III
Une fois passée l’excitation due à l’arrivée des documents, presque tout le personnel du Bouton-d’Or se retira pour la nuit. On ferma les laboratoires, et seule – très réduite d’ailleurs – resta l’équipe de service. Dans le petit astronef, l’ambiance nocturne était différente, l’ambiance d’un vaisseau fantôme où l’on n’entendait plus un bruit, sauf le léger ronronnement d’une machine, ambiance tout autre que l’activité folle qui, de jour, animait salles et coursives.
Duncan songeait à un bon lit, à un bon sommeil, à un bon bain – oui, même le décapage chimique (on manquait d’eau) semblait bon, après un compte rendu un peu longuet.
Une heure, à l’horloge du bord. Une heure du matin pour Duncan. Ce qui ne le dissuada pas de gagner la section chirurgie. L’alcôve de Niun. Le mri ne connaissait plus ni jour ni nuit, kel’en inerte, lâchant prise peu à peu malgré les soins dont il était l’objet. Niun que l’on bourrait de drogues ! Luiz diminuerait-il la dose ? Il l’avait promis. Duncan avait chaudement discuté sur ce point.
Désormais, le mri ne montrait plus aucune trace d’intelligence. Duncan le remua doucement, effrayé de sentir son épaule aussi maigre.
Et tout à coup, une certaine tension revint à ses muscles. Il aspira à fond, sembla lutter contre l’épaisse camisole qui l’enserrait. Duncan vit s’ouvrir ses yeux d’ambre, ses yeux que le peigne cachait à moitié. Le peigne se rétracta, mais pas complètement. Et les yeux du mri flottaient.
« Niun… » murmura Duncan. Puis, plus fort : « Niun ! »
Le mri émergeait, quoiqu’il parût à peine conscient de cette présence, malgré l’étreinte des doigts humains. Il voyait, il craignait autre chose, une chose située en lui-même, d’où l’expression d’épouvante habitant ses yeux.
« Calme-toi, Niun. N’aie pas peur. C’est moi, Duncan. Tu me vois, Niun ? »
— « Duncan… ? » Le mri s’affaissa brusquement. Il haletait, comme au terme d’une trop longue course. « Duncan… Les dusei… les dusei sont perdus. »
Il délirait. Quelle pitié ! Niun à la tête froide, à la riposte prompte… Niun offrant le spectacle d’un être égaré. Duncan retint son poignet, et, connaissant la fierté mri, ramena un coin du drap sur le bas de son visage. Derrière un voile, il se trouverait plus à l’aise.
Progressivement, l’intelligence réapparut dans les yeux non-humains. « Duncan… fais-moi fuir, Duncan. »
— « Je ne peux pas… » dit le Tac d’une voix sourde. « Je ne peux pas. »
À nouveau, les yeux d’ambre flottèrent, se dérobèrent, les muscles s’abandonnèrent. « Melein… »
— « Melein va bien. » Duncan avait resserré son étreinte, au point de la rendre pénible, au point d’obliger Niun à l’écouter. Mais le mri retournait à son cauchemar, le souffle oppressé, cherchant à droite, à gauche, d’un mouvement fou.
À la longue, il s’apaisa.
Duncan lâcha son bras, sortit sans bruit, et, une fois dans le couloir, put marcher plus vite. Épisode consternant pour un ami des mri. Mais Niun réagissait, Niun prenait le dessus, Niun avait vu Duncan, parlé à Duncan. Effet d’un métabolisme d’une autre race ? Luiz avait-il diminué les doses de drogues, Luiz montrait-il plus de clairvoyance que naguère ?
Duncan gagna le sas du Bouton-d’Or, où un homme contrôlait les allées et venues. Il inscrivit son nom au registre.
« Rude journée, mon Capitaine ? » Brave type, le garde. Tegetchi. Rien d’un sbire trop zélé.
— « Plutôt rude, oui, » avoua Duncan (J’ai les yeux rouges, je ne suis pas rasé…) « Notez donc un message pour Luiz, dès qu’il s’éveillera. Je voudrais le voir. Urgent. »
— « C’est noté, mon Capitaine. »
Duncan s’approcha du sas, pensant bien qu’il s’ouvrirait au commandement de Tegetchi. Et le sas s’ouvrit.
« Mon Capitaine, vous n’êtes pas armé. La consigne… »
Duncan grommela un juron. La peste soit des consignes, même pour les gens qui veulent sortir de nuit et qui sont fatigués ! « Pouvez-vous me délivrer un flingue ? »
— « Moyennant reçu, oui. » Tegetchi fouilla dans un placard, y choisit un pistolet, attendit que Duncan eût inscrit son nom sur un deuxième registre. « Excusez. Il y a du grabuge, cette nuit. De toute manière, mieux vaut être armé. »
— « Un coup des régul ? » Du grabuge… nouvelle inquiétante, dont les rapports du soir ne disaient mot. Évidemment, Duncan songeait aux régul. Moins fatigué, il aurait pu être plus circonspect.
— « Non, mon Capitaine. Des bêtes. De sales bêtes qui rôdent à la limite des faisceaux protecteurs. Elles ne s’y frottent pas, mais je n’irais pas les voir de près sans flingue. Voulez-vous une escorte ? L’équipe de nuit peut vous… »
— « Non, pas besoin. » Exaspérant, le bon Tegetchi. Duncan était revenu du désert où, bien qu’armé, il n’avait pas un moment pensé à une arme. Une première fois déjà, il avait foulé le sable de Kesrith en compagnie des mri. Que lui importait donc les propos d’hommes veillant sur le Bouton-d’Or et sur la base, d’hommes qui ignoraient tout d’un monde qu’il leur fallait occuper ?
Hommes simples, prosaïques, le genre Galey.
Plantés au cœur des gorges du Sil’athen, ils ne verraient jamais le Sil’athen. Rien ne les émouvrait.
Il mit l’arme à sa ceinture, une arme pesante, un supplice pour des reins brisés, remercia Tegetchi d’un sourire las, et sortit dans la nuit froide. Non loin du Bouton-d’Or, un geyser crachait sans vergogne, un de ces geysers dont les vapeurs humidifiaient Kesrith d’une brume jaunâtre. Il inhala l’air à pleins poumons, ne craignant pas l’odeur âcre, heureux de suivre cette piste en solitaire, sans Galey. Bien qu’il eût la migraine, il prenait son temps. Rien n’existait plus pour Duncan – rien que le plaisir de marcher dans une nuit étoilée, le plaisir d’un air glacé, d’un horizon de geysers dont les projecteurs éclairaient les panaches. Des geysers qui expulsaient presque constamment leurs vapeurs. La grande plaine était désormais un obstacle infranchissable entre les colons et les ruines des quatre tours mri – les ruines de l’Edun Kesrithun que, seuls, les plus hardis xénologues de Booz avaient pu survoler.
L’acier vibra sous ses bottes, l’acier du treillis de la chaussée. Pas d’autre bruit. Il s’arrêta, rien que pour jouir d’un silence total, et pour observer la plaine, la Mer d’Alkali, la ville régul, puis à nouveau les geysers, et les crêtes derrière le Bouton-d’Or.
Des cailloux remués, qui glissent. Le bruit l’atteignit comme un coup de poing, le fit pivoter sur place. Là-bas ! L’ombre d’un quadrupède descendant d’une crête.
L’ombre se heurta aux rayons, recula avec un grognement sourd, un grognement d’inquiétude. Et il se dressa. Deux fois la taille d’un homme. Un monstre dont les pattes étaient armées de griffes.
Les dusei sont perdus – avait dit Niun.
Duncan restait immobile, le cœur battant. Les dusei ! Un vrai danger. Une espèce omnivore, dotée d’un ergot d’où coulait du venin, et une espèce assez forte pour mettre un humain en charpie ! Celui-là bravait les rayons. Leur effet ne lui plaisait guère, mais, tenace, il n’abandonnait pas.
Un deuxième suivit, descendant de la même crête, et comme les projecteurs du Bouton-d’Or s’allumaient, ne faisant qu’aggraver les choses, l’écoutille de l’astronef vomit une file indienne d’hommes armés.
« Stop ! » cria Duncan. « Restez où vous êtes ! Que personne ne tire ! »
Le dus affrontait toujours l’écran d’énergie. Il chargea, et, cette fois, les faisceaux glissèrent le long de ses flancs. Il se frayait bel et bien un chemin. Puis il se dressa encore, et son hurlement ébranla l’espace.
Le rai d’une carabine-laser zébra la nuit.
« Ne tirez pas, bon Dieu ! » cria Duncan.
Et le deuxième dus passa, ses flancs semés d’étincelles, avec une forte odeur de poils brûlés. Il rejoignit l’autre. Unis croupe à croupe, ils tournèrent sur eux-mêmes, intrus aux aguets.
Les dusei de Niun !
Ils tournèrent un moment, puis marchèrent en direction du Bouton-d’Or, d’où les hommes… Un des gardes tira. Les bêtes hésitèrent.
« Non ! » cria Duncan – et les dusei reprirent leur marche, mais pour aller vers lui. Les gardes crièrent eux aussi, appelèrent. Il était trop près des bêtes, on ne pouvait donc plus tirer. Des traits de feu jouaient sur leurs flancs, aveuglaient tout le monde. Ils n’en marchaient pas moins, griffes ramenées sous les pattes (le treillis en grinçait), tête baissée, monstres du genre ours, presque comiques par leur aspect morose.
Le plus gros flaira bruyamment Duncan, qui ne bougea pas, quoique son cœur battît à se rompre. Le dus le poussait. Rien d’aimable, certes ! Il subit le contact du museau, d’une babine tiède.
Puis, les deux tournèrent autour de lui, étrange pantomime plaçant constamment l’un ou l’autre entre Duncan et les gardes. Et tous deux produisaient la même plainte sourde, quasi humaine. Risquant sa peau, Duncan fit quelques pas : les dusei suivirent. S’arrêta : les dusei s’arrêtèrent.
C’étaient bien les dusei de Niun, revenus d’un long voyage, route plus longue pour une bête que pour une machine volante. Et, avec un flair incroyable, ils retrouvaient Niun, ils situaient l’endroit exact où on le tenait captif.
Duncan avait vu cette union des dusei et des mri, il avait vu les bêtes réagir aux voix du kel’en et de la she’pan, réagir à leurs gestes. À un simple clin d’œil, comme s’il y eût entre eux un code secret.
Duncan les sentait le frôler, lui offrir la chaleur qu’irradiaient ces corps à l’épaisse fourrure. On ne pouvait pratiquement pas les abattre, ces dusei immunisés contre les serpents, et doués d’une force inouïe. Ces dusei si comiques quand on voyait leur mine lugubre devant un obstacle.
Un bref vertige le fit zigzaguer. Cette présence des dusei, leur chaleur… et son extrême lassitude, pesaient tout à coup trop lourd. L’épuisement… Il eut peur des gardes armés, peur des projecteurs.
Il songea à Niun et, soudain, connut un nouveau vertige, suivi d’un désir irrésistible, un désir qui le subjuguait.
Les gardes, les projecteurs, les armes.
Peur/désir/ peur.
Il cligna des paupières, s’appuya d’une main à une tête laineuse. Il tremblait, et, bien qu’incapable de maîtriser ce tremblement, il marcha en direction du Bouton-d’Or, en direction des gardes qui braquaient leurs armes. Armes qui ne feraient pas grand mal au corps énorme d’un dus, mais qui le tueraient, lui.
Le sang. Un goût de sang sur ses lèvres. Un sang tiède.
« Non ! » dit-il aux dusei. Les bêtes se calmèrent.
Il s’arrêta à portée de voix des gardes.
« Éloignez-vous ! » cria l’un d’eux. « Éloignez-vous donc ! »
— « Rentrez, tous ! Rentrez, et bloquez toutes les coursives, sauf celles qui mènent aux soutes. Il me faut un refuge pour ces animaux ! Faites vite ! »
Les gardes ne perdirent pas de temps en discussions. Trois s’éclipsèrent, afin probablement de consulter un supérieur, et Duncan resta avec les dusei. Il les tranquillisa. Ils flairaient la présence de Niun, la présence de Melein. Ils sentaient, ils comprenaient.
Duncan n’aurait rien à craindre d’eux. Des gardes du Bouton-d’Or, oui. « Éloignez-vous de l’entrée ! » cria-t-il. « Je ne cours aucun danger. Ces dusei appartiennent aux mri. »
— « Duncan ? » Une voix féminine. Une voix inquiète. Booz. « Juste Ciel, Duncan, qu’est-ce qui vous arrive ? »
— « Ces bêtes veulent rejoindre Niun. Elles appartiennent à Niun. Des créatures à moitié intelligentes… et peut-être plus qu’à moitié. Qu’on me laisse le champ libre : il faut que je les fasse entrer, que personne ne les effraie. »
Va-et-vient, éclats de voix, grands gestes. Duncan attendit, caressant doucement deux échines velues. Les dusei s’étaient assis, à la manière des chiens. Ils patientaient, comme l’homme.
— « Grimpez ! » cria enfin Booz. « Soute avant Un. Elle est vide. »
Duncan s’inspira de Niun pour faire marcher les dusei : un son très bas, auquel ils obéirent d’un air désinvolte, à croire que les grosses bêtes jugeaient tout naturel d’embarquer sur un astronef humain. Mais pas un humain n’était là. Pas même Booz. Booz avait fui, plus prudente qu’intriguée. On ne voyait que portes closes et coursives désertes.
Ils descendirent longtemps, prenant des passages où les dusei n’étaient point à leur aise, où leurs pattes griffaient le métal sur un rythme monotone. Duncan n’avait pas la moindre crainte. Qu’aurait-il pu craindre d’eux ? Ils l’avaient flairé, adopté, et eux-mêmes ne le craignaient pas. Bien qu’une voix intérieure essayât de lui dire qu’il aurait eu motif de les craindre, il était certain que les bêtes se fiaient au guide humain.
Ils gagnèrent la soute. Duncan caressa ces monstres qui, moins paisibles, pouvaient vous défoncer les côtes. Et, une fois encore, sa pensée eut un flou, suivi d’une impression d’être l’artisan de leur bonheur.
Il verrouilla la soute. Dans la coursive, il trembla après coup en songeant à ce qu’il avait fait. Et puis… la nourriture, l’eau – les dusei en auraient besoin. Ils y avaient droit. Ils vivraient, grâce à lui.
Il s’enfuit, envahi par la peur, hors d’haleine quand il atteignit l’entrée des services médicaux. Il cherchait une porte qui était fermée, comme toutes les portes durant une alerte. Il l’ouvrit manuellement.
« Mon Capitaine ? »
Le garde.
— « Sont-ils conscients ? » demanda Duncan d’une voix rude.
— « Euh… non, mon Capitaine. Je ne crois pas. »
Duncan le bouscula, pénétra dans l’alcôve de Niun. Les yeux d’ambre vivaient, fixaient le plafond. Duncan vint contre le lit, saisit l’épaule de Niun.
« Les dusei, Niun ! Les dusei sont là ! »
Des gouttes de sueur mouillèrent le front du mri.
« Ils sont là, Niun ! » Duncan hurlait presque.
Un léger cillement. « Oui… ils sont là. Je sens leur présence… »
Et Niun ne dit plus un mot, n’eut plus la moindre réaction. Il se détendait, s’abandonnait au sommeil.
« Mon Capitaine… ? » Passant outre les ordres, le garde pénétrait dans l’alcôve. « Faut-il que j’appelle quelqu’un ? »
— « Non ! » trancha Duncan. Il sortit en trombe, grimpa jusqu’aux étages supérieurs de l’astronef. L’intercom caquetait, l’alerte ayant pris fin. Booz ! Booz le réclamait, d’urgence.
Il n’eut pas un souvenir bien net du trajet effectué pour rejoindre Booz. Il gagna quand même le niveau du sas, où il trouva la xénologue. Ce flou… pas le premier. Il eut peur. Deux fois déjà, ses sens avaient été obnubilés.
« Des animaux domestiques ? » demanda Booz.
— « Oui… peut-être. Pour les mri. En fait, je… je ne sais pas… Vraiment, je ne sais pas. »
Booz le jaugea d’un œil critique. « Vous avez eu une journée chargée. Donc, plus de questions. Du moment que les dusei sont sains et saufs, et isolés, plus de questions. »
— « Que personne ne s’y frotte. Ils sont dangereux. »
— « Personne ne s’y frottera. »
— « Les dusei sont des êtres intelligents. Songez que ces deux-là ont pu retrouver les mri. Venant du fin fond du désert, et au milieu de tous ces bâtiments, ils les ont retrouvés. »
Duncan tremblait. La main de Booz effleura son épaule, Booz la blonde, douceur et fossettes, Booz qui lui parut soudain la plus merveilleuse créature de Kesrith. Booz qui disait : « Allez dormir. Un garde vous accompagnera. Ne restez pas là. »
Il acquiesça d’un signe de tête, évalua ses forces en fonction de la distance jusqu’au Nom… Oui : il pourrait regagner le Nom sans tomber. Il tourna les talons – et ne vit plus rien, ne songea plus à rien, pas même à dire merci à Booz. Il ne songea plus à rien, tant qu’il ne fut pas au bas de la rampe, flanqué d’un garde armé.
Ces vertiges, ces lacunes l’épouvantèrent. Trop de fatigue, peut-être ? Il espérait que ça n’était que de la fatigue.
Mais il n’avait pas vraiment décidé de mener les dusei à bord.
Il n’avait pas pris cette décision de lui-même.
Il essaya de ne plus penser aux dusei, de combattre le souvenir d’une présence chaude, d’une main (la sienne) posée sur une tête laineuse.
Oui, je sens leur présence… avait dit Niun.
Je sens leur présence.
Il parla au garde, pour rompre l’emprise, évoqua n’importe quoi, et sa langue s’embrouillait…
Des mots, des mots. Causer, tant qu’il n’aurait pas rejoint l’abri du Nom, les couloirs sonores du Nom, ces couloirs pleins d’odeurs régul et humaines, ces couloirs où on échappait au silence.
Sur le seuil, le garde remit à Duncan une petite fiole. « De la part du Professeur Luiz, mon Capitaine. »
Des dragées rouges, dont Duncan ne pouvait ignorer l’effet. Un somnifère, grâce auquel on oublie tout, grâce auquel on évite les cauchemars.
Quand il s’éveilla, le lendemain matin, il constata qu’il avait même oublié d’éteindre la lumière.