IX
Deux croiseurs, six unités portées Le Bai Hulagh jubilait. Deux croiseurs – une force ! Il en voyait le poids dans la nouvelle façon d’être des humains. Ils guettaient son retour, les humains, sur le perron du Nom. Douze jeunes. Plus des jeunes régul qui tenaient prêts quatre traîneaux miroitants. Hulagh intima à son conducteur d’aller jusqu’au groupe régul. Une caravane suivait : les passagers débarqués des croiseurs, via la station, et bon nombre craignaient toujours les humains. Si bien que, malgré son rang et l’ennui causé, il accueillerait ces régul au perron. Les humains, il ne les craignait plus, et pas question qu’un aîné prenne peur, pas question qu’il déshonore le doch !
Le traîneau chenillé s’arrêta doucement. L’écoutille fut ouverte, laissant pénétrer l’air piquant de Kesrith. Un air dont souffraient les narines du bai. Mais l’air de Kesrith, cette fois, n’en possédait pas moins une merveilleuse odeur.
Il ignora les humains, leurs coups d’œil intrigués, même leurs gestes timides pour venir en aide à son conducteur. Le conducteur, Suth Horag-gi, les fit reculer, puis il étaya la masse énorme du bai qui put mouvoir ses courtes jambes torses et s’introduire au creux des coussins d’un des traîneaux du Nom. Suth y mettait un art que son maître appréciait. Oui, il l’appréciait de plus en plus, ce jeune issu du modeste doch Horag. Il appréciait son zèle à la station. Le bai n’en disait rien – louez un jeune, et vous courez le risque de le gâter irrémédiablement – mais il songeait à Suth pour des tâches plus élevées.
Premier adjoint, non pas seulement du principal aîné d’un doch, mais premier adjoint du principal aîné du premier doch de l’empire régul. Chance inouïe dont Suth ne se doutait guère. Hulagh eut un sourire heureux qui échappait aux humains : clin des paupières et frémissement des narines.
Il triomphait. Au terme d’une patiente manœuvre.
Deux croiseurs, six unités portées. Le quart de la flotte du doch, et le reste à sa disposition. Les deux croiseurs étaient là, ils voyaient les peines d’Hulagh sur Kesrith, la marque des ouragans. Ils voyaient les humains. Les humains ? Tout montrait qu’ils n’auraient pas cru que le doch enverrait une telle force – comme si Alagn eût pu agir d’une manière différente ! Et tout montrait que Stavros n’aurait jamais cru qu’un doch eût engagé tant de capitaux dans l’Opération Kesrith, sous forme d’un vaisseau prototype confié à Hulagh : le Hezan. Détruit, le Hezan… mille miettes mêlées aux mille miettes de l’aéroport. De quoi vous serrer les cœurs, de quoi troubler votre joie. Mais, dans les craintes des humains, « offrait le moyen de compenser cette perte, et même d’améliorer la position du bai.
Vu les figures de ces jeunes humains, vu les attitudes de ceux de la station, et vu les nombreux dialogues entre Hulagh et le gouverneur, il était clair que les humains ne cherchaient pas à rompre les accords. Hulagh le croyait depuis toujours, et il approuvait leur sagesse. Sur Kesrith, des aînés d’esprit sain joueraient leur rôle. Aînés humains et aînés régul, dont trois qui venaient de débarquer. Régul et humains parleraient, s’entendraient. Un nouveau conflit ? Folie. Les humains auraient pu en prendre l’initiative dès l’arrivée de la flotte Alagn, dès qu’ils s’étaient aperçu que les croiseurs portaient six unités. Mais non : les humains préféraient parler… et cependant, ils pouvaient gagner. Rudes soldats, les humains – À preuve : leur victoire face aux mri. Victoire du nombre, peut-être, mais les régul n’auraient jamais pu appuyer les mercenaires (opinion in petto du bai). Non, les humains ne voulaient pas d’autres batailles. Et ses craintes dissipées, Hulagh faisait confiance au Bai Stavros. Stavros qui proclamait la volonté de paix des humains.
Évidemment, il fallait supposer qu’au fond, Stavros songeait à quelque gain personnel. Stavros le Loyal… et Stavros le Renard (un bai respecte ce genre d’homme, même s’il n’éprouve pour lui que peu d’amour). Donc, Stavros ne se livrait pas à un seul allié. Ses buts étaient multiples.
Exemple : l’affaire des mri. Les mri, il s’y intéressait, par l’entremise du jeune Duncan, prétendu fou (Hulagh en eut son épiderme durci). Fou ? Bon, mais dans ce cas, Stavros ne l’était pas moins s’il gardait un fou – et Hulagh ne croyait pas qu’un Stavros eût le cerveau malade.
Et l’astronef d’exploration qui avait appareillé ? Le plus gros des croiseurs humains l’avait suivi, puis il y avait eu un furieux échange codé entre croiseur et astronef, puis un deuxième entre croiseur et gouverneur, et le croiseur avait tout bonnement rejoint la station. Gênant qu’Hulagh et ses jeunes n’aient pu saisir goutte des échanges, pendant lesquels le croiseur Hannibal escortait les régul qui approchaient.
Un astronef humain quitte Kesrith avec les mri à son bord dès que Stavros est prévenu de l’arrivée imminente des régul. Duncan ? Duncan prend les ordres de Stavros et embarque à bord du même astronef, avec toutes ses affaires – donc, il n’en bougera plus. Puis, sitôt les croiseurs régul annoncés, un astronef d’exploration appareille. Hulagh tient la chose de ses amis aînés.
Duncan devrait y être, à la station. Mais Hulagh a beau s’informer, pas de Duncan. Interrogés, les humains usent de faux-fuyants. Et cette prétendue folie du jeune humain tourne autour des mri qui — dit-on – sont eux-mêmes à la station.
Un véritable jeu régul ! Les mri ? Les deux cœurs d’Hulagh souffraient quand il y songeait, et il ne faisait aucun doute que les humains flairaient cette inquiétude. Restait à découvrir quel marché Stavros pensait conclure avec le doch, car il était non moins certain, aux yeux des humains, qu’Hulagh avait de quoi marchander. Hulagh se fiait à Stavros comme il n’aurait jamais pu se fier à un mri. Tel un régul, un Stavros cherchait son profit du côté de la puissance, du territoire tenu, d’un sous-sol riche, et il cherchait les meilleurs moyens de défendre son bien. Leurs idées, leurs vues coïncidaient – donc, Hulagh acceptait une table ronde.
Les aînés débarquèrent. Hulagh circula en traîneau pour les accueillir. Un vrai supplice dans l’air vénéneux de Kesrith : il aurait le gosier sec et les fentes nasales irritées. Trois aînés flanqués de leurs jeunes : Sharn, Kerag et Hurn. Hurn, sexe mâle. Sharn, sexe féminin, et l’un des quatre doyens du doch. Kerag, lui, était sexe mâle depuis peu, donc enclin aux caprices que le Changement provoquait chez les jeunes adultes. Kerag, ami intime (très intime) de Sharn. Son favori. L’épiderme lisse d’un jeune, le régul n’ayant pas encore atteint l’embonpoint de Sharn ou d’Hurn, ni, bien sûr, la noblesse physique d’Hulagh – mais il lui fallait un traîneau, le dernier de ceux qu’on avait sortis du Nom. Hulagh patienta, pendant que les jeunes s’occupaient des trois aînés, leur frayant un passage au travers des humains.
Hulagh n’était plus isolé, il n’était plus l’unique aîné de Kesrith entouré seulement d’adjoints de faible expérience et issus d’autres docha. Cette fois, il avait ses jeunes, tous Alagn-ni, et ses croiseurs en position à la station, lesquels, vu la proximité des croiseurs humains et de la station même, seraient, le cas échéant, une menace plus sérieuse qu’en plein espace. Les humains le comprenaient, et pour Hulagh c’était une autre raison de croire à la paix. Il eut un bref sourire et engagea son traîneau sur la rampe, flanqué du jeune Suth. Les humains lui laissaient le passage. Il retrouva l’air chaud, moite et aseptisé du Nom, et tous les régul lorgnaient l’imposant cortège avec une crainte respectueuse – un baume pour sa fierté longtemps malmenée.
« Stavros… » Suivant le code de politesse régul, un jeune humain informait Suth, et non directement Hulagh. « Stavros recevra le Bai, comme il en a été prié. »
— « Chez le Seigneur Bai Stavros ! » ordonna Hulagh quand Suth se tourna vers lui. « Tout de suite. »
Le cadre du colloque n’était plus celui des précédents entretiens Hulagh/Stavros, mais la salle de conférences où le bai humain s’entourait de jeunes en grande tenue, qui observaient une attitude gourmée, signe d’un esprit chatouilleux, voire hostile. Ayant l’appui des trois aînés et de ses jeunes, Hulagh promena un regard circulaire et sourit à la façon humaine, loin d’être inquiet du nouvel équilibre de forces dont les humains, eux, s’inquiétaient certainement.
Et avant que le problème des sièges vînt compliquer les choses, il suggéra : « Ne pourrions-nous pas, Seigneur, nous dispenser des jeunes superflus, parler en petit comité ? »
Stavros acquiesça. Les jeunes humains se regroupèrent d’après leurs grades, et beaucoup sortirent. Hulagh garda Suth, et chacun des Alagn-ni son factotum personnel, tandis que les quatre humains qui s’estimaient adultes s’asseyaient autour du traîneau de Stavros. Hulagh observa l’un des quatre d’un œil curieux. Celui-là n’offrait pas la moindre trace de poil gris, couleur que le bai jugeait être la marque de l’âge mûr pour un humain. Il soupçonna plus ou moins Stavros d’enfreindre le protocole, de laisser un faux adulte avec eux… mais, bah ! Plein d’euphorie, il ne fit pas d’objection. Aîné ? Pourquoi pas, somme toute ? Un casse-tête, l’âge des humains ! Ils sont sexués dès leur enfance, puis leur aspect varie continuellement jusqu’à leur vieillesse. Les régul ne manqueraient pas de questionner Hulagh – et il ne saurait que dire.
Une fois tout le monde assis, vint le rite du soï, d’autant mieux accueilli qu’une longue route avait sapé l’énergie des régul. Puis il y eut les présentations. Hulagh ingéra les noms et rangs des soi-disant aînés humains, donnant ensuite les titres de Sharn, de Kerag et d’Hurn que la fatigue et les multiples visages d’une race étrangère ahurissaient. Mais, au cours des présentations, Hulagh nota une absence, et ses fentes nasales frémirent.
« Bai Stavros… ne verrons-nous pas le bai de la station ? »
— « Ce serait inutile. » Stavros employait son écran pour répondre, car Hulagh s’adressait à lui dans la langue régul. « Nous arrêtons une politique, et la station exécute. Dites-moi, Bai Hulagh : ne pourrions-nous employer le langage humain… si vos aînés le comprennent ? »
Un savoir logé, non pas dans l’individu, mais dans un monceau d’archives : typiquement humain, au point qu’un séjour déjà long sur Kesrith n’avait pu donner à ceux-là une maîtrise suffisante de la langue régul. Ils oubliaient. Amusant pour Hulagh, quand, souvent, Stavros enregistrait tel dialogue, de crainte d’oublier ses propres paroles ou celles de son interlocuteur. Évidemment, on enregistrerait le présent colloque ! Mais, d’un autre côté, la chose n’amusait pas du tout Hulagh, quand il songeait que chaque promesse de ces créatures dépendait, pour l’avenir, d’une si pauvre mémoire. Aux yeux des régul, dire le faux était effrayant, car une parole dite ne pouvait plus être désapprise. Mais un humain pouvait sans doute désapprendre comme il le voulait, et quelquefois même oublier les faits.
— « Les nobles Sharn, Kerag et Hurn ne parlent pas encore votre langue couramment. Néanmoins (ajouta Hulagh de son air le plus noble), vous entendre parler ne peut que leur profiter. Je donnerai une traduction simultanée sur écran. »
— « À merveille. C’est pour nous une joie d’accueillir vos aînés. »
— « Accueil dont nous sommes charmés nous-mêmes, Bai Stavros. » Hulagh posa son bol, se laissa retomber au creux des coussins et pianota les touches du clavier pour utiliser l’écran. « Et nous sommes charmés que nos amis humains aient bien voulu interrompre leurs occupations afin de mieux nous accueillir. Mais un formalisme excessif nuit à un franc contact. Nos docha ne sont pas querelleuses, elles n’ont nul besoin d’une autre guerre. Vous ne nous attaquez pas, et nous ne vous attaquons pas. Quoi de plus heureux ? »
Droit-au-but qui parut troubler les humains. Stavros, lui, eut un mince sourire. « Bon. Nous-mêmes, nous sommes heureux d’envisager une collaboration toujours plus large avec le doch Alagn et le peuple régul. »
— « Espoir qui est le nôtre comme le vôtre. Il y a cependant les mri… Les mri demeurent un sujet d’inquiétude. »
— « Il n’y a pas lieu de les craindre. »
— « Ne sont-ils donc plus sur Kesrith ? »
Stavros arqua les sourcils. Indice d’amusement.
Hulagh l’observa. Non – pas d’amusement chez l’humain. Pas cette fois. « Nous essayons de prouver aux régul qu’ils ne doivent rien craindre des mri. »
— « Je demande des nouvelles du jeune Duncan, et il n’est jamais visible ; les mri ne sont plus sur Kesrith, et un astronef vient d’appareiller. Ces trois faits n’ont peut-être aucun lien entre eux. Ils nous semblent quand même insolites. »
Suivit une longue pause. Les lèvres de Stavros remuèrent. Perplexité, ou gêne ? Encore une expression humaine que le bai ne déchiffrait pas.
Et Stavros finit par dire : « Nous essayons de savoir jusqu’où le peuple mri a pu s’étendre. Nous possédons un document fiable. Et ce document couvre un espace dont l’étendue est vertigineuse. »
Hulagh emplit d’air son triple poumon. Stavros disait vrai. Il connaissait Stavros ; Stavros ne cherchait pas à le tromper.
« Il se peut qu’une partie coïncide avec l’espace régul – mais rien qu’une partie. »
— « Des mondes abandonnés… » chuinta Hulagh. Dans son désarroi, il oubliait de traduire. Il y remédia aussitôt, vit la peur assombrir les yeux de Sharn, de Kerag et d’Hurn. « Des mondes abandonnés, comme Nisren… mais c’est vrai que les mri ont poussé très loin… beaucoup plus loin. Un document mri, dites-vous ? »
— « Ils ont un langage écrit, » appuya Stavros.
— « Exact. Littérature : zéro ; arts : zéro ; sciences : zéro. Mais je me suis rendu une fois dans l’edun de Kesrith, là-haut, sur les pentes. Et j’y ai remarqué ce qui était peut-être des lettres, des mots. Mais je ne pourrais pas vous fournir une traduction. Pas tout de suite. »
— « Notre document est en majeure partie des chiffres, des équations. Nous avons pu les comprendre – suffisamment pour être inquiets. Inquiets pour nous et pour vous. Un espace immense, au point que nos recherches risquent de nous faire mordre sur telle ou telle colonie régul. Le doch Alagn n’y verrait pas un casus belli. Mais d’autres… »
— « Les Holn. »
— « Les Holn, oui. La route de notre vaisseau d’exploration nous inquiète. Néanmoins, il fallait bien l’envoyer. »
Les narines d’Hulagh chassèrent un double jet d’air chaud, et ses deux cœurs battirent follement.
D’autant plus follement qu’il sentait trois paires d’yeux régul fixés sur lui, sur le bai auquel Sharn, Kerag et Hurn se raccrochaient, faute d’avoir eux-mêmes une idée. Et d’autant plus follement, toujours, que cette histoire aurait des échos à l’échelon suprême du monde régul.
Remettre à plus tard ? Pas moyen.
Le Bai Hulagh Alagn-ni avait qualité pour parler au nom des docha. Il l’avait déjà fait, lorsqu’il négociait la paix avec les humains. Il se ressaisit, et prit un nouveau bol de soï – comme Sharn, Kerag et Hurn. Il but une gorgée, lança un coup d’œil à Sharn. Bonne conseillère, Sharn, quoique manquant d’informations précises. Et Sharn lui rendit son coup d’œil. Sharn n’ignorait pas l’inquiétude d’Hulagh. Hurn et Kerag – surtout Kerag – quant à eux, étaient tout à fait hors du coup.
Finalement, il put interrompre un colloque à mi-voix que tenait le groupe des humains. « Bai Stavros, votre… intrusion risque de nuire aux meilleurs rapports entre vous et les docha. Toutefois, avec l’agrément d’Alagn, un tel voyage peut être autorisé d’ici même. Ces documents dont vous parliez, cette bande, correspondent à un espace beaucoup plus étendu que l’empire régul. »
— « Pour ce qui est de certaines zones, nos connaissances sont vagues – mais, grosso modo, je vous dirai : Oui. »
— « Bien. Je ne doute pas que les intérêts des régul et ceux des humains coïncident. Nous, régul, ne sommes pas un peuple belliqueux. Vous avez dû y songer en faisant appareiller votre astronef d’exploration… et il est possible qu’un de vos croiseurs eût suivi. Il est donc possible que… » Une autre idée vint brusquement à Hulagh. « Votre petit astronef est un simple prétexte. Vous l’avez fait partir le premier, pour arguer du droit de lui donner la chasse. Un vaisseau mri hors-la-loi. Ai-je raison ? »
Stavros regardait Hulagh d’un œil circonspect. Les quatre adultes humains demeuraient impénétrables.
« Et… et vous avez dit au croiseur d’attendre… Pour pouvoir nous consulter, Bai Stavros ? »
— « C’était tout indiqué, je pense. »
— « Tout indiqué, oui. Méfiez-vous d’une erreur de jugement, cher Bai Stavros. Un régul dans les limites de son empire n’est plus le même qu’un régul dans un comptoir lointain. Quand l’existence d’un doch est en jeu, les mesures prises peuvent être… énergiques. »
— « Nous ne voulons pas la guerre. Mais nous ne voulons pas non plus le moindre doute concernant les mri. Il y a plusieurs hypothèses – dont celle d’un refuge mri chez les Holn. »
— « Nos intérêts coïncident, » réaffirma Hulagh d’une voix douce. « J’autoriserai donc le passage du croiseur humain. Nous opérerons de conserve, avec mise en commun de tous les éléments connus. »
— « C’est une alliance. »
— « Une alliance pour notre mutuelle protection, Bai Stavros. »