les sourcils.
— Qu’est-ce qui vous dit que je souhaite l’arrêter ? Qu’est-ce qui vous dit que je ne participe pas à son plan ?
Arihnda s’humecta les lèvres. Qu’est-ce qui l’avait poussée à le croire, en effet ?
— Parce que si vous faisiez partie du plan, vous ne m’en auriez pas parlé. Vous seriez resté silencieux ou m’auriez encouragée à passer un accord pour tout vendre.
— Très bien, dit Renking en lui adressant un petit sourire. Vous avez raison, il existe une certaine… rivalité entre le Gouverneur et moi. Et je vois bel et bien un moyen d’aider votre mère. Mais je ne crois pas que cela va vous plaire.
— Je vous écoute.
— Je peux faire en sorte que les charges soient abandonnées, indiqua le Sénateur.
— Ça me semble plutôt bien jusque-là. Et pour la société ?
— C’est la partie que vous n’allez pas apprécier. Vous devrez céder la mine à l’Empire.
Arihnda avait senti venir quelque chose de cet ordre. Malgré tout, les mots lui firent l’effet d’un coup dans l’estomac.
— À l’Empire.
Renking écarta les mains, paumes vers le ciel.
— Vous allez perdre la mine, Arihnda. Que ce soit au profit d’Azadi ou de l’Empire.
— À cause du doonium.
— En gros, oui. Gardez à l’esprit qu’il suffit d’un ordre de Coruscant pour la réquisitionner immédiatement, sans aucune compensation. En ce moment, ils préfèrent jouer les choses en douceur dans cette région de la Bordure Extérieure, mais une telle retenue ne durera pas éternellement. De cette façon, au moins, vous obtenez la liberté pour votre mère et de nouveaux postes pour votre famille.
Arihnda secoua la tête.
— Je ne pense pas qu’ils seraient d’accord de diriger la mine pour quelqu’un d’autre.
— Oh, je ne parlais pas de les garder ici, la rassura Renking. Pas aux Mines Pryce, ni même sur Lothal. Le Gouverneur Azadi est un homme vindicatif, et tant qu’ils seront sous sa juridiction, il pourrait être tenté de leur chercher des problèmes par pur esprit de rancune. Heureusement, il y a une mine que je connais sur Batonn qui a besoin d’un sous-directeur et d’un contremaître expérimentés. Je dispose déjà d’une offre.
Arihnda esquissa un sourire pincé.
— Les deux heures pendant lesquelles vous m’avez fait patienter.
Renking haussa les épaules.
— Il y a eu ça et d’autres choses, aussi. Malheureusement, il n’y a pas de poste d’analyseur de données pour vous pour l’instant, mais le propriétaire dit qu’il peut vous mettre à l’inventaire jusqu’à ce que quelque chose de mieux se présente.
— Je vois, dit Arihnda en le regardant fixement.
Lothal était inondée d’escrocs en tout genre et, au fil des ans, elle avait appris à louvoyer à travers. Si les mêmes règles s’appliquaient à la version impériale…
— Je suppose que je pourrais rester simplement ici, sur Lothal, en attendant…
— Je ne vous le conseillerais pas, s’empressa de dire Renking. Pas avec Azadi en colère contre vous.
— En colère contre moi ?
Les lèvres de Renking se retroussèrent en un petit sourire.
— D’accord, en colère contre moi.
— Il n’hésiterait sans doute pas à me saigner à blanc moi aussi, concéda lentement Arihnda, comme si elle venait simplement de comprendre. Ça ne serait bon pour aucun d’entre nous, en fait.
— En effet, fit Renking, un mélange d’amusement et de résignation sur le visage. Allons droit au but, d’accord ? Que voulez-vous exactement ?
— Je veux aller sur Coruscant. Vous devez avoir une centaine de bons postes d’assistants à pourvoir. J’en veux un.
— En échange de quoi ? Ce genre de faveurs fonctionne dans les deux sens.
— En échange de ne pas faire de vagues lorsque l’Empire s’emparera des Mines Pryce, offrit Arihnda. Peut-être avez-vous oublié comment sont les gens par ici ? Ils risquent de ne pas apprécier cette mainmise.
— Oh, je m’en souviens parfaitement, la rassura Renking. Pourquoi pensez-vous que je favorise cette approche plutôt que de laisser l’Empire intervenir directement pour couper l’herbe sous le pied d’Azadi ? Lothal est comme toutes les autres planètes frontalières de la Bordure Extérieure : indisciplinée et peuplée de vrais casse-pieds potentiels.
— Mais un nouveau filon de doonium en vaut la peine ?
— Toutes les peines du monde, répondit Renking.
Il poussa un soupir et dévisagea Arihnda avant de poursuivre :
— Très bien. Il se trouve que j’ai un travail sur Coruscant que je peux vous proposer. Il y a un poste vacant dans l’un de mes bureaux d’aide aux citoyens.
— De quoi s’agit-il ?
— Mon travail consiste à représenter les intérêts de Lothal sur Coruscant. Cela inclut les citoyens en visite ou partis travailler temporairement à la capitale. Il se trouve qu’il existe un groupe assez conséquent d’expatriés de ce type dans les mines de Coruscant.
La surprise d’Arihnda dut se lire sur son visage parce qu’il sourit.
— Pas de vraies mines, bien sûr, pas comme les vôtres. Il s’agit plus d’opérations de récupération, là où des siècles de résidus, d’éclats de métal et d’autres débris se sont amassés autour des fondations des vieux sites industriels. Le groupe de Lothal se renouvelle selon un flux constant, alors j’ai un bureau d’aide dans la zone de façon à assister les expatriés pour leurs logements, l’orientation générale ainsi que pour les guider à travers le dédale administratif de Coruscant.
— Combien de personnes cela représente-t-il ?
— Environ cinq cents en ce moment. Mais il y a du personnel auxiliaire et des mineurs originaires d’une douzaine d’autres mondes de la Bordure Extérieure qui travaillent aussi sur les missions de récupération et leur nombre atteint probablement dix mille individus, voire plus. Je dispose dans mon équipe de gens qui maîtrisent l’aspect administratif, mais personne qui comprenne le monde de la mine ni les besoins et le jargon spécifiques des mineurs. Je pense que vous serez un atout précieux.
— J’en suis persuadée, dit Arihnda. Quelles seraient mes conditions de logement et de salaire ? Et quand souhaiteriez-vous que je quitte Lothal ?
— Votre logement serait modeste, mais votre salaire bien plus élevé qu’ici, répondit Renking en la fixant attentivement. Assez pour maintenir votre train de vie actuel, même en tenant compte des prix de Coruscant. Quant à votre départ, je pourrais vous emmener là-bas dès l’accord entre l’Empire et les Mines Pryce finalisé. À moins que vous ne préfériez d’abord aider vos parents à s’installer sur Batonn, bien sûr.
— Ce serait sans doute mieux, convint Arihnda. En partant du principe que je parvienne à les persuader d’accepter ce plan.
— Je l’espère, dans leur propre intérêt, la mit en garde Renking d’une voix grave. Sans cela, le prochain travail de votre mère pourrait être sur Kessel.
— Alors je ferais mieux d’aller leur parler au plus vite.
Arihnda se leva et remit son datapad dans son sac.
— J’imagine que vous pouvez faire lever l’interdiction de visite auprès de ma mère ? ajouta-t-elle.
— Je ferai donner l’ordre dès que vous passerez cette porte.
— Merci. Je vous tiens au courant.
Cinq minutes plus tard, Arihnda survolait la chaussée, l’esprit saturé de pensées et d’émotions contradictoires. Voilà, ça y était. Après des années d’attente – des années passées à croire que cela n’arriverait jamais –, elle quittait enfin Lothal. Et non seulement elle quittait Lothal, mais elle partait pour Coruscant.
Et tout cela ne coûterait que le travail et la dignité de ses parents ainsi que plusieurs générations de l’héritage familial.
Ce n’était pas comme si Renking s’était montré complètement altruiste non plus. Une partie de son objectif en acceptant la demande à peine voilée d’Arihnda était clairement de séparer la famille, ce qui aiderait à étouffer toute objection juridique ou contestation.
Mais machinations et complots mis à part, un point ressortait avec clarté.
Coruscant.
Petite, elle rêvait de voir les lumières, les couleurs et les immenses gratte-ciel de ce monde lointain. La capitale scintillante représentait à ses yeux la quintessence de la vie à laquelle elle aspirait si désespérément.
Et maintenant, alors que tout espoir était mort, elle allait s’y rendre !
Renking avait ses propres motivations et son propre agenda. Mais cela dit, Arihnda aussi.
Parce qu’outre ses lumières, ses couleurs et ses gratte-ciel, Coruscant était avant tout le centre du pouvoir politique impérial. Le pouvoir dont Azadi s’était servi pour placer sa mère en détention. Le pouvoir dont Renking faisait usage pour s’emparer de leur mine et l’offrir à l’Empire.
Le pouvoir qu’Arihnda pourrait un jour utiliser pour la reprendre.
Voilà pourquoi ses parents allaient accepter les conditions de Renking. Arihnda y veillerait. Puis elle se rendrait sur Coruscant pour travailler dans le petit bureau d’aide de Renking et s’y comporterait en gentille fille et en employée modèle.
Jusqu’au jour où elle trouverait un moyen de le précipiter de son piédestal.