DESTINATION CENTAURE
Je m’éveillai en sursaut et me demandai : « Comment Renfrew supporte-t-il les choses ? »
Je dus faire un mouvement car les ténèbres se refermèrent douloureusement sur moi. Je n’ai aucun moyen de savoir combien de temps dura cette déchirante inconscience. Quand je revins à moi, je ressentis d’abord la poussée des moteurs de l’astronef.
Cette fois, je repris lentement mes esprits. Je conservai une immobilité parfaite. Le poids des années de sommeil pesait sur moi et j’étais résolu à suivre à la lettre la routine ancienne fixée par Pelham.
Je ne voulais pas perdre à nouveau connaissance.
Allongé sur ma couchette, je réfléchissais. J’avais été idiot de m’inquiéter de Jim Renfrew. Il ne devait pas sortir de l’état d’animation suspendue avant cinquante ans !
Je commençai à surveiller le cadran lumineux de l’horloge fixée au plafond. Tout à l’heure, elle indiquait 23 h 12. Maintenant, il était 23 h 22. Le délai de dix minutes prescrit par Pelham entre la passivité et le passage à l’action était écoulé.
Doucement, ma main glissa vers le rebord de la couchette. Clac ! Je pressai le bouton. Un léger bourdonnement s’éleva et l’automasseur se mit à pétrir mon corps nu.
D’abord, il me frictionna les bras. Puis il passa aux jambes. Et à tout le reste de mon individu. À mesure qu’il progressait, il déposait une mince pellicule huileuse sur mon épiderme sec.
À plus d’une reprise, je fus sur le point de crier tant était douloureux le retour de la vie dans ma chair, mais, au bout d’une heure, je pus m’asseoir et allumer.
La petite pièce familière dans son austérité ne retint mon attention qu’un instant. Je me levai.
Le geste fut sans doute trop brutal : je titubai, me cramponnai au pilier de métal soutenant la couchette et vomis une humeur incolore.
Le malaise se dissipa, mais il me fallut faire un effort de volonté pour aller à la porte, l’ouvrir et m’engager dans l’étroit couloir conduisant à la salle de contrôle.
En principe, je ne devais m’y arrêter qu’un court moment mais je fus pris d’un spasme épouvantable qui me figea sur place. Incapable de résister, je m’appuyai contre le siège du tableau de bord.
Je jetai un coup d’œil sur le chronomètre et lus : 53 ans, 7 mois, 2 semaines, 0 jour, 0 heure, 27 minutes.
Cinquante-trois ans ! Je me dis avec égarement : là-bas, sur Terre, les gens qui avaient été nos amis, nos camarades de collège, cette fille qui m’avait embrassé lors de la soirée qui avait précédé notre départ, tous étaient morts. Ou en train de mourir de vieillesse.
Je me rappelais avec précision cette fille. Elle était jolie, pleine de verve. Nous ne nous connaissions absolument pas. En me tendant ses lèvres rouges, elle avait ri et s’était écriée :
— L’affreux aussi a droit à un baiser !
À présent, elle devait être grand-mère. Ou dans sa tombe.
Mes yeux s’embuèrent de larmes. Je les essuyai d’un revers de main et entrepris de faire chauffer la boîte de liquide concentré qui allait constituer mon premier repas. Peu à peu, mon trouble se dissipa.
Cinquante-trois ans et sept mois et demi, songeai-je avec abattement. À peu près quatre années de plus que prévu. Il faudrait me livrer à un petit calcul avant de prendre ma prochaine dose de drogue d’éternité. En principe, treize grammes étaient censés me maintenir en vie pendant cinquante ans exactement. Le produit était évidemment plus puissant que Pelham ne l’avait pensé après les premiers tests qui n’avaient porté que sur de courtes périodes.
Le front plissé, les nerfs tendus, je réfléchis au problème. Soudain, je pris conscience de ce que je faisais et un éclat de rire s’échappa de mes lèvres qui brisa le silence comme un coup de feu, me faisant tressaillir.
Mais cela me soulagea. Quelle exigence de ma part ! Que représentaient ces quatre malheureuses années perdues ? Une goutte d’eau dans l’océan du temps.
J’étais vivant et j’étais jeune. On avait conquis le temps et l’espace. L’univers appartenait à l’homme.
Je mangeai ma « soupe », avalant chaque cuillerée avec une lenteur délibérée. L’opération prit une demi-heure. Alors, tout ragaillardi, je quittai la salle de contrôle.
Cette fois, je m’arrêtai longuement devant les écrans d’observation. Il ne me fallut pas longtemps pour identifier notre Soleil, une étoile très brillante se trouvant approximativement au milieu de l’écran rétroviseur.
J’eus un peu plus de difficulté à localiser Alpha du Centaure. Je finis par la repérer : c’était un point lumineux au milieu de l’obscurité constellée. Je ne perdis pas mon temps à essayer d’évaluer la distance du Soleil et d’Alpha. L’un et l’autre avaient l’air d’être à leur place correcte. En cinquante-quatre ans, nous avions parcouru à peu près le dixième de la distance séparant la Terre du système le plus proche. Quatre années-lumière un tiers…
Satisfait, je regagnai la partie de l’astronef réservée à l’habitat. Les uns après les autres, me dis-je. Commençons par Pelham.
Quand j’ouvris la porte étanche de la chambre de Pelham, une odeur de chair en décomposition me monta aux narines. Avec un hoquet, je refermai vivement et restai là, au milieu de l’étroite coursive, frissonnant de la tête aux pieds.
Une minute s’écoula.
Pelham était mort.
Je ne me rappelle pas clairement ce que je fis alors. Je me suis rué en avant, ça, je le sais. J’ai ouvert la porte de Renfrew, puis celle de Blake. L’odeur hygiénique et douce qui régnait dans leurs chambres, la vue de leurs corps silencieux, étendus, me fit recouvrer un peu ma lucidité.
Une grande tristesse m’envahit. Pauvre Pelham ! Brave Pelham ! L’inventeur de la drogue d’éternité, qui avait rendu possible le grand plongeon dans l’espace interstellaire, était mort et son invention ne pouvait plus rien pour lui.
Qu’avait-il donc dit ? « Il y a très peu de risque pour que nous mourions. Mais il existe ce que j’appelle un facteur de mortalité d’environ dix pour cent lié à l’administration de la première dose. Si notre organisme supporte le choc initial, il supportera des doses additionnelles. »
Le facteur de mortalité devait être supérieur à dix pour cent. Ces quatre années de sommeil supplémentaire qu’avait provoquées la drogue chez moi…
Broyant du noir, je me rendis au magasin pour y prendre mon vidoscaphe personnel et une bâche. Malgré ces précautions, ce fut une horrible besogne. La drogue avait dans une certaine mesure assuré la conservation du cadavre, mais il tomba quand même en morceaux quand je le soulevai. Finalement, je parvins à haler la bâche et son contenu jusqu’au sas et livrai le tout à l’espace.
J’étais maintenant pressé par le temps. Il était impératif que les périodes de réveil fussent courtes. On utilisait ce que nous appelions l’ « oxygène courant » mais il était interdit de toucher aux réserves principales. Les produits chimiques entreposés dans nos chambres purifiaient lentement cet « oxygène courant » à mesure que s’écoulaient les années, afin qu’il soit prêt lors du réveil suivant.
Par une sorte de curieuse réaction de défense, nous avions négligé de faire entrer en ligne de compte un événement grave et imprévu comme la mort d’un membre de l’expédition. Tandis que je retirais mon vidoscaphe, je remarquai que l’air avait quelque chose de différent.
Je commençai par la radio. Il avait été calculé que la limite de réception était d’une demi-année-lumière et nous approchions de cette limite.
Je rédigeai en hâte mais avec soin mon rapport, le dictai et mis le transmetteur en marche après l’avoir réglé pour que l’enregistrement fût répété cent fois.
Dans un peu plus de cinq mois, la nouvelle éclaterait d’un bout à l’autre de la Terre. J’agrafai mon rapport manuscrit au journal de bord et y ajoutai une note à l’intention de Renfrew. C’était un bref hommage à Pelham. Il me venait du fond du cœur, mais j’obéissais aussi, ce faisant, à un autre motif. Renfrew, l’ingénieur de génie qui avait construit l’astronef, et Pelham, le grand chimiste dont la drogue d’éternité avait permis aux hommes de se lancer dans ce fantastique voyage au sein de l’immensité, avaient été une paire d’amis.
J’avais le sentiment que, lorsqu’il s’éveillerait à son tour et se trouverait dans le grand silence du vaisseau filant dans sa course vertigineuse, Renfrew aurait besoin de lire cet hommage à celui qui avait été son ami et son collègue. Je pouvais bien faire ce petit effort, moi qui les aimais tous les deux.
Quand j’en eus terminé, je vérifiai rapidement les moteurs étincelants, notai les indications des instruments de bord, puis je pesai trente-trois grammes de drogue. D’après mes calculs, c’était sensiblement la dose nécessaire pour cent cinquante ans.
Avant de m’endormir, je pensai longuement à Renfrew, au choc terrible qui l’attendait et qui bouleverserait profondément cet être singulier et sensible qu’aurait déjà secoué le brusque retour à l’état de veille.
Cette perspective m’impressionnait désagréablement.
L’inquiétude me rongeait encore l’esprit au moment ou je sombrai dans la nuit.
J’ouvris presque aussitôt les yeux. La drogue ! Elle n’avait pas agi.
L’ankylose que j’éprouvais me fit comprendre la vérité. Conservant une immobilité absolue, je surveillai l’horloge. Cette fois, la routine fut plus facile à suivre, quoique, comme précédemment, je ne pusse m’empêcher de faire halte devant le chronomètre de la salle de contrôle.
Il indiquait : 201 ans, 1 mois, 3 semaines, 5 jours, 7 heures, 8 minutes.
J’avalai mon bol de soupe et ouvris fébrilement le livre de bord.
Il m’est totalement impossible de décrire l’émoi qui me saisit en voyant l’écriture familière de Blake et, sur les pages précédentes, celle de Renfrew.
Mon trouble se dissipa lentement à mesure que je lisais les notations de ce dernier. C’était un rapport, rien de plus : lecture gravito-métrique, calcul précis de la distance franchie, compte rendu détaillé de l’état des moteurs et, pour finir, estimation des variations de vitesse en fonction des sept facteurs compatibles.
C’était un admirable travail mathématique, une analyse scientifique de premier ordre. Mais c’était tout. Pas un mot sur Pelham, pas un commentaire sur ce que j’avais écrit ni sur les événements qui s’étaient produits.
Renfrew s’était éveillé mais son rapport aurait bien pu avoir été rédigé par un robot.
Cela me paraissait anormal.
Je constatai, quand j’eus commencé à lire ce que Blake avait noté, qu’il avait eu lui aussi la même réaction :
Bill, DÉCHIRE CETTE PAGE QUAND TU L’AURAS LUE !
Eh bien, le pire est arrivé. Nous n’aurions pas pu demander au destin de nous flanquer dans les fesses un coup de pied plus cruel ! Je ne peux me faire à l’idée que Pelham est mort. Quel homme était-ce ! Et quel ami ! Mais nous savions tous le risque que nous courions, lui plus encore qu’aucun de nous. Aussi, il n’y a qu’une chose à dire : « Dors paisiblement, ami. Nous ne t’oublierons pas. »
Mais le cas de Renfrew est plus grave. Nous nous sommes assez fait de bile, en nous demandant comment il réagirait à son premier réveil, sans supposer encore qu’il lui faudrait éprouver le choc brutal d’apprendre la mort de Pelham. Je crois que cette inquiétude était justifiée.
Comme nous l’avons toujours su, toi et moi, Renfrew était un enfant gâté. Peut-on imaginer un être possédant à la fois son charme, sa fortune et son intelligence ? Son grand défaut était de ne jamais se laisser troubler par l’avenir. Avec sa personnalité brillante, avec, dans son sillage, toutes ces femmes, tous ces flatteurs qui l’adoraient comme un dieu, il n’avait guère le temps de se préoccuper d’autre chose que du présent.
Les réalités de la vie tombaient sur lui comme la foudre. Il a pu quitter ses trois ex-femmes – et elles n’étaient pas tellement ex, si tu veux mon avis – sans se rendre compte que c’était pour toujours.
La soirée d’adieu était suffisante pour plonger n’importe qui dans un brouillard mental par rapport à la réalité. Se réveiller cent ans plus tard et s’apercevoir que les êtres aimés se sont flétris, sont morts, qu’ils sont la proie des vers…
(C’est délibérément que j’emploie un langage aussi cru car, quelles que soient ses censures, l’esprit humain envisage les choses sous des angles terriblement étranges.)
J’escomptais personnellement que Pelham agirait comme une sorte de soutien psychologique pour Renfrew, et nous savons l’un et l’autre qu’il n’ignorait pas à quel point il avait de l’influence sur lui. Il faudra trouver un substitut à cette influence. Essaye d’imaginer quelque chose tout en t’occupant de ton travail de routine, Bill. Quand nous nous réveillerons au terme de ces cinq cents années, nous aurons à vivre avec ce garçon.
Arrache cette feuille. Le reste est de nature strictement technique.
Ned.
Je brûlai la lettre dans l’incinérateur. Après avoir examiné les deux hommes endormis – leur immobilité était celle, funèbre, des gisants – je regagnai la salle de contrôle.
Sur l’écran d’observation, je vis un soleil brillant, un joyau serti dans un velour noir. Son éclat était resplendissant.
Alpha du Centaure avait la luminosité la plus intense. Il était encore impossible de distinguer ses soleils et ceux du Proxima, mais leurs lueurs combinées donnaient une impression de majestueuse grandeur.
Je bouillais d’excitation et je pris soudain conscience du caractère grandiose de notre voyage. Nous étions les premiers hommes à nous être envolés pour le Centaure, les premiers à avoir l’audace de s’élancer vers les étoiles.
Même la pensée de la Terre était incapable d’atténuer mon émerveillement croissant, la pensée que sept, peut-être huit générations étaient nées depuis notre départ, la pensée que la jeune fille qui m’avait laissé le doux souvenir de ses lèvres rouges était maintenant pour ses descendants – si encore ils se rappelaient son nom – leur arrière-arrière-arrière-arrière-grand-mère.
C’était là une notion qui, dans son ampleur, avait quelque chose de trop écrasant pour présenter encore une signification émotionnelle.
Je fis ce que j’avais à faire, pris ma troisième dose de drogue et me recouchai. Quand je m’endormis, je n’avais pas trouvé de plan en ce qui concernait Renfrew.
Les sonnettes d’alarme retentissaient lorsque je m’éveillai.
Je ne bougeai pas immédiatement. Il n’y avait pas d’autre solution. Si j’avais remué, j’aurais perdu conscience. Bien que cette seule idée fût un supplice mental, je comprenais que, quel que fût le danger, la méthode la plus rapide consistait à suivre scrupuleusement chaque détail de la routine à la seconde près.
Je ne sais comment je réussis à m’y astreindre. Les timbres carillonnaient mais je demeurai immobile sur ma couchette jusqu’au moment où je devais me lever. Dans la salle de contrôle, le vacarme était épouvantable mais je la traversai sans m’arrêter et pris une demi-heure pour avaler ma soupe.
J’en vins à penser illogiquement que, si ce bruit durait encore longtemps, Blake et Renfrew finiraient sûrement par se réveiller.
Finalement, je me sentis en mesure de faire face à la situation. Le souffle court, je m’installai en haletant devant le tableau de bord, débranchai les circuits d’alarme et réanimai les écrans d’observation.
Je vis un brasier à l’arrière. Une colossale langue de feu blanc, plus longue que large, qui emplissait presque le quart du ciel. Une idée terrifiante me traversa l’esprit : nous devions nous trouver à quelques millions de kilomètres d’un monstrueux soleil brusquement né dans cette région de l’espace.
Je manipulai fébrilement les élévateurs de distance et, l’espace d’un instant, je considérai avec une incrédulité effarée les chiffres qui tombaient avec un bruit métallique dans leurs fenêtres.
Dix kilomètres ! Dix kilomètres seulement ! Le cerveau humain est un curieux mécanisme. Un moment plus tôt, alors que je pensais avoir affaire à un soleil d’une forme anormale, je ne percevais rien d’autre qu’une masse incandescente. À présent, je voyais que l’objet avait une silhouette précise, matérielle, des contours qui ne laissaient aucune place au doute.
Stupéfait, je bondis sur mes pieds parce que…
C’était un astronef ! Un énorme vaisseau d’un kilomètre et demi de long. Ou plutôt – je retombai sur mon siège, écrasé par la catastrophe dont j’étais le témoin et m’appliquant consciemment à en déduire les conséquences – plutôt l’enfer embrasé de ce qui avait été un astronef. Rien de vivant ne pouvait encore subsister au sein de ce feu dévorant. Le seul espoir était que l’équipage eût réussi à fuir dans les embarcations de secours.
Comme un fou, je fouillai les cieux en quête d’une lumière, d’un reflet métallique qui eût révélé la présence de rescapés.
Il n’y avait rien que la nuit, les étoiles et ce brasier.
Au bout d’un long moment, je remarquai que l’épave paraissait s’être éloignée et qu’elle perdait du terrain. Les forces de poussée, quelles qu’elles fussent, qui avaient aligné sa vitesse sur la nôtre devaient céder devant les furieux torrents d’énergie de l’incendie. Je commençai à prendre des photos. J’estimai que l’événement m’autorisait à utiliser les réserves d’oxygène.
Comme elle disparaissait au loin, la nova miniature qui avait été une nef spatiale en forme de torpille changea de couleur. L’intensité de son éclat blanc diminua. Bientôt, ce ne fut plus qu’un rougeoiement dans les ténèbres. La dernière image que j’entr’aperçus fut celle d’un objet oblong d’où émanait un rayonnement terne, telle une nébuleuse cerise vue par la tranche, tel le reflet d’un incendie embrasant la nuit par-delà l’horizon lointain.
Déjà, entre deux observations, j’avais procédé à toutes les manœuvres nécessaires. Je rebranchai le système d’alarme et regagnai à contrecœur ma couchette tandis qu’une multitude de points d’interrogation tournoyaient dans ma tête.
Tout en attendant que l’ultime dose de drogue fît son effet, je réfléchis. Il devait y avoir des planètes habitées dans le grand système centaurien. Si mes calculs étaient exacts, nous n’étions qu’à 1,6 année-lumière du principal groupe de soleils d’Alpha, qui était légèrement plus proche que Proxima la rouge.
La preuve était là : il y avait au moins une autre race suprêmement intelligente dans l’univers. Des merveilles dépassant nos rêves les plus délirants nous attendaient. Cette perspective me fit frémir d’excitation.
Ce n’est qu’au dernier moment, quand le sommeil déjà m’engourdissait l’esprit, que je me rendis brusquement compte que j’avais totalement oublié le problème Renfrew.
Je n’en éprouvai nulle inquiétude. Renfrew lui-même retrouverait certainement son extraordinaire présence, sa personnalité, quand il serait confronté à une complexe civilisation non terrestre.
Nos ennuis arrivaient à leur terme.
Un nouveau sommeil de cent cinquante ans n’avait pas érodé ma surexcitation car, en m’éveillant, je songeai : « Nous y sommes ! La longue nuit, l’incroyable voyage… tout est terminé. Nous allons nous réveiller, nous allons nous revoir et nous allons voir aussi la civilisation qui règne ici. Voir les grands soleils du Centaure ! »
Tandis que j’attendais, immobile et triomphant, je fus frappé par un phénomène étrange : cette fois, le temps me paraissait long. Et pourtant… Pourtant, je n’avais connu l’état de veille qu’à trois reprises seulement et une seule fois pendant l’équivalent d’une journée entière.
Littéralement, il n’y avait pas plus d’un jour et demi que j’avais vu Blake et Renfrew, ainsi que Pelham. Je n’avais été conscient que pendant trente-six heures, depuis l’instant où deux lèvres s’étaient doucement posées sur les miennes, s’y étaient collées pour m’offrir le baiser le plus doux de toute ma vie.
Alors, pourquoi ce sentiment que les siècles s’étaient égrenés, écoulés, seconde par seconde ? Pourquoi cette impression troublante et vide d’avoir erré au cœur de l’abîme insondable d’une nuit sans fin ?
Était-il si facile de tromper l’esprit humain ?
En définitive, je crus trouver la réponse : pendant cinq cents ans j’avais vécu. Mes cellules, mes organes avaient existé. Il n’était même pas impensable qu’une partie de mon cerveau soit demeurée terriblement consciente tout au long de cette inconcevable période de temps.
Et puis, bien entendu, il y avait le fait psychologique que je savais, à présent, que cinq cents ans avaient passé, que…
Avec une sorte de sursaut mental, je me rendis compte que mes dix minutes de passivité étaient arrivées à leur terme. Précautionneusement, je mis l’automasseur en marche.
Il y avait environ un quart d’heure que les mains délicates de l’appareil pétrissaient mon corps quand la porte s’ouvrit. La lumière envahit la pièce. Blake était devant moi.
Je tournai trop brusquement la tête et un vertige m’éblouit. Je fermai les yeux. J’entendis le pas de Blake qui s’approchait.
Au bout d’une minute, je fus capable de le distinguer clairement. Je vis alors qu’il tenait un bol dans la main. Il me contemplait d’un air étrangement morne.
Enfin un vague sourire éclaira son long visage étroit.
— Salut, Bill ! Chut ! murmura-t-il aussitôt. N’essaye pas de parler. Reste allongé pendant que je te fais manger ta soupe. Plus tôt tu pourras te lever, mieux cela vaudra.
Retrouvant sa mine lugubre, il ajouta :
— Moi, il y a quinze jours que je suis réveillé.
Il s’assit sur le bord de la couchette et, cuillerée par cuillerée, me fit avaler le potage. Le seul bruit était le bourdonnement de l’automasseur. Mon corps recouvrait lentement ses forces et, plus le temps passait, plus je prenais conscience de la tristesse de Blake.
— Et Renfrew ? réussis-je enfin à demander d’une voix rauque. Il est réveillé ?
Après une hésitation, Blake hocha la tête. Son front se plissa, son expression se fit plus sombre encore et il dit simplement :
— Il est fou, Bill. Fou à lier. J’ai dû le ligoter. Il a fallu que je l’enferme chez lui. À présent, il est plus calme mais, au début, il ne faisait que balbutier comme un pauvre aphasique.
— Qu’est-ce que tu racontes ? soufflai-je. Il n’est pas sensible à ce point-là. Qu’il ait une crise de dépression, qu’il soit malade, d’accord. Mais le simple écoulement du temps, la prise de conscience que tous ses amis sont morts n’ont quand même pu le rendre fou.
Blake secoua la tête :
— Il n’y a pas que cela, Bill…
Il se tut un instant et reprit :
— Il faut te préparer à éprouver un choc terrible. Un choc comme tu n’en as jamais ressenti.
Je le dévisageai. J’eus soudain une sensation de vide.
— Que veux-tu dire ?
Il fit une grimace et poursuivit :
— Je sais que tu seras capable d’encaisser. N’aie pas peur. Toi et moi, Bill, nous ne sommes que des brutes épaisses. Tellement insensibles que nous pourrions sans inconvénient atterrir aussi bien un million d’années avant Jésus-Christ qu’un million d’années après. Nous nous contenterions de nous serrer la main en disant : « C’est rigolo de se retrouver là, mon vieux ! »
Je l’interrompis :
— Au fait, Ned ! Que se passe-t-il ?
Il se leva.
— Quand j’ai lu ton rapport sur cet astronef qui brûlait et que j’ai vu les photos, une idée m’est venue. Il y a quinze jours, les soleils d’Alpha étaient tout proches. À six mois de nous seulement, compte tenu de notre vitesse moyenne de huit cents kilomètres à la seconde. Je me suis dit :
« Tiens ! Je vais essayer de capter une de leurs émissions. »
Il eut un sourire sans joie :
— Eh bien, en l’espace de quelques minutes, j’ai accroché des centaines d’émissions ! Ça pullulait sur les sept longueurs d’ondes. Et c’était aussi net qu’un carillon de cloches.
Il se tut et me contempla. Son sourire était quelque chose de pitoyable. Il gémit plaintivement :
— Bill, nous sommes les rois des idiots de l’univers civilisé. Quand j’ai dit la vérité à Renfrew, il s’est liquéfié comme un morceau de glace qu’on jette dans l’eau.
Une fois de plus il ménagea une pause. Mes nerfs étaient tendus à craquer. Je ne pouvais plus supporter ce silence.
— Pour l’amour de Dieu, mon vieux… commençai-je.
Je n’allai pas plus loin. Je ne fis pas un geste. Je compris en un éclair. Dans mes veines, le sang hurlait comme roule le tonnerre.
— Tu veux dire… murmurai-je enfin d’une voix faible.
Blake acquiesça.
— Eh oui ! C’est comme ça ! Ils nous ont déjà repérés avec leur rayon de traquage et leurs écrans d’énergie. Un vaisseau va venir à notre rencontre. J’espère seulement qu’ils pourront faire quelque chose pour Jim, acheva-t-il sur un ton lugubre.
Une heure plus tard, j’aperçus une lueur dans les ténèbres. J’étais assis devant le tableau de bord. Ce fut d’abord un fulgurant éclat argenté. L’instant d’après, l’étincelle s’était métamorphosée d’un seul coup en un énorme astronef naviguant de conserve avec nous à un kilomètre de distance.
Nous nous dévisageâmes, Blake et moi. Je murmurai d’une voix tremblante :
— N’ont-ils pas dit que ce vaisseau a décollé il y a dix minutes ?
Blake confirma le fait d’un signe de tête.
— Il leur faut trois heures pour faire le voyage Terre-Centaure.
C’était la première fois que j’entendais parler d’une chose pareille. Ce fut comme une explosion dans mon crâne. Je hurlai :
— Comment ? Mais il nous a fallu cinq cents…
Je ne terminai pas ma phrase.
— Trois heures ! haletai-je. Comment avons-nous pu oublier la notion de progrès humain ?
Nous nous tûmes l’un et l’autre. Un trou noir béa soudain dans le mur de cette espèce de falaise qui nous faisait face. Je mis le cap sur cette caverne.
Un coup d’œil sur l’écran arrière m’apprit que l’ouverture se refermait derrière nous. Des lumières jaillirent, qui se braquèrent sur une porte. Comme je manœuvrais pour poser le navire sur le sol métallique, sur la plaque vidéo un visage apparut.
— C’est Cassellahat, me souffla Blake à l’oreille. Le seul gars avec lequel je sois entré directement en contact jusqu’à présent.
Cassellahat avait tout de l’universitaire distingué. Il sourit et dit :
— Vous pouvez sortir. Vous n’aurez qu’à passer par cette porte.
Nous entreprîmes tant bien que mal de nous extraire de notre engin. En mettant le pied dans l’immense salle de réception, j’eus le sentiment d’être environné par un vide immense. Je me rappelais que les hangars spatiaux étaient analogues, mais celui-ci avait un je ne sais quoi d’étranger qui…
« Ce sont les nerfs », me dis-je.
Mais il était visible que Blake éprouvait la même impression que moi. En silence, nous franchîmes la porte et pénétrâmes dans une pièce luxueuse. Elle était très vaste.
Seule une actrice de cinéma aurait pu ne pas sourciller en entrant dans un endroit pareil. Les parois étaient entièrement tendues de tapisseries somptueuses. En fait, je crus un instant que c’étaient des tapisseries mais je m’aperçus qu’il s’agissait d’autre chose. C’était… J’étais incapable de le déterminer.
J’avais vu des mobiliers de prix dans quelques-uns des appartements de Renfrew. Mais ces canapés, ces fauteuils, ces tables étincelaient comme s’ils étaient composés d’un assortiment de flammes diversement colorées. Non, c’était faux, ils n’étincelaient pas, ils…
Sur ce point également j’étais incapable de me faire une opinion.
Je n’eus pas le temps de procéder à un examen plus détaillé : en effet, un homme, dont l’équipement ressemblait de très près au nôtre, se levait du fauteuil où il était assis. Je reconnus Cassellahat.
Il s’avança vers nous en souriant. Soudain, il ralentit le pas et son nez se plissa. Après nous avoir précipitamment serré la main, il se hâta de battre en retraite d’un air quelque peu compassé.
Quelle effarante grossièreté ! Néanmoins, j’étais content qu’il eût pris ses distances car, pendant la durée de cette brève poignée de main, j’avais senti un léger parfum, vaguement désagréable. D’ailleurs, un homme qui s’arrose de parfum…
Je frissonnai. L’humanité serait-elle devenue une race de godelureaux ? Cassellahat nous fit signe de nous asseoir. J’obéis. Vraiment, c’était là une étrange réception ! Il commença en ces termes :
— En ce qui concerne votre ami, il faut que je vous mette en garde. C’est un schizophrène et nos psychologues ne pourront actuellement l’améliorer que de façon provisoire. Une guérison permanente prendra longtemps et exigera de votre part une coopération pleine et entière. Il faudra vous soumettre de bonne grâce à tous les plans de Mr Renfrew, sauf, bien entendu, si son état évolue d’une manière dangereuse.
Cassellahat nous décocha un sourire et poursuivit :
— Mais permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue au nom des quatre planètes du Centaure. Cet instant est pour moi un grand moment. Depuis ma plus tendre enfance, j’ai été formé dans l’unique souci d’être votre mentor et votre guide. Je suis naturellement ravi que l’heure soit venue où l’étude approfondie de la langue et des mœurs de la période américaine intermédiaire à laquelle je me suis livré va enfin pouvoir porter ses fruits.
Cassellahat ne semblait pourtant pas nager dans le ravissement. Il fronçait toujours drôlement le nez comme je l’avais déjà remarqué et, d’une façon générale, son expression était celle de la contrariété. Mais c’étaient ses paroles qui me choquaient.
— Qu’entendez-vous exactement en disant que vous avez étudié l’américain ? lui demandai-je. Les gens ne parlent-ils donc plus la langue universelle ?
Il sourit :
— Si, bien sûr. Mais elle a évolué à tel point que – autant être franc – vous auriez certaines difficultés à comprendre les mots les plus simples.
— Oh !
Il y eut un silence. Blake se mordait la lèvre inférieure. Enfin, il posa une question :
— Pourriez-vous nous donner des précisions sur les planètes du Centaure ? Vous m’avez laissé entendre, lors de nos conversations par radio, que les centres de populations en sont revenus aux structures urbaines.
— Je serai heureux de vous faire visiter toutes les grandes villes que vous souhaiterez voir. Vous êtes nos hôtes et chacun d’entre vous dispose d’un compte de plusieurs millions de crédits qu’il lui sera loisible d’utiliser à son gré.
Blake émit un sifflement.
— Je dois cependant vous avertir d’une chose, enchaîna Cassellahat. Il importe que vous évitiez de décevoir nos compatriotes. Aussi nous vous demandons instamment de ne pas vous promener dans les rues et de ne vous mêler à la foule en aucune façon. Les contacts auront exclusivement lieu par le truchement du cinéma et de la radio. Ou bien vous serez placés à l’intérieur d’une machine close. Si vous aviez envisagé de vous marier, renoncez dès maintenant à ce projet.
— Je ne comprends pas, fit Blake avec étonnement.
J’aurais pu dire la même chose.
Cassellahat reprit d’une voix ferme :
— Il faut que personne ne se rende compte que vous dégagez une odeur nauséabonde. Cela risquerait de compromettre considérablement votre situation financière. (Il se leva :) À présent, je vais vous quitter. J’espère que vous ne verrez pas d’inconvénient à ce que je porte désormais un masque en votre présence. Je vous présente mes meilleurs vœux, messieurs, et… (Il s’interrompit, et son regard se posa sur quelque chose qui se trouvait derrière nous :) Ah ! voici votre ami.
Je me retournai vivement et je vis Blake en faire autant.
— Salut, les gars ! lança joyeusement Renfrew depuis la porte. (Et il ajouta avec une grimace :) On s’est vraiment fait pigeonner en beauté !
La gorge serrée, je me précipitai vers lui, lui secouai la main et l’étreignis. Blake essayait de suivre mon exemple.
Quand, enfin, nos effusions furent terminées, Cassellahat avait disparu. C’était aussi bien comme cela. Après ses dernières remarques, j’avais envie de lui flanquer mon poing dans la figure.
*
— Eh bien, allons-y ! fit Renfrew.
Il nous dévisagea tour à tour, Blake et moi, sourit en se frottant allègrement les mains et ajouta :
— Depuis une semaine, je réfléchis aux questions à poser à ce bavard et…
Il se tourna vers Cassellahat :
— Pourquoi la vitesse de la lumière est-elle constante ? commença-t-il.
Cassellahat ne sourcilla même pas.
— La vitesse de la lumière est égale au cube de la racine cubique de gd, répondit-il, d étant la profondeur du continuum espace-temps et g la tolérance totale – vous diriez la gravité – de toute la matière contenue dans ce continuum.
— Comment les planètes se forment-elles ?
— Il faut qu’un soleil trouve son équilibre dans l’espace au sein duquel il se trouve. Il éjecte de la matière comme un navire qui lance ses ancres à l’eau. C’est là une image très grossière. Je pourrais vous donner une formule mathématique, mais il faudrait que je l’écrive et, après tout, je ne suis pas un savant. Ce sont simplement là des faits que je connais depuis mon enfance – j’en ai tout au moins l’impression.
— Une minute, dit Renfrew en fronçant les sourcils. Le soleil éjecte de la matière sans autre raison que… que son désir de trouver l’équilibre ?
Cassellahat ouvrit de grands yeux :
— Bien sûr que non ! Je vous assure que la pression qui l’y contraint est très puissante. S’il ne réalisait pas cet équilibre, il basculerait hors de la région de l’espace qu’il occupe. Seuls quelques soleils célibataires ont appris à maintenir leur stabilité en l’absence de planètes.
— Quelques quoi ? s’exclama Renfrew.
Je voyais qu’il en avait oublié les questions dont il se proposait de bombarder Cassellahat, mais je cessai bientôt de penser à autre chose qu’aux explications de ce dernier :
— Un soleil célibataire est une très vieille étoile refroidie de classe M. Le plus chaud que l’on connaisse n’a qu’une température de 88 degrés centigrades et celle du plus froid est de 7 degrés. Un célibataire est littéralement un solitaire que l’âge a rendu asociable et grincheux. Sa caractéristique essentielle est de s’opposer à la présence de la matière dans son voisinage. Il ne tolère pas de planète, pas même de gaz.
Je profitai de ce que Renfrew, l’air songeur, méditait sur cette réponse pour lancer la conversation sur un autre sujet :
— Vous savez tout cela sans pourtant être un savant, avez-vous dit. Cela m’intéresse. Chez nous, par exemple, tous les gosses comprenaient le principe de la fusée atomique en naissant ou à peu près. À huit ou dix ans, ils démontaient et remontaient des jouets spéciaux. Ils pensaient en termes de fusées atomiques, et tout nouveau progrès en ce domaine était immédiatement intégré sans difficulté. Ce que j’aimerais savoir, c’est quel est l’équivalent chez vous de cet état de choses ?
— C’est la force adélédicnique. J’ai déjà essayé de l’expliquer à Mr Renfrew, mais il semble que son esprit refuse d’en admettre les aspects les plus simples.
Renfrew s’arracha à ses réflexions et s’exclama avec une moue :
— Il prétend me faire croire que les électrons pensent. Là, je ne marche pas !
Cassellahat secoua la tête :
— Non, ils en pensent pas mais ils ont une psychologie.
Je m’écriai :
— La psychologie électronique !
— Il s’agit simplement de la force adélédicnique. N’importe quel enfant…
Renfrew l’interrompit en grommelant :
— Je sais, n’importe quel enfant de six ans serait capable de me l’expliquer. (Il se tourna vers nous.) Voilà pourquoi j’avais préparé toute une série de questions. Je me suis dit qu’avec quelques solides éléments de base, nous pourrions peut-être comprendre cette affaire d’adélédicnique comme leurs enfants.
Il revint à Cassellahat :
— Question suivante : qu’est-ce que…
Cassellahat consulta sa montre et ne le laissa pas poursuivre plus avant.
— Je regrette, Mr Renfrew, mais si nous voulons prendre la vedette pour nous rendre sur la planète Pelham, il faut partir maintenant. Vous m’interrogerez en chemin.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? demandai-je.
— Il va me faire visiter les grands laboratoires des monts Europe sur la planète Pelham, répondit Renfrew. Vous voulez venir ?
— Pas moi !
Blake haussa les épaules.
— Je n’ai aucune envie de m’affubler d’une de ces combinaisons que Cassellahat nous a fournies, qui retiennent notre odeur prisonnière mais n’arrêtent pas la leur. Je reste avec Bill. Nous jouerons au poker les cinq millions de crédits déposés à notre nom à la Banque d’État.
Cassellahat se dirigea vers la porte. Le masque de chair qu’il portait fronçait distinctement les sourcils.
— Vous traitez bien légèrement les dons de notre gouvernement, jeta-t-il.
— Qu’est-ce que ça peut vous faire ? rétorqua Blake.
— Comme ça, on pue ! dit Blake.
Neuf jours s’étaient écoulés depuis le départ de Renfrew et de Cassellahat. Notre seul contact avec notre camarade avait été une communication radio-téléphonique qu’il nous avait adressée le troisième jour pour nous dire que tout allait bien.
Blake était debout devant la fenêtre de notre appartement qui dominait la ville de Newmerica. Allongé sur un divan, je pensais à une foule de choses : à l’instabilité potentielle de Renfrew, à tout ce que j’avais pu entendre ou voir concernant l’histoire des cinq cents dernières années.
J’abandonnai ma songerie :
— N’y pense plus, Ned. Il s’agit d’une modification du métabolisme du corps humain probablement due à l’alimentation différente. Leur sens olfactif est sans doute plus affiné que le nôtre : être près de nous constitue un véritable supplice pour Cassellahat, alors que nous ne remarquons pour notre part, chez lui, qu’une odeur déplaisante. Que veux-tu ? Nous sommes trois et ils sont des milliards ! Franchement, je vois mal comment résoudre rapidement ce problème. Aussi, mieux vaut prendre tranquillement les choses comme elles sont.
Comme Blake ne répondait pas, je repris le cours de ma rêverie. Le premier message que j’avais envoyé à la Terre au bout de cinquante-trois ans avait été capté. Ainsi, quand le moteur interstellaire eut été inventé en 2320, moins de cent quarante ans après notre départ, on s’était rendu compte de ce qui allait arriver.
Les quatre planètes habitables des soleils A et B d’Alpha avaient été colonisées et baptisées en notre honneur Renfrew, Pelham, Blake et Endicott. Depuis 2320, et ce en dépit des migrations vers les planètes gravitant autour d’étoiles plus lointaines, leur population humaine s’était considérablement accrue. À présent, dix-neuf milliards de personnes s’entassaient dans des espaces qui allaient rétrécissant.
L’astronef à la destruction duquel j’avais assisté en 2511 était le seul navire de la ligne Terre-Centaure qui se fût perdu corps et biens. Il filait à sa vitesse maximale et ses écrans avaient dû réagir à la présence de notre bâtiment. Tous les dispositifs automatiques avaient instantanément explosé, et comme à cette époque ces appareils de protection n’étaient pas capables d’arrêter un navire ayant atteint Moins l’Infini, tous les rétros qui se trouvaient à bord avaient probablement sauté.
Une chose pareille ne pouvait plus arriver. Les progrès réalisés dans le domaine de l’énergie adélédicnique avaient été si colossaux que les plus grands astronefs pouvaient à présent s’arrêter pile en plein élan.
On nous avait exhortés à ne pas nous sentir fautifs de cet unique désastre, car beaucoup des progrès parmi les plus importants en matière de psychologie électronique avaient eu leur source dans les analyses théoriques dont ce sinistre avait fait l’objet.
Je pris conscience que Blake s’était affalé avec dégoût au fond d’un fauteuil.
— Ça ne va pas être marrant, l’existence qui nous attend ! bougonna-t-il. Nous pouvons escompter être, pendant la cinquantaine d’années qui nous reste à vivre, des parias dans une société où le fonctionnement de la plus simple des machines nous échappe totalement.
Je m’agitai, mal à l’aise. J’avais eu la même pensée. Mais je ne dis rien. Blake continua :
— Je dois avouer que lorsque j’ai appris que les planètes centauriennes avaient été colonisées, j’ai caressé l’idée de courtiser quelque jeune femme et de l’épouser.
Involontairement je me remémorai deux lèvres se haussant vers les miennes. Je chassai ce souvenir et dis :
— Je me demande comment Renfrew prend la situation. Il…
Une voix familière me coupa :
— Renfrew prend les choses admirablement depuis que la résignation a succédé au choc initial et que la volonté d’agir a succédé à la résignation.
Nous nous étions tous les deux tournés vers lui avant qu’il eût achevé. Renfrew s’avança lentement, souriant. Scrutant ses traits, je me demandai dans quelle mesure il avait recouvré son équilibre mental.
Il semblait en pleine forme. Ses cheveux noirs et bouclés étaient soigneusement peignés. Ses yeux, étonnamment bleus, éclairaient son visage. Il était l’image de la perfection physique et il avait l’allure désinvolte d’un acteur tiré à quatre épingles.
— J’ai acheté un astronef, les enfants. J’y ai mis tout l’argent que je possédais et une partie du vôtre, mais j’étais sûr que vous seriez d’accord. Ai-je eu raison ?
— Mais bien sûr, répondîmes-nous en chœur.
— Pour quoi faire ? ajouta Blake.
— Je sais ! m’écriai-je. Nous allons parcourir l’univers, passer le reste de notre vie à explorer des mondes nouveaux. C’est une idée formidable que tu as eue là, Jim ! Blake et moi étions précisément sur le point de conclure un pacte de suicide !
— Nous allons en tout cas voyager un bout de temps, fit Renfrew en souriant.
Deux jours plus tard, Cassellahat n’ayant formulé aucune objection et aucun avis en ce qui concernait Renfrew, nous prenions l’espace.
*
Les trois mois qui suivirent furent une bien étrange période. D’abord, je me sentis écrasé par l’immensité du cosmos. Des planètes silencieuses surgissaient sur nos écrans pour disparaître loin derrière nous, ne nous laissant que le souvenir nostalgique de plaines désertiques, de forêts battues par les vents, de mers vides et houleuses, de soleils sans nom.
Ce spectacle et cette mélancolie nous donnaient un sentiment de solitude lancinant comme une douleur physique et, lentement, nous prenions conscience que notre voyage ne parviendrait pas à briser l’impression d’irréalité qui était notre lot depuis notre arrivée sur Alpha du Centaure.
Il n’y avait rien ici qui pût nourrir notre âme, rien qui pût remplir de manière satisfaisante une seule année de notre existence – et nous avions encore quelque cinquante ans à vivre !
Je devinais que Blake arrivait aux mêmes conclusions et j’attendais un signe qu’il en allait de même pour Renfrew. Mais ce signe ne se manifestait pas, ce qui, en soi, me paraissait inquiétant. Puis je me rendis compte d’autre chose : Renfrew nous observait. Il nous observait et il y avait quelque chose dans son attitude qui suggérait un dessein, une volonté secrète.
Mon anxiété allait grandissant et la perpétuelle gaieté de Renfrew n’arrangeait rien.
Au terme du troisième mois, comme je broyais du noir, allongé sur ma couchette, ma porte s’ouvrit soudain et Renfrew entra.
Il tenait un paralyseur d’une main, une corde de l’autre.
— Je suis désolé, Bill, fit-il en pointant son arme sur moi. Cassellahat m’a dit de ne pas prendre de risques. Aussi, laisse-toi faire tranquillement. Je vais t’attacher.
Je hurlai :
— Blake !
Renfrew secoua doucement la tête :
— Inutile. J’ai commencé par lui.
Le paralyseur braqué sur moi ne tremblait pas et le regard de Renfrew avait la dureté de l’acier. Je ne pouvais rien faire sinon bander mes muscles pendant qu’il me ligotait et songer pour me rassurer que j’étais au moins deux fois plus fort que lui. Je pouvais sûrement l’empêcher de serrer trop fort mes liens, me dis-je, épouvanté.
Enfin, il fit un pas en arrière et répéta :
— Je suis désolé, Bill. Je regrette d’avoir à te le dire, poursuivit-il, mais vous étiez mentalement au bout du rouleau en arrivant, Blake et toi. Les psychologues que Cassellahat a consultés ont conseillé ce traitement. Il faut que vous subissiez tous les deux un choc aussi brutal que celui qui vous a fait perdre les pédales.
La première fois, je n’avais pas prêté attention au fait qu’il avait mentionné le nom de Cassellahat. Mais, à présent, ce fut comme un éclair de compréhension. C’était incroyable : on avait dit à Renfrew que Blake et moi étions fous. Depuis trois mois, il conservait son équilibre parce qu’il se sentait responsable de nous. Quelle admirable astuce psychologique ! Mais quel était le choc qui nous serait administré ? C’était là toute la question.
Renfrew interrompit le cours de mes pensées :
— Ce ne sera plus long maintenant, disait-il. Nous sommes déjà entrés dans le champ du soleil célibataire.
— Soleil célibataire ! répétai-je d’une voix stridente.
Il n’ajouta rien. Dès que la porte se fut refermée derrière lui, je commençai à me débattre pour détendre mes liens.
Que nous avait donc expliqué Cassellahat ? Les soleils célibataires ne se maintenaient dans cet espace qu’en équilibre précaire.
Dans cet espace !
Le visage ruisselant de sueur, je nous imaginai projetés dans un autre plan du continuum spatio-temporel. Quand j’eus enfin réussi à libérer mes mains, je crus sentir le vaisseau tomber.
Je n’étais pas resté attaché suffisamment longtemps pour que les cordes eussent arrêté la circulation du sang. Je me ruai chez Blake et, deux minutes plus tard, nous nous précipitions tous les deux vers la cabine de pilotage.
Renfrew fut maîtrisé avant qu’il se fût rendu compte de notre intrusion. Je l’envoyai au sol d’un coup d’épaule tandis que Blake s’emparait de son paralyseur.
Il ne chercha pas à résister. Souriant et sarcastique, il jeta :
— Trop tard ! Nous approchons du premier point d’intolérance, et vous ne pouvez rien faire sinon vous préparer au choc.
C’est à peine si je l’écoutai. Je m’installai aux commandes et branchai les écrans. Aucune image ne se forma, ce qui m’ébahit une seconde. Alors, je vis les instruments. Les aiguilles tremblaient furieusement : elles enregistraient un corps d’une TAILLE INFINIE.
Pris de vertige, je contemplai longuement les chiffres incroyables. Enfin, je poussai le décélérateur à fond. Sous la pression brutale du champ adélédicnique, l’engin devint rigide et je me représentai brusquement le choc de deux forces irrésistibles. Haletant, je débrayai le générateur d’un coup sec.
Nous tombions toujours.
— En orbite, disait Blake. Mets-nous en orbite.
D’une main mal assurée, j’appuyai sur les touches du clavier, injectant à la calculatrice des données fondées sur un soleil ayant le diamètre, la gravité et la masse du Soleil de la Terre.
Mais le célibataire ne voulut rien savoir.
J’essayai une seconde orbite, une troisième, d’autres encore. En désespoir de cause, j’en calculai une qui aurait pu nous faire graviter autour du puissant Antarès lui-même. Mais l’horrible réalité demeurait : le vaisseau continuait de tomber.
Et toujours rien de visible sur les écrans, pas une ombre de substance véritable. À un moment donné, je crus pouvoir discerner vaguement une zone de ténèbres plus dense dans la nuit de l’espace, mais il était impossible d’avoir une certitude.
Finalement, ne sachant plus que faire, je quittai mon siège et m’agenouillai à côté de Renfrew, qui ne faisait toujours aucun effort pour se relever.
— Pourquoi as-tu fait cela, Jim ? demandai-je d’une voix suppliante. Que va-t-il arriver ?
Il eut un sourire complaisant :
— Imagine un vieux célibataire encroûté. Il conserve des relations avec autrui, mais ce sont des relations aussi lointaines que celles qui existent entre un soleil célibataire et les étoiles de la galaxie dont il fait partie.
Et il ajouta :
— D’une seconde à l’autre, nous allons atteindre la première période d’intolérance. Elle se manifeste par des sauts quantiques ayant une période de 498 ans, 7 mois, 8 jours et quelques heures.
Pour moi, c’était du charabia.
— Mais que va-t-il se passer ? répétai-je d’une voix pressante. Réponds, pour l’amour de Dieu !
Il me dévisagea. Son regard était narquois, et j’eus d’un seul coup l’étonnante révélation que je me trouvais devant le Jim Renfrew d’autrefois, sain d’esprit, parfaitement raisonnable. Un Jim Renfrew mystérieusement amélioré, plus fort.
— Eh bien, dit-il doucement, il nous éjectera de sa zone de tolérance. Ce faisant, il nous ramènera en arrière dans le…
Il y eut un choc titanesque. Je heurtai le sol, glissai. Une main – la main de Renfrew – m’empoigna. Et ce fut tout.
Je me mis debout, conscient que nous ne tombions plus. Je jetai un coup d’œil sur les instruments de bord. La lueur des voyants était régulière. Les aiguilles étaient fixées au zéro. Je me retournai et regardai tour à tour Renfrew et Blake qui, la mine sombre, était en train de se remettre sur ses pieds.
— Laisse-moi reprendre ma place au poste de pilotage, me dit Renfrew d’une voix qui se voulait persuasive. Je veux calculer notre cap pour regagner la Terre.
Mes yeux restèrent fixés sur lui une longue minute, puis, lentement, je m’écartai du tableau de bord. Quand il eut effectué les réglages et enclenché l’accélérateur, Renfrew leva la tête :
— Nous toucherons la Terre dans huit heures environ. Nous arriverons à peu près un an et demi après notre départ. Notre départ qui remonte à cinq cents ans…
J’éprouvai comme un tiraillement à l’intérieur du crâne et il me fallut quelques secondes avant de conclure que c’était probablement mon cerveau qui faisait des cabrioles en prenant subitement conscience de l’extraordinaire vérité.
Le soleil célibataire, songeai-je dans un vertige… En nous chassant de son champ de tolérance, il nous avait simplement précipités dans une période de temps située au delà de ce même champ. Renfrew avait dit… avait dit qu’il opérait par bonds de… 498 ans, 7 mois et…
Mais le vaisseau ? L’intrusion de la technique adélédicnique du XXVIIe siècle dans le XXe qui en ignorait tout ne changerait-elle pas le cours de l’Histoire ? Je posai la question à Renfrew d’une voix balbutiante.
Il secoua la tête :
— Comprenons-nous cette science, nous ? Oserions-nous essayer de tripoter la puissance brute qui anime nos moteurs ? Bien sûr que non. Quant au vaisseau, nous le garderons pour notre usage personnel.
— Mais…
Il ne me laissa pas aller plus loin :
— Écoute, Bill, voici la situation : cette fille qui t’a embrassé – ne te figure pas que je ne t’ai pas vu t’écrouler comme une tonne de briques ! – eh bien, elle sera assise à côté de toi dans cinquante ans, quand ta propre voix venue du fond de l’espace signalera à la Terre que tu es sorti pour la première fois de ton sommeil lors du premier voyage centaurien !
Et c’est exactement ce qui s’est passé.