Son premier exploit fut de tuer l'anti-dieu Dhenuka qui avait l'apparence d'un âne. Bala-Râma saisit l'anti-dieu et le fit tourner autour de sa tête et jeta son corps dans un arbre ( Bhâgavata, 10-15). Un autre anti-dieu essaya d'emporter Bala-Râma sur ses épaules mais l'enfant 274 LE POLYTHÉISME HINDOU
brisa le crâne du monstre avec ses poings ( Bhâgavata, 10-18). Bala-Râma accompagna K rishn a à Mathurâ et le soutint jusqu'à ce que Kamsa soit tué ( Bhâgavata, 10, 43-44). « Lorsque Sâmba, le fils de K rishn a fut fait prisonnier par Duryodhana et interné à Hastinâpura, Bala-Râma exigea qu'il soit libéré. Il accrocha sa charrue sous les remparts et tira vers lui les murs de la ville, forçant les Kaurava-s à relâcher leur prisonnier. » ( Bhâgavata, 10, 68.) Pour finir il tua le grand singe Dvivida qui avait volé ses armes. ( Bhâgavata, 10-67.)
Il avait la passion du vin (Madhu-priya) ( Vi shn u Pu-râ n a, 5, 25) comme K rishn a celle des femmes. Ils eurent une grave querelle à propos du joyau Shyamantaka.
( Vi shn u Purâ n a, 4, 13, 99-101.) Un jour qu'il était ivre, il ordonna à la rivière Yamuna de s'approcher pour qu'il se baigne. Comme la rivière n'obéissait pas, il harponna la rivière avec sa charrue et la tira après lui jusqu'à ce que, prenant une forme humaine, elle vienne implorer son pardon. ( Vi shn u Purâ n a, 5, 25, 8-24.) La femme de Bala-Râma était Revatî, fille du roi Raivata. Il lui resta fidèle. ( Brahma Purâ n a, 7, 33-34.) Elle lui donna deux fils, Nishatha et Ulmuka ( Kûrma Purâ n a, 1, 25, 79.)
Il enseigna à Duryodhana et à Bhîma l'usage de la massue. Il refusa de prendre parti dans la guerre du Mahâ-
bhârata bien que ses sympathies fussent du côté des Pa n-
d ava-s. ( Mahâbhârata, 5, 7, 31). Il fut témoin du combat entre Duryodhana et Bhîma. Les tactiques perfides de Bhîma l'indignèrent à tel point qu'il se jeta sur ses armes et que K rishn a, eut grand peine à l'empêcher de s'attaquer aux Pandava-s ( Mahâbhârata, 9, 61, 3-12). Il mourut quelques jours avant K rishn a alors qu'il était assis sous un banyan aux environs de Dvârakâ. ( Bhâgavata, 11, 30, 26.) Bala-Râma est l'incarnation du serpent Vestige (She sh a) sur lequel repose Vi shn u. Lorsqu'il mourut on vit le ser-INCARNATIONS DE VISHNU 275
pent sortir de sa bouche. ( Vi shn u Purâna, 5, 37, 54-56.) Bala-Râma est représenté vêtu de bleu. Il a la peau blanche. Ses armes sont la massue, la charrue et le manche d'une baratte. On dit qu'il est un porteur de charrue (Phâla ou Hala), armé d'une charrue (Halâyudha), tenant la charrue (Hala bh ri t), laboureur (lângalî). Son fanion porte une palme. On dit qu'il se meut mystérieusement (gupta-cara), qu'il protège la luxure (Kâma-pâla), qu'il instaure les cycles du temps (Samvartaka). « Ayant changé de matrice, il est tiré-dehors (Sankar sh ana). Parce qu'il n'a pas de fin, les Veda-s l'appellent immortel (Ananta).
Par la force de son bras, il est Dieu-de-la-force (Bala-deva). Il est le laboureur (Hali), à cause de sa charrue.
Il est bleu-vêtu (Sitivâsa) à cause de ses vêtements. Il est l'amant de Revati. Il est le fils de Rohi nî puisqu'il résida dans son ventre. » ( Brahma-vaivarta Purâ n a, K rishn a janma kha nd a, ch. 31.)
« Il est Râma, le Charmant, parce qu'il séduit le monde. »
( Bhâgavata-Purâ n a, 10, 2, 23.) L'histoire de Bala-Râma est racontée principalement dans le Bhâgavata Purâ n a, (10e et 11e part.), le Mahâ-
bhârata et le Vi shn u Purâ n a (5e part.). Elle est mentionnée dans le Brahma Purâ n a (chap. 182-210), l' Agni Purâ n a (chap. 12), le Brahmâ nd a Purâ n a (2e part., chap. 101-107), le Kûrma Purâ n a (1» part., chap. 24), le Varâha Purâ n a (chap. 15), etc.
Les incarnations du Quatrième Age du monde Les incarnations majeures du Quatrième Age du monde, l'âge des conflits (Kali-Yuga) sont Buddha et Kalki.
Buddha, l'illuminé
Le bouddhisme n'a laissé que quelques traces dans la mythologie et la religion de l'Inde. Un certain nombre 276 LE POLYTHÉISME HINDOU
de réfutations philosophiques et théologiques du Bouddhisme sont tout ce qui reste dans la tradition hindoue qui puisse nous rappeler l'importance que cette réforme eut un jour dans le pays où elle est née.
On a nié que l' avatâra appelé Buddha soit Gautama Buddha, fondateur du Bouddhisme. Il semble toutefois qu'il s'agisse bien de lui. Ses enseignements sont simplement décrits comme hétérodoxes. « Le grand succès du Buddha en tant que maître religieux semble avoir induit les brahmanes à l'adopter plutôt qu'à reconnaître en lui un adversaire1. »
Selon les Hindous, Vi shn u descendit dans le monde sous la forme du Buddha durant l'âge des conflits dans le but de décevoir les hommes de basse naissance et les génies qui étaient trop avancés dans l'étude des sciences sacrées et devenaient une menace pour la suprématie des dieux. Le Buddha incarne donc la Puissance d'illusion (Mâyâ) et d'erreur (Moha) de Vi shn u. Son enseignement s'écarte en effet des connaissances exactes qui cherchent à pénétrer la nature du Cosmos, et la technique rituelle qui permet à l'homme de participer au processus même de la création et de contrôler son destin. Il remplaça les valeurs de savoir et d'action rituelle par des valeurs morales qui attachent une importance absurde à l'individualité humaine dont les mérites, les vertus, les intentions paraissent plus importants que les actes techniques et le savoir réel. Ceci, disent les Hindous, écarta les bouddhistes des règles védiques et les conduisit à ne pas tenir compte des hiérarchies sociales ou autres. Aux valeurs intellectuelles et techniques on voulut substituer une théorie du bien et du mal qui ne peut être qu'arbitraire. Les enseignements du Buddha firent croire aux hommes et aux génies, à l'importance de l'individu, et leur firent mépriser le savoir tradi-1. Dowson : Dictionary of Hindu mythology, p. 38.
INCARNATIONS DE VISHNU 277
tionuel. La sentimentalité de la non-violence en particulier fit perdre en pusillanimités le temps consacré auparavant à l'étude et inaugura le déclin du savoir véritable qui doit mener la race humaine à sa ruine à la fin de l'âge présent.
L'histoire de la descente du Buddha se trouve principalement contée dans le Matsya Purâ n a (47, 247), l'Agni Purâ n a (chap. 16), le Bhâgavata Purâ n a (1, 3, 24), et le Bhavi sh ya Purâ n a (3, 1-6).
Kalki, l'Accomplissement
Le dixième avatâra Kalki est encore à venir. A la fin de l'âge des conflits, l'âge présent, il apparaîtra monté sur un cheval blanc et tenant une épée qui rayonnera comme une comète. Il rétablira l'âge d'or, punira les méchants, réconfortera les vertueux, puis détruira le monde. Plus tard, sur les ruines de la terre apparaîtra une humanité nouvelle.
« Au crépuscule de l'âge présent, lorsque tous les rois seront devenus des voleurs, le Seigneur-de-1'univers naîtra d'un [brahmane appelé] Renom-de-Vi shn u (Vi shn u Yashas) et sera nommé Kalki. » ( Bhâgavata Purâ n a, 1, 3, 26.)
La descente de Kalki est surtout décrite dans le Kalki Purâ n a, mais est aussi mentionnée dans le Mahâbhârata (2, 50 et 3, 192), le Bhâgavata Purâ n a (1, 3, 10, 11, 2), le Brahma Purâ n a (chap. 213), l' Agni Purâ n a (chap. 16), le Vâyu Purâ n a (chap. 98 et 104), le Linga Purâ n a ( l r e part., chap. 40), le Varâha Purâ n a (chap. 15), le Bhavi sh ya Purâ n a (3, 4, 26), etc.
IV
LES INCARNATIONS MINEURES DE VI SHN U
UN certain nombre d'incarnations mineures de Vi shn u sont décrites dans le Bhâgavata et d'autres Purâ n a-s, tels que le Mârka nd eya, le Brahma-vaivarta, le Vi shn u, le Matsya, etc.
Nara et Nârâya na, incarnations de la dévotion Nara et Nârâya n a (Savoir et Demeure-du-savoir) sont deux saints qui apportèrent au monde le message de l'amour divin conçu comme l'instrument de la réalisation spirituelle. ( Nârâya n îya, 732.) Le Mârka nd eya Purâ n a les appelle les meilleurs d'entre les hommes. Ils étaient les fils de Perfection (Dharma) et de son épouse Non-violence (Ahimsâ). Leur ascétisme était tel que les dieux, effrayés des pouvoirs qu'ils pouvaient acquérir, leur envoyèrent pour les tenter les plus séduisantes des nymphes (apsaras).
Nârâya n a se frappa la cuisse et il en sortit une nymphe plus belle que toutes celles du ciel. Cette nouvelle apsara fut appelée Urvasî (Née-d'une-cuisse) et devint l'une des plus célèbres beautés du monde céleste. ( Bhâgavata Pu-râ n a, 10, 1-4, et Dêvi Bhâgavata, 4, 5-6.) 280 LE POLYTHÉISME HINDOU
Nara et Nârâya n a sont aussi mentionnés dans le Vâmana Purâ n a (chap. 2), le Vi shn u Purâ n a (5, 37, 34-37), et le Mahâbhârata (3, 147, 157).
Sanaka, incarnation de la chasteté
Sanaka naquit dans la caste sacerdotale. Il observa la chasteté absolue comme moyen de progrès spirituel ( Bhâgavata Purâ n a, 1, 3, 6; Brahma-vaivarta Purâ n a, 1, 18, 13).
Kapila, le philosophe
Kapila est un sage fameux qui étudia l'antique sagesse des anti-dieux. Il enseigna la cosmologie traditionnelle appelée science du Nombre (Sânkhya). Nous pouvons reconnaître en lui l'un des grands philosophes qui intro-duisirent dans la civilisation aryenne et la langue sanskrite, l'ancienne tradition philosophique des premiers habitants de l'Inde.
Le Bhâgavata Purâ n a (3, 24) dit que Kapila était le fils de l'un des Progéniteurs appelé Ombre (Kardama Prajâpati) et de la fille du Législateur Svâyambhuva Manu, né lui-même de l'Auto-engendré. Mais, selon le Harivamsha, Kapila était le fils d'Imprécision (Vitatha). On identifie parfois Kapila à Agni, le dieu du Feu. ( Mahâbhâ-
rata, 3, 223, 21.) Il détruisit d'un seul regard de son œil brûlant les soixante mille fils du roi Poissonnier (Sagara) qui troublèrent sa méditation lorsqu'ils visitèrent le monde souterrain en cherchant un cheval échappé du sacrifice.
( Râmâya n a, 1, 40, Mahâbhârata, 3, 106 et 107.) Dattâtreya, le magicien
Dattâtreya fut l'un des précepteurs des anti-dieux. Il fut le créateur des sciences magiques, des Tantra-s et des rites LES INCARNATIONS MINEURES DE VISHNU 281
magiques. Il rétablit aussi les rites védiques ( Mahâbhâ-
rata, 2, 48, 2-4). On dit qu'il naquit d'une émanation de Vi shn u qui féconda la femme du sage Dévorant (Atri).
Dattâtreya protège les hommes des influences maléfiques.
Il créa la plante qui sert à préparer la liqueur sacrificielle, le soma. Il aimait les plaisirs des sens, les femmes et le vin.
Son amour des chansons et des instruments de musique ainsi que son association avec les gens de basse caste qui pratiquent les arts, le rendirent impur rituellement.
Pourtant, les dieux qu'il protégea des démons le tiennent en haute estime. ( Mârka nd eya Purâ n a, chap. 17-18.) Ils dirent de lui : « Nulle tache ne peut souiller un cœur purifié par les ablutions de l'étude et dans lequel a pénétré la lumière du savoir. » ( Mârka nd eya Purâ n a, 18, 29.) Dattâtreya fut le protecteur du roi Kârtavîrya à qui il donna mille bras. ( Mahâbhârata, 2, 48 ; Mârka nd eya Purâ n a, chap. 18.) Son histoire est mentionnée dans le Vâyu Purâ n a (chap. 70 et 98), le Brahma Purâ n a (chap. 213), le Mârka nd eya Purâ n a (chap. 17-18), le Bhâgavata Purâ n a ( l r e part., chap. 3), le Matsya Purâ n a (chap. 47
et 243), le Vi shn u-dharmottara ( l r e part., chap. 25), le Mahâbhârata (2, 48) etc.
Yajña, le sacrifice rituel
Vi shn u est identifié au sacrifice et au rituel de destruction perpétuelle par lequel l'Univers existe. Beaucoup de ses traits mythiques font allusion au sacrifice et toutes ses incarnations sont en rapport avec les diverses formes du sacrifice.
« Dans les temps anciens le Progéniteur appelé Désir (Ruci) épousa Volonté (Akûti). C'était le temps où le fils de l'Auto-engendré (Svâyambhûva) était le Législateur (Manu). Akûti était sa fille. De Désir et de Volonté naquirent le Sacrifice (Yajña) et sa sœur l'Honoraire-des-282 LE POLYTHÉISME HINDOU
prêtres (Dak sh i nâ). Le frère et la sœur s'unirent comme mari et femme et eurent douze fils qui sont les divinités appelées Invocations (yâma). » ( Vi shn u Purâ n a, 1-7, 19-21. Voir aussi le Bhâgavata Purâ n a, 1, 3, 12 et 2, 7, 2.) Le Sacrifice a la tête d'un cerf. Il fut tué par Vîrabhadra durant le sacrifice de Dak sh a. Il monta alors au ciel et devint la constellation appelée la Tête de cerf (M ri gashiras). (Harivamsha.)
Rishabha, le taureau, incarnation des vertus morales Rish abha fonda, dans des âges lointains, la religion pré-
aryenne du jainisme, qui considère la morale comme une fin en soi, indépendamment de toute notion théologique.
Selon le Bhâgavata Purâ n a (5, 4-6) et le Vi shn u Purâ n a (2,1) il était le fils de Nâbhi (le nombril [du monde]) et de sa femme Meru (l'axe polaire) qui eurent cent fils. L'aîné était Bharata qui donna son nom au continent indien, appelé Territoire de Bharata. (Bharata-varsha.) Rish abha montra à ses fils la voie de la sagesse et pour prouver au monde la grandeur de cette voie, il abandonna son royaume à son aîné pour se retirer dans un ermitage.
Il se livra à des mortifications si terribles qu'il devint une « simple agglomération de peau et de nerfs ». Plus tard il visita l'Ouest et le Sud de l'Inde, enseignant la voie de la sagesse.
Dhanvantari, l'art médical
Dhanvantari (celui qui tourne en rond) est une divinité solaire personnifiée comme le médecin des dieux. Il apparut au moment du barattement de la mer portant la coupe d'ambroisie ( Mahâbhârata, 1, 18, 53). Selon le Vâyu Purâ n a (93, 9-22), Dhanvantari, lorsqu'il sortit de l'océan, demanda à Vi shn u une place parmi les dieux. Vi shn u lui accorda une place à côté des divinités du sacrifice. Il LES INCARNATIONS MINEURES DE VISHNU 283
lui accorda aussi de naître à nouveau comme roi de Benarès.
C'est en tant que roi qu'il enseigna la science médicale sur la terre ( Matsya Purâ n a, chap. 251).
En tant que divinité védique, des oblations sont offertes à Dhanvantari au crépuscule et dans la direction Nord-Est. On lui attribue plusieurs existences. Dans chacune il fut un maître aux connaissances universelles.
Il est mentionné dans le Brahma Purâ n a (chap. 11), le Vâyu Purâ n a (chap. 92), le Brahma-vaivarta Purâ n a (4e part., chap. 92), le Matsya Purâ n a (chap. 251), le Mahâbhârata (1-18), le Bhâgavata-Purâ n a (8-8), etc.
Hayashîr sha, l'incarnation à tête de cheval, le protecteur des Écritures
Hayashîr sh a est une incarnation de Vi shn u à tête de cheval. A la requête de Brahmâ, il plongea au fond de l'océan pour reprendre les Veda-s qui avaient été volés par deux génies (dânava-s), Miel et Nourrisseur-d'insectes (Madhu et Kaitabha), qu'il tua. ( Mahâbhârata, 12, 357.)
« Dans le sacrifice-cosmique, le Tout-puissant lui-même est cet être à tête de cheval, le mâle du sacrifice, couleur d'or. Les Veda-s et les sacrifices sont sa substance, les dieux son âme. » ( Bhâgavata Purâ n a, 2, 7, 11.) Vyâsa, le compilateur des Écritures
Vyâsa, le compilateur, « comprit la faiblesse de l'esprit humain [dans le troisième âge du monde]. Il divisa le savoir traditionnel, le Veda, en plusieurs branches ».
( Bhâgavata Purâ n a, 1, 3, 21.) C'est lui aussi qui « arrangea les dix-huit Purâ n a-s, compila le Mahâbhârata et le fit connaître ». ( Devî Bhâgavata, 1, 3, 17.) Il est considéré comme le premier fondateur de la philosophie du Vedânta.
Vyâsa est une entité cosmique qui naît et renaît pour 284 LE POLYTHÉISME HINDOU
arranger et répandre les livres saints. « Apparaissant dans tous les âges du monde en compagnie de Vérité (Satyavati) [sa mère], il divise l'arbre du Savoir (Veda-druma) en plusieurs branches. » ( Bhâgavata Purâ n a, 2, 7, 36.) Vyâsa naquit dans une île. Incarnation de Vi shn u, il était le fils [illégitime] de Vérité (Satyavati) et du sage Écraseur (Parâshara). ( Mahâbhârata, 12, 395, 4-5.) L'histoire de Vyâsa est mentionnée dans le Vi shn u Purâ n a (3, 3-4), le Devî Bhâgavata Purâ n a (12, 4), le Vâyu Purâ n a (chap. 10), le Brahmâ nd a Purâ n a (2, 34), etc.
P rithu, le premier roi
Le nom de Prithu apparaît dans l' Atharva Veda (8, 10, 22-23). « Il sut traire la terre pour en tirer l'art de l'agriculture et les grains comestibles. » Le Shatapatha Brâhma n a (5, 3, 5, 4) parle de lui comme du premier homme qui ait été fait roi. C'est lui qui aurait établi les bases de l'ordre social et les divisions de la société humaine, lui encore qui creusa le premier puits, qui inventa l'agriculture et qui força ainsi la terre à lâcher ses trésors. ( Vi shn u Purâ n a, 1,13.) Prithu découvrit également les propriétés des plantes médicinales.
La naissance de Prithu est racontée dans le Vi shn u dharmottara (1, 109-110). Son père était opposé à toutes formes de religion et de sacrifice. Un groupe de sages pieux le mirent à mort en le frappant avec des feuilles d'herbe sacrée. Les prêtres ensuite frottèrent le bras droit du corps et il en jaillit un enfant d'une beauté resplendissante qui était Prithu.
P ri thu est mentionné également dans le Mahâbhârata (12, 107), le Bhâgavata Purâ n a (4, 13-15), le Vi shn u Purâ n a (1, 13), le Vâyu Purâ n a (chap. 62), le Matsya Purâ n a (chap. 10), le Padma Purâ n a (1, 17), le Harivamsha (1, 2), le Brahma Purâ n a (chap. 4).
LES INCARNATIONS MINEURES DE VISHNU 285
Dhruva, l'Immuable, incarnation dn pouvoir de la volonté Dhruva, l'Immuable ou l'étoile polaire, était le fils du roi Uttânapâda (la petite ourse), lui-même fils du Législateur-né-de-1'auto-engendré (Svâyambhuva Manu) qui est le Progéniteur de l'humanité présente. Immuable et sa mère Bonne-conduite (Sunîti) furent insultés par la favorite de Uttânapâda, Belle-à-voir (Surucî). Dhruva avait cinq ans.
Indigné il quitta le palais et s'en alla vivre dans la forêt auprès des sages. Il commença une vie d'ascèse au bord de la rivière Yamunâ. Il devint plus tard roi de la terre entière et s'éleva au ciel. Il est maintenant l'étoile polaire.
( Bhâgavata Purâ n a : l r e part., chap. 8-12; Matsya Purâ n a : chap. 4; Vi shn u Purâ n a : 1re part., chap. 11-12; Mahâ-
bhârata : 13, 6, 15; Linga Purâ n a : 1, 62; Brahma Purâ n a : 2, 9, 12, etc.).
Dhruva est l'incarnation du pouvoir de la volonté.
Le sauveur du Roi-éléphant, incarnation de la Foi Gajendra était un roi qu'une malédiction avait changé en éléphant. Un jour qu'il se baignait dans un étang, un crocodile le saisit et essaya de l'entraîner sous les eaux. La lutte dura des siècles. Lorsqu'il commença à perdre ses forces, le Roi-éléphant implora Vi shn u et mit en lui sa confiance. Vi shn u alors apparut et le libéra. Le Roi-éléphant représente le pouvoir de la Foi. Son histoire est contée dans le Bhâgavata Purâ n a (8e part., chap. 2-3), le Vâmana Purâ n a (chap. 35), le Vi shn u Dharmottara (1, 194), le Vi shn u Purâ n a (1re part., chap. 11-12).
286 LE POLYTHÉISME HINDOU
Mohini, l'enchanteresse
Mohini est l'incarnation de Vi shn u dans un corps de femme, dans le but de tromper les Anti-dieux et de les priver de l'ambroisie qui rend immortel. Mohini apparut au moment du barattement de la mer. Elle séduisit également Shiva et lui fit apprécier la puissance de la magie de Vi shn u. L'histoire de Mohini est contée dans le Mahâbhâ-
rata (1, 18-19), le Bhâgavata Purâ n a (8, 9, 10 et 12), le Râmâya n a (1, 45), le Padma Purâ n a (3, 10), etc.
Le Mleccha avatâra
Plusieurs livres d'astrologie mentionnent un avatâra étranger (Mleccha) né parmi les barbares de l'Ouest. On a souvent suggéré qu'il s'agissait de Jésus. Aucun ouvrage existant ne donne, à ma connaissance, de détails sur sa vie.
Nârada, incarnation de l'art musical
Nârada est l'un des sept sages principaux. Plusieurs hymnes du Ri g Veda furent composés par lui. Selon le Mahâbhârata (1, 66, 44), il était le fils de Vision (Kashyapa) et de l'une des filles d' Art-rituel (Dak sh a). Les Purâ n a-s en font un fils de l'Être-immense (Brahmâ).
« Il naquit de la gorge de l'Être-immense qui est le dispensateur (da) du savoir (nara). C'est pourquoi ce prince des sages est appelé Nârada, ([fils] du dispensateur du savoir). » (Bhrama-vaivarta Purâ n a, 1, 22, 2.) Nârada inventa la vî nâ, le premier instrument à cordes.
Il est le chef des musiciens célestes. Ménestrel errant, il est facétieux et sème la discorde. On le rencontre dans un grand nombre d'histoires mythologiques. Une malédiction de Brahmâ le condamne à une vie de désordre et de sen-LES INCARNATIONS MINEURES DE VISHNU 287
sualité. ( Nârada-pañ ca-râtra, et Brahma-vaivarta Purâ n a, 6, 5, 38-43.)
Nârada est l'un des premiers à avoir exposé la doctrine tantrique. Il est considéré comme l'auteur d'un grand traité sur les lois et les règles de conduite, le Nâradîya Dharma-shâstra. Plusieurs ouvrages sur la théorie musicale lui sont attribués. Le Brahma-vaivarta Purâ n a (1, 12-30) et le Bhâgavata Purâ n a (1, 4-5) donnent l'histoire des diverses naissances de Nârada.
Selon le Mahâbhârata (12, 29) Nârada épousa la fille du roi Vainqueur-du-courant (Sh ri njaya). Nârada et son neveu le sage Montagne (Parvata) échangèrent des malédictions et, pour un temps, Nârada eut le visage d'un singe et Parvata ne put pénétrer dans le Paradis. Ils finirent par faire un compromis. Selon le Brahma Purâ n a (chap. 3), Nârada, fils de Brahmâ, conseilla aux fils d'Art-rituel de mener la vie des ascètes. Le Progéniteur en fut furieux car il avait besoin de ses fils pour l'œuvre de la création du monde. Il menaça de maudire le sage. Brahmâ et les sages divins parvinrent à le pacifier en promettant que Nârada naîtrait à nouveau comme le fils d'une des filles d'Art-rituel mariée au sage Vision.
Selon le Devî Bhâgavata (6e part., chap. 28-29), Nârada voulut connaître la puissance du pouvoir d'illusion de Vi shn u. Vi shn u le conduisit près d'un lac dans lequel Nârada prit un bain. Il se trouva transformé en femme.
Il épousa alors le roi Tâladhvaja et fut heureux et fier de son rôle de reine et de ses fils. Plus tard Vi shn u fit disparaître l'illusion et lui rendit sa forme originelle.
V
SHIVA, LE SEIGNEUR DU SOMMEIL
Les origines du shivaïsme
CERTAINS des aspects les plus profonds de la pensée de l'Inde ont été liés dans le passé comme ils le sont encore aujourd'hui avec la philosophie shivaïte.
Cette philosophie, originellement distincte de celle des Veda-s, appartient à une couche plus ancienne de la civilisation indienne qui fut peu à peu assimilée par les conqué-
rants aryens. Rudra, le souffle vital du cosmos et l'équivalent védique de Shiva, ne commence à prendre sa place prédominante comme le dieu de l'Obscurité-transcendante qui personnifie la tendance désintégrante, que dans les Upani sh ad-s qui expriment la pensée d'un âge où la vision védique du monde avait abandonné une partie de sa conception naturaliste de l'Univers, pour s'imprégner d'autres notions empruntées aux cultures anciennes du pays indien. Dans les Veda-s le mot Shiva, signifiant bénéfique, sert seulement comme une épithète de Rudra. Cette épithète peu à peu remplaça dans l'usage commun le nom terrible de Rudra que l'on craignait de prononcer. Les Purâ n a-s et les Agama-s dans lesquels sont exposés les mythes et le rituel du culte de Shiva 290 LE POLYTHÉISME HINDOU
forment une vaste littérature qui contient, mêlés à des additions relativement récentes, certains des documents les plus anciens sur la religion de l'Inde et du monde.
Ces ouvrages, avec les mythes et les rites qu'ils exposent, retrouvèrent peu à peu, parmi les livres sacrés des hindous, une place qui leur fut longtemps contestée par les trois premiers Veda-s et leurs annexes. Le quatrième Veda, l'Atharva, est d'une inspiration différente et est plus proche des Agama-s que du Ri g Veda.
Le culte de Shiva est toujours demeuré la religion du petit peuple indien pour qui il n'y avait guère de place dans la société aristocratique des aryens, mais il est aussi resté la base de doctrines ésotériques, transmises par des ordres initiatiques dont la mission était, et demeure encore aujourd'hui, de conserver les formes les plus hautes de la spéculation métaphysique à travers les périodes de conflit et de décadence, telle que celle qui suivit la conquête aryenne de l'Inde, périodes durant lesquelles des vainqueurs proclament la supériorité de conceptions religieuses relativement grossières, par rapport à la sagesse antique de très vieilles cultures dont peu à peu les conqué-
rants eux-mêmes finissent par s'imprégner.
Les documents les plus anciens qui nous restent aujourd'hui sur la philosophie du shivaïsme se trouvent dans les Agama-s shivaïtes, les Upani sh ad-s shivaïtes et six Purâ n a-s shivaïtes : le Linga Purâ n a, le Shiva Purâ n a, le Skanda Purâ n a, le Matsya Purâ n a, le Kûrma Purâ n a et le Brahmâ nd a Purâ n a. La plupart des autres Purâ n a-s sont toutefois basés également sur d'anciennes traditions autochtones, en particulier l'Agni Purâ n a. Tous mentionnent les mythes de Shiva.
Il existe par ailleurs des textes très anciens dans des langues autres que le sanskrit, conservés dans les collèges de prêtres des sectes shivaïtes tels que les lingayat-s qui, malgré certaines réformes plus ou moins récentes, ont SHIVA, LE SEIGNEUR DU SOMMEIL 291
conservé des rites très anciens, et enterrent encore aujourd'hui leurs morts avec des cérémonies qui n'ont guère varié depuis la préhistoire. Personne d'autre que des fidèles obligés au secret n'a pu, à ma connaissance, avoir jusqu'à présent un accès direct à ces textes.
Plusieurs des Purâ n a-s semblent être les résumés en sanskrit d'une ancienne littérature composée dans d'autres langues anciennes, peut-être dravidiennes. Les versions tamoules de certains Purâ n a-s diffèrent notablement des versions sanskrites et sont souvent considérées comme plus anciennes. Il est évident, d'après le style du Shiva Purâ n a par exemple, qui présente un simple squelette d'histoires dont le détail est censé être connu de tous, qu'il s'agit de résumés souvent maladroits et très certainement traduits. Les Purâ n a-s shivaïtes semblent avoir été rédigés sous leur forme présente, à une époque où le védisme avait si complètement établi sa prédominance dans l'Inde, qu'il pouvait se permettre de faire place aux anciens cultes et philosophies, sans même les altérer si ce n'est très superficiellement. Le Shivaïsme avait été pendant de nombreux siècles une religion persécutée, repré-
sentée comme la religion des Anti-dieux et des démons.
Dans le Râmâya n a, Râva n a, le Démon-roi de Ceylan, est un dévot de Shiva. Après des siècles de domination aryenne, le rituel védique et la philosophie s'étaient si profondé-
ment pénétrés de la sagesse des anciens Asura-s, qu'elle en était transformée. La différence entre la pensée aryenne et non-aryenne était devenue si peu de chose, qu'il était facile de faire place ouvertement à des aspects du culte de Shiva que les anciens aryens considéraient avec horreur et mépris. C'est alors seulement que ce qui restait des livres sacrés pré-aryens commença à être traduit en sanskrit et ceci explique pourquoi ces textes sont souvent écrits dans une langue tardive et vulgaire. Ils contiennent pourtant, mêlés à des éléments plus récents, une quantité 292 LE POLYTHÉISME HINDOU
de matériaux d'une antiquité peut-être prodigieuse.
C'est le sage Kapila qui, selon la légende, étudia le premier cette sagesse presque oubliée des Asura-s et l'enseigna aux fidèles des Veda-s. C'est de cette source que nous vient l'ancienne cosmologie, le Sânkhya, qui donna naissance au Vedanta et qu'il ne faut pas confondre avec le système philosophique beaucoup plus tardif qui porte lui aussi le nom de Sânkhya. L'ancienne poésie tamoule des Sangam-s, plus ancienne que les versions existantes des Purâna-s, fait allusion aux mythes shivaïtes.
La cosmologie shivaïte, très complexe, diffère dans sa forme et son expression de la cosmologie védique, bien qu'elle ait visiblement eu une grande influence sur les textes védiques tardifs et les Upani sh ad-s. Des équivalences furent établies peu à peu entre les termes des deux systèmes de sorte que les hindous d'aujourd'hui peuvent à peine croire qu'il s'est agi à l'origine de deux philosophies différentes.
La philosophie shivaïte représente l'aspect le plus abstrait de la pensée religieuse indienne. Elle nous apporte les enseignements étranges et profonds de la plus ancienne cosmologie ainsi que les méthodes de yoga qui demeurent la base de toutes les conceptions du progrès intérieur et de la réalisation spirituelle dans l'hindouisme récent comme il l'était dans l'Inde pré-aryenne.
La tendance vers la désintégration (tamas) Tout ce qui a un commencement doit nécessairement avoir une fin. Tout ce qui est né, doit mourir. Tout ce qui existe doit cesser d'exister. C'est pourquoi toute chose existante se dirige infailliblement vers la désintégration.
Le Pouvoir de destruction est la voie qui mène à la cessation d'exister, et à la chose la plus proche de la non-existence, l'Immensité inqualifiable dans laquelle toute SHIVA, LE SEIGNEUR DU SOMMEIL 293
existence se dissout. Ce pouvoir universel de destruction par lequel toute existence finit et duquel toute existence jaillit, est appelé Shiva, le Seigneur-du-sommeil « d'où tous ces éléments sont issus, par lequel une fois nés ils survivent, dans lequel ils retourneront se fondre ». ( Taittirîya Upani sh ad, 3, 1.)
Shiva est la personnification de tamas, l'inertie centrifuge, la tendance vers la dispersion, la désintégration, l'annihilation.
Lorsque l'univers s'étend indéfiniment, il se dissout graduellement et cesse d'exister en tant qu'organisme.
Cette dispersion dans l'obscurité de l'insubstantialité causale, marque la fin de toute différenciation de tout lieu et temps.
Rien de ce qui existe ne peut échapper à ce processus de destruction. L'existence est seulement un stade dans un univers qui s'étend, c'est-à-dire se désintègre. C'est de la destruction, de la désintégration que l'existence renaît à nouveau. C'est pourquoi la destruction est la cause ultime, l'origine première, invisible, de toute création. Seul Shiva, le pouvoir-de-désintégration, demeure à la fin et au commencement. Il est décrit comme un vide infini, substrat de l'existence, et il est comparé au silence et à l'obscurité de l'inconscience dont nous avons une expérience relative dans le sommeil sans rêves, dans lequel toute activité mentale est suspendue.
« Cet être-d'obscurité s'étendait partout, pareil au sommeil inconscient sans forme, indescriptible, indéfinis-sable. » ( Manu Sm ri ti, 1, 5.) D'un certain point de vue Shiva, le Seigneur-du-sommeil, est donc identifié au substrat d'immensité. D'un autre point de vue, il est en rapport avec le commencement et la fin de l'existence. Il est donc le moyen-terme qui relie l'immensité, le brahman, le substrat neutre, impersonnel, au principe causal ou divinité personnelle (Ishvara). Il 294 LE POLYTHÉISME HINDOU
est l'état suprême du réel, puisque au-delà de lui se trouve le non-existant. Les Upani sh ad-s le décrivent comme un abîme sans fond.
« Par-delà cette obscurité, ne se trouve ni jour, ni nuit, ni existence, ni non-existence, mais seulement Shiva, l'indestructible. Le Soleil même demeure prostré devant lui. C'est de lui que jaillit le savoir sans-âge. »
( Shvetâshvatara Upani sh ad, 4, 18.)
« Là, le soleil ne brille plus, ni la lune, ni les étoiles.
L'éclair ne scintille pas, que dire du feu terrestre, car tout ce qui brille n'est que le reflet de celui dont la splendeur illumine l'univers. » ( Shvetâshvatara Upani sh ad, 6, 14 et Ka th a Upani sh ad, 2, 15.)
« Il n'a pas de corps, ni de sens. Nul qui soit son égal ou plus grand ne peut être. Nous entendons seulement parler des mille formes que prennent ses pouvoirs inhé-
rents de savoir, de vouloir et d'agir. » ( Shvetâshvatara Upani sh ad, 6, 8.)
Les principaux aspects de Shiva
Mille et huit noms de Shiva sont donnés dans le Shiva Purâ n a (chap. 69) ainsi que dans le 17e chapitre de l' Anushâsana parvan du Mahâbhârata l. Le Linga Purâ n a donne également mille noms de Shiva.
Lorsque nous étudions la signification des différents aspects de Shiva symbolisés par ses noms, il n'est pas d'ordinaire nécessaire d'envisager leur origine historique ou pré-historique. Certains de ces noms ont peut-être appartenu aux dieux de différents peuples. Mais ils ont été si complètement assimilés que nous ne pouvons les envisager qu'avec le sens dans lequel ils ont été et sont employés dans la théologie traditionnelle du Shivaïsme.
La plupart des noms communs de Shiva sont des 1. Chap. 45 dans l'édition de K u m b a k o n a m .
SHIVA, LE SEIGNEUR OU SOMMEIL 295
épithètes descriptives telles que : à-trois-yeux (tri-locana ou tryambaka), au-cou-bleu (nîla-kantha), aux-cinq-visages (pañcânana), couronné-de-lune (candra-shekhara), porteur-du-Gange (Gangâdhara), seigneur-des-montagnes (girîsha), aux-cheveux-en-broussailles (jatâ-dhara), image-des-eaux (jala-mûrti), au-collier-de-crânes (kapâla-mâlin), immuable (sthâ n u), à-1'œil-difforme (virûpak sh a), maître-de-1'univers (Vishva-nâtha).
Le dieu terrible et bénéfique
Du point de vue de l'être individuel, la destruction se manifeste toujours en deux stades successifs, le premier est la mort physique, le second la dissolution de l'individualité subtile. Le premier est la fin de l'existence apparente, le deuxième la libération de ses liens subtils. Il y a donc deux aspects de Shiva, l'un effrayant, l'autre désirable, l'un immédiat, l'autre transcendant. Dans son action ultime Shiva représente la mort de la mort, c'est-à-dire la vie éternelle.
Par ailleurs, c'est de la destruction que naît la vie.
La vie n'est que l'acte de détruire, de dévorer la vie. La vie est l'image même de celui qui donne la mort. En tant que la fin de toutes choses, Shiva est le dieu de la mort; en tant qu'origine de toute création, il est la source de la vie. Shiva est donc représenté comme le dieu terrible qui détruit, qui dévore tout, mais aussi comme l'être mystérieux et lubrique qui erre à travers forêts et montagnes, donnant naissance à toutes les formes de la vie, créant des mondes nouveaux et des êtres nouveaux par le rythme de sa danse, par les sons de son tambourin, par ses postures de yoga, par les gouttes de sa semence jetée aux vents.
Son image nous vient des profondeurs de la pré-histoire.
Il semble être le plus ancien de tous les dieux.
296 LE POLYTHÉISME HINDOU
Rudra, Seigneur-des-larmes, le destructeur Dans l'hindouisme tardif, Shiva (le Seigneur-du-sommeil) est le nom donné à l'aspect paisible, transcendant de la tendance désintégrante, tandis que Rudra (le Seigneur-des-larmes) représente l'aspect agressif, actif, visible de la destruction. C'est donc Rudra qui symbolise directement la tendance centrifuge, la dispersion, l'obscurité (tamas) associée dans la Trinité aux deux autres tendances, la tendance centripète (sattva) qui crée la lumière, et la tendance orbitante ou dynamique (rajas) qui crée le temps et l'espace, et qui sont respectivement représentées par l'Immanent (Vi sh nu) et l'Être-immense (Brahmâ).
Dans les Veda-s, Rudra apparaît comme un dieu puissant et dangereux. Il est le dieu hurlant des tempêtes, père des dieux des vents, parfois identifié au feu ( Taittirîya Samhitâ, 3, 2, 4 et Taittirîya Brâhma n a 3, 2, 8, 33).
Il faut se méfier de lui. Son nom ne doit pas être prononcé.
Ses formules magiques sont des interdictions. Dans les rites sa place est séparée de celle des autres dieux. Son oblation est offerte avec celle des anti-dieux et des esprits du mal.
Le Ri g Veda (1, 114 et 2, 33) appelle Rudra, Seigneur-des-hymnes, Seigneur-des-sacrifices, le Guérisseur, Brillant-comme-le-soleil, le meilleur et le plus bienfaisant des dieux. Il dispense la richesse et fait prospérer les chevaux, les moutons, les hommes, les femmes et les vaches. Il est le nourricier et éloigne le mal. Il est armé de la foudre (2, 33, 3), il porte un arc et des flèches (2, 33, 10; 5, 42, 11; 10, 126, 6). Monté sur son chariot il est dangereux comme un fauve. Il est destructeur et violent. Une longue prière que lui adresse le Yajur Veda, l'appelle bienveillant, sans-malice, libérateur, guérisseur-céleste, rouge, au-cou-bleu, aux-mille-yeux, porteur-de-mille-carquois.
Dans un autre hymne, ainsi que dans le Ri g Veda (7, 59, SHIVA, LE SEIGNEUR DU SOMMEIL 297
12), il a trois yeux. Il est parfumé et apporte la prospérité.
Il protège le bétail, toutefois son caractère est violent.
On ne peut rien lui cacher. Rien n'est hors de son atteinte.
C'est lui qui punit les coupables. « Rudra donne au pécheur les tortures de l'enfer 1. »
Du point de vue de la vie, la destruction fait peur.
« Rudra est celui qui tue. » ( Atharva Veda, 1, 19, 3.) Les hommes parlent de lui avec terreur. « Il est la mort...
le démon... la cause des larmes. » ( Atharva Veda Sûkta, 16, 6, 26.) On l'implore avec anxiété :
Ne fais pas mourir nos pères et nos mères.
(Ri g Veda, 1, 114, 7.)
Ne nous frappe pas dans nos fils, ni dans la durée de nos jours.
Ne sois pas insensible.
Ne fais pas de mal à notre bétail, ni à nos chevaux Ne massacre pas nos héros dans ta rage
Seigneur-des-larmes !
( Shvetâshvatara Upani sh ad, 4, 22.) Pour lui le prêtre et le guerrier ne sont que son repas, la mort un condiment.
Qui peut dire quand il va venir.
( Katha Upani sh ad, 2, 25.)
Tous ceux qui accomplissent une fonction destructrice participent au principe appelé Rudra. La vie qui ne peut subsister qu'en détruisant la vie est une manifestation du Seigneur-des-larmes.
« O Bienveillant (Maitreya) ! Celui qui détruit quoi que ce soit du monde inanimé ou animé fait l'œuvre du destructeur. Il devient la personnification du terrible tor-1. Mahidhâra, commentaire sur la Vâjasaneyi Samhitâ du Yajur Veda blanc 16,33.
298 LE POLYTHÉISME HINDOU
tureur-des-hommes qui donne la mort. » ( Vi shn u Purâ n a, 1, 22, 39.)
Appelé pour la première fois le Grand-dieu (Mahâ-deva) dans le Yajur Veda blanc, Rudra apparaît dans les Upanish ad-s comme le Dieu-suprême :
Il n'a ni commencement, ni milieu, ni fin.
Il est l'unique, l'omniprésent,
le merveilleux, la joie du cœur,
l'époux de la Paix-de-la nuit (Umâ),
le premier des dieux, le souverain suprême.
Il a trois yeux, le cou bleuté. Il est paisible.
Il est le créateur, le Seigneur-du-sommeil, le souverain du Ciel, l'indestructible.
Rayonnant de lui-même au-dessus de tout
il est l'Immanent, le souffle vital,
le feu destructeur et l'oblation qu'il dévore.
Éternel, il est tout ce qui fut et sera.
Le connaissant on traverse la mort.
Il n'est pas d'autre voie qui mène
Vers la Libération.
( Kaivalya Upani sh ad, 6-9.)
En tant que le principe actif de toute destruction, le Seigneur-des-larmes est le Régent-de-1'univers. « Rudra, le terrible, unique et sans second, gouverne tous les mondes par ses pouvoirs. Il réside en toute créature. Il est le protecteur. Ayant créé tous les êtres vivants, il les refond tous ensemble à la fin des temps. » ( Shvetâshvatara Upanish ad, 3, 2.)
« Le Grand-dieu est partout mais on ne peut le voir.
Il est le créateur, le souverain du monde. Il est le suze-rain de l'Être-immense, de l'Immanent et du Roi-du-ciel.
Tous les êtres célestes, de l'Être-immense aux génies du mal le vénèrent. ( Mahâbhârata, 13, 14, 3-4.) SHIVA, LE SEIGNEUR DU SOMMEIL 299
Le nom de Rudra
L'origine du mot Rudra reste obscure. Nous n'en connaissons que des étymologies symboliques. Les Brâhmana-s expliquent que lorsque Rudra naquit, il se mit à pleurer.
Le Progéniteur, son père, en demanda la raison, et appre-nant que l'enfant pleurait parce qu'il n'avait pas de nom, il l'appela Pleureur (Rudra), de la racine rud, pleurer. La même histoire est racontée dans le Padma Purâ n a (chap. 8), le Kûrma Purâ n a (1, 10) et le Vi shn u Purâ n a (1, 8).
« Il est Rudra parce qu'il fait pleurer. » ( Kùrma Purâ n a, 110, 24.)
« Lors de la destruction, il extermine les êtres vivants et les fait pleurer. C'est pourquoi il est le Seigneur-des-larmes. » ( Vi shn u-sahasra-nâma-bhâ sh ya, 26.)
« Lorsque le souffle vital quitte le corps, les hommes se lamentent. [Le souffle vital] est donc appelé Rudra, parce qu'il fait pleurer. » (B ri had-âra n yaka Upani sh ad, 3, 9, 4.)
La B ri had-devatâ dit que Rudra veut dire hurleur.
« Parce qu'il hurla (arodît) dans le ciel, donnant aux hommes la pluie et la foudre, les quatre Voyants le louent comme le Hurleur (Rudra). » ( B ri had-devatâ, 2, 34.) Le Mahâ-
bhârata (12, 10369) compare son rire au son creux et terrible du tambour de guerre.
Rudra veut dire aussi Celui-qui-enlève-la-douleur.
« Rut est le nom donné aux trois formes de la douleur
[physique, mentale et spirituelle] qui existent en ce monde.
La cause de la douleur est aussi appelée rut. Il est Rudra, Celui-qui-enlève-la-douleur parce qu'il éloigne toutes les formes de la souffrance. » ( Shabda Cintâma n i.) Rudra peut vouloir dire le « Rouge ». Ceci pourrait être aussi le sens originel de Shiva dans quelque langue non-aryenne. Le mot tamoul pour rouge est Shev-, Shivappu.
300 LE POLYTHÉISME HINDOU
La personnification de la colère
Ce monde est régi par la peur. Rudra est « la grande Peur, la Foudre-qui-menace » ( Katha Upani sh ad, 5, 3
et Kena Upani sh ad, 3, 2). « Celui dont les dieux mêmes craignent la rage dans le combat » ( Râmâya n a, 1, 1, 4).
« Par crainte de lui, le vent souffle; par crainte de lui, le soleil brille; par crainte le feu, le Roi-du-ciel et la Mort se hâtent dans leur travail. » ( Taittirîya Upani sh ad, 3, 3.) La colère des dieux est la source même de la peur. Comme le souverain suprême, le Seigneur-des-larmes incarne tout ce qui effraie. Il est le Furieux (Ca nd a), la Rage (Ca nd ikâ), le Formidable (Bhîma), le Terrible (Ugra), l'Épouvantable (Ghora), le Terrifiant (Vibhi sh a n a). ( Mahâbhârata, 12, 10, 370 et 12, 10, 375.)
La colère elle-même est vénérée en lui.
« Je te salue, fureur du Seigneur-des-larmes. » ( Vâjasaneyi Samhitâ, 16, 1.) Dans le mythe des Purâ n a-s, la naissance de Rudra est due à la colère (manyu) du Progéniteur (Prajâpati).
Le feu qui tue
La première des formes de destruction est le feu. Agni, Seigneur-du-feu, est donc une manifestation de Rudra.
Dans le Ri g Veda, Agni est souvent appelé Rudra et identifié à lui. « Agni est Rudra » ( Shatapatha Brâhma n a, 5, 3, 1, 10 et 6, 1, 3, 10 et Taittirîya Samhitâ, 5, 4, 3, 1). « Ce feu subtil pénétrant toutes choses est le dieu Rudra lui-même » ( Shatapatha Brâhma n a, 9, 1, 1, 1). « Agni est le nom de Rudra. Agni a deux formes, l'une terrible, l'autre bénéfique (Shiva) » ( Aitareya Brâhma n a). « Agni est appelé Rudra » ( Nirukta, 10, 1, 1). « Parce qu'il créa tous les mondes, ce Rudra est appelé Agni » ( Atharva Samhitâ 7, 87, 9). Tout ce qui brûle est de Rudra, La chaleur du SHIVA, LE SEIGNEUR DU SOMMEIL 301
soleil est le souffle de Rudra (Rudra-prâna). Tant qu'il personnifie le feu du sacrifice, Rudra est appelé le Maître-du-bétail (Pashupati). En alchimie, le mercure, que l'on croit être de l'énergie solaire accumulée entre les couches de la terre, est appelé sperme-de-Rudra (Rudra-vîrya).
Bhairava, le Terrible
Sous son aspect le plus effrayant, Rudra est appelé Bhairava, le Terrible. Il est le destructeur malévolent qui se plaît à détruire. Selon la Taittirîya Samhitâ, (6, 2, 3), il attaqua et détruisit trois villes des anti-dieux. Ceci semble être l'origine du mythe dans lequel Rudra réduit en cendres les trois cités volantes.
Bhûteshvara, Seigneur-des-éléments ou Roi-des-fantômes L' Aitareya Brâhma n a (3, 33) appelle Rudra, Seigneur-des-éléments (Bhûtamat). C'est également le sens de Bhû-
teshvara. Dans la mythologie tardive, le mot Bhûta est toutefois pris dans le sens de fantômes ou d'esprits du mal et Bhûteshvara devient le Chef-des-fantômes. « Comme le Chef-des-fantômes, Rudra hante les cimetières et les lieux de crémation, des serpents sur sa tête et un collier de crânes à son cou. Il est entouré d'une troupe de lutins et piétine les démons rebelles. Il se livre à la débauche et danse furieusement, échauffé par le vin..., la danse appelée ta nd ava tandis que des lutins furieux se pressent autour de lui1. »
La mort est l'Effaceur (Hara)
Comme le pouvoir dévastateur qui balaie et détruit toutes choses, Shiva est appelé Hara, l'Effaceur. Il est identifié à la maladie, à la mort, ainsi qu'à la puissance destructrice qui, à la fin des temps, efface l'Univers. « Il 1. Downson, Hindu Mylhology, p. 398.
302 LE POLYTHÉISME HINDOU
est l'Effaceur (Hara) parce qu'il enlève toutes choses, parce qu'il détruit tout. »
Dans le Mahâbhârata (13, 1146), Rudra est appelé Sarva-bhûta-hara. Celui qui efface tous les êtres. Il est aussi Bhaga-netra-hara, Celui qui aveugle Bhaga, le Principe-souverain qui distribue aux dieux leurs parts du sacrifice (10, 249). Il est aussi Celui qui enlève les oblations d'Art-rituel (Dak sh a-kratu-hara), car il vole les fruits du sacrifice.
L'Effaceur est identifié à la maladie ( Mahâbhârata, 7, 2877). Son messager est la Fièvre ( Mahâbhârata, 12, 10259). Il est la mort (13, 7497) qui détruit sans discrimination le bon et le mauvais (12, 2791). A la fin des âges il détruit ce qu'il a créé (9, 2236). Il aspire l'Univers et avale toutes choses (13, 941-43).
Rudra en tant que Seigneur-du-sommeil (Shiva) est encore l'Effaceur, car le sommeil efface toute souffrance.
Dans une autre étymologie, Hara prend le sens de Dispensateur-de-merveilles ( Shiva-toshinî, 1, 65, 143).
Shiva, le Bénéfique, le Seigneur-du-sommeil
« La forme la plus abstraite de Rudra est appelée Shiva dans les Anciens textes » ( Linga Purâ n a, 1, 3, 10). Selon les U n adi Sûtra-s, le mot Shiva vient de la racine shîn qui veut dire « sommeil ». « Tout s'endort en lui, c'est pourquoi il est le Seigneur-du-Sommeil. » ( U n adi Sûtra-s, 1, 153.) Dans les hymnes des Veda-s, le mot Shiva signifiant
« bénéfique » est seulement un adjectif qui s'applique aux aspects paisibles de Rudra.
Puisses-tu nous apparaître, Rudra, habitant des montagnes Sous cette forme tienne qui ne suggère rien de mauvais Qui nous est bénéfique (Shiva) qui ne nous fait pas peur, Qui est envers nous bienveillante.
SHIVA, LE SEIGNEUR DU SOMMEIL 303
O Toi qui vis dans les montagnes, protecteur des montagnes!
Rends favorable cette flèche que tu portes en ta main déjà prête à être lancée
Ne blesse ni homme, ni chose.
( Shvetâshvatara Upani sh ad, 3, 3, 5-6.) L'idée commune à tous les peuples superstitieux, que l'on ne doit parler des choses que l'on craint qu'indirectement et comme de choses aimables, fit de l'adjectif
« bénéfique » (shiva) un autre nom du Seigneur-des-larmes.
Cette appellation devait devenir son nom le plus courant dans les Upani sh ad-s. Plus tard il remplaça les autres noms dans la religion populaire. Les deux noms Rudra et Shiva sont aujourd'hui des synonymes. Toutefois Rudra, en théorie, représente l'aspect terrible et actif du dieu, tandis que Shiva est l'aspect bienveillant, paisible, transcendant, de la tendance-désintégrante, ce qui demeure lorsque les deux autres tendances ont cessé d'exister.
« Lorsque les êtres sont fatigués d'agir, de vivre, de savoir, de jouir et de souffrir et qu'ils cherchent le vrai repos dans le sommeil sans rêves, ils retournent au Seigneur-du-sommeil, à l'immobilité, à la demeure-de-joie (Shambhu) dans laquelle l'univers se repose et s'endort. »
(Cité dans Shiva-tattva.)
Ce repos du sommeil exprime la pitié ultime du créateur. Même Indra, le roi du ciel qui possède tous les instruments du plaisir, cherche à la fin la paix de la non-existence.
( Bhâgavata Purâ n a.) Shiva, le stade ultime, non-différencié, sans dualité, représente le but suprême du yogin qui
« sait que le Seigneur-du-sommeil représente ce quatrième stade non duel, non différencié qui est la paix. » ( Ma nd ukya Upani sh ad, 7.)
Nous craignons la mort, le repos éternel, à cause de notre incapacité à en comprendre la signification. L'homme, dans ce monde illusoire, craint la mort bien que pour lui 304 LE POLYTHÉISME HINDOU
elle représente la délivrance de ses liens, la seule chose vraiment désirable. « Même le yogin la craint, voyant un sujet de terreur dans ce qui n'est que la libération de la peur. » ( Gaudapâda Kârikâ, 3, 39.)
« Pareil au ver de l'amer fruit du nîm qui semble torturé si on le place dans le sucre, le ver ignorant qui cherche les plaisirs du monde de la dualité, craint la joie de la non-dualité, du non-manifesté, car il ne peut y trouver les chansons, les danses et les jeux de ce monde. Toutefois ceux qui atteignent la connaissance réalisent que c'est là seulement que peut être trouvée l'essence de la joie pure. Le Seigneur-des-larmes, terreur de l'ignorant, apparaît au sage comme le bénéfique (Shiva), comme l'essence même de toute joie. » (Karapâtrî, Shrî Shiva-tattva, Sanmârga, 1941, p. 114.)
Représenté comme l'Être-cosmique, Shiva est formé de tous les principes des cléments. « Le feu est son front, le soleil et la lune sont ses yeux, les directions de l'espace ses oreilles. Les Veda-s sont sa voix. Le vent qui pénètre le monde est le souffle qui soulève sa poitrine. Ses pieds sont la terre. Il est le Soi au-dedans de tous les êtres vivants. » ( Mu nd aka Upani sh ad, 2, 1, 4.) Le Grand-dieu (Maheshvara), Seigneur-du-savoir Le Grand-dieu, Seigneur-du-savoir, représente le stade où nulle différence ne subsiste, « le lieu où l'individualité se fond dans cet être plus vaste qui est en nous-même et pourtant existait avant notre naissance, avant que la création n'apparaisse. Ce vrai soi de tous les êtres est la divinité transcendante non qualifiée que l'on appelle le Grand-dieu, Maheshvara ». (Karapâtrî, Maheshvara, Sanmârga, 1946.)
« Cette divinité est en elle-même plus vaste que toute la place qu'occupe l'univers. C'est pourquoi les sages l'appel-SHIVA, LE SEIGNEUR DU SOMMEIL 305
lent le Grand-dieu. » ( Brahma-vaivarta Purâ n a, Prakriti Kha nd a, chap. 53.)
Du point de vue cosmologique, le Grand-dieu n'est qu'un autre nom de la Personne-indestructible, l'Ak sh ara Puru sh a, qui, en tant que créateur du monde est généralement représenté par le mot personnel singulier « Dieu ».
Chacune des parties (kalâ-s) de la Personne-indestructible est aussi « Dieu », c'est-à-dire nous apparaît comme étant la totalité indivisible. De même qu'un nombre infini, une distance infinie, une quantité infinie, qui tous sont des fictions, peuvent nous sembler faire partie d'un infini général dans lequel quantité, nombre, distances, ne sont plus des entités distinctes mais semblent se fondre en une qualité unique : l'infini, de même, chaque divinité, c'est-à-dire chaque aspect transcendant de la création peut sembler à l'homme se fondre dans un être immense, indivisible et indifférencié. Le dieu qui est au-dessus de tous les dieux, qui forme l'ensemble indivisible de toutes les divinités est le Grand-dieu, Maheshvara. Cette unité de tout ce qui existe est représentée par l'unité des trois fonctions qui constituent la nature du Cosmos, du sacrifice cosmique, et qui sont la Puissance (Indra), le Dévorant (Agni), et le Dévoré (Soma), les trois aspects principaux de Shiva.
Dans les Purâna-s, comme dans les Upani sh ad-s, le Grand-dieu est le dieu de la connaissance transcendante.
« C'est de Maheshvara qu'il faut extraire le savoir. » (Karma-locana.)
« Je salue la demeure de toute science, le Grand-dieu Maheshvara. De son souffle est issue la parole-éternelle, le Veda, et de la parole, l'Univers. » (Cité dans Kalyâ n a, Shiva anka, p. 169.)
Il est le Seigneur (Ishâna) maître de toutes les formes du savoir. Il est le souverain de tous les éléments. » ( Mahâ-
nârâya n a Upani sh ad, 4.) 306 LE POLYTHÉISME HINDOU
En lui sont coordonnées les trois énergies qui forment la nature du savoir, les pouvoirs de comprendre (jñâna), de vouloir (icchâ) et d'agir (kriyâ). Pour les réalisations de l'intelligence, c'est donc Shiva, sous l'aspect du Grand-dieu (Maheshvara) qui est vénéré.
« Il est le roi du monde, le Seigneur-des-larmes, le Grand-voyant dont les dieux sont issus et en qui ils se résorbent à la fin. Puisse celui qui le premier vit naître l'intellect-universel nous accorder l'intelligence. » ( Shvetâshvatara Upani sh ad, 4, 12.)
« Cherchant la lumière, je prends refuge en lui qui le premier établit l'Être-immense et de qui les Veda-s jaillirent, le dieu resplendissant par qui l'intellect est illuminé. »
( Shvetâshvatara Upani sh ad, 6, 18.) Le Maheshvara sûtra
Chaque science peut conduire à la source commune de toutes les sciences. Toutefois, il existe quatre voies du savoir qui sont considérées comme menant plus directement à l'intelligence de la réalité supérieure. L'enseignement de ces quatre sciences est symboliquement attribué à Shiva. Elles sont : le Yoga ou méthode de perception supra-sensorielle des réalités transcendantes; le Vedanta ou théorie métaphysique, qui est la compréhension intellectuelle des réalités transcendantes; la Sémantique ou étude des moyens de transmission du savoir, qui étudie les rapports des mots ou des symboles verbaux avec les idées ou images mentales, et la musique qui est la perception directe des rapports symboliques des nombres avec les idées et les formes. On fait dériver la théorie de ces quatre formes de la connaissance d'une formule mystérieuse appelée le « fil du Grand-dieu » (Maheshvara sûtra) qui aurait jailli du son du tambourin de Shiva durant la danse cosmique par laquelle il crée l'harmonie qui est l'univers.
SHIVA, LE SEIGNEUR DU SOMMEIL 307
L'histoire des circonstances dans lesquelles le grammai-rien Pâ n ini obtint le sûtra du Grand-dieu est contée dans le Kathâsaritsâgara, le Haricaritcintâma n i, la B ri hat Kathâ mañjari et la Nandikeshvara Kâshikâ.
Le Mâheshvara sûtra comprend tous les sons articulés possibles, arrangés dans un ordre symbolique que l'on dit être la clef de la structure et de la signification de toutes les langues. Il représente l'une des formules-verbales ésotériques dans lesquelles était condensée l'ancienne sagesse shivaïte, et que l'on affirme être la première révélation. Selon certains adeptes très exclusifs du Shivaisme, le transfert des valeurs magiques inhérentes aux symboles-verbaux, aux incantations et élaborations poétiques des hymnes védiques représente une révélation (dans le sens où ce mot veut dire « couvrir d'un nouveau voile ») de la sagesse ancienne à la suite de la conquête aryenne.
Le terme Veda, qui veut dire savoir, dans son sens universel où il représente la loi même du monde, la pure
« connaissance intellectuelle, sans commencement ni fin », ne se réfère pas aux recueils d'hymnes des quatre Veda-s, mais à ces anciennes formules ou mantra-s qui n'appartiennent, même extérieurement, à aucun langage particulier et qui restent aujourd'hui encore la base secrète des connaissances ésotériques préservées par la transmission initiatique ches les ascètes hindous.
Dans la théorie du langage, une distinction fondamentale doit être faite entre les mots et leur sens. Shiva qui est la substance du savoir, est identifié au sens des mots.
Le mot lui-même, l'instrument par lequel nous saisissons le sens, est une forme d'énergie et est donc assimilé à la puissance de Shiva, au principe actif de sa manifestation, représenté comme sa compagne. « Shiva est le sens, sa compagne le mot. » ( Linga Purâ n a, 3, 11, 47.)
« L'aimée de Shiva, son énergie divine, est le support de tous les mots alors que Shiva lui-même, dont le front 308 LE POLYTHÉISME HINDOU
est orné du croissant de la lune, (de la coupe de soma) (c'est-à-dire qu'il représente le yogi dont l'énergie vitale sublimée est transformée en énergie mentale) est le support du sens de tous [les mots]. » ( Vaiyâkara n a manjûshâ.) Le Temps (kâla), destructeur de toutes choses Shiva en tant que destructeur est identifié au temps ( Mahâbhârata, 13, 942, 1188, et 7497). « Tu es l'origine des mondes, tu es le Temps, leur destructeur. » ( Mahâ-
bhârata, Anushâsana parvan, 45, 313.) Avant que rien n'existe, le Temps est. Le Temps repré-
sente la condition première qui permet à l'Univers d'exister.
Bien que le point de vue cosmologique (Sânkhya) fasse du Temps un corollaire de l'espace, le point de vue logique (Nyâya) et le point de vue métaphysique (Vedânta) considèrent que le Temps précède l'espace. Nous allons voir qu'il s'agit de deux sortes de Temps différents. Le Temps absolu est d'une autre nature que le temps relatif que nous percevons. Il s'agit du Grand-Temps (Mahâ-Kâla) qui est une éternité toujours présente, indivisible et sans mesure. On compare ce temps à une Verge-indivise-et-continue (Akhanda-da ndâyamâna). Les divisions du temps relatif que nous percevons ne sont que les divisions apparentes du Temps-continu provoquées par les mouvements des astres. Le temps relatif est perçu différemment par différentes sortes d'êtres. Les planètes dont le mouvement détermine les rythmes du temps relatif, les conditions du monde tel que nous le percevons, peuvent être considérées comme les agents de la loi cosmique qui régit notre destin et, envisagées sous cet angle, elles sont véné-
rées comme des dieux. Aussi longtemps que nous sommes soumis aux rythmes planétaires, nous restons enfermés dans le monde de l'existence relative. C'est seulement lorsque le rythme du temps relatif cesse d'être perçu SHIVA, LE SEIGNEUR DU SOMMEIL 309
ou cesse de nous conditionner que nous pouvons atteindre au repos dans le Temps absolu.
La manifestation n'est perceptible, n'est possible que dans le complexe espace-temps. Sattva, la tendance centripète, est le principe de la location, de l'espace, car l'espace implique le lieu, alors que tamas, la tendance centrifuge, est l'essence même du temps absolu, la mesure de l'expansion de l'univers par laquelle toute cohésion est détruite.
Le temps relatif ou cyclique, par contre, qui est l'effet du mouvement circulaire des planètes, dépend de l'espace et est l'effet de la tendance orbitante rajas de laquelle toute substance, toute forme, toute chose est née. Le Vi shn u Purâ n a, le Bhâgavata Purâ n a, le Padma Purâ n a, tous expliquent que l'Être-immense (Brahmâ) qui personnifie la tendance orbitante; est la nature même du temps relatif, car « le temps qui conduit les mondes à leur fin est différent de celui qui mesure la vie. Le temps est donc toujours de deux sortes, subtil ou grossier, non manifesté ou manifesté ». ( Sûrya Siddhânta, 1-10.) La divinité du Temps
« Dans le Vi shn u Purâ n a (1, 2) il est dit que lorsque les trois tendances fondamentales arrivent à un état d'équilibre, s'annulent les unes les autres, le courant qui est l'univers cesse d'exister. La Nature et la Personne sont alors séparées. A ce moment, l'état causal suprême, sur lequel reposent Nature et Personne, est l'Éternité ou Temps absolu (qui n'est que présent). Le Temps absolu est donc la réalité transcendante qui, au moment de la création, unit la Nature et la Personne, Prakriti et PurusAa, et qui les sépare lorsque l'Univers se dissout. Le mot Temps (Kâla) est donc employé dans un sens théologique pour représenter l'union du Seigneur-du-sommeil (Shiva), qui est le substrat manifesté, et de sa capacité d'agir (ou 310 LE POLYTHÉISME HINDOU
énergie) représentée comme sa compagne (Shivâ). Cette union est celle de l'Illusioniste (Mâyin) et de son Pouvoir d'illusion (Mâyâ). » (Yogatrayânanda, Kâla tattva, Shivarâtrî, p. 177.)
Lorsqu'il est identifié au Seigneur-du-sommeil ou au Grand-dieu (Maheshvara) qui est l'aspect transcendant du divin, le Temps éternel et indivisible, le temps transcendant et absolu est appelé le Grand-Temps (Mahâ-Kâla).
Le temps relatif mesure toute croissance, tout déclin, toute existence. Le pouvoir élusif qui détruit tout, est la mesure même de l'existence. Le temps est donc la puissance de Rudra, la puissance de la mort, le destructeur universel.
« Je suis le temps dont l'inclination est de détruire les mondes », dit l'Être cosmique de la Bhagavad-Gîta (11, 52).
« Le temps qui digère les éléments, le temps qui dévore les êtres. » ( Mahâbhârata, 1, 1, 273.) « Tout dans ce monde, l'existence et la non-existence, la joie et la douleur, reposent sur le Temps. » ( Mahâbhârata, 1, 1, 272.) Le temps relatif est parfois aussi identifié avec Yama (celui qui lie), le souverain du royaume des morts. ( Mahâ-
bhârata, 13, 1, etc.)
Le Maître-de-la-réintégration (yoga)
Le stade qu'atteint le yogin qui est parvenu à réduire son mental au silence est la source de la connaissance. C'est lorsqu'il atteint cette source que le yogin prend conscience du substrat non-manifesté de la manifestation. Tous les enseignements de la technique-de-réintégration (le yoga) ainsi que le processus de la libération sont perçus par le yogin dans la caverne de son cœur, sous la forme de la divinité-transcendante, de Maheshvara. Le Grand-dieu (Maheshvara) est donc le Grand-yogin, qui enseigne tout ce qui est au-delà de l'expérience des sens. C'est à lui qu'est attribuée la révélation des techniques du yoga aux hommes.
SHIVA, LE SEIGNEUR DU SOMMEIL 311
Le Grand-dieu est lui-même représenté comme l'ascète parfait, le Grand-yogin (Mahâ yogin) en qui sont réunies les perfections de l'austérité, de l'ascèse, de la méditation, par lesquelles des pouvoirs sans limites peuvent être obtenus. On le montre nu, vêtu des directions de l'espace (Dig-ambara), les cheveux en broussaille (dhûr-ja t i), le corps frotté de cendres.
Les méthodes du yoga qui en cela diffèrent de celles des rites, sont ouvertes à tous ceux qui suivent ses disciplines.
Shiva, le yogin, est donc accusé dans les livres saints des aryens d'accorder ses enseignements aux humbles, aux impurs, d'être le dieu qui révèle les secrets de la vérité transcendante à ceux qui ne sont même pas qualifiés pour la pratique des rites.
Shankara (Dispensateur-de-la-félicité) et Shambhu (le Lieu-de-félicité)
« Parce qu'il crée (K ri) la félicité ( Sukha ou Sham), parce qu'il est la source de la joie sans limites, Shiva, l'être suprême, informel, est appelé le Dispensateur-de-la-félicité (Shankara)1. »
La Félicité sans limites est le nom donné à l'expérience de la connaissance transcendante, du Savoir absolu.
L'Hermaphrodite (Ardha-nâri-îshvara)
Le substrat neutre improductif se divise d'abord en substance et en énergie, en un principe mâle et un principe femelle. Lorsque ces deux éléments s'unissent à nouveau, une étincelle jaillit. Cette étincelle représente l'attraction, le désir, la source du courant de la vie.
C'est ce désir qui est l'origine apparente de la manifes-1. Shiva-toshî n î : Commentaire du Linga Purâ n a, 1, 6, 22.
312 LE POLYTHÉISME HINDOU
tation. La polarisation du substrat unique en principe mâle et en principe femelle, est une supposition qui permet d'expliquer l'apparition de l'attraction, de l'étincelle du désir, dans le substrat neutre.
L'union de Shiva (la substance) et de Shakti (l'énergie) est le fondement de toute création. Ceci est symbolisé par l'hermaphrodite, mi-mâle, mi-femelle, dont la nature est pur désir. « Quand l'Existence et la Conscience s'unissent, leur union est une volupté, et c'est dans cette volupté que réside leur réalité. Leur existence séparée n'est qu'une fiction. » (Karapâtrî, Lingopâsanâ-rahasya, Siddhânta, vol. 2, p. 153.)
Le symbolisme de l'hermaphrodite est équivalent à celui du linga (le phallus) et du yoni (l'organe féminin).
Du point de vue cosmologique, « le pouvoir de délibération mentale (vimarsha) et le pouvoir d'expression (prakâsha) se manifestent d'abord dans le déterminant de l'espace qui est le point-limite (bindu), la première localisation par laquelle la manifestation commence, et le déterminant du temps, le premier rythme représenté par la vibration primordiale (nâda). L'espace est considéré comme femelle, le temps comme mâle. Leur union dans l'hermaphrodite représente le désir (Kâma), l'impulsion créatrice ».
(Karapâtrî, Shrî Shiva-tattva, Siddhânta, 1941, p. 114.)
« Le principe mâle est aussi identifié au feu, le principe dévorant, tandis que le principe femelle est le Soma, l'oblation dévorée. L'hermaphrodite est donc l'image du sacrifice cosmique, l'image de la nature de l'univers. »
( Devatâ-tattva.)
Shiva ne peut s'unir qu'à lui-même car « la beauté parfaite ne peut contempler qu'elle-même, reflétée en ellemême. Aucun autre miroir que la perfection même ne saurait refléter la perfection. C'est alors que l'être divin est stupéfait de sa propre beauté ».
Lorsque Shiva et son pouvoir (Shakti) s'unissent, l'étin-SHIVA, LE SEIGNEUR DU SOMMEIL 313
celle du désir apparaît et l'univers jaillit du sentiment de l'amour. » (Karapâtrî, Linga Rahasya, Siddhânta, 1942, p. 154.)
« Il divisa son corps en deux moitiés, l'une était mâle et l'autre était femelle. Le mâle dans cette femelle procréa l'Univers. » ( Manu Sm ri ti, 1, 32.) VI
LES FORMES DE RUDRA-SHIVA
Les formes élémentaires de Rudra
LE pouvoir de détruire, le pouvoir du Seigneur-des-larmes, se manifeste à travers tous les éléments, toutes les forces de la Nature. Rudra est le feu qui brûle, l'eau qui noie, le vent qui détruit, l'homme qui tue.
En tant que le pouvoir qui guide les éléments, Rudra est représenté sous huit formes mentionnées dans le Shatapatha Brâhma n a (6, 3, 1) comme les formes ignées de Shiva et appelées les formes du Feu-multicolore (Citra-agni) ou du Souffle-igné (Agneya, prâ n a).
Comme tous les aspects de Shiva, les formes élémentaires du Seigneur-des-larmes ont une double nature, l'une terrible, l'autre bénéfique. Elles sont plus souvent mentionnées sous leur aspect bénéfique que sous leur aspect terrible.
« L'Existant (Bhava), l'Archer (Sharva), le Seigneur-des-larmes (Rudra), le Maître-du-bétail (Pashupati)1, le Terrible (Ugra), le Grand-dieu (Mahan ou Mahâ-deva), le Formidable (Bhîma), le Souverain (Ishâna) sont les huit noms. La Sagesse divine devant laquelle je me pros-1. R u d r a est déjà appelé S h a r v a , B h a v a , P a s h u p a t i d a n s le Shatapatha Brâhma n a, 1, 7, 3, 8.
316 LE POLYTHÉISME HINDOU
terne réside en chacun d'eux et représente tout ce qui est désirable. a ( Shiva-mahimâ stotram, 28.)
1. SHARVA L'ARCHER
L'Archer (Sharva) correspond à l'élément terre (sphère de perception de l'odorat). Il est le nourrisseur, le soutien de la vie, le chasseur qui apporte à manger. Il est aussi l'équivalent du dieu de l'amour dont les flèches odorantes sont les cinq sens.
« Le soutien de tous les êtres, animés ou inanimés, le dieu dont la substance est la terre est appelé l'Archer par ceux qui connaissent les Écritures. La terre est sa nature, il en est le seigneur. Son épouse l'Échevelée (Vikeshî) est la déesse de la Terre. Son fils est [la planète] Mars (Angâ-
raka). » ( Linga Purâ n a, 2, 13, 3-4.) 2. BHAVA, L'EXISTANT
Toujours associé à l'Archer (Sharva), l'Existant (Bhava) correspond à l'élément eau (sphère du sens du goût).
Il est parfois représenté comme un compagnon de Shiva et est alors identifié à Parjanya, le dieu de la pluie.
« Bhava, selon ceux qui connaissent le Veda, est un dieu tout puissant. Il représente la nature de la vie des mondes.
Les Sages disent que sa compagne est la Paix-de-la-nuit (Umâ). Son fils est la planète Vénus. Il est le réservoir de la semence des sept mondes. Il est le protecteur des sept mondes. » ( Linga Purâna, 2, 13, 5-6.)
3. PASHUPATI, LE MAÎTRE-DU-BÉTAIL
L' Aitareya Brâhma n a (3, 33) appelle Rudra le Maître-du-bétail (Pashupati), le nourrisseur du sacrifice. Envisagé comme l'une des formes élémentaires de Rudra, le Maître-du-bétail correspond au feu (sphère du sens de la vue). Il personnifie le sacrifice-rituel duquel naît toute vie.
LES FORMES DE RUDRA-SHIVA 317
« Le seigneur Maître-du-bétail est connu des sages comme la personnification du feu. L'épouse chérie du Maître-du-bétail est l'Invocation oblatoire (Svâhâ). Son fils est le Dieu-aux-six-visages (Shanmukha : Skanda)
[dieu de la beauté et de la guerre]. » ( Linga Purâ n a, 2, 13, 7.)
4. ISHANA, LE SOUVERAIN
Le Souverain (Ishâna) personnifie l'élément air (sphère du sens du toucher). Il est le purificateur, le Régent du Nord-Est.
« Pénétrant toutes choses, nourrissant tout ce qui possède un corps, l'esprit de l'air est appelé le Souverain par les sages. La compagne de ce Souverain divin, créateur des mondes et dont le Vent est la nature, est la Bénéfique (Shivâ). Son fils est la Vitesse-de-la-pensée (Manojava). »
( Linga Purâ n a, 2, 13, 8-9.)
5. BHIMA, LE FORMIDABLE
Le Formidable (Bhîma) est la personnification de l'éther (sphère du sens de l'ouïe), source de tout ce qui existe. « La personnification de l'éther, qui satisfait tous les désirs des êtres vivants ou inertes, est appelée par les sages, le Formidable (Bhîma). Les dix directions de l'espace sont l'épouse de ce divin Bhîma au grand renom. Son fils est la Création (Sarga). » ( Linga Purâ n a, 2, 12, 10-11. )
6. RUDRA, LE SEIGNEUR-DES-LARMES
Rudra est la personnification du soleil, la forme céleste du feu, qui fait naître et dessèche la vie.
« La divinité solaire, source de toute splendeur, dispensatrice de libération et de jouissance est appelée par les dieux Rudra, Seigneur-des-larmes. L'épouse de ce Rudra solaire, qui inspire la dévotion, est la Resplendissante 318 LE POLYTHÉISME HINDOU
(Suvarcalâ). Son fils est Saturne, le lent. » ( Linga Purâ n a, 2, 13, 12-13.)
7. MAHA-DEVA, LE GRAND-DIEU
Shiva représente le pouvoir procréateur, qui recrée indéfiniment ce qu'il détruit. Il est le Souverain-suprême, le Grand-dieu (Mahâ-deva) symbolisé par le phallus, le linga, l'instrument de la procréation et la source du plaisir, duquel jaillit la semence de vie dont le réceptacle est la lune, le calice d'immortalité. Le linga est vénéré seul ou entouré du yoni, l'organe féminin, qui représente Shakti, l'énergie de Shiva.
« Fait de tout ce qui est doux comme la lune, le Grand-dieu (Mahâ-deva) est, d'après les sages, la personnification de l'élixir-sacrificiel (Soma). Les dieux affirment que l'épouse de ce Grand-dieu fait d'ambroisie est appelée la Rouge (Rohinî). Son fils est la planète Mercure (Budha). »
( Linga Purâna, 2, 13, 14-15.)
8. UGRA, LE TERRIBLE OU ASHANI, L'ÉCLAIR
L'éclair est une étincelle du feu qui détruira le monde (Vaishvânara-agni). L'éclair est aussi le nom que l'on donne au sacrifiant, le Yajamâna, qui tue la victime.
« Les sages reconnaissent le grand et terrible Ugra comme le support des oblations aux dieux et aux ancêtres, le mangeur d'oblations, la nature du sacrifiant. Certains l'appellent le Souverain (Ishâna). Son épouse est l'Initiation (Dîsk sh a). Son fils est la Libation (Santâna). » ( Linga Purâ n a, 2, 13, 16-18.)
Les cinq composants (kalâ-s) de Shiva et la manifestation du Verbe
Le processus de la formulation de la pensée dans la parole est considéré comme équivalent au processus de la manifestation cosmique par laquelle le Seigneur-du-som-LES FORMES DE RUDRA-SHIVA 319
meil fait apparaître l'Univers. Cette formulation de l'Univers se fait en cinq stades qui sont appelés : félicité, connaissance, pensée, souffle et vie. La vie est elle-même divisée en deux branches : la parole et la nourriture.
« De la nourriture provient le souffle vital de tous les êtres, du souffle vital la pensée, de la pensée la connaissance, de la connaissance la félicité qui est l'origine de toutes choses. La personne cosmique a donc cinq aspects et la nature de tout ce qui existe a également cinq a s p e c t s -
Ayant réalisé cela dans leur esprit et dans leur cœur, les sages traversent la mort. » ( Nârâya n a Upani sh ad, 79.) Ces cinq degrés de la manifestation de la pensée sont personnifiés par cinq dieux appelés les cinq composants (kalâ-s) de Shiva 1.
1. LE CONQUÉRANT-DE-LA-MORT (MRI TYUM-JAYA)
Le Conquérant-de-la-mort représente la personnification de la pure félicité (Ananda-maya-mûrti).
L'état de l'être en qui le mental est entièrement réduit au silence est représenté comme un état de paix parfaite, de félicité sans limites. La félicité, le bonheur sont la source et le but de toute activité. Le désir du plaisir, qui est la forme manifeste et relative de la félicité, est le moteur, l'impulsion qui mène à l'action. Le but de la vie est la jouissance, elle se perpétue par le plaisir. Si les êtres ne voyaient devant eux que la souffrance, personne ne conti-nuerait à vivre. C'est seulement s'ils espèrent des joies plus grandes dans le ciel que les hommes cherchent autre chose que le plaisir sur terre.
Le yogin qui, par introspection, a atteint au fond de lui-même la région silencieuse qui se trouve au-delà de la pensée, au-delà de la connaissance, pénètre dans la félicité 1. P o u r la description des cinq composants de Shiva, nous suivons l'étude de Giridhara S h a r m a Caturvedi d a n s K a l y â n a , Shiva anka, p . 4 1 .
320 LE POLYTHÉISME HINDOU
et « ayant atteint l'essence du bonheur, il n'est plus lui-même que bonheur ». ( Taittirîya Upani sh ad, 2, 7.)
2. LE DIEU-DU-SUD (DAKSH IN A MURTI)
Le dieu-du-Sud représente la personnification de l'intellect, de la connaissance (Vijñana-maya-mûrti).
Lorsque dans l'océan immobile de la félicité, substrat non manifesté de l'intellect, apparaît un premier mouvement, un frisson qui en trouble la limpidité, ce frisson est le commencement de la pensée, le premier aperçu d'une idée que le mental va essayer de façonner puis de représenter par des mots.
La faculté qui perçoit l'idée est l'intellect (buddhi), l'instrument de la connaissance. La connaissance est la puissance de l'intellect. La totalité de l'intellect cosmique est représentée par la sphère solaire (sûrya ma nd ala) de laquelle sont issus les planètes et leur contenu, les êtres vivants, ainsi que toutes les formes et les idées que contient le système solaire. Il n'existe rien sur la terre qui ne vienne du soleil, ni matière, ni pensée. Le soleil doit contenir en puissance tout ce qui est connaissable ainsi que tout savoir.
Le soleil est la somme de toutes les connaissances. La combustion solaire est une combustion physique mais aussi une combustion mentale similaire à certaines réactions de notre cerveau.
Le soleil occupe le centre du monde solaire. Dans la symbolique de l'orientation le centre est appelé Nord.
(La montagne polaire qui forme l'axe terrestre se trouve en effet au nord.) Du nord au sud, du centre à la péri-phérie, la connaissance se répand comme les rayons de la lumière. Le but, la fin du savoir est représenté par ce déversement vers le sud, symbolisé par le dieu-du-Sud, Dak sh i n a-mûrti. Ce courant qui coule vers le sud, vers la désintégration, la dispersion est aussi la voie de la mort. Le dieu-du-Sud est le dieu qui préside à la mort.
LES FORMES DE RUDRA-SHIVA 321
On représente le dieu-du-Sud debout sur le rythme des sons-articulés (varna-mâtrika) que représentent les lettres de l'alphabet. La connaissance, pour prendre forme, devra dépendre de l'appareil du langage. Le mot est le symbole du savoir-manifeste.
Le Conquérant-de-la-mort et le dieu-du-Sud sont faits principalement de lumière (prakâsha-pradhâna). Ils sont donc représentés comme de couleur blanche.
3. LE SOUVERAIN-DU-DÉSIR (KAMESHVARA)
Le Souverain-du-désir est l'image de l'être mental (mano-maya-mûrti). L'idée dont l'intellect a eu la vision est saisie par le mental qui cherche à la réduire en mots, à la mettre en code pour qu'elle puisse être transmise. La forme universelle du mental est appelée le Souverain-du-désir car la nature de l'être mental est la convoitise. Le mental est tramé de luxure et d'ambition.
« Le Désir apparut le premier, errant au-dessus de tout.
Il existait déjà avant le germe de la pensée. » ( N ri simha Pûrva-tâpinî Upani sh ad, 1, 1.) La couleur du Souverain-du-désir est le rouge. Les tantra-s expliquent qu'il doit être représenté assis près de son épouse, sur un lit fait des cinq esprits-errants (preta) qui sont les cinq aspects de la perception sensorielle et qui le nourrissent de leurs vaines images.
4. LE MAÎTRE-DU-BÉTAIL (PASHUPATI)
Le Maître-du-bétail représente le souille vital (Prâna-maya-mûrti). Les mots forgés par la pensée sont manifestés par le souffle vital. Ils deviennent alors perceptibles, vivants. Le souffle vital, pouvoir qui manifeste la vibration subtile de la pensée et lui donne la vie, est le principe-de-vie, le Seigneur-de-la-terre représenté par le Maître-du-bétail, aux cinq visages, qui, au moyen des rênes que sont les cinq énergies vitales (les prâ n a-s), dirige l'immense trou-3 2 2 LE POLYTHÉISME HINDOU
peau des créatures, les formes changeantes du manifesté.
Nous avons déjà rencontré le Maître-du-bétail qui per-sonnifiait le principe igné parmi les formes élémentaires de Rudra. C'est qu'il représente à la fois l'énergie vitale ou feu intérieur et le feu rituel, car ce sont les deux formes de combustion par lesquelles les hommes vivent et les dieux sont nourris. Toute vie est une constante transformation.
C'est à travers le feu rituel que la victime pénètre dans le monde céleste.
Le Maître-du-bétail est une conception typique de l'ancien shivaïsme. Il apparaît comme le souverain de la terre, l'ami de la vie, le guide de chaque espèce dans son développement. Il existe une forme du Maître-du-bétail pour chaque monde. Les Veda-s décrivent déjà Rudra comme vivant dans les forêts et les montagnes, régnant sur les animaux sauvages et le bétail. La philosophie shivaite fait de lui la divinité de la vie, le gardien de la terre, qui erre nu à travers montagnes et forêts, lubrique et vigoureux. Il enseigne les secrets du plus haut savoir aux plus humbles. Il apporta sur la terre les arts de la musique et de la danse, ainsi que l'art dramatique par lequel les voies de la sagesse peuvent être enseignées à la foule.
Le Maître-du-bétail est souvent considéré comme un équivalent du Progéniteur (Prajâpati) qui est le guide du monde naturel.
Tout dans l'Univers est formé de trois parties : une étincelle intérieure qui est le principe de la vie ou de l'âme, puis une matière ou corps, et enfin un élément de coordination fait des énergies et des rythmes vitaux. Ces trois parties sont appelées respectivement le Maître-du-bétail (Pashupati), le bétail (pashu) et les rênes ou lasso (pâsha).
Nul ne peut exister indépendamment des rythmes vitaux et ces rythmes sont le lien du corps avec l'étincelle intérieure ou âme. C'est pourquoi le Maître-du-bétail, le bétail et les rênes sont inséparables les uns des autres.
LES FORMES DE RUDRA-SHIVA 323
« Tous les êtres, depuis l'Être-immense jusqu'à la matière immobile, sont appelés le bétail (pashu). Ils forment le troupeau du sage dieu-des-dieux qui fait se mouvoir le monde. Étant leur maître, le tout-puissant Rudra est connu sous le nom de Maître-du-bétail. » ( Linga Purâ n a, 2, 9, 12-13.)
C'est ainsi que le corps, la forme extérieure de l'Univers, comme celle des êtres individuels fait partie du troupeau de l'aspect évolutif (vikâra) de la création. Ceci inclut ses caractéristiques physiques et mentales. Le Maître-du-bétail procrée toutes les espèces avec sa propre substance et les lie avec les lois naturelles grâce auxquelles il les contrôle. C'est pourquoi « les vingt-quatre énergies vitales sont les rênes ». ( Linga Purâ n a, 2, 9, 13.) Toutes les lois qui guident le mouvement des étoiles et des saisons ou le comportement des espèces animales font partie des rênes (pâsha). Ces lois règlent aussi les rythmes du souffle vital, l'évolution de la nature (Prak ri ti) et la croissance de tous les êtres.
« Dans la sphère terrestre, la Terre elle-même est le Maître-du-bétail, le rythme du mouvement et l'attraction de la terre sont les rênes. Les plantes et les êtres vivants sont le troupeau. » (Giridhara Sharma Caturvedi. Pashupati evam Prajâpati, Kalyâna, Shiva anka, p. 41.) Le Mahâbhârata (5, 3825) décrit Pashupati assis sur la chaîne des montagnes neigeuses (himavat), rayonnant comme le feu de la fin des âges. Dans le douzième livre (10212) nous le trouvons assis sur le sommet de la montagne polaire (appelée solaire, sâvitra). Ailleurs ( Mahâbhârata, 8, 3465) il est sur la montagne Mandarâ.
Au nord du Mont polaire (le Meru) est une forêt d'arbres (Kar n ikâra) pleine de fleurs dans toutes les saisons de l'année. C'est là, qu'entouré des esprits célestes se divertit le Maître-du-bétail, l'amant de la Paix-de-la-Nuit (Umâ).
( Mahâbhârata, 6, 218 et 13, 6339.)
324 LE POLYTHÉISME HINDOU
D'après le Shatapatha Brâhma n a (1, 7, 4, 1-3) et l' Aitareya Brâhma n a (3, 33), Rudra accepta de s'incarner pour pouvoir punir le Progéniteur qui manifestait des intentions lubriques à l'égard de sa propre fille. Il accepta d'être le souverain des animaux et, prenant lui-même une forme animale, il attaqua le Progéniteur. On peut parfois le rencontrer dans la forêt sous la forme d'une bête ou celle d'un chasseur et on peut l'apercevoir dans le ciel où il est l'étoile Rohi nî.
5. LE SEIGNEUR-DES-ÉLÉMENTS, BHUTESHA
Le Seigneur-des-éléments représente l'être physique ou corps-de-nourriture (anna-maya-mûrti) qui est aussi le corps parlant (vân-maya-mûrti).
La relation du corps et des énergies vitales est de deux sortes. Les énergies vitales s'expriment par le corps et sont nourries par le corps. Cette double relation est représentée par la parole (Vâk) et la nourriture (anna). La parole est la projection externe du mental et la nourriture forme la substance du souffle vital et de la pensée.
Toute matière employée pour construire, le corps est appelée nourriture. Le corps est entièrement fait de nourriture et est une nourriture pour les autres corps. La parole est aussi la forme matérialisée, transmissible, de la pensée qui se meut de corps en corps, comme la nourriture de la pensée.
Le Régent de l'espace, le dieu-aux-cinq-visages (Pañcâ-
nana)
En tant que le Régent des cinq directions de l'espace, des cinq éléments, des cinq sens, des cinq races humaines et de tout ce qui est soumis au nombre cinq, Shiva est représenté comme le dieu-aux-cinq-visages.
« Ses cinq visages sont couleur de perle, jaune, couleur de LES FORMES DE RUDRA-SHIVA 325
nuage (bleu sombre), blanc et rouge. Il a trois yeux, porte au front le croissant de la lune. Il tient un épieu, une épée, une hache, la foudre, une flamme, un serpent royal, une cloche, un crochet pour mener les éléphants et un lacet.
L'une de ses mains fait le geste d'écarter la crainte. Il est hors du temps, hors des limites de l'espace. Ses membres resplendissants brillent comme un millier de lunes. »
( Tantra-sâra.)
La signification des cinq visages de Shiva est expliquée dans le Linga Purâ n a (2, 14-15). Il existe quelques diffé-
rences dans les couleurs et les attributs du dieu-aux-cinq visages tel qu'il est décrit dans le Linga Purâ n a, le Shiva Purâ n a, le Vi shn u Dharmottara, le Rûpa-mandana, le Shiva-tattva-nidhi, etc. Les couleurs que nous avons indiquées sont celles du Shiva Purâ n a ( Rudra Samhitâ, 1, 4, 36).
L'un des visages regarde vers le haut, les autres dans les quatre directions. Parfois c'est le linga, l'emblème phallique de Shiva qui est représenté avec cinq visages en tant que le progéniteur des cinq sphères de la création.
D'après le Mahâbhârata (13, 6384-6390), les trois visages qui regardent vers l'est, le nord et l'ouest semblent doux comme la lune, mais celui qui regarde le sud est terrible.
Le visage qui regarde l'est règne sur le monde, le visage qui regarde le nord jouit de la compagnie de la Paix-de-la-nuit (Umâ), le visage qui fait face à l'ouest semble paisible et apporte le bonheur à tous les êtres vivants, mais celui qui contemple le sud est terrible et détruit tout.
Ces cinq aspects de Shiva sont parfois représentés comme des divinités distinctes.
1. LE SOUVERAIN, ISHANA
Le visage qui regarde le zénith représente le Bénéficiaire-du-champ-de-la-Nature (Kshetra-jña). Il est transparent comme le cristal. « Personnifiant toutes les formes du savoir, 326 LE POLYTHÉISME HINDOU
le souverain (Ishâna) est le maître de toutes les connaissances. » ( Shiva-to sh inî, 1, 65, 96.) Il est en rapport avec l'élément air, le sens du toucher et la main, organe du toucher. Dans son aspect solaire, Ishâna est parfois repré-
senté couleur de cuivre. Lorsqu'il est envisagé comme un dieu indépendant, Ishâna a lui-même cinq visages.
« Je salue le Seigneur-du-sommeil qui est Ishâna, le souverain-aux-cinq-visages. Il est suivi par la chèvre (la puissance de la Nature). Il tient dans ses mains les Veda-s, un crochet pour conduire les éléphants, un lacet, une hachette, un crâne, un tambourin, un rosaire, un trident et fait les gestes d'écarter la crainte et de donner. » ( Shiva-toshinî, 1, 16.)
2. LA PERSONNE-SUPRÊME, TAT-PURUSH A
Le visage qui regarde vers l'est est jaune. Le visage repré-
sente la chose possédée, c'est-à-dire la Nature (Prakriti).
On l'appelle la Personne-suprême. Il est en rapport avec l'élément terre, le sens de l'odorat et l'anus comme organe d'action.
En tant que divinité indépendante, «la Personne-suprême a la couleur éblouissante de l'éclair ou il est couleur d'or.
Il a quatre visages et trois yeux. Il porte un vêtement jaune et des ornements jaunes. Il vit toujours dans la joie avec son épouse l'Hymne-solaire (gâyatrî) ». ( Shiua to sh i n î, I, 13.)
« Comme la source du savoir qui mène à la libération, la Personne-suprême est identifiée à la Paix-de-la-nuit (Umâ), l'une des énergies principales de Shiva. » (Karapâtri, Shrî Shiva-tattva, Siddhânta, vol. 6, p. 11.)
3. AGHORA, LE NON-TERRIBLE
Le visage qr: fait face au sud est bleu ou bleu-noir. Il représente le principe-de-]'intel!ect (buddhi-tattva) ou la Loi de-perfection (dharma). Il est appelé le Non-terrible LES FORMES DE RUDRA-SHIVA 327
et est en rapport avec l'élément éther, le sens de l'ouïe, et l'organe de la parole.
En tant que divinité indépendante, Aghora est repré-
senté « tenant une hache, un bouclier, un crochet pour conduire les éléphants, un lacet, un épieu, un crâne, un tambourin et un rosaire. Il a quatre visages. Je contemple dans mon cœur ce dieu Non-terrible, d'un noir resplendissant ». ( Shiva-to sh i n î, 1, 14.)
4. VAMA-DEVA, LE DIEU-DE-LA-MAIN-GAUCHE
Le visage regardant à l'ouest est rouge. Il représente la notion-du-moi (ahamkâra) et est appelé le dieu-de-la-main-gauche. Il correspond à l'élément feu, au sens de la vue.
Les pieds sont l'organe d'action correspondant.
En tant que divinité indépendante : « Nous vénérons dans notre cœur le dieu-de-la-main-gauche, vêtu de rouge et portant des vêtements rouges. Sa couleur est celle du cœur du lotus. Deux de ses mains font les gestes d'écarter la crainte et de donner. Ses autres mains tiennent un rosaire et une hachette. » ( Shiva-to sh i n î, 1, 12.)
5. SADYOJATA, LE SOUDAIN-NÉ
Le visage qui fait face au nord est blanc. Ce visage représente le mental. Il est appelé le Soudain-né et correspond à l'élixir sacrificiel (le soma), à l'élément eau, au sens du goût et au pénis comme organe d'action.
En tant que divinité indépendante : « Puissions-nous être protégés par le Soudain-né, le chef de Délice, Jouissance et autres [compagnons de Shiva]. Sa couleur est celle du jasmin ou de la pleine lune, ou de la nacre, ou du cristal.
Il tient les Veda-s et un rosaire et fait les gestes de donner et d'écarter la crainte. » (Shiva-to sh i nî, 1, 11.) VII
L'IMAGE DE SHIVA
AINSI que nous l'avons vu, Shiva, comme tous les dieux, est envisagé sous divers aspects. Chacun de ces aspects porte un nom différent et est repré-
senté par des symboles et des images distincts. Pour chaque aspect de Shiva, il y a un yantra ou diagramme géomé-
trique, un mantra ou formule magique, et une image anthropomorphique. Le symbole le plus général de Shiva est le linga ou phallus, et le pouvoir de manifestation de Shiva est représenté par le linga inséré dans le yoni ou emblème féminin. C'est cette représentation de Shiva qui est vénérée dans le sanctuaire de tous ses temples.
L'image anthropomorphique la plus commune de Shiva le montre : « Beau, à trois yeux, un croissant de lune au front. De la couronne que forment ses cheveux en broussaille coule le Gange, blanc comme le lait, symbole de pureté. Ses bras sont vigoureux, lisses comme des trompes d'éléphant. Il est enduit de cendres et porte au haut des bras des bracelets scintillants. Un collier de perles et des serpents entourent son cou. Il porte une peau de tigre.
Deux de ses mains tiennent un trident et une hache.
Ses deux autres mains font les gestes d'éloigner la crainte 330 LE POLYTHÉISME HINDOU
et de donner. » (Karapâtrî, Shrî Shiva-tattva, Sanmârga, 1946.)
« Shiva, le Seigneur-du-sommeil, apparaît assis sur un taureau blanc comme les sommets de l'Himalaya. Près de lui se tient sa compagne, la Paix-de-la-nuit. Les hommes, les serpents, les musiciens-célestes (Gandharva-s), les Troubadours-divins (Kinnara-s), les dieux avec leur roi Indra et leur Précepteur (B ri haspati) le vénèrent.
Les esprits de l'obscurité, les anti-dieux, les génies (Dai-lya-s), les mystérieux (Yak sh a-s), les fantômes (Bhûta-s), les esprits-magiciens (Vetâla-s), les filles-des-ondes (Dâkinî-s), les sorcières (Shâkinî-s), les scorpions, les tigres, se pressent autour de lui pour le servir. » (Giridhara Sharma Caturvedi, Shiva Mahimâ, Kalyâ n a, Shiva anka, p. 57.) Shiva est le souverain des esprits de lumière et de ceux de l'obscurité.
La couleur blanche
Shiva est blanc comme le camphre. « Ses membres brillent comme des joyaux. » ( Shiva Purâ n a, 1, 21, 82.) La conscience immanente dont la manifestation est la connaissance est comparée à la lumière. Créer la lumière est la nature de la tendance centripète (sattva). Shiva qui incarne la tendance centrifuge est fait d'obscurité et devrait être noir. Mais, ainsi que nous l'avons déjà vu, les deux tendances opposées sont inséparables, l'obscurité est entourée de lumière et la lumière est enveloppée d'obscurité. C'est pourquoi Vi shn u qui est fait de lumière est noir au-dehors et Shiva qui est fait d'obscurité apparaît blanc.
Selon Giridhara Sharma Cartuvedi ( Shiva Mahimâ, Kal yâ n a, Shiva anka, p. 57) : « Le blanc est la base de toutes les couleurs. Aucun teinturier ne peut teindre quelque chose en blanc. Toutes les autres couleurs se surajoutent au blanc. Le blanc existe avant et après toutes les autres L'IMAGE DE SHIVA 331
couleurs. Ce en quoi toute couleur existe potentiellement peut être appelé blanc. Ceci est la nature du divin. Tous les aspects du monde ont leur potentialité en Shiva, mais restent indifférenciés. La différence est l'œuvre de l'ignorance, du pouvoir d'aveuglement qui en supprimant une couleur en fait apparaître une autre. Puisque tout coexiste en Shiva sans être différencié, sa couleur ne peut être que le blanc. »
D'après le Mahâbhârata (12, 10364), Shiva est appelé le Blanc parce qu'il porte un vêtement d'un blanc éclatant et que sa guirlande, son cordon sacré, son taureau et son étendard sont blancs. Dans le Ri g Veda, Rudra est fauve.
Les trois yeux
Les trois yeux représentent le soleil, la lune et le feu, les trois sources de lumière qui éclairent la terre, la sphère de l'espace, et le ciel. Les Purâna-s et les Upanishad-s parlent de « lui dont les yeux sont le soleil, la lune et le feu ». ( Bhasmajâbala Upani sh ad, 1.) Avec ses trois yeux Shiva peut voir le passé, le présent et l'avenir ( Mahâ-
bhârata, 10, 1253). Ses trois yeux brillent comme trois soleils. ( Mahâbhârata, 13, 846.)
« L'œil frontal, l'œil du feu, est celui de la perception transcendante. Il regarde au-dedans. Quand il s'ouvre, il brûle tout ce qui apparaît devant lui. C'est par un regard de ce troisième œil que Kâma, le dieu-de-1'érotisme, fut réduit en cendres et c'est par ce regard que les dieux et tous les êtres créés sont détruits à chacune des destructions périodiques de l'Univers. » (Karapâtrî, Shrî Shiva-tattva, Siddhânta, vol. 2, p. 116.) Plusieurs des noms de Shiva veulent dire « aux-trois-yeux », tels que Tri-netra, Tryambaka (Ri g Veda, 7, 59, 12; Meghadûta, 1, 58), Tryak sh a et Tri-nâyana ( Meghadûta, 1, 52).
332 LE POLYTHÉISME HINDOU
Une légende du Mahâbhârata raconte comment Shiva vint à avoir trois yeux. Un jour la belle fille-de-la-montagne (Pârvatî) survint derrière Shiva et, par jeu, plaça ses mains devant les yeux du dieu. Le monde fut aussitôt plongé dans l'obscurité et toute vie sembla suspendue. Tous les êtres tremblèrent de frayeur. Les yeux du maître de l'Univers étaient clos, la lumière du monde était éteinte.
C'est alors qu'un troisième œil apparut comme un soleil au milieu de son front et l'obscurité disparut.
Le croissant de Lune
Shiva porte sur son front comme un diadème, le croissant de la Lune du cinquième jour.
« La Lune est la coupe de soma, d'élixir sacrificiel.
Placé près du troisième œil qui est de feu, le croissant de lune montre le pouvoir de procréation proche de celui de destruction. » (Karapâtrî Shrî Shiva-tattva, p. 116.) La Lune est aussi l'oblation placée auprès du feu sacrificiel. Elle est le calice de sperme, le pouvoir sublimé d'Éros proche du feu de l'ascèse.
Le croissant de la Lune est aussi la mesure du temps, des jours, des mois. Le cycle de l'année est représenté par le serpent.
Le Gange
Le Gange coule de la couronne de cheveux en broussaille.
Il représente l'océan causal, les eaux supérieures (Ap).
Le Gange purifie toutes choses. Il est l'instrument essentiel de la pureté rituelle. C'est pourquoi : « Portant le Gange sur sa tête, il prit possession de tous les moyens de libé-
ration du monde. » (Karapâtrî, Shiva-tattva, Siddhânta, p. 116.)
L'IMAGE DE SHIVA
333
Les cheveux en broussaille
Le ja tâ, le chignon de cheveux en broussaille, repré-
sente le dieu du vent, Vâyu, qui est la forme subtile du Soma, le courant des oblations. Il est en conséquence en rapport avec le Gange, le Soma manifesté qui coule de la tête de Shiva.
Le Ri g Veda (2, 33), mentionne les cheveux en broussaille de Rudra.
La peau de tigre
Le tigre est la monture de l'Énergie (Shakti), le symbole du pouvoir de la Nature. Shiva est hors de l'atteinte du pouvoir de la Nature. Il est son maître et porte la peau du tigre comme un trophée.
La légende raconte qu'un jour Shiva errait dans la forêt sous la forme d'un jeune mendiant nu. Les épouses des sages furent ensorcelées par sa beauté. Les sages, pour essayer de se défaire de lui, creusèrent une fosse et par des formules magiques en firent sortir un tigre. Shiva tua le tigre et prenant sa peau s'en fit un vêtement.
La Vâjaseniya Samhitâ (3, 61 et 16, 51) du Yajur Veda blanc mentionne que Rudra est vêtu d'une peau de bête.
Les quatre bras
Les quatre bras sont le symbole de la domination universelle. Ils représentent les quatre directions de l'espace et indiquent la maîtrise sur les éléments. Ce symbole correspond à celui de la croix et celui de la roue.
Dans certains de ses aspects, Shiva a dix bras ( Mahâ-
bhârata, 13, 1154) qui représentent également les directions de l'espace (avec les demi-directions, le Zénith et le Nadir) et sont de plus en rapport avec ses cinq visages.
334 LE POLYTHÉISME HINDOU
Le trident
Le trident symbolise les trois tendances fondamentales de la nature, les gu n a-s, et par conséquent les trois fonctions de créateur, préservateur et destructeur. Dans le microcosme le trident correspond aux trois artères subtiles du corps : I dâ, Pingalâ et Su sh umna qui, selon la théorie du yoga, partent du centre de base au bas de la colonne vertébrale, pour se rejoindre dans le lotus aux mille pétales, au sommet de la tête.
Le trident a aussi son rôle comme instrument de punition sur les plans spirituel, subtil et physique.
« Comme le punisseur (shûla) des méchants, tu brilles comme la Loi-de-perfection, ô porteur du trident. »
( Shaiva-siddhânta sâra.)
Le trident est appelé trishûla, ou plus simplement shûla. Le nom du trident de Shiva est « Victoire » (Vijaya).
( Mahâbhârata, 12, 14551.) C'est avec son trident que Shiva tua le roi Mândhâtar et détruisit son armée. ( Mahâ-
bhârata, 13, 860.)
En tant que porteur du trident, Shiva est appelé « au trident » (Shûlin, Meghadûta, 5, 34), « porteur-de-trident »
(Shûladhara, Shûlapâ n in).
L'épieu, Pâshupata
L'arme favorite de Shiva est un épieu appelé bâton-du-bouvier (Pâshupata). C'est avec lui qu'il tue les génies (daitya-s) dans les combats et, qu'à la fin des âges, il détruit l'Univers. Shiva donna son épieu à Arjuna après son combat avec lui. ( Mahâbhârata, 3, 11985 et 13, 851).
Cet épieu est aussi appelé Tête-de-l'immensité (Brahma-shiras). ( Mahâbhârata, 1, 5306 et 3, 1644.) L'IMAGE DE SHIVA 335
La hache
Shiva possède une hache (parashu) de combat bien affilée. Il la donna à Parashu-râma qui, avec son aide, put détruire la caste des guerriers et des princes. ( Mahâ-
bhârata, 13, 864.)
L'arc, Pinâka
Pour pouvoir aider les dieux, Shiva tient toujours dans sa main un arc qui ressemble à l'arc-en-ciel. Il est fait d'un terrible serpent à sept têtes, aux dents empoisonnées. ( Mahâbhârata, 13, 849 et 13, 6396.) Cet arc est parfois appelé Voie-solaire-du-sud (Ajagava).
La massue, Kha tvânga
Kha t vânga, le membre-frappant, est une massue ornée d'une tête de mort à son extrémité.
Le serpent
Shiva porte un serpent autour de son cou. Des serpents entourent son image et un serpent est enroulé autour de son linga.
Shiva, lui-même au-delà de l'atteinte de la mort, est entouré par la mort. Il est seul à pouvoir boire le poison mortel pour en délivrer le monde. En cosmologie le serpent représente la spirale, symbole des cycles du temps, mais le serpent est surtout l'image de l'énergie latente endormie, source de la puissance sexuelle et mentale, qui se trouve enroulée à la base de la colonne vertébrale et qu'emploie le yogi dans sa tentative de conquête des mondes supérieurs au cours de son voyage intérieur.
Cette énergie, instrument de toutes les conquêtes spiri-336
LE POLYTHÉISME HINDOU
tuelles, est appelée Ku nd alini, l'enroulée, la puissance-du-serpent.
Le lacet
Shiva porte un lacet avec lequel il lie les coupables réfractaires.
Le collier de têtes de morts
A l'heure de la destruction universelle, il ne reste aucun être vivant. Shiva demeure seul. L'Univers ressemble alors aux vestiges d'un bûcher funèbre, un tas de cendres et d'ossements calcinés (ru nd a-mu nd a). On représente Shiva couvert de cendres et portant en collier les têtes des morts (ru nd a-mu nd a-dhârî).
« A la fin des âges, faisant rouler une tête de mort sur le vaste bûcher funèbre qu'est devenu l'Univers, tu demeures seul, ô dieu! orné de têtes de morts. Comme le seul refuge de ce qui peut rester de conscience, tu soutiens les vestiges des éléments. » ( Shaiva-siddhânta-sâra.) Le collier de têtes de morts représente également les cycles sans fin des âges ainsi que l'apparition et la disparition des diverses races humaines qui se sont succédé sur la terre.
Les cendres (vibhûti)
On raconte que Shiva réduisit en cendres l'Univers et tous les dieux, y compris Vi shn u et Brahmâ, d'un seul regard de son troisième œil et qu'il s'enduisit le corps de ces cendres.
Les yogi-s, comme signe de leurs vœux, se frottent le corps avec les cendres du feu rituel. Ceci donne à leurs corps nus une étrange et effrayante blancheur, et les protège aussi quelque peu du froid relatif de l'hiver troL'IMAGE DE SHIVA 337
pical. Pour l'ascète pratiquant le renoncement absolu, les cendres sont celles d'un bûcher funèbre.
En Yoga, les cendres sont le symbole du pouvoir procréateur sublimé. La semence de l'homme qui observe une parfaite chasteté est consumée au-dedans de son corps.
On dit que cette énergie réabsorbée lui donne une beauté et un éclat merveilleux. Cette beauté dont rayonne le yogin est le reflet des cendres de sa semence. En tant que dieu de l'abstinence, Shiva, qui réduisit en cendres Kâma le dieu de l'érotisme, apparaît lui-même couvert de cendres.
Bh ri gu (le craquement du feu) est le nom qui est donné au feu qui, à l'intérieur des centres subtils du corps, brûle et réduit en cendres l'eau ou semence (retas).
« La semence qui atteignit ces [centres] épuisés, brûlés, surchauffés y fut grillée. Elle grésilla et devint Bh ri gu (le craquement du feu) car la nature de Bh ri gu est la combustion. » ( Gopatha Brâlima n a, 1, 1, 3.) Shiva est appelé le Seigneur du craquement du feu (Bh ri gupati).
Les Bh ri gu-s envisagés comme un groupe de divinités dont le nom vient de bhrâj, briller, sont par ailleurs une race mythique d'êtres qui découvrirent le feu (Ri g Veda, 10, 46, 2) et le donnèrent à l'homme (Ri g Veda, 1, 52, 2, et 1, 95, 2).
Le Damaru, le petit tambour en sablier
Les deux principes complémentaires, le linga et le y oni sont représentés graphiquement par un triangle-igné dont la pointe est en haut et un triangle-aqueux dont la pointe est en bas. Lorsque ces deux triangles se pénè-
trent pour former un polygone étoile, ceci représente l'état de manifestation. Lorsqu'ils se séparent, l'Univers se dissout.
338
LE POLYTHÉISME HINDOU
Le moment où leurs pointes seules sont en contact est le point-limite, le bindu, par lequel la manifestation commence. Ceci est représenté par le tambour de Shiva.
C'est de ce tambour que sont sortis tous les rythmes de la manifestation. Ce tambour est souvent fait de deux crânes couverts de peaux tendues et tenues ensemble par des cordelettes.
Le taureau (V rishabha)
La monture de Shiva est un taureau (v rish a ou v rish abha) blanc comme la neige, au corps massif, aux doux yeux bruns. Son cou est épais, ses cornes dures comme le dia-mant. Avec les pointes aiguisées de ses cornes teintes en rouge, il déchire la terre ( Meghadûta, 1, 52). Le taureau a de larges épaules, des flancs lisses, une queue noire.
Il porte un harnais d'or. Sa bosse ressemble au sommet d'une montagne neigeuse.
Selon le Mahâbhârata, ce taureau fut donné à Shiva par Art-rituel ( Dulisha) que l'on identifie parfois au Créateur (Dak sh a-Brahmâ) ( Mahâbhârata, 13, 6401) ou au Progéniteur ( Mahâbhârata, 13, 3722). Le taureau est aussi le symbole qui orne l'étendard de Shiva.
Shiva est donc celui qui a le taureau pour emblème (V rishânka) et le taureau pour étendard (V rish abha-dhvaja).
Le taureau qui erre en quête d'aventure est le symbole de l'instinct érotique. Tous les êtres vivants sont gouvernés par leurs instincts, ils sont les véhicules du taureau.
Ils ne sont que les porteurs de leurs pouvoirs reproduc-teurs. Shiva seul est le maître des instincts luxurieux.
Il chevauche le taureau. D'un seul regard de son troisième œil qui perçoit le monde transcendant, il réduit en cendres le Séducteur-de-la-pensée (Madana), le dieu Éros, qui vient troubler sa méditation.
L'IMAGE DE SHIVA
339
Seuls ceux qui ont atteint à la connaissance sont maîtres de leurs impulsions et peuvent chevaucher le taureau, utiliser sa force pour d'autres fins que celle de trans-mettre la vie physique.
« Parmi tous ceux qui ont maîtrisé le taureau, tu es le maître du taureau, Seigneur ! Chevauchant le taureau, tu protèges les mondes. » (Cité dans le Lingopâsanâ rahasya.) Les expériences des yogi-s les ont conduits à cette découverte que l'énergie sexuelle est celle que l'homme doit utiliser pour se conquérir lui-même. L'Homme fortement sexué, s'il peut se contrôler, peut atteindre n'importe quelle forme de pouvoir et conquérir les mondes célestes.
Par ailleurs les tempéraments faibles ne sont pas qualifiés pour les grandes aventures physiques, mentales ou spirituelles. L'instinct sexuel ne doit donc jamais être refoulé ou affaibli, mais développé et contrôlé. Le yoga s'oppose absolument aux mortifications exagérées. C'est l'homme vigoureux qui est le véhicule de Shiva.
Le taureau de Shiva s'appelle Nandi (Joyeux), ou Nandikeshvara (le Seigneur-de-la-joie). Il personnifie la justice et la droiture, les vertus des forts. On représente le plus souvent Joyeux couché devant l'image de Shiva. Les fidèles touchent ses testicules avant d'entrer dans le temple. Ils sont la source de la vie.
Le Seigneur-de-la-joie est aussi représenté sous une forme humaine mais avec une tête de taureau. C'est lui qui selon le mythe shivaïte enseigne au monde la danse et la musique, les arts liés à celui de l'amour.
Le lion
Pour monter sur son taureau, Shiva pose le pied sur le lion Ventru (Kumbhodara). « Sache que je suis le serviteur de Shiva, l'ami de [son lieutenant] Nikumbha.
Mon nom est Ventru. Lorsque Shiva désire monter sur 340
LE POLYTHÉISME HINDOU
son taureau, aussi blanc que la Montagne-des-plaisirs, le Kailâsa, il honore d'abord mon dos du contact de son pied. » ( Raghuvamsha, 2, 35.)
Ce lion ventru représente l'avidité envers la nourriture.
La gourmandise est le degré inévitable qui mène à la luxure. L'homme qui ne contrôle pas ce qu'il mange ne pourra jamais contrôler ses sens, car ainsi que le remarque la Bhagavad-Gîtâ : « l'amour est grand mangeur ».
Kâshî, la Ville-lumière
Kâshî, la cité lumineuse de Shiva, est aujourd'hui appelée Bénarès ou Vara n asi. C'est là que se trouvent ses temples les plus fameux. La légende veut que la Ville-lumière soit la plus ancienne cité du monde, construite par le premier roi dans une forêt tapissée de l'herbe sainte appelée Kâsha (Saccharum spontaneum). « Kâshî est donc le lieu où pousse l'herbe sainte. » Toutefois l'étymologie classique fait venir le nom de Kâshî de la racine kâsh, briller, « Kâshî est ce par quoi tout est illuminé ».
( Kâshî-mukti-viveka de Sureshvara.)
La Ville-lumière est la VilIe-du-savoir (jñâna-purî).
Dans le microcosme, le nom de Kâshî est donné au sommet de la tête où le savoir réside. Le lotus aux mille pétales qui représente la partie supérieure du cerveau est appelé la Ville-lumière, Kâshî-purî. Cette cité intérieure se trouve au point où les trois canaux du corps subtil se réunissent. Ces trois canaux forment le trident de Shiva.
De même la Bénarès terrestre est le lieu où les trois Ganges se croisent, le Gange céleste ou Voie lactée, le fleuve terrestre et un grand fleuve souterrain, le Pâtàla-gangâ, qui coule de l'Himalaya en se dirigeant vers le sud.
Dans la terre sacrée de l'Inde, se trouvent cinq lieux principaux consacrés à Shiva. C'est dans ces lieux saints que s'élèvent ses principaux temples, dans lesquels sont L'IMAGE DE SHIVA 341
vénérés des linga-s représentant les cinq éléments. A Kâshî est vénéré le linga-d'eau, à Kânci (Conjeevaram) le linga de terre, à Cindambaram le linga d'éther, a Kâlahasti le linga d'air et à Tiruvannamalai le linga de feu.
VIII
LE LINGA OU PHALLUS
Le linga
LE mot linga veut dire « signe ». « Le signe distinctif par lequel on peut reconnaître la nature de quelque chose est appelé linga. » ( Shiva Purâ n a, 1, 16, 106.) Le principe de la manifestation étant par sa nature, informel, est sans- linga, sans signe distinctif. « Shiva est sans signe (sans sexe), sans couleur, sans goût, sans odeur, hors d'atteinte des mots et du toucher, sans qualités, immuable, immobile. » ( Linga Purâ n a, 1, 3, 2-3.) Cet être non manifesté ne peut être perçu qu'à travers sa création, qui est son signe, son linga. L'existence d'un substrat non qualifié n'est connue que par ce signe. Le linga ou phallus, source de la vie, est l'une des formes à travers lesquelles la nature de l'informel peut être repré-
sentée. Toutefois « ce n'est pas le phallus en lui-même qui est vénéré, mais celui dont le phallus est le signe, le Progéniteur, la Personne [cosmique]. Le phallus est l'emblème, le signe de la Personne de Shiva dont il est l'image. » ( Shiva Purâ n a, 1, 16, 106-107.) 344 LE POLYTHÉISME HINDOU
Le linga représente l'Univers
« Dans l'informel en qui n'existe aucun signe distinctif, apparaît un signe qui est l'Univers. Ce signe peut être mentionné, touché, respiré, vu, goûté. Il est la matrice des éléments grossiers et subtils. » ( Linga Purâ n a, 1, 3, 3 4 . )
« La Nature-fondamentale est donc appelée le phallus.
Celui qui possède ce signe distinctif est l'être divin. »
( Linga Purâ n a, 1, 17, 5.)
« Le linga a sa racine dans l'informel, dans le Non-manifesté (avyakta). Shiva est donc en lui-même sans-linga. Le linga est la chose-de-Shiva. » ( Linga Purâ n a, 1, 3.)
« Shiva en tant que principe causal non divisible est vénéré dans le linga. Ses aspects plus manifestés sont représentés par des images anthropomorphiques. Tous les autres dieux font partie d'une multiplicité et sont donc représentés par des images. » ( Shrî Shiva-tattva, Siddhânta.)
« Le Soleil est considéré comme le Progéniteur des mondes, c'est pourquoi son symbole est l'organe de la procréation. » ( Shiva Purâna, 1, 16, 105.) Le yoni
« La nature manifestée, l'énergie universelle, est repré-
sentée par le yoni, l'organe féminin qui entoure le linga.
C'est seulement sous la forme du phallus, du donneur de semence, que Shiva peut être enveloppé par le yoni et se manifester.
« Le symbole de l'Homme-cosmique, Puru sh a, l'informel, l'immuable, l'œil qui voit tout, est l'emblème masculin, le phallus. Le symbole de l'Énergie qui est la Nature du monde, génératrice de tout ce qui existe, est l'organe LE LINGA OU PHALLUS 345
femelle, le yoni. » (Karapâtrî, Lingopâsanâ rahasya, Siddhânta, vol. 2, p. 154.)
Le linga est dressé dans le yoni qui représente le pouvoir qui le manifeste, « la matrice du réel et de l'irréel »
( Yajur Veda, Vâjasenîya Samhitâ, 13, 3; Taittirîya Samhitâ, 4, 2, 8, 2), « la matrice universelle dans laquelle se développe tout ce qui est individuel ». ( Shvetâshvatara Upani sh ad, 555.) Le phallus féconde cette matrice. « La Vaste-immensité [le principe dont est issu l'intellect] est la matrice dans laquelle je dépose ma semence. D'elle naît le premier élément [l'intellect manifesté], puis [selon leur hiérarchie] tous les autres éléments de l'existence
[et toutes les créatures]. » ( Bhagavad-Gîtâ, 14, 3.)
« Parce qu'elle est l'origine de toute croissance, la Nature est comparée à une matrice. » ( Shiva Purâ n a, 1, 16, 101.)
« Cette matrice est la Nature, base de toute existence.
Celui qui jouit d'elle est Shiva. C'est lui qui dispense le plaisir. Il n'est point d'autre dispensateur. » ( Shiva Purâ n a, 1, 16, 101.)
Le phallus en tant que fécondateur universel est unique.
Mais pour chaque forme d'existence il faut une matrice différente à féconder. C'est pourquoi les différentes espèces sont appelées en sanskrit, des matrices, des yoni-s. Les Parâ n a-s parlent de 8.400.000 yoni-s ou espèces d'êtres différents résidant sur la terre.
Le culte du phallus n'a pas de place dans le rituel védique; le dieu-phallus (Shishna-deva) est toutefois mentionné dans le Ri g Veda (7, 12, 5 et 10, 99, 3) ainsi que dans le Nirukta (4, 29), mais son culte est condamné.
L'union des principes
Dans l'état qui précède la manifestation, l'équilibre est parfait. Tous les dieux semblent un seul être, il n'y a pas de dualité perceptible, pas de force positive ou néga-346 LE POLYTHÉISME HINDOU
tive. Mais dès qu'une première tendance vers la manifestation apparaît dans le substrat non différencié, la dualité est déjà présente. Cette dualité a le caractère de deux pôles d'attraction opposés, une tendance positive et l'autre négative qui se manifesteront dans toute la création par des aspects mâles et femelles. Il ne saurait exister de création sans l'union des contraires. Il ne peut rien sortir de Shiva seul ou de la Nature seule. Pour que la création puisse avoir lieu, l'union d'un être qui perçoit et d'une chose perçue, d'un être qui jouit et d'une chose dont on jouit, d'un principe actif et d'un principe passif, d'un organe mâle et d'un organe femelle est indispensable.
L'union de la Personne-cosmique et de la Nature est repré-
sentée par la copulation (Maithuna) du Seigneur-du-sommeil (Shiva) et de la Fidélité (Sati).
La virilité transcendante est la cause immanente de la création. La féminité transcendante en est la cause efficiente. Dans le microcosme, ces principes sont surtout apparents dans les organes de reproduction qui représentent la fonction physique essentielle de l'être vivant.
Tout, dans la nature, tourne autour de la procréation, est fait pour assurer la continuité de la vie. C'est dans l'union du phallus et du yoni que la divinité, le pouvoir de créer, est le plus apparent dans l'homme. Il ne peut y avoir de procréation sans une telle union et il ne peut y avoir de manifestation divine sans son équivalent cosmique.
Tout le rituel védique est décrit comme un équivalent de l'acte d'amour.
« Le premier appel est l'invocation du dieu (hinkara).
La proposition représente les laudes (prastâra).
Se coucher avec la femme est le Magnificat (udgîtha).
Se coucher face à face est le chœur (pratihâra).
Le moment crucial est la consécration rituelle.
La séparation est l'hymne final (nidhâna). »
LE LINGA OU PHALLUS 347
« C'est ainsi que l'hymne au dieu-de-la-main-gauche (Vâmadeva) est tramé sur l'acte d'amour. Celui qui comprend que cet hymne au dieu-de-la-main-gauche (la forme ignée de Shiva) est tramé sur l'acte d'amour se recrée lui-même à chaque copulation. Il vit toute la durée de sa vie, il vit longtemps, et devient riche en progéniture et en bétail, riche en renommée. » ( Chândogya Upani sh ad, 2, 13, 1.)
Le désir divin
Dans l'être causal apparaît d'abord le désir, le désir de procréer. « Il désira. Puissé-je procréer ! Puissé-je être plusieurs ! » (Taittirîya Upani sh ad, 2, 6, 1.)
« Le désir, l'attraction des contraires, né du premier dualisme, de la distinction entre la Personne et la Nature, est l'Eros surnaturel. Lié à la Nature par le désir, la Personne cosmique procrée des mondes innombrables.
Ce désir, cette inclination au plaisir, fait partie de lui-même. » (Karapâtrî Lingopâsanâ rahasya, Siddhânta, vol. 2, p. 153.)
« Le désir fait partie de celui qui est en toutes choses. »
( Bhâgavata Purâ n a, 10, 55, 1.)
« Le plaisir réside dans l'organe sexuel (upastha), dans le phallus et le yoni cosmiques dont l'union est l'essence de toute jouissance. Dans ce monde également, tout amour, toute sensualité, tout désir, est une recherche de jouissance. Nous ne désirons des choses que dans la mesure où elles nous procurent une jouissance. La divinité n'est un objet d'amour que parce qu'elle représente une volupté sans mélange. Les autres choses sont l'objet d'amours temporaires car elles ne nous apportent que des satisfactions fugitives.
« Le désir du luxurieux pour la femme n'existe que parce qu'il voit en elle la forme de son plaisir, la source de sa 348 LE POLYTHÉISME HINDOU
jouissance. Dans la joie de la possession, la souffrance du désir est pour un instant apaisée et l'homme a l'expé-
rience du plaisir qui est le but de son désir et il perçoit dans le plaisir sa propre nature essentielle qui est la joie.
« Toute jouissance, tout plaisir est une expérience du divin. Tout l'univers jaillit de la jouissance. Le plaisir est à la source de tout ce qui existe. Mais l'amour parfait est celui dont l'objet n'est pas limité. C'est cet amour qui est l'amour pur, l'amour de l'amour lui-même, l'amour de l'Être-de-volupté transcendant. » (Karapâtrî, Lingopâ-
sanâ rahasya, Siddhânta, vol. 2, p. 153.) Le principe appelé Shiva représente la totalité du pouvoir de procréation qui se trouve dans l'Univers.
Toute procréation individuelle en est un fragment. « L'Univers provient de la relation d'un linga et d'un yoni. Tout par conséquent porte la signature du linga et du yoni.
C'est la divinité qui sous la forme de phallus individuels pénètre dans chaque matrice et procrée tous les êtres. »
(Karapâtri, Lingopâsanâ rahasya, Siddhânta, vol. 2, p. 163.) « C'est lui seul qui pénètre dans toutes les matrices. »
( Shvetâshvatara Upani sh ad, 5, 2.)
« Leur semence à tous deux (Shiva et Sati) tomba sur le dos de la Terre et emplit le monde. C'est cette semence qui fit apparaître tous les emblèmes phalliques de Shiva qui se trouvent dans le monde infernal, sur la terre et dans le ciel. C'est d'elle que sont faits tous les linga-s de Shiva, du passé et du futur. Le linga de Shiva est issu de la radiation des deux semences. » ( Nârada Pañcarâtra, 3, 1.)
Le Père, possesseur du phallus
Envisagés comme la source de la manifestation, Shiva et son énergie, Shakti, sont symbolisés par les organes de procréation. Le possesseur du phallus représente le LE LINGA OU PHALLUS 349
stade non manifesté, inconnaissable. Dans un symbolisme moins abstrait, l'entité inconnaissable dont le phallus est le signe peut être remplacée par la notion de père, par la forme manifestée du porteur du phallus. L'Être total, envisagé comme l'entité de laquelle la procréation est la caractéristique et le phallus est le symbole, est en effet souvent mentionné comme le Père.
« Fils de Kunti ! Les êtres nés de toutes les matrices proviennent de la matrice de l'Immensité, et je suis le Père, le donneur de semence. » ( Bhagavad-Gîtâ, 14, 4.)
« Je suis le père du monde » ( ibid. , 9-17).
« Comme un père et une mère, la Nature-principielle et la Personne-cosmique donnent naissance à toutes les formes de l'Être. En ce monde les hommes qui désirent une progé-
niture fécondent des femmes. De même l'Être-suprême, désirant une progéniture, désirant se multiplier, féconde la Nature. » (Karapâtrî, Lingopâsanâ rahasya, Siddhânta, vol. 2, p. 153.)
Ainsi que nous l'avons vu à propos du taureau de Shiva, c'est la fonction, l'organe qui est important et permanent.
L'individu qui accomplit la fonction, qui porte l'organe n'est que son serviteur temporaire et interchangeable.
La tendance à remplacer le symbole qui est l'organe de procréation par l'image figurative d'un père est une substitution qui fait intervenir des éléments anthropomorphiques inutiles qui diminuent le degré d'abstraction de l'aspect divin représenté.
BÎja, la semence
Le sperme est l'essence de la vie. C'est la meilleure des oblations, la forme la plus pure de l'élixir-sacrificiel (Sonia). Tous les êtres sont nés d'une offrande de sperme jetée dans le feu du désir. On représente Agni, le Seigneur-du-feu, buvant le sperme qui jaillit du phallus de Shiva.
350 LE POLYTHÉISME HINDOU
Le sperme est vénéré sous des noms divers. Il emplit la coupe de la Lune. Il est le Gange qui coule de la tête du linga. Toutes les formes d'oblation, tous les breuvages qui donnent la vie ou l'immortalité sont représentés comme des formes du sperme de Shiva.
Le sens d'Agni et de Soma, le sens du sacrifice rituel, doit être compris comme une oblation de la semence de vie dans le feu du désir. Le sperme est appelé Bîja (la semence), Soma (l'oblation), Candra (la lune), Virya (l'essence virile).
L'adoration du phallus
C'est en dominant l'instinct sexuel que nous pouvons acquérir la puissance physique et mentale. C'est par l'union sexuelle que des êtres nouveaux peuvent exister.
Cette union représente donc un lien entre deux mondes, un pont où la vie se manifeste, où l'esprit divin s'incarne.
La forme des organes qui accomplissent ce rituel est typiquement un symbole. Ils sont la forme visible du créateur. Lorsque les hindous vénèrent le linga, ils ne déifient pas un organe physique, ils reconnaissent simplement une forme éternelle et divine manifestée dans le microcosme. C'est le phallus humain qui est l'image de l'emblème divin, de la forme causale, éternelle du linga présent en toutes choses. Le phallus est la divinité « qui dépasse de la largeur de dix doigts ». ( Purusha sukta.) « Ceux qui ne veulent pas reconnaître la nature divine du phallus, qui ne comprennent pas l'importance du rite sexuel, qui considèrent l'acte d'amour comme vil ou méprisable ou comme une simple fonction physique, sont sûrs d'échouer dans leurs tentatives de réalisation matérielle ou spirituelle.
Ignorer le caractère sacré du phallus est dangereux tandis qu'en le vénérant on obtient le plaisir (bhukti) et la libé-
ration (mukti). « (Lingopâsanâ rahasya.)
LE LINGA OU PHALLUS 351
« Celui qui laisse passer sa vie sans avoir honoré le phallus est en vérité pitoyable, coupable et damné. Si l'on met en balance, d'un côté, l'adoration du phallus et de l'autre, la charité, le jeûne, les pèlerinages, les sacrifices et la vertu, c'est l'adoration du phallus, source du plaisir et de la libération, qui protège de l'adversité, qui l'emporte. » ( Shiva Purâ n a, 1, 21-23-24 et 26.)
« Celui qui vénère le phallus sachant qu'il est la cause première, la source de la conscience, la substance de l'Univers, est plus proche de moi qu'aucun autre être. » (Shiva Purâ n a.)
« De même que nous vénérons dans le soleil le dispensateur de la lumière, la somme de tous les yeux, de même nous vénérons dans le phallus, Shiva, présent dans tout pouvoir générateur. Ce n'est pas un œil particulier que nous vénérons et dont nous faisons des images, mais le Soleil, l'œil total qui nous donne la vue, la source de toute visibilité. De même, c'est Shiva entier qui est vénéré et dont on fait des images. » (Karapâtri, Lingopâsanâ rahasya, Siddhânta, vol. 2, p. 154.)
D'après les Purâ n a-s, le linga de Shiva est un symbole éternel et son culte a existé depuis les âges les plus anciens de l'humanité. Le culte du phallus est recommandé dans le Mahâbhârata : « De qui provenait la semence offerte en sacrifice au commencement du monde dans la bouche du Feu, la bouche d'Agni, précepteur des dieux et des anti-dieux? Le mont-d'or Sumeru est-il fait d'une autre semence? Qui d'autre erre nu par le monde? Qui d'autre peut sublimer son pouvoir procréateur? Qui d'autre fit de celle qu'il aime la moitié de lui-même, et qui ne p u t être vaincu par celui-qui-n'a-point-de-corps (Éros)? C'est Rudra, le dieu des dieux qui crée et qui détruit. Tu peux donc voir, Roi-du-ciel ! pourquoi le monde entier porte la signature du linga et du yoni. Tu sais aussi que les mondes changeants sont tous les trois issus du sperme que le 352 LE POLYTHÉISME HINDOU
linga versa pendant l'acte d'amour. Tous les dieux, l'Être-immense, le Roi-du-ciel, l'Immanent, les génies, et les puissants démons dont les désirs ne sont jamais assouvis reconnaissent que rien n'existe en dehors de Celui-qui-donne-la-félicité (Shankara)... le Souverain des mondes, la cause des causes. Nous n'avons jamais ouï dire que le phallus de quelqu'un d'autre était adoré par les dieux.
Qui donc est plus désiré que celui dont le phallus est vénéré par Brahmâ, Vi shn u et tous les dieux ainsi que par toi-même? » ( Mahâbhârata, Anushâsana parvan, 14, 211-232.)
Les différentes formes de linga. Le linga de l'Univers L'informel est représenté par divers symboles tels que l'éther, la colonne-de-lumière, l'œuf cosmique. Tous ces symboles sont les images de Shiva, manifesté et uni à son énergie.
La terre est la matrice et l'espace est le linga dressé au-dessus de son piédestal. Et, de même qu'une partie seulement de la divinité est en contact avec la Nature, de même une partie seulement de l'espace est en contact avec la terre.
« L'espace est le linga, la terre est son autel. En lui résident tous les dieux. Il est le « signe », car tout se dissout en lui. » (Skanda Purû n a.)
L'œuf cosmique
La totalité est souvent représentée sous la forme d'un œuf. L'Univers apparaît à l'homme comme un œuf divisé en deux moitiés, le ciel et la terre. L'œuf est aussi considéré comme la source de la vie. En lui le principe mâle et le principe femelle sont réunis. La forme de l'œuf est aussi un signe, un linga.
Dans les Tantra-s, le symbole usuel de Shiva est toujours LE LINGA OU PHALLUS 353
le phallus, mais dans les Purâ n a-s on parle souvent de la forme de l'œuf comme étant un linga. On peut décrire le principe du monde comme une limite, une courbe qui entoure l'univers, formant l'œuf cosmique, « l'œuf d'or resplendissant comme le soleil » de Manu.
La masse informe
Un autre symbole du stade causal est un objet informe représentant le chaos. Ceci est aussi un signe, un linga.
Plusieurs des images les plus célèbres de Shiva telles que Kedara-nâtha à Bénarès et Amara-nâtha au Kashmir, sont des masses informes.
Le feu de l'autel
Dans les rites du sacrifice, le feu, image du Destructeur, est appelé son signe, son linga. Il est la lumière de Shiva (Shiva-jyoti). L'autel représente la femme; le yajña Ku nd a, le foyer creusé au sommet de l'autel, est le yoni.
La flèche (bâha linga)
La flèche est le symbole du nombre cinq à cause des cinq flèches avec lesquelles le dieu-éros s'attaque aux cinq sens. La flèche est donc symboliquement liée aux principes de la perception sensorielle et aux cléments.
Cinq est, dans tous les ordres de symboles, le nombre de Shiva. La flèche, en tant que linga, est représentée avec cinq visages.
Le linga de lumière
Le principe appelé Shiva peut être représenté comme l'axe de la manifestation qui se développe en partant du 354 LE POLYTHÉISME HINDOU
point-limite, le bindu, centre de l'Univers. Cet axe du monde est représenté comme une colonne de lumière sans fin. Lorsque la vision intérieure de la pure connaissance est atteinte, le linga de lumière est visible partout, traversant l'univers de part en part.
En yoga, le centre de base situé à la racine de la colonne vertébrale est appelé le foyer ou yoni. Sa forme est celle de l'organe féminin. La force ignée, enroulée en son centre, se dresse et monte le long du sentier de la réalisation.
L'énergie enroulée est alors appelée le linga de lumière.
« Au milieu du centre subtil situé le plus bas dans le corps et que l'on dit être un triangle de désir-savoir-et-action se dresse ce linga né de lui-même, brillant comme mille soleils, » (Shiva Purâ n a.) Tous les centres du corps sont également des yoni-s et tous ont en leur centre un phallus dressé représentant le pouvoir de connaître, présent en toutes choses.
Le Mahâ-linga ou signe-transcendant
« La Personne et la Nature, Puru sh a et Prak ri ti, sont un et pourtant sont distincts, et, bien que distincts sont inséparables. Ils n'existent que l'un par rapport à l'autre.
Du point de vue du principe ils font partie du manifesté, pourtant du point de vue du monde, ils existent avant la création. C'est leur état non divisé, le stade dans lequel le signe, le linga est encore uni à ce qui est sans signe (alinga) qui est appelé le signe-transcendant, le Mahâ-
linga. Il représente la divinité indépendante (niralamba), au-delà du changement (nirvikâra). » (Gopinâtha Kaviraj, Linga Rahasya, Kalyâ n a, Shiva anka, p. 476.) L'auto-engendré, Svayambhû
La possibilité de connaître, présente partout dans la nature, est le signe éternel du divin. La capacité de connaître dans son état latent, immobile, ne se manifestant par LE LINGA OU PHALLUS 355
aucun signe, est la semence de la création, le symbole ultime. Dans la Nature non manifestée apparaît d'abord en elle-même la possibilité de connaître. C'est cette possibilité que l'on appelle le « signe-né-de-lui-même », le Svâyambhuva-linga. C'est parce qu'elle possède la possibilité de connaître que nous pouvons parler de la réalité d'une Nature encore non manifestée. » (Karapâtrî, Lingopâsanâ rahasya, Siddhânta 1941, p. 163.)
L'image phallique
Le phallus, emblème de Shiva, est représenté dressé verticalement. Il se divise en trois parties. La partie la plus basse est carrée et est cachée dans le piédestal. On l'appelle l'Être-immense (Brahmâ). La seconde partie qui est octogonale est enserrée par le yoni. On l'appelle l'Immanent (Vi shn u). La troisième partie qui est cylin-drique et s'élève libre au-dessus du yoni, est le Seigneur-des-larmes (Rudra).
« A la racine est Brahmâ, au centre Vi shn u, seigneur des trois mondes. Au-dessus s'élève le fier Rudra, le Grand-dieu, l'éternel Dispensateur-de-paix dont le nom est la syllabe magique AUM. L'autel du phallus est la Grande-déesse. Le phallus lui-même est le vrai Dieu. »
(Linga Purâ n a, 1, 73, 19-20.) La partie du phallus saisie par le yoni est la source de la création, la Cause-première en contact avec la Nature.
« La Mère-universelle forme l'autel. Le phallus lui-même représente la pure-conscience. » ( Shiva Purâ n a, 1, 11-22.) La plus grande partie du phallus reste hors de l'atteinte de la Nature, à jamais éloignée de tout. (Udâ-
sîna.)
« Un quart représente l'Univers avec ses éléments et tous ses êtres, les trois quarts au-dessus sont l'Immortel. »
(Purusha-sûkta.)
La longueur du linga au-dehors du yoni est de « dix 356 LE POLYTHÉISME HINDOU
largeurs de doigts ». La partie cachée du linga représente le principe divin voilé par l'ignorance. La partie exposée au-dessus du yoni est la divinité sans voiles.
Quand on fait l'image du linga, ses trois parties doivent être ou égales ou divisées selon certaines proportions.
Partant de la partie appelée Brahmâ, c'est-à-dire du bas, un linga vénéré par des clercs (brahmâ n a-s) doit avoir trois parties correspondant proportionnellement aux nombres 4, 5 et 6 ou 7, 7, 8.
Les lingas vénérés par des guerriers (K sh atriya-s) doivent correspondre à 5, 6 et 7 ou 5, 5 et 6.
Les lingas vénérés par des marchands (vaishya-s) doivent correspondre à 6, 7 et 8 ou 4, 4 et 5.
Ceux des artisans (shudra) doivent avoir comme proportions 7, 8 et 9 ou 3, 3 et 4. Le yoni, quand il est repré-