LE MONSTRE
Le grand vaisseau s’immobilisa à un mille au-dessus d’une des cités. En bas s’étendait un paysage de désolation cosmique. En descendant à l’intérieur de sa bulle énergisée, Enash nota que les édifices décrépis s’écroulaient.
Une voix désincarnée frôla fugitivement ses oreilles :
— Aucun indice de destructions dues à la guerre.
Enash coupa le son.
Une fois qu’il eut touché le sol, il dégonfla sa bulle. Il se trouvait dans un espace enclos de murs et envahi d’herbes folles parmi lesquelles gisaient quelques squelettes épars – des êtres dotés de deux longues jambes et de deux longs bras, dont le crâne était planté à l’extrémité d’une mince épine dorsale. Rien que des squelettes d’adultes qui paraissaient être en parfait état de conservation mais quand, s’étant baissé, le météorologiste en toucha un, tout un morceau de celui-ci tomba en poudre. Au moment où il se redressait, Enash aperçut Yoal qui approchait en flottant. Il attendit que l’historien émergeât de sa bulle pour lui demander :
— Croyez-vous qu’il faille utiliser la méthode de résurrection des morts profonds ?
Yoal était songeur :
— J’ai interrogé les différentes personnes qui se sont posées. Il y a quelque chose d’anormal ici. Toute vie a disparu de cette planète, même la vie insectoïde. Il importe de découvrir ce qui s’est passé avant de nous risquer à entamer le processus de colonisation.
Enash garda le silence. Une bouffée de vent légère fit bruire les ramures d’un bouquet d’arbres voisin et il les désigna d’un geste. Yoal acquiesça :
— Oui, la vie végétale n’a pas subi de dommages mais, après tout, les plantes ne sont pas affectées de la même façon que les formes de vie actives.
Une voix tombant de son récepteur l’interrompit :
— Un musée a été découvert. Il est approximativement situé au centre de la cité. Une balise rouge a été fixée sur le toit.
— Je vais avec vous, Yoal, dit Enash. Peut-être y trouverons-nous des squelettes d’animaux et de créatures intelligentes à diverses phases de leur évolution. Vous n’avez pas répondu à ma question. Allez-vous ressusciter ces êtres ?
— J’ai l’intention d’en discuter avec le conseil, répliqua lentement Yoal, mais cela ne me paraît pas douteux. Il faut que nous connaissions la cause de cette catastrophe.
Il agita un suceur comme pour balayer le paysage et ajouta après réflexion :
— Naturellement, nous devrons agir avec prudence et commencer par les formes d’évolution les plus rudimentaires. L’absence de squelettes d’enfants est la preuve que cette race avait acquis l’immortalité individuelle.
Le conseil arriva pour procéder à l’examen des pièces à conviction. Enash savait que ces préliminaires étaient purement formels. La décision fut prise : il y aurait des résurrections. Mais ce n’était pas tout. Les membres du conseil étaient poussés par la curiosité. L’espace était vaste, les voyages cosmiques étaient longs et l’on se sentait seul ; atterrir était toujours une expérience excitante car elle offrait la perspective de formes de vie inconnues à étudier.
Le musée n’avait rien que d’ordinaire : de grandes salles en forme de dômes, des reproductions en matière plastique de bêtes étranges, beaucoup d’objets – trop nombreux pour qu’il soit possible de les voir et de les appréhender tous en si peu de temps. Des vestiges disposés par ordre chronologique offraient un tableau panoramique cristallisant tout le développement d’une race. Enash, qui visitait l’édifice avec les autres, fut content quand le groupe arriva devant une rangée de squelettes et de corps embaumés. Il s’assit derrière l’écran d’énergie pour observer les experts en biologie extraire un de ces corps de son sarcophage de pierre. Le cadavre, comme beaucoup d’autres, était enveloppé de bandelettes d’étoffe mais les spécialistes ne prirent pas la peine de dérouler ces fragments de tissu pourri. À l’aide d’une pince, ils prélevèrent un morceau de la calotte crânienne – c’était la procédure courante. On pouvait utiliser n’importe quelle partie du squelette mais c’était une section bien déterminée du crâne qui assurait les résurrections les plus parfaites, les reconstitutions les plus complètes.
Hamar, le chef de l’équipe de biologie, expliqua la raison qui l’avait incité à faire son choix parmi les cadavres :
— Les produits employés pour la conservation de cette momie révèlent des connaissances rudimentaires en matière de chimie et les sculptures du sarcophage indiquent une culture primitive et non mécanique. Les potentialités du système nerveux ne sauraient être très développées dans une civilisation de ce type. Nos linguistes ont analysé la voix enregistrée qui accompagne chaque pièce d’exposition et, bien que nous ayons affaire à un grand nombre de langues – nous avons la preuve que l’idiome en usage à l’époque où ce corps était en vie a été reconstitué – ils sont parvenus à en traduire le sens sans difficultés. Notre machine vocale universelle est maintenant adaptée grâce à leurs soins. Il suffit de parler dans le communicateur et le discours sera traduit dans la langue de la personne ressuscitée. Naturellement, le système fonctionne dans les deux sens. Ah ! je vois que nous sommes prêts pour le premier.
Sous le regard attentif d’Enash et de ses compagnons, le couvercle du reconstructeur plastique fut refermé et la procédure de résurrection commença.
Enash éprouvait une certaine tension. Car ce n’était pas une tentative effectuée à l’aveuglette. Dans quelques minutes, un des anciens habitants de cette planète allait se dresser sur son séant et les contempler. La technique à laquelle on avait recours était simple et toujours d’une parfaite efficacité.
… L’existence naît des ombres infinitésimales. Le seuil du commencement et de la fin ; de la vie et de… la non-vie. Dans cette zone obscure, la matière hésite entre les anciennes habitudes et de nouvelles. L’habitude de l’organique et celle de l’inorganique. Les électrons ignorent tout des valeurs de la vie et de la non-vie. Les atomes ne savent rien de l’inanimé. Mais quand les atomes se constituent en molécules, un pas est franchi, un pas infime, celui de la vie – pour autant qu’elle ait germé. Un pas… et les ténèbres. Ou l’avènement à l’existence.
Une pierre. Ou une cellule vivante. Un grain d’or, un brin d’herbe, le sable de la mer, ou les animalcules en nombre aussi incalculable, peuplant les eaux sans limites et saumâtres. Toute la différence, c’est cette zone de matière crépusculaire. Chaque cellule vivante la détient dans toute sa plénitude. Quand on arrache une patte à un crabe, une nouvelle patte lui repousse. Les deux extrémités de la planaire grandissent et, bientôt, il y a deux vers, deux individus, deux tubes digestifs aussi voraces que l’original – et chacun est une entité intégrale et indemne ; cette expérience ne l’a aucunement mutilé. Chaque cellule peut être le tout. Chaque cellule se souvient de façon si richement détaillée que la totalité des mots dont on dispose sera à jamais impuissante à décrire la perfection de l’état auquel elle parvient.
Mais le paradoxe est que la mémoire n’est pas organique. Un banal disque de cire se rappelle les sons. Une bande enregistrée reproduit aisément la voix qui a parlé dans un micro des années auparavant. La mémoire est une empreinte physiologique, une marque sur la matière, la modification morphologique d’une molécule de sorte que, lorsque l’on désire obtenir telle ou telle réaction, la forme émet le même rythme en réponse.
Du crâne de la momie avaient jailli les milliards de milliards de formes mémorielles dont on escomptait maintenant une réponse. Comme à l’accoutumée, la mémoire était fidèle.
Un homme cligna des yeux et ses paupières s’ouvrirent.
— C’est donc bien vrai, dit-il à haute voix. (À mesure qu’il parlait, les mots qu’il prononçait étaient traduits en gana.) La mort n’est qu’une porte donnant sur une autre vie. Mais où est ma suite ? ajouta-t-il sur un ton geignard.
Il s’assit et sortit de la gaine qui s’était automatiquement ouverte à l’instant où il était revenu à la vie. Et il vit ses ravisseurs. Il se pétrifia mais sa transe ne dura qu’un court moment. Il avait un orgueil et un courage très particuliers, qui lui rendirent service. De mauvaise grâce, il tomba à genoux et fit soumission mais le scepticisme devait être profondément enraciné en lui.
— Suis-je en présence des dieux d’Égypte ? fit-il en se relevant. Quelle extravagance est-ce là ? Je ne me prosterne pas devant des démons sans nom.
— Tuez-le ! ordonna le capitaine Gorsid.
Le monstre à deux jambes disparut en se tortillant quand cracha le fusil à rayons.
Le second ressuscité se mit debout. Il était pâle et tremblait de peur :
— Bon Dieu ! Je jure que je ne toucherai jamais plus à cette saleté ! En fait d’éléphants roses…
— À quelle « saleté » faites-vous allusion, ressuscité ? s’enquit Yoal avec curiosité.
— La gnôle, ce poison qu’on m’a fait boire au bistrot… eh bien, mes enfants !
Le capitaine Gorsid adressa un regard interrogateur à Yoal.
— Est-il nécessaire de nous attarder ?
L’historien hésita :
— Je suis intrigué.
Il se tourna vers l’homme :
— Comment réagiriez-vous si je vous disais que nous sommes des voyageurs venus d’une autre étoile ?
Le ressuscité le regarda, visiblement abasourdi. Mais son effroi était encore plus intense que sa stupéfaction. Enfin, il parla :
— Écoutez… je roulais gentiment en père peinard. Je reconnais que j’avais bu un ou deux coups de trop mais c’est la faute à l’alcool qu’on trouve par les temps qui courent. Je vous jure que je n’ai pas vu l’autre auto – et si c’est un nouveau système pour punir les gens qui conduisent en état d’ivresse, eh bien, vous avez gagné : je ne boirai plus une goutte aussi longtemps que je vivrai !
— Il conduit une « auto », et voilà tout, dit Yoal. Pourtant, nous n’avons pas vu d’autos. Ils ne se sont même pas donné la peine de les conserver dans les musées.
Enash remarqua que tout le monde attendait que quelqu’un y aille de son commentaire. Se rendant compte que le cercle du silence allait se refermer totalement s’il ne disait rien, il se secoua et suggéra :
— Demandons-lui de décrire cette auto. Comment fonctionne-t-elle ?
— Ah ! vous vous décidez à parler ! s’exclama l’homme. Allez-y… tracez votre ligne à la craie, je la suivrai et vous pourrez me poser toutes les questions qu’il vous plaira. Je suis peut-être tellement ivre que je n’ai plus les yeux en face des trous mais je suis toujours en état de conduire. Comment elle fonctionne ? Il suffit de débrayer et de mettre les gaz.
— Les gaz, répéta l’ingénieur Veed. Moteur à combustion interne. Voilà qui le situe.
Le capitaine Gorsid fit un geste à l’adresse du garde armé du fusil à rayons.
Le troisième ressuscité se dressa à son tour sur son séant et examina les Ganas d’un air pensif.
— Des visiteurs venus des étoiles, demanda-t-il enfin. Avez-vous un système ou est-ce un simple coup de chance ?
Les conseillers ganas s’agitèrent, mal à l’aise, dans leurs sièges incurvés. Enash surprit le coup d’œil de Yoal et le regard hagard de l’historien alarma le météorologiste qui songea : « L’adaptation du deux-jambes à une situation nouvelle et sa compréhension de la réalité sont anormalement rapides. Jamais un Gana ne pourrait égaler cette vitesse de réaction. »
— La rapidité de la pensée n’est pas nécessairement un signe de supériorité, fit observer Hamar, le biologiste en chef. Celui qui pense lentement et minutieusement a sa place dans la hiérarchie de l’intelligence.
Mais Enash se dit que le problème n’était pas la rapidité mais la précision de la réaction. Il essaya de s’imaginer que, renaissant d’entre les morts, il saisissait instantanément la signification de la présence de créatures étrangères venues des étoiles. Non, il n’aurait pas pu…
Il n’alla pas plus loin dans ses réflexions : l’homme était sorti de la gaine. Les Ganas le virent se diriger d’un pas vif vers la fenêtre et regarder au-dehors. Un seul et bref coup d’œil – puis il se retourna :
— C’est partout pareil ?
Pour la seconde fois, la promptitude avec laquelle il appréhendait la réalité fit sensation. Ce fut Yoal qui répondit :
— Oui. La désolation, la mort et la ruine. Avez-vous une idée de ce qui a pu se passer ?
L’homme quitta la fenêtre et s’immobilisa derrière l’écran d’énergie qui protégeait les Ganas :
— Puis-je examiner le musée ? Il faut que j’évalue mon âge. De mon vivant, nous possédions certains moyens de destruction mais il importe de savoir combien de temps s’est écoulé depuis ma mort pour déterminer la méthode qui a été employée.
Les conseillers se tournèrent vers le capitaine Gorsid qui, après avoir hésité, ordonna au garde armé :
— Surveillez-le !
Il fit face à l’homme :
— Nous comprenons à merveille ce que vous souhaitez : vous aimeriez prendre le contrôle de la situation pour garantir votre propre sécurité. Laissez-moi vous rassurer : ne faites pas de mouvements malencontreux et tout se passera bien.
L’homme crut-il ou ne crut-il pas au mensonge ? Impossible de le deviner. De même, il n’eut pas un regard, pas un geste indiquant qu’il avait remarqué le sol carbonisé à l’endroit où ses deux prédécesseurs avaient été volatilisés d’un coup de fusil à rayons. Il s’avança avec curiosité jusqu’à la porte la plus proche, considéra le deuxième garde qui l’y attendait et la franchit d’un pas allègre. La première sentinelle lui emboîta le pas, suivie de l’écran énergétique mobile et des conseillers à la queue leu leu.
Enash fut le troisième à passer le seuil. La salle dans laquelle il pénétra contenait des squelettes et des modèles d’animaux en plastique. La suivante était ce qu’il appelait, faute d’un meilleur mot, une salle culturelle. Elle était remplie d’objets manufacturés appartenant à une seule et même période de civilisation – et c’était une civilisation apparemment fort avancée. Lorsque le groupe l’avait traversée à l’arrivée, il avait examiné quelques-unes des machines exposées et avait pensé : énergie atomique. Il n’avait pas été le seul à faire cette observation car la voix du capitaine Gorsid s’éleva derrière lui :
— Il vous est interdit de toucher à quoi que ce soit. Tout geste équivoque sera pour les gardes le signal d’ouvrir le feu.
Le ressuscité, debout au milieu de la salle, semblait tout à fait à l’aise et, en dépit de la singulière anxiété qu’il éprouvait, Enash ne pouvait faire autrement que d’admirer sa sérénité. Le deux-jambes ne pouvait pas ignorer quel sort l’attendait ; néanmoins, il était calme et méditatif. Enfin, il dit d’une voix assurée :
— Il est inutile d’aller plus loin. Peut-être serez-vous plus aptes que moi à calculer le laps de temps qui s’est écoulé entre ma naissance et la construction de ces machines. Je vois ici un appareil qui, selon la pancarte fixée au-dessus de lui, a pour fonction de compter les atomes qui explosent. Dès que le nombre voulu d’atomes se sont désintégrés, le flux d’énergie est coupé et reste interrompu exactement autant qu’il le faut pour prévenir une réaction en chaîne. De mon vivant, nous disposions d’un millier de dispositifs grossiers destinés à limiter l’ampleur de la réaction nucléaire mais il avait fallu deux mille ans pour les mettre au point depuis l’aube de l’ère atomique. Pouvez-vous établir une comparaison sur cette base ?
Les conseillers se tournèrent vers Veed qui hésita avant de répondre à contrecœur :
— Il y a neuf mille ans, nous connaissions un millier de procédés limitateurs. (Il ménagea une pause avant d’ajouter encore plus lentement :) Je n’ai jamais entendu parler d’instruments de comptage chargés de contrôler les explosions atomiques.
— Et pourtant, cette race a été détruite ! murmura faiblement Shuri, l’astronome.
Gorsid brisa le silence qui avait suivi ce commentaire en ordonnant au garde le plus proche :
— Tuez le monstre !
Mais ce fut le garde qui s’écroula dans un geyser de flammes. Pas seulement lui : tous les gardes ! Ils s’effondrèrent en même temps, transformés en un brasier bleu. Une langue de flamme lécha l’écran, recula, revint à la charge avec une violence accrue, recula à nouveau tandis que son éclat s’intensifiait. À travers la flamboyante nappe de feu, Enash vit que l’homme se trouvait maintenant devant la porte la plus éloignée et que la machine à compter les atomes était entourée d’une incandescence bleutée.
— Couvrez toutes les issues avec les fusils à rayons ! hurla le capitaine Gorsid dans son communicateur. Que l’astronef se tienne prêt à abattre la créature étrangère avec l’armement lourd !
— C’est du contrôle mental ! s’exclama quelqu’un. Où avons-nous mis les pieds !
Les Ganas battaient en retraite. La flamme bleue léchait le plafond, cherchant à se frayer sa voie à travers l’écran. Enash eut une dernière vision de la machine. Elle devait continuer de compter les atomes car la luminosité bleuâtre qui la nimbait était maintenant infernale. Le météorologiste se hâta de rejoindre ses compagnons dans la salle où la résurrection avait eu lieu. Un second écran énergétique fut mis en service. Il n’y avait plus rien à craindre ; les Ganas s’introduisirent dans leurs bulles individuelles, sortirent du musée et rallièrent le vaisseau. Quand celui-ci prit son essor, il largua une bombe atomique. Le champignon embrasé effaça le musée et la cité.
— Et nous ne savons toujours pas comment cette race à péri, souffla Yoal à l’oreille d’Enash quand se furent éteints les échos du tonnerre qui, derrière eux, avait ébranlé le ciel.
Le pâle soleil jaune se leva à l’horizon. Il y avait trois jours que la bombe était tombée sur la ville, huit que les Ganas avaient atterri. Enash descendait avec le groupe pour explorer une autre ville. Il était maintenant hostile à de nouvelles résurrections.
— En tant que météorologiste, je déclare que cette planète peut être ouverte en toute sécurité à la colonisation, dit-il. Il me paraît inutile de prendre des risques supplémentaires. Cette race a découvert les secrets de son mécanisme nerveux et nous ne pouvons nous permettre de…
Hamar, le biologiste, l’interrompit sèchement :
— S’ils avaient cette science, pourquoi ces gens n’ont-ils pas émigré vers un autre système stellaire pour y trouver asile ?
— Je suis prêt à admettre qu’il est fort possible qu’ils n’aient pas découvert la méthode nous permettant de localiser les étoiles possédant des familles de planètes, rétorqua Enash tandis que son regard ardent balayait le cercle de ses compagnons. Nous avons reconnu qu’il s’était agi d’une découverte unique et accidentelle. Ce fut une question de chance, pas d’intelligence.
D’après leur expression, il était visible que, dans leur for intérieur, ses amis se rebellaient contre cet argument et Enash eut la décourageante intuition d’un désastre imminent. Car il pouvait se représenter l’image d’une haute race affrontant la mort. Une mort qui avait dû être soudaine mais pas assez, néanmoins, pour que ces gens-là ne l’eussent pas su à l’avance. Il y avait trop de squelettes gisant à découvert dans les jardins de leurs somptueuses demeures. À croire que chaque homme et chaque femme étaient sortis pour attendre de pied ferme l’annihilation de l’espèce. Enash s’efforça de dépeindre à l’intention des conseillers ce qu’avait été ce jour si lointain où toute une race était calmement allée à la rencontre de son extinction, mais sa description n’avait pas une force de conviction suffisante car les autres s’agitaient avec impatience sur leur siège – ceux-ci avaient été installés derrière une série d’écrans protecteurs – et le capitaine Gorsid lui demanda :
— Qu’est-ce qui a suscité en vous cette intense réaction émotionnelle, Enash ?
Cette question coupa le météorologiste dans son élan. Il n’avait pas pensé que sa réaction fût émotionnelle. Son obsession s’était si subtilement emparée de lui qu’il n’avait pas réalisé quelle en était la nature. Maintenant, il en prenait subitement conscience.
— Ç’a été le troisième, répondit-il d’une voix lente. Juste avant que nous quittions la salle, je l’ai vu à travers le rideau d’énergie flamboyante. Debout devant la porte la plus éloignée, il nous observait avec curiosité. Sa bravoure, son calme, l’habileté avec laquelle il nous avait trompés… tout cela a abouti…
— À sa mort, fit Hamar.
Et tout le monde s’esclaffa.
— Allons, Enash, s’écria le vice-capitaine Mayad avec bonne humeur, vous n’allez pas prétendre que cette race surpasse la nôtre en bravoure ou que, avec toutes les précautions dont nous nous sommes à présent entourés, nous devons avoir peur d’un homme seul ?
L’interpellé ne répliqua pas. Il se sentait tout penaud. Découvrir qu’il était victime d’une obsession émotionnelle le déconcertait et il ne voulait pas donner l’impression de se comporter de manière irrationnelle. Cependant, il émit une dernière protestation :
— Je veux simplement insister sur le fait que le désir de savoir ce qu’il est advenu à une race éteinte ne me paraît pas d’une nécessité absolue.
Le capitaine Gorsid fit signe au biologiste.
— Poursuivez les résurrections, ordonna-t-il. (Et il ajouta à l’adresse d’Enash :) Comment oserions-nous, de retour sur Gana, recommander des émigrations massives… et avouer ensuite que nous n’avons pas poussé nos investigations jusqu’au bout ? Ce n’est pas possible, mon ami.
C’était le vieil argument classique mais Enash était obligé de reconnaître bon gré mal gré que ce point de vue n’était pas entièrement injustifié. Et il cessa de penser à la discussion : le quatrième homme bougeait.
Il se redressa, s’assit.
Et se dématérialisa.
Il y eut un silence horrifié autant que consterné. Puis le capitaine Gorsid cria d’une voix rauque :
— Il ne peut pas s’échapper d’ici ! C’est un fait ! Il est quelque part dans ce bâtiment !
Les Ganas qui entouraient Enash bondirent hors de leur siège pour scruter la coquille énergisée. Les gardes, debout, tenaient mollement leur fusil à rayons dans leurs suçoirs. À la limite de son champ de vision, le météorologiste vit l’un des techniciens responsables des écrans protecteurs faire signe à Veed qui s’approcha de lui. Quand il revint, l’ingénieur paraissait atterré.
— On vient de me signaler que les aiguilles des indicateurs ont fait un bond de dix points quand il a disparu. C’est le niveau nucléonique.
— Ô anciens Ganas ! murmura Shuri. Ce que nous avons toujours redouté est arrivé !
— Détruisez tous les localisateurs du navire ! vociférait Gorsid dans le communicateur. Tous, m’entendez-vous ?
Quand il se tourna vers Shuri, ses yeux flamboyaient :
— Ils n’ont pas l’air de comprendre. Que vos subordonnés passent à l’action. Destruction immédiate de tous les localisateurs et de tous les reconstructeurs.
— Exécution ! lança Shuri à son équipe d’une voix qui vacillait. Et en vitesse !
Quand ce fut fait, les Ganas commencèrent à respirer plus librement. Ils échangèrent des sourires sinistres empreints d’une âpre satisfaction.
— Au moins, il ne découvrira jamais Gana, dit le vice-capitaine Mayad. Notre sublime système de détection des familles planétaires demeurera notre secret. Il ne peut y avoir de représailles pour… (Il laissa sa phrase en suspens et reprit avec lenteur :) Mais qu’est-ce que je raconte ? Nous n’avons rien fait. Nous ne sommes pas responsables de la catastrophe qui s’est abattue sur les habitants de cette planète.
Mais Enash savait ce qu’il avait voulu dire. Dans des moments comme celui-ci, le sentiment de culpabilité remontait à la surface – les fantômes de toutes les races que les Ganas avaient anéanties, l’impitoyable volonté qui les animait et les poussait à annihiler tout ce qu’ils rencontraient, le ténébreux abîme de haine et de terreur muettes auquel ils tournaient le dos, les radiations empoisonnées qu’ils avaient implacablement déversées, jour après jour, sur des planètes paisibles à l’insu de leurs habitants… tout cela était présent sous les mots qu’avait prononcés Mayad.
— Je me refuse encore à croire qu’il a échappé. (C’était le capitaine Gorsid qui parlait :) Il est toujours ici, attendant que nous coupions les écrans pour s’évader. Eh bien, nous ne les couperons pas !
Le silence retomba. Les Ganas scrutaient avec attention l’espace vide que délimitait la coquille d’énergie. Le reconstructeur scintillait sur ses pieds de métal. Mais c’était tout ce qu’il y avait à voir. Rien… pas une ombre qui frémît, pas la moindre lueur anormale. La lumière jaune qui baignait tout ne laissait place à aucune cachette.
— Gardes, sabordez le reconstructeur, ordonna Gorsid. J’avais pensé qu’il reviendrait peut-être l’examiner mais nous ne pouvons prendre de risques.
Le reconstructeur se consuma furieusement et Enash, qui s’attendait plus ou moins que ces flots d’énergie meurtrière débusquent le deux-jambes, sentit son espoir s’évanouir.
— Mais où peut-il être allé ? questionna Yoal dans un souffle.
Au moment où il se tournait vers l’historien pour discuter de ce problème, Enash vit le monstre debout sous un arbre, qui les observait. Il devait avoir surgi à l’instant même car, d’un seul mouvement, tous les conseillers sursautèrent et reculèrent. L’un des techniciens, faisant preuve de beaucoup de présence d’esprit, interposa un écran de protection entre le groupe gana et le monstre. La créature s’avança à pas lents. Elle avait un corps svelte et marchait la tête rejetée en arrière. Dans ses yeux brillaient les reflets d’une flamme intérieure.
Arrivé devant l’écran, le deux-jambes s’arrêta, leva le bras et toucha l’impalpable coquille du bout des doigts. Aussitôt, l’écran se brouilla et se mit à flamboyer, à luire de couleurs changeantes dont l’éclat augmentait pour former un motif aux linéaments enchevêtrés. Puis il retrouva sa transparence et le dessin polychrome se dissipa.
L’homme avait traversé l’écran.
Il émit un singulier rire assourdi :
— Lorsque je me suis réveillé, dit-il quand il eut recouvré sa gravité, j’étais intrigué. La question était de savoir ce que j’allais faire de vous.
Dans le matin calme qui régnait sur la planète des morts, ces paroles avaient des résonances fatidiques aux oreilles d’Enash. Une voix déchira le silence, si crispée et si peu naturelle qu’il lui fallut un instant avant de reconnaître celle du capitaine Gorsid :
— Tuez-le !
Quand les fulgurants s’arrêtèrent, l’impensable créature était toujours debout. Elle s’approcha sans hâte et ne s’immobilisa que lorsqu’elle fut à six pieds du premier Gana. Enash, quant à lui, était à l’arrière du groupe.
— Deux lignes de conduite s’offraient, poursuivit placidement le ressuscité. L’une inspirée par la gratitude (car vous m’aviez rendu à la vie), l’autre par le réalisme. Je sais qui vous êtes. Oui, je vous connais et c’est regrettable. Il est difficile d’être miséricordieux. Pour commencer, supposons que vous me livriez le secret du localisateur. Maintenant qu’un tel système existe, nous ne serons jamais plus surpris comme nous l’avons été.
Enash était si attentif et son esprit était à tel point obnubilé par l’idée fixe de la catastrophe qu’il semblait impossible qu’il puisse songer à autre chose. Pourtant, la curiosité le poussa à demander :
— Que s’est-il passé ici ?
L’homme changea de couleur et ce fut d’une voix où vibrait encore les émotions de ce jour lointain qu’il répondit :
— Une tempête nucléonique surgie des profondeurs de l’espace a balayé cette région de la galaxie. Son diamètre était de l’ordre de quatre-vingt-dix années-lumière, c’est-à-dire bien au delà des limites de notre puissance. Il n’y avait rien à faire pour y échapper. Nous avions renoncé depuis longtemps aux astronefs et n’avions pas le temps d’en construire un seul. Castor, la seule étoile possédant des planètes que nous avions découverte, était, elle aussi, sur le chemin de la tempête.
Il s’interrompit.
— Le secret ? ajouta-t-il.
Les conseillers respiraient plus librement. La crainte qui les avait saisis de voir détruire leur race se dissipait. Ce fut avec un sentiment de fierté qu’Enash constata que, le premier choc passé, ses compatriotes n’avaient même pas peur pour leur propre vie.
— Ah ! vous ne connaissez pas le secret, fit doucement Yoal. Malgré les progrès grandioses que vous avez accomplis, nous sommes les seuls capables de conquérir la galaxie. (Il adressa un sourire confiant à ses compagnons :) Messieurs, l’orgueil que nous ressentons devant les grands exploits gana est justifié. Je propose que nous remontions à bord. Nous n’avons plus rien à faire sur cette planète.
Une certaine confusion régna quand les bulles se formèrent et Enash se demanda si le deux-jambes tenterait de s’opposer à leur départ. Mais, quand il se retourna, il vit que l’homme s’éloignait d’un pas de flâneur.
Tel fut le souvenir qu’Enash emporta quand le navire appareilla. Les trois bombes atomiques qui furent larguées coup sur coup n’explosèrent pas. Cela aussi, il se le rappelait.
— Nous ne renoncerons pas aussi facilement à une planète, déclara Gorsid. Je suggère que nous ayons un nouvel entretien avec cette créature.
Enash, Yoal, Veed et le capitaine reprirent le chemin de la cité. La voix de Gorsid tomba à nouveau du communicateur :
— … À mon sens (… à travers la brume, Enash distinguait le miroitement transparent des trois autres bulles) … à mon sens, nous avons trop vite sauté aux conclusions sans nous fonder, pour ce faire, sur des indices probants. Par exemple, quand cette créature s’est éveillée, elle s’est aussitôt évanouie. Pourquoi ? Parce qu’elle avait peur de nous, naturellement. Elle voulait prendre la mesure de la situation. Elle ne se croyait pas omnipotente.
Cela semblait logique et Enash se sentit brusquement ragaillardi. Soudain, il s’étonna d’avoir si aisément cédé à la panique. À présent, il envisageait le danger sous un jour nouveau. Un seul homme vivant sur une planète additionnelle… S’ils étaient assez résolus, les colons pourraient prendre possession de celle-ci comme s’il n’existait pas. Cela avait déjà eu lieu. Sur un certain nombre de mondes, de petits groupes indigènes avaient survécu aux radiations destructrices et avaient cherché refuge dans des régions éloignées. Dans la plupart des cas, les colons les avaient peu à peu traqués. Cependant, Enash se rappelait qu’en deux occasions, on avait laissé les autochtones occuper de petits territoires car leur destruction aurait mis en péril les conquérants gana. On tolérait donc parfois la présence de rescapés. Et un homme seul ne tiendrait pas beaucoup de place.
Ils le découvrirent en train de balayer l’étage inférieur d’un petit pavillon. À leur vue, il lâcha son balai et sortit sur la terrasse. Il était chaussé de sandales et portait une sorte de robe bouffante faite d’un tissu très brillant. Il considéra les Ganas avec indolence mais garda le silence.
Ce fut le capitaine Gorsid qui formula les propositions et Enash ne put qu’admirer l’histoire qu’il débita dans la machine traductrice. Le capitaine parla avec une grande franchise. (On s’était mis d’accord à l’avance sur la tactique à employer.) Il ne fallait pas attendre des Ganas qu’ils ressuscitent les morts de la planète : un tel altruisme eût été déraisonnable, compte tenu du fait que les foules grandissantes de nos frères avaient continuellement besoin de mondes nouveaux pour absorber le trop-plein de population. Chaque accroissement démographique important était un problème et il n’existait qu’une seule méthode pour le résoudre. En l’espèce, les colons respecteraient avec joie l’unique survivant de cette planète.
L’homme interrompit alors le capitaine :
— Mais quel est le but de cette expansion sans fin ? s’enquit-il. (Il semblait être réellement curieux.) Qu’adviendra-t-il quand vous aurez occupé toutes les planètes de la galaxie ?
Le regard interrogatif de Gorsid rencontra celui de Yoal, puis croisa tour à tour celui de Veed et d’Enash. Ce dernier eut un haussement négatif du torse. Il éprouvait de la pitié pour le deux-jambes. Celui-ci ne comprenait pas. Peut-être ne pouvait-il pas comprendre. C’était la vieille confrontation entre l’attitude virile et la décadence sourde à l’appel du destin.
— Pourquoi ne pas contrôler les chambres de naissance ? insista l’homme.
— Pour que le gouvernement soit renversé ? s’exclama Yoal.
Il avait parlé avec tolérance mais Enash nota que les autres souriaient de la naïveté de la créature. Le fossé intellectuel qui les séparait parut s’élargir encore. Leur interlocuteur ignorait tout du jeu des forces vitales naturelles.
— Eh bien, si vous ne les contrôlez pas, nous le ferons à votre place, reprit le deux-jambes.
Le silence retomba.
Les Ganas s’étaient raidis. Enash était conscient de la tension qui l’habitait et qui, visiblement, habitait aussi les autres. Il dévisagea ses compagnons, puis son regard revint à la créature. Il songea – et ce n’était pas la première fois que cette réflexion lui venait – que l’ennemi semblait désarmé. « Je pourrais le serrer entre mes suçoirs et le broyer », pensa-t-il. Il se demanda si le contrôle mental des énergies nucléonique, nucléaire et gravitonique incluait la capacité de se défendre contre une attaque macrocosmique. Probablement… La manifestation de puissance dont les Ganas avaient été témoins deux heures auparavant avait peut-être des limites mais, si tel était le cas, ce n’était pas apparent. Ni la force ni la faiblesse ne changeaient quoi que ce soit. La menace des menaces avait été proférée : « Si vous ne les contrôlez pas, nous le ferons…»
Ces mots résonnaient encore dans le cerveau d’Enash et, à mesure qu’il en mesurait mieux la portée, son détachement fondait. Il s’était toujours considéré comme spectateur. Même quand, un peu plus tôt, il avait pris position contre la résurrection, il se rendait compte qu’une partie de lui-même suivait la conversation de l’extérieur, sans y participer. Et Enash vit avec une parfaite clarté que c’était la raison pour laquelle il avait finalement cédé devant les arguments qu’on lui avait objectés. Songeant au passé, il comprit alors qu’il n’avait jamais été totalement partie prenante à la capture des planètes étrangères. Il était celui qui regardait les choses de loin, qui méditait sur la réalité, qui spéculait sur une vie qui n’avait, semblait-il, pas de sens.
Ce n’était plus le cas. La vie avait un sens. Enash était en proie à un irrésistible tourbillon d’émotions qui l’emportait. Il se fondait à l’être collectif de la masse gana. Toute la force, toute la volonté de sa race couraient dans ses veines.
— Si vous nourrissez l’espoir de voir revivre votre espèce morte, créature, autant y renoncer tout de suite, gronda-t-il.
L’homme le regarda mais ne dit rien.
— Si vous pouviez nous détruire, poursuivit Enash avec véhémence, ce serait chose faite. Mais la vérité est que votre pouvoir est limité. Notre vaisseau est construit de telle façon qu’aucune réaction en chaîne concevable n’est susceptible de s’amorcer car chaque plaque faite d’un matériel potentiellement instable est doublée d’une contre-plaque neutralisante qui interdit la formation d’une masse critique. Vous pourrez peut-être déclencher des explosions dans les moteurs mais elles seraient également limitées car les moteurs sont conçus de manière qu’une réaction en chaîne ne puisse pas s’y développer.
Il sentit que Yoal lui touchait le bras.
— Attention, fit l’historien. Que votre juste colère ne vous incite pas à lui fournir de renseignements vitaux.
Enash repoussa le suçoir de Yoal.
— Soyons réalistes, dit-il d’une voix dure. Rien qu’en regardant notre corps, cette créature a sans doute deviné la plupart des secrets de notre race. Il serait puéril de postuler qu’elle n’a pas déjà mesuré les possibilités qu’offre la situation actuelle.
— Enash ! jeta le capitaine Gorsid sur un ton impérieux.
La fureur d’Enash s’évanouit aussi brusquement qu’elle était née. Il recula d’un pas :
— Oui, commandant.
— Je crois savoir ce que vous vous prépariez à dire. Je vous assure que je suis pleinement d’accord avec vous. Mais je pense aussi que c’est à moi, en tant que Gana revêtu de la plus haute autorité, qu’il appartient de délivrer l’ultimatum.
Gorsid se retourna. Son corps corné dominait l’homme de toute sa hauteur.
— Vous avez prononcé la menace inexpiable, fit-il. Vous nous avez dit, en effet, que vous essaierez d’enclouer l’esprit transcendant de Gana.
— Pas l’esprit, répliqua l’homme. (Il rit doucement et répéta :) Non… pas l’esprit.
Le capitaine feignit d’ignorer l’interruption.
— En conséquence, il n’y a pas d’alternative. Nous estimons que, disposant du temps nécessaire pour trouver les matériaux requis et élaborer les outils qu’il faut, vous serez peut-être en mesure de fabriquer un reconstructeur. À notre avis, il vous faudrait au moins deux ans pour le faire, à supposer que vous sachiez comment vous y prendre. C’est un appareil d’une infinie complexité que l’unique survivant d’une race qui, lorsque la catastrophe la frappa, avait renoncé aux machines depuis des millénaires, aurait du mal à assembler. Vous n’avez pas eu le temps de fabriquer le moindre astronef : nous ne vous donnerons pas celui de fabriquer un reconstructeur. Quelques minutes après que notre navire aura pris son essor, nous ouvrirons le bombardement. Il est possible que vous soyez en mesure d’interdire aux engins d’exploser dans votre voisinage. Aussi commencerons-nous par l’autre hémisphère. Si vous nous en empêchez, nous en conclurons que nous avons besoin de renforts. En six mois de voyage à accélération maximale, nous atteindrons un point où la planète gana la plus proche captera nos messages. La flotte qui viendra à la rescousse sera si vaste qu’elle aura raison de vos pouvoirs de résistance et vous succomberez. En lâchant une centaine ou un millier de bombes à la minute, nous réussirons à ravager toutes les cités et pas un seul grain de poussière ne demeurera des squelettes de vos semblables. Tel est notre plan et ainsi s’accomplira-t-il. Maintenant, profitez de ce que nous sommes à votre merci pour nous faire le pire de ce que vous pouvez nous faire.
L’homme secoua la tête.
— Non… pas maintenant ! rétorqua-t-il.
Il resta un moment silencieux avant de reprendre d’une voix songeuse :
— Votre raisonnement est très juste. Très. Naturellement, je ne suis pas tout-puissant mais j’ai l’impression que vous avez négligé un petit détail. Je ne vous dirai pas quoi. À présent, je vous fais mes adieux. Retournez à votre vaisseau et partez. J’ai beaucoup à faire.
Enash qui, jusque-là, était resté coi, attentif à la fureur qui à nouveau montait en lui, se rua en avant avec un sifflement, ses suçoirs tendus. Ils touchaient presque la chair lisse de la créature quand quelque chose l’agrippa.
Et il se retrouva à bord.
Il n’avait pas éprouvé la moindre sensation de déplacement, il ne se rappelait aucun vertige, il était indemne. Veed, Yoal et le capitaine Gorsid étaient à côté de lui, aussi stupéfaits qu’il l’était lui-même. Immobile, le météorologiste songeait aux paroles de l’homme : «… vous avez oublié un petit détail…» Oublié ? Cela signifiait qu’ils savaient de quoi il s’agissait. Qu’est-ce que ça pouvait être ? Il était encore plongé dans ses réflexions quand Yoal déclara :
— Nous pouvons être raisonnablement certains que nos bombes seules ne suffiront pas.
Elles ne suffirent pas.
Le vaisseau se trouvait à quarante années-lumière de la Terre lorsque Enash fut appelé dans la chambre du conseil. Yoal l’accueillit en lui annonçant d’une voix défaillante :
— Le monstre est à bord.
Cette révélation fit au météorologiste l’effet d’un coup de tonnerre – et ce fut l’illumination : brusquement, il comprit tout.
— Voilà donc ce qu’il entendait en disant que nous avions oublié quelque chose, fit-il avec étonnement. Il peut voyager librement dans l’espace dans un rayon de – quel est le chiffre qu’il a cité, une fois ? – de quatre-vingt-dix années-lumière.
Il soupira. Il n’était pas surprenant que les Ganas, contraints d’utiliser des astronefs, n’aient pas aussitôt pensé à une pareille éventualité. Et, lentement, Enash se retrancha de la réalité. Le choc passé, il se sentait vieux et las, il avait le sentiment que son esprit retrouvait son ancien détachement. En quelques minutes il sut ce qui s’était passé. L’adjoint d’un physicien avait entr’aperçu une silhouette dans une coursive inférieure alors qu’il se rendait au magasin. L’étonnant était que l’indésirable n’eût pas été décelé plus tôt dans un vaisseau dont l’équipage était si abondant. Enash songea à quelque chose :
— Mais, après tout, nous nous arrêterons bien avant d’avoir rallié une de nos planètes. Comment espère-t-il se servir de nous si nous nous contentons d’employer le vidéo…
Il se tut. Bien sûr ! On serait obligé d’employer des faisceaux vidéo directionnels et, à l’instant où le contact serait établi, l’homme s’élancerait dans la bonne direction.
Enash lut dans les yeux de ses compagnons la décision qui avait été prise, la seule possible dans ces circonstances. Et pourtant, son intuition lui disait qu’un point capital leur échappait encore. À pas lents, il s’approcha de la grande plaque vidéo installée au fond du compartiment. L’image qu’elle offrait était si nette, si éclatante et si majestueuse que quelqu’un qui n’en aurait pas eu l’habitude aurait vacillé comme s’il avait reçu un coup qui l’eût assommé. Quatre cents millions d’étoiles vues à travers des télescopes capables de capter la lueur d’une naine rouge à trente mille années-lumière de distance !
La plaque mesurait vingt-cinq mètres de diamètre. Le spectacle n’avait nulle part son égal. Les autres galaxies ne possédaient pas autant d’étoiles – tout simplement. Un seul de ces flamboyants soleils sur deux cent mille possédait des planètes.
Tel était le fait colossal qui contraignait maintenant les conseillers à un acte irrévocable.
Enash balaya la pièce du regard d’un air las.
— Le monstre a été très astucieux, dit-il d’une voix calme. Si nous continuons notre route, il nous accompagnera, se procurera un reconstructeur et regagnera sa planète grâce à sa méthode de déplacement. Si nous utilisons le faisceau directionnel, même chose : il le suivra, se procurera le reconstructeur et repartira chez lui. Dans un cas comme dans l’autre, lorsque notre flotte arrivera sur place, il aura ressuscité un nombre suffisant de ses frères de race pour enrayer toutes nos offensives.
Il balança le torse. Son analyse était exacte, il en était sûr, mais il manquait encore quelque chose à ce tableau.
— Nous avons un seul atout, poursuivit-il avec lenteur. Quelle que soit la décision que nous arrêterons, il n’y a pas de machine linguistique susceptible de la lui révéler. Nous pouvons réaliser nos plans sans qu’il en connaisse la nature. Il sait que personne, ni nous ni lui, n’est capable de faire sauter le navire. En réalité, cela nous laisse un seul choix.
Le capitaine Gorsid rompit le silence qui avait suivi l’intervention d’Enash :
— Eh bien, messieurs, dit-il, je vois que nous sommes unanimes. Nous allons régler les moteurs, détruire les commandes et l’emmener avec nous.
Les Ganas s’entre-regardèrent. L’orgueil de leur race étincelait dans leurs yeux. Enash toucha les suçoirs de chacun des conseillers.
Une heure plus tard, alors que la chaleur était déjà considérable, une idée jaillit dans l’esprit du météorologiste, qui bondit en titubant sur le communicateur pour appeler Shuri, l’astronome.
— Shuri ! hurla-t-il dans l’appareil, quand le monstre s’est éveillé… vous vous rappelez que le capitaine Gorsid a eu du mal à joindre vos subordonnés pour leur ordonner de saborder le localisateur ? Nous n’avons jamais songé à leur demander la raison de ce retard. Posez-leur la question… vite !
Quelques instants plus tard, la voix de Shuri s’éleva, perdue dans le crépitement des parasites :
— Ils … n’ont pas pu… pénétrer… dans la… chambre. La porte était bloquée.
Enash s’affaissa sur le sol. Ce n’était pas seulement un détail qui leur avait échappé. L’homme s’était réveillé et il s’était immédiatement rendu compte de la situation ; quand il s’était volatilisé, il était entré dans le navire et avait découvert le secret du localisateur. Peut-être même aussi celui du reconstructeur à supposer qu’il ne le connût pas déjà. Quand il avait fait sa réapparition, il savait tout ce qu’il voulait savoir. Tout ce qu’il avait fait ensuite avait été calculé pour pousser les Ganas à commettre cet acte désespéré.
Bientôt, il allait quitter le bord, assuré que, à brève échéance, aucun esprit extra-terrestre ne saurait que sa planète existe. Assuré, également, que sa race revivrait et que, cette fois, elle ne mourrait jamais plus.
Enash se remit debout en vacillant et, étreignant le communicateur mugissant, il résuma ses déductions en hurlant.
Il n’y eut pas de réponse. Un torrent d’énergie incontrôlable, inconcevable déferlait avec un vacarme assourdissant. Tandis que Enash se battait avec le vire-matière, la chaleur effritait sa carapace. De l’appareil jaillit une langue de feu pourpre et, hurlant et pleurant à la fois, le météorologiste revint en courant auprès du communicateur.
Quelques minutes plus tard, alors qu’il sanglotait encore dans le micro, le puissant vaisseau plongea au cœur d’un soleil blanc-bleu.