senté seul, est appelé la coupe ou vase (argha, jalaharî).
Sa forme est parfois celle d'une conque.
Le triangle
Le yoni est symbolisé par le triangle de la nature fait des trois tendances fondamentales : la concentration qui illumine, la dispersion qui obscurcit et l'orbitation ou dyna-misme qui crée.
La pure essence appelée le Seigneur-du-sommeil se trouve au-dessus, hors de la portée de la Nature. Les trois tendances ne peuvent en troubler la pureté. Par ailleurs quand il se manifeste, Shiva, le Seigneur-du-sommeil, devient Rudra, Seigneur-des-larmes, qui est dans la trinité des tendances le Maître-de-la-désintégration.
Du point de vue de la création, Shiva est le Donneur-de-semence (bîjavan), Vi shn u en est le réceptacle, le yoni, Brahmâ est le sperme qui les unit. « Il est le Donneur-de-semence, tu es la semence et je suis la matrice universelle. »
( Linga Purâ n a, 1, 20, 73.)
LE LINGA OU PHALLUS 357
Dans la représentation du stade qui se trouve au-delà de la manifestation, le yoni est symbolisé par un cercle dont le centre est la racine du linga. Mais dans l'ordre de la création différenciée, les trois tendances se séparent et le cercle se change en triangle. Ces figurations sont des éléments fondamentaux dans le symbolisme des yantra-s ou diagrammes magiques. Rien ne peut être entouré par moins de trois lignes droites. Les Tantra-s appellent la figure qu'elles forment le triangle-de-base (Mûla-triko n a).
Au centre de tous les triangles de la nature, qu'il s'agisse du triangle de l'individualité physique-mentale-intellectuelle (Vishva-taijasa-prajña) ou celui de l'Être-cosmique dans sa totalité physique-mentale-intellectuelle (VirâtHira n yagarbha-Vaishvânara), le linga se dresse comme le symbole de la libération. Il représente le quatrième degré, ou état non manifesté, dans le triangle veille-rêve-sommeil-profond. Il est la syllabe AUM parmi les trois Veda-s.
Il est la première notion de l'idée non différenciée (Parâ-
Vâk) dans le triangle idcation-formulation-expression (pashyantî-madhyamâ-vaikharî) par lequel la pensée se transforme en parole.
IX
BRAHMA, L'ÊTRE-IMMENSE
Brahmâ, la tendance-orbitante ou l'espace-temps LA possibilité d'une forme, d'une réalité perceptible dépend de l'existence d'un lieu où elle pourrait apparaître et s'étendre. C'est-à-dire d'un milieu orienté qui dans notre univers est l'espace-temps, et qui résulte d'une coordination entre des tendances opposées, entre un principe centrifuge et un principe centripète. C'est cet équilibre entre la concentration et la dispersion, entre la tendance vers l'existence et la tendance vers l'annihilation, entre la lumière et l'obscurité, entre Vi shn u et Shiva, qui est appelé l'Être-immense (Brahmâ).
L'origine du monde apparent ne peut donc être ni Vi shn u, ni Shiva, ni la concentration, ni la dispersion; elle résulte de leur opposition, de leur équilibre qui détermine la troisième tendance, la tendance à l'orbitation appelée rajas. L'Être-immense (Brahmâ), forme personnifiée et masculine de l'Immensité (le Brahman), symbolise cette possibilité d'existence résultant de la coordination des contraires. Cette résultante est la source, la semence de tout ce qui est.
La troisième tendance se manifeste sous la forme d'une 360 LE POLYTHÉISME HINDOU
impulsion à cette orbitation créatrice d'espace et créatrice de temps. Sans le mouvement qui crée l'apparence de la division dans le substrat du temps et de l'espace, ce substrat demeure une immensité sans orientation, sans limites, sans lieu, sans durée, qui ne présente pas de champ pour l'existence. L'Être-immense (Brahmâ), né d'un équilibre de forces, est la nature de toute forme, de toute existence concevable et percevable, de toutes les sphères et de leurs mouvements, de tous les rythmes qui créent les divisions du temps relatif. C'est en tant que principe de l'espace-temps qu'il est appelé l'Être-immense. Il repré-
sente l'abîme illimité dans lequel l'espace et le temps ont leur origine. Toutefois cette immensité est polarisée.
C'est pourquoi son nom a un genre. Il est le premier stade de l'expérience personnifiée. Le Mahâbhârata dit que la notion-d'individualité (ahamkâra) apparut la première et que c'est d'elle que Brahmâ naquit. ( Shânti parvan, 357, 21.)
Le principe créateur semble sortir de la polarisation de l'Immensité abstraite et impersonnelle. La pure Immensité, le pur Brahman est au-delà de toute qualité (nirguna).
C'est seulement quand il est « tacheté » par le Pouvoir d'illusion (Mâyâ-shabala) qu'il devient le Brahman-qualifié (Sagu n a Brahman), cause de l'Univers.
L'Être-immense (Brahmâ) est donc le nom que l'on donne à la notion d'un créateur personnifié, d'une cause-efficiente (nimitta) du monde. Cet Être-immense est envisagé comme l'Embryon-d'or (Hiranya-garbha) duquel l'Univers se développe et aussi comme le Progéniteur (Prajâpati) qui « naquit avant tous les dieux » (Mu nd aka Upani sh ad, 1, 1, 1), c'est lui qui nourrit et protège la création.
L'Illusion (Mâyâ) qui est mouvement et action, apparaît comme la forme originale, non-évoluée (avyâk ri ta) de la nature. En d'autres termes, le reflet de la conscience BRAHMA, L'ÊTRE-IMMENSE 361
(cidâbhâsa), déposé dans la Nature passive, non évoluée (correspondant à la matrice, ou Vi shn u), avant la création de l'Univers par le donneur-de-semence, le principe actif (qui est Shiva), constitue le premier être-individuel, l'Être-immense, né de lui-même (Svayambhu-Brahmâ) qui réside dans la cité non manifestée qui représente le plan abstrait de l'Univers et est l'origine du Cosmos (Virât) et des mondes perceptibles. C'est en cet Être-immense que tous les aspects de l'existence ont leur origine.
Lorsque nous essayons d'analyser une forme quelconque d'existence, nous trouvons à sa base un équilibre étonnam-ment précaire entre différents aspects de l'être. C'est ce curieux équilibre dans la Nature, qui empêche la prédominance excessive d'une chose sur une autre. Il ne nous est pas aisé de comprendre que c'est cet équilibre et non les choses elles-mêmes, qui est le principe réel de l'existence.
La Création n'est pas faite de choses qui se développent indépendamment et s'équilibrent ensuite. Elle commence par un équilibre en partant duquel des tendances opposées, des espèces contraires, des forces contradictoires se développent également. C'est cet équilibre causal qui est la nature du Créateur, de la troisième tendance de l'Être-immense par le pouvoir duquel l'Univers apparaît.
L'Être-immense est une notion cosmologique qui se rencontre dans certains des Brâhmana-s et des Ara n ya-ka-s. Le nom de Brahmâ ne se trouve pas dans les Veda-s, ni dans les Brâhma n a-s où le principe de la création est mentionné comme l'Embryon-d'or (Hira n ya-garbha), ou le Progéniteur (Prajâpati). Un passage de la Maitrî Samhitâ, que l'on dit interpolé, parle de ses quatre visages et de son lotus. Ceci serait la première mention de ses caractéristiques iconographiques. Dans le bouddhisme, Brahmâ règne sur le second et le troisième des mondes célestes. La partie la plus ancienne du Mahâbhârata le définit comme le dieu originel duquel le monde est né.
362 LE POLYTHÉISME HINDOU
Bien que d'un certain point de vue Brahmâ puisse être envisagé comme le dieu total qui inclut tout, « la source de l'Univers, présidant à la création, préservant sous l'aspect de Vi shn u, détruisant sous l'aspect de Shiva »
( Mârka n deya Purâ n a, 46. 21), dans l'hindouisme tardif, son rôle s'efface et ses fonctions créatrices sont transférées à Shiva ou Vi shn u. En réalité, Brahmâ est remplacé par la déesse, le Principe-féminin, dont les définitions comprennent presque toutes les caractéristiques de Brahmâ, et qui se substitue à lui comme principe de la création sous une forme qui a un plus grand attrait pour l'imagination populaire. La définition de Shakti comme l'énergie qui résulte de l'union des deux principes contraires est pratiquement identique à celle de Brahmâ.
C'est sous la forme féminine de Shakti que le Créateur reste l'un des principaux objets de culte et de rituel pour une grande partie des hindous. Beaucoup affirment même que le culte de la déesse est le seul qui convienne aux conditions de l'âge moderne.
Les noms de Brahmâ
En tant que source des formes multiples de la Création, Brahmâ peut être envisagé sous divers aspects qui portent des noms différents. Beaucoup de ces noms, comme beaucoup des anciens mythes de Brahmâ, furent attribués à Vi shn u, lorsqu'il devint l'un des principaux dieux de l'hindouisme récent.
Du point de vue cosmologique, Brahmâ est Hiranyagarbha, l'Embryon-d'or, la boule de feu de laquelle sort l'Univers. Le Mahâbhârata explique qu'il naquit de l'embryon qui prit forme dans l'esprit de Vi shn u quand il pensa la Création ( Mahâbhârata, Adi parvan, 1, 45 et Skanda Purâ n a, 5, 1, 3). Les Veda-s, envisagés comme l'expression de la loi-cosmique, comme le plan de l'Uni-BRAHMA, L'ÊTRE-IMMENSE 363
vers, sortent de lui et retournent en lui. En tant que la première entité individuelle manifestée, il est l'Auto-engendré (Svayambhû). Tous les autres êtres étant sa progéniture, il est le Progéniteur (Prajâpati) ou le Patriarche (Pitâ-maha).
« Cet Être-immense, divin, demeure-du-savoir (Nârâya-na) forma tous les êtres. » ( Vi shn u Purâ n a 1, 4, 2.) Le mot Nârâya n a peut aussi vouloir dire « Celui qui réside dans les eaux [primordiales] ». Ce dernier sens correspond à une description commune de Brahmâ. « Il n'y avait que de l'eau dans laquelle la Terre fut formée. C'est alors qu'apparut Brahmâ, né de lui-même. » ( Râmâya n a, 2, 110, 3.) Nârâya n a devint ultérieurement un nom de Vi shn u.
Brahmâ est aussi le Grand-maître (B ri has-pati), le Seigneur-du-verbe, le Premier-voyant ou Premier-barde (Adi-kavi), le Dieu-de-1'ascèse. Il est l'Ordonnateur (Vidhi-ou Vedhas), Celui-qui-façonne (Druhi n a ou Shast ri), le Support (Dhât ri ou Vidhât ri), le Maître-du-monde (Lokesha), le Souverain-suprême (Parame shth in), l'Éternel (Sanat), l'Impulsion-indivise (Dru-ghana).
Après la destruction de l'Univers, Vi shn u s'endort, flottant sur l'Océan causal. Lorsque l'Univers renaît, Brahmâ apparaît sur un lotus, en forme de terre, qui sort du nombril de Vi shn u ( Matsya Purâ n a, 169, 2; Mahâ-
bhârata, Vama parvan, 273, 45; Bhâgavata Purâ n a, 3, 8, 15). C'est pourquoi Brahmâ est Né-du-nombril (Nabhi-ja), le Dieu-au-lotus (Kañja, Sarojin), Né-du-lotus (Abja-ja, Abja-yoni, Kañja-ja).
Le Grand-architecte (Vishva-karman) qui construit l'Univers est un aspect de Brahmâ. On attribue à Brahmâ lui-même un traité d'architecture ( Matsya Purâ n a, 252, 2) et un ouvrage sur la théorie du gouvernement qui contenait cent mille couplets.
364 LE POLYTHÉISME HINDOU
Le culte de Brahmâ
En tant que principe créateur, Brahmâ n'est pas habituellement vénéré. Les aspirations des hommes vont vers la libération ou vers la contemplation, et ceci les oriente vers Shiva ou Vi shn u. Brahmâ est vénéré par les dieux, les sages, les progéniteurs qui sont les entités sur lesquelles reposent l'organisation et la direction du monde créé.
Il y a toutefois des images de Brahmâ dans la plupart des temples et son nom est invoqué dans le rituel. Son image est encore aujourd'hui vénérée dans le temple de Pu sh kara, près d'Ajmer dans le Rajputana.
Le Skanda Purâ n a donne plusieurs raisons pour expliquer pourquoi Brahmâ n'est pas vénéré de nos jours.
(Voir Skanda Purâ n a, 1, 1, 6; 3, 2, 9,15; et 3, 1, 14.) L'une d'elles attribue cet abandon à une malédiction de Shiva, à la suite d'un mensonge de Brahmâ qui prétendait avoir atteint le sommet du linga-de-lumière (l'axe du monde).
Le mythe de Brahmâ
Beaucoup des mythes qui se rencontrent dans les Brâhmana-s pour illustrer l'origine de l'Homme et l'histoire de la Création, ont Brahmâ comme figure centrale.
Un œuf d'or apparut dans l'océan causal sans limites.
De cet œuf sortit le Progéniteur (Prajâpati). Le Progé-
niteur eut une fille appelée « Aux-cent-formes » (Shatarûpâ). Cette fille est aussi appelée « Verbe » (Vâc) ou le Flot [de la parole] (Sarasvatî). Elle est l'Hymne-solaire (Savitrî), le Triple-chant (Gâyatrî), le Crépuscule (Sandhyâ) ou la Conjonction [du jour et de la nuit]. Elle est la femme de l'Être-immense (Brahma nî), etc. ( Matsya Purâ n a, 3.) L'inceste de l'Être-immense et de sa fille, la BRAHMA, L'ÊTRE-IMMENSE 365
Parole, est conté dans les Matsya et Shiva Purâ n a-s.
C'est de ce couple incestueux que naquit le Législateur fils de l'Auto-engendré (Svâyambhuva Manu) qui procréa l'espèce humaine et toutes les autres créatures. C'est de la pensée de Brahmâ que jaillit la Loi-de-1'Univers, le Veda, ainsi que ceux qui perçoivent cette loi, les Voyants (Ri sh i-s), que l'on compte eux-mêmes parmi les Progé-
niteurs secondaires ( Brahmâ nd a Purâ n a, 2, 9).
Brahmâ est la source de tout savoir et son épouse, le Flôt [de la parole], Sarasvatî, est la personnification du Savoir. C'est Brahmâ qui enseigna la Connaissance-des-principes (Brahma-vidyâ) à Atharvan ( Mu nd aka Upanish ad, 2, 6, 3 et 4, 6, 3). Il enseigna aussi l'Approche-de-l'immensité, le Brahma Upani sh ad, au Progéniteur (Prajâpati). ( Chândogya Upani sh ad, 3, 11, 4.) D'après le Shatapatha Brâhma n a, Manu, le Législateur, créa les eaux et y plaça une semence qui devint un œuf d'or duquel il naquit lui-même sous la forme de Brahmâ, l'Être-immense, le Progéniteur des mondes.
L' Aitareya Brâhma n a représente le créateur sous la forme d'un daim et sa fille comme une biche, Rohitâ.
L'histoire du sanglier qui souleva la terre noyée sous les eaux semble avoir fait partie du cycle de Brahmâ avant d'être transférée à celui de Vi shn u Brahmâ, prenant la forme d'un sanglier, alla chercher la Terre perdue au fond de l'Océan causal. Il créa toutes les Créatures, les Sages et les Progéniteurs ( Shatapatha Brâhma n a, Linga-Purâ n a, Matsya Purâ n a et Râmâya n a). De Brahmâ naquit le Rayon-de-lumière (Marîci) dont le fils fut Vision (Kashyapa). Kashyapa donna naissance à la Loi-cosmique (Vivasvat) qu'incarne le Soleil. De Vivasvat naquit le Législateur et ancêtre des hommes, Manu, que l'on identifie parfois à l'Adam de la tradition sémitique.
Les formes de la Tortue et du Poisson qui devinrent des avatâra-s de Vi shn u semblent avoir été à l'origine 366 LE POLYTHÉISME HINDOU
considérées comme des aspects de Brahmâ. « D'abord, au début des temps, le Progéniteur prit la forme d'un poisson, d'une tortue, d'un sanglier » ( Vi shn u Purâ n a, 1, 4, 8). Toutefois le titre de Progéniteur est parfois attribué à Vi shn u.
Dans le Râmâya n a, nous voyons Brahmâ accorder ses faveurs à Râma mais donner aussi des avantages à Râva n a et aux autres démons, qui sont les descendants de son fils Cheveux-lisses (Pulastya). Brahmâ créa aussi la belle Ahalyâ qui devint la femme du sage Gautama.
Dans les Purâ n a-s, Brahmâ protège souvent les ennemis des dieux. C'est grâce à sa faveur que Bali, le roi des génies (Daitya-s), parvint à régner sur l'univers presque entier.
L'Art-rituel (Dak sh a) naquit du pouce de Brahmâ qui assista au grand sacrifice où Rudra vint semer le désordre.
Cette aventure contée dans le Linga Purâ n a est souvent mentionnée dans les autres textes.
Brahmâ fut le prêtre qui célébra le mariage de Shiva.
Il conduisit le char de Shiva. Il créa les quatre princes (Kumâra-s) dont le principal est l'Éternel-adolescent (Sanat-Kumâra). Ces princes sont parfois appelés ses fils.
Brahmâ est l'inventeur de cette imitation de la création qu'est l'art théâtral. C'est lui qui révéla au monde la musique, la danse et la mise en scène.
L'image de Brahmâ
Brahmâ a quatre têtes. A l'origine il en avait cinq, mais l'une fut réduite en cendres par le troisième œil de Shiva. On l'appelle donc « aux-quatre-têtes » (catur-
ânana), « aux-quatre-visages » (catur-mukha), « aux-huit-oreilles » (a sht a-karna). Sa couleur est rouge ou rose.
Il a quatre bras. Ses mains tiennent les quatre Veda-s ou bien il tient les Veda-s dans une main et dans les autres BRAHMA, L'ÊTRE-IMMENSE 367
divers accessoires tels qu'un sceptre, une ou deux louches sacrificielles, un rosaire, un arc appelé Enveloppant (Parivîta) et une cruche d'eau. On le représente habituellement sous la forme d'un homme dans la force de l'âge portant la barbe. Sa monture est l'oie, symbole du savoir. C'est pourquoi on l'appelle Cavalier-de-1'oie (Hamsa-vâhana).
On le montre aussi debout sur le lotus qui sort du nombril de Vi shn u endormi.
La résidence de Brahmâ est l'Immense-forêt (Brahma-v ri nda), c'est-à-dire l'Univers.
L'Embryon-d'or, Hira nya-garbha
« En tant que l'Embryon-d'or, Brahmâ est le premier des dieux. Il n'a pas de commencement. Il réside au centre du lotus de la Terre. » ( Mârka nd eya Purâ n a, 46, 21.) L'Embryon-d'or peut être identifié à la Personne-indestructible (l'Ak sh ara Puru sh a), c'est-à-dire au plan éternel d'après lequel sont façonnées toutes les formes destructibles. Dans la théorie de la Création par le Verbe, l'Indestructible est le nom donné aux prototypes des syllabes articulées, représentées par l'alphabet1 et qui forment le substrat permanent de toutes les langues. Lorsque nous disons « je prononce la lettre a ou j'écris le caractère a », nous mentionnons une entité permanente que nous appelons « a » et que nous pouvons représenter par n'importe quel symbole, mais qui existe même lorsqu'elle n'est ni prononcée, ni écrite et qui est donc une entité indestructible.
Le Verbe (Vâc) qui est la manifestation du Flot [du savoir] (Sarasvatî) est l'épouse du Principe-indestructible-de-la-Parole (Ak sh ara-Brahmâ) qui est l'équivalent dans l'ordre verbal de l'Embryon-d'or cosmique.
1. L'alphabet sanskrit est syllabique.
368 LE POLYTHÉISME HINDOU
L'Embryon-d'or, principe de toute vibration ou mouvement, s'exprime « sous la forme d'une énergie vibratoire »
(spandana-shakti-rûpa). Il se divise en deux parties : la masse causale des potentialités, représentée par les eaux-primordiales (rayi), et le souffle-de-la-vie (prâ n a) repré-
senté comme un vent qui erre sur l'abîme des eaux et cause les ondes, ou rythmes vibratoires, qui sont l'origine de toutes les formes du créé. Dans le microcosme, le souffle de la vie devient la respiration qui fait vibrer les organes vocaux et donne ainsi naissance à la parole manifestée.
Lorsque la tendance à se manifester apparaît dans l'Embryon-d'or, cette tendance a la forme d'une vibration. L'Embryon-d'or se divise en Eaux et en Souffle.
Lorsque ces deux principes réagissent l'un sur l'autre, c'est-à-dire lorsque Brahmâ et sa fille se marient, la Création commence.
Dans le Sacrifice-cosmique, la Lune, l'essence-de-vie (Soma) est l'image des eaux-primordiales (rayi) tandis que le Soleil, le fils de l'Étendue (Aditya) représente le principe du souffle vital, « car le souffle vital naît de la chaleur, comme toutes les formes de vent ». ( Hira n yagarbha, Siddhânta, 3, 3, p. 19.)
Le Progéniteur, Prajâpati
Dans les Veda-s, le Créateur est appelé le Progéniteur (Prajâ-pati). Nous avons déjà vu que ce nom s'appliquait également à l'un des aspects de Shiva et était l'un des noms de Vi shn u. Dans tous les cas le nom de Progéniteur sert à indiquer l'aspect créatif, c'est-à-dire l'aspect Brahmâ des dieux. Dans l'hymne (10, 129 du Ri g Veda), le Progéniteur, sous l'impulsion du désir et par crainte de la solitude, développe sa chaleur et se dédouble.
« Au commencement tout n'était qu'eau. De cette eau naquit le réel (Satyam). Ce réel est l'Être-immense (Brah-BRAHMA, L'ÊTRE-IMMENSE 369
mâ). De l'Être-immense sortit le Progéniteur (Prajâpati) et du Progéniteur les dieux. Ces dieux s'inclinent devant le Réel (c'est-à-dire devant Brahmâ). » ( B ri had-âra n yaka Upani sh ad, 5, 5, 1.)
« La Source de ce qui n'est pas et de ce qui est, est vraiment cet Être-immense. Il est la lettre (akshara, l'indestructible) ainsi que le sens (vâcyam). » ( B ri had-devatâ, 1, 62.)
« Le Progéniteur est directement en rapport avec le sacrifice cosmique, puisque toutes les créatures sont nées d'une oblation de vie, n'existent qu'en sacrifiant des vies, et sont elles-mêmes sacrifiées à la fin. » ( Devatâ-tattva, Sanmârga, 3, 3.)
En tant que manifestation de la tendance orbitante, source du mouvement cosmique, « Prajâpati est aussi le symbole de l'année..., du cycle de la vie et du cycle des saisons dont la vie dépend. Il est la lumière qui guide l'évolution de la vie. Les luminaires qui brillent le jour, la nuit et aux crépuscules sont ses composants. Ceux-ci sont le Soleil qui éclaire le jour, la Lune qui éclaire la nuit et le feu qui éclaire les crépuscules ». (Woodroffe, Kâmakalâ-vilâsa, p. 55.)
L'année peut être considérée comme la somme des jours, des nuits et des crépuscules qu'elle contient. Si l'année est identifiée à la roue du temps, « sur un total de 360 jours ou rayons-de-la roue, 108 sont faits de feu, de crépuscules, 116 faits de soleil, de jours, et 136 sont faits de lune, de nuit. Ces nombres sont les nombres symboliques associés à ces trois sources de lumière. Dans le microcosme ils correspondent aux composants (kalâ-s) des énergies subtiles qui font fonctionner le corps ». (Woodroffe, Kalyâ n a, Shakti anka, p. 586.) Les énergies ont leur centre dans le cœur. C'est pourquoi « le cœur est le Progéniteur, l'Être-immense. Le cœur est tout » ( B ri had-âra n yaka Upani sh ad, 5, 3, 1).
370 LE POLYTHÉISME HINDOU
Le Progéniteur se divise en différentes entités qui sont les êtres manifestés qui régissent la création du monde, l'établissement de l'ordre cosmique et de l'ordre du monde, les relations des dieux et des hommes. Ces êtres sont aussi appelés les Progéniteurs et sont décrits comme les manifestations, les fils de l'Être-immense. Ce sont ces êtres qui sont le plus souvent mentionnés sous les noms de dieux. Les Voyants ( Ri sh i-s), les êtres puissants et mysté-
rieux qui révèlent à l'homme la loi divine, sont les manifestations du Flot-du-savoir (Sarasvatî), l'épouse de l'Être-immense. Ils sont, eux aussi, parfois identifiés aux Progéniteurs.
Les mythes des Progéniteurs sont contés dans les Purâ n a-s. Nous verrons plus loin, quand nous parlerons des dieux mineurs, la description des Voyants et des Progéniteurs. Selon une interprétation « humaniste » tardive
« le nom de Progéniteur est donné à l'homme qualifié pour les rites et l'étude » (Shankarâcârya).
Le Progéniteur personnifie les lois qui régissent le cosmos et harmonisent les mondes. C'est aussi lui qui enseigne aux hommes la loi-de-perfection qui leur permet de se conformer à la loi cosmique et de réaliser la perfection de leur état. Cette perfection diffère pour chaque être, la loi de perfection ne peut donc être faite de préceptes moraux qui s'appliqueraient à tous. La loi morale n'est qu'une loi humaine et transitoire, jamais une loi divine.
« Les trois groupes des enfants du Progéniteur, les dieux, les hommes et les anti-dieux, étudiaient auprès de leur père. Lorsqu'ils eurent terminé leurs études, les dieux lui demandèrent : « Veuillez nous dire quelque
« chose? » Il prononça la syllabe « Da » et dit : « Avez-vous
« compris? » « Nous avons compris. Vous nous avez dit :
« Contrôlez-vous (dâmyata). » « C'est bien (AUM), dit-il,
« vous avez compris. »
BRAHMA, L'ÊTRE-IMMENSE 371
« Alors les hommes lui demandèrent : « Veuillez nous dire
« quelque chose? » Il prononça la syllabe « Da », et dit :
« Avez-vous compris? » « Nous avons compris. Vous
« nous avez dit : Donnez (datta). » « C'est bien (AUM),
« dit-il, vous avez compris ». /
« Les Anti-dieux lui demandèrent : « Veuillez nous dire
« quelque chose? » Il prononça la syllabe « Da » et leur dit :
« Avez-vous compris? » « Nous avons compris. Vous nous
« avez dit : Ayez pitié (Dayadhvam). » « C'est bien (AUM),
« dit-il, vous avez compris. »
« La voix divine résonne sans arrêt, pareille au tonnerre, répétant : Da! Da! Dal Contrôlez-vous! Donnez! Ayez pitié! » ( B ri had-âra n yaka Upani sh ad, 5, 2, 1-3.) La Création du monde
Le mystère de la Création peut être envisagé de plusieurs points de vue dont les principaux sont le point de vue théologique, le point de vue empirique ou scientifique et le point de vue cosmologique. Nous sommes tous fami-liers avec un ou plusieurs mythes théologiques1 de la création et nous connaissons aussi plus ou moins les explications empiriques de la science. La cosmologie indienne se place sur un plan différent et envisage l'apparition de l'univers comme une succession d'intentions représentées comme des formes de désir, c'est-à-dire de pertes d'équilibre qui apparaissent dans le continu causal.
Ces pertes d'équilibre donnent naissance à des formes de plus en plus élaborées de manifestation.
La première tension qui apparaît à l'origine dans la pensée non différenciée du Cosmos est un vague désir de créer (sisrik shâ). Ce vague désir donne naissance à un désir particularisé d'agir (vicikîr shâ). C'est ce désir parti-1. P o u r le m y t h e de la Création du m o n d e p a r B r a h m â voir : Padma Purâ n a, S risht i khanda, 3, et Brahma nd a Purâ n a, 2, 9.
3 7 2 LE POLYTHÉISME HINDOU
cularisé qui représente le stade de la non-existence-qui-précède-l'existence (prâgabhâva) 1.
La question qui restera toujours sans réponse est : Pourquoi le désir de créer apparaît-il dans l'esprit cosmique? Aussi longtemps que les trois tendances sont en équilibre, il n'y a pas de raison pour qu'une impulsion quelconque se produise. Quelle peut donc être la cause du premier déséquilibre? On attribue ce déséquilibre aux traces latentes d'activité que des univers précédents ont laissées dans le Cosmos. Il n'est point question ici d'anté-
riorité puisque le temps relatif ou successif n'existe que dans le monde apparent et que le temps absolu est un présent éternel. Les vestiges d'univers ne doivent pas être considérés comme des traces de matière subtile ou grossière car celle-ci peut retourner complètement à son état causal d'énergie latente, mais ils sont conçus comme des forces, des formes d'énergie, de la nature de la pensée, et dans lesquelles toute forme, tout espace et temps relatifs, peuvent finalement être réabsorbés.
« Nous pouvons imaginer que dans un état qui précède la Création, certains actes qui n'ont pu porter leurs fruits dans une création antérieure et qui ont été la cause de sa destruction dans leur maturité imparfaite (aparipakva), puissent être dans leur état de maturité (paripakva) latente, l'origine de la réapparition d'un monde. Cette indestructibilité de l'action est appelée l'Énergie-germinative (Bîja-shakti). Lorsque dans l'état préliminaire à l'apparition d'un monde, l'énergie-germinative commence à se développer en un désir-créatif, ce désir qui est la première impulsion consciente, dirige la volonté cosmique, inconsciente, vers l'action. Cet état du conscient affecté 1. L ' u n e des q u a t r e formes de non-existence, les trois autres é t a n t la non-existence-après-destruction (pradhvamsa-abhâva), la n o n -
existence-en-tous-temps (ananta-abhava) et la non-existence-dans-autre-chose (anyonya-abhâva).
BRAHMA, L'ÊTRE-IMMENSE 373
par le désir est représenté comme le Porteur-de-semence (bîjin). Lorsqu'il trouve un objet auquel appliquer son désir, un récipient pour sa volonté, il devient le Possesseur-de-1'illusion, l'IUusioniste (Mâyin) qui crée l'Univers. »
(Karapâtrî, Shrî Bhagavatî-tattva, p. 23.)
« Le désir, semence première et germe des âmes, existait en premier... Les Voyants, regardant en eux-mêmes, découvrirent la parenté de l'existant et du non-existant. »
(Ri g Veda, 10, 129, 4.)
Chaque action, chaque mouvement, chaque impulsion met en branle une chaîne de réactions qui est théoriquement sans fin. Dans la mesure où la matière est illusoire, c'est l'action, sa forme le mouvement et sa nature l'énergie, qui sont réels et éternels. Nous trouvons l'action à la base de toutes les formes.
« L'impulsion créatrice dans le substrat cosmique, n'est que la répercussion des conséquences non réalisées d'actions accomplies dans des univers détruits. Lorsqu'on lui demande comment l'action peut survivre lorsque toutes les formes qui portaient sa marque ont cessé d'exister, le vedantiste répond que lorsque nous décidons avant de nous endormir, de nous réveiller à une certaine heure, nous pouvons nous éveiller exactement à l'heure dite, bien que la décision de nous réveiller soit restée en dehors de notre conscience endormie. De même, par la force d'une volonté cosmique qui s'exprime lorsque l'Univers est dissout, l'état d'équilibre est interrompu a un moment donné, les actions antérieures portent leur fruit et l'état de non-existence-précédant-1'existence arrive à sa fin. Les actions ayant mûri, une polarisation (v ri tti), une apparence (mâyâ) qui est la substance se manifeste. Dans le substrat, dans l'Immensité (Brahman) que les vestiges des actions mûrissantes polarisent, apparaît l'origine de l'espace-temps sous la forme du point-limite (bindu), qui est la première forme perceptible de la Nature non mani-374 LE POLYTHÉISME HINDOU
festée (avyakta). » (Karapâtri, Shrî Bhagavatî-tattva.) Mâyâ, la chose dont est faite l'illusion-qu'est-la-substance, est appelée Nature (Prak ri ti) quand elle se manifeste. Elle peut être envisagée comme une masse inconsciente d'énergie qui prend vie quand la conscience cosmique s'éveille et se reflète en elle. La conscience cosmique, par ellemême, est immuable, inchangeante; pourtant lorsqu'elle se reflète dans l'océan de la Nature, elle y fait naître des vagues, des nuages, des vents et de la vie, comme la lumière invariable du soleil reflétée sur les eaux. Lorsqu'elle est le miroir de la conscience immuable, la Nature, par elle-même inconsciente, devient la source de toute conscience manifestée.
« Comme un tisonnier qui, dans le feu, acquiert le caractère brûlant et la luminosité du feu, la Nature inconsciente au contact du reflet de la Conscience-cosmique devient elle-même consciente et manifeste l'univers. Lorsque est versé dans une matrice le sperme, essence de la nature de l'homme, un enfant est conçu. De même lorsque le reflet de la conscience cosmique, son image, apparaît dans la Nature inconsciente, la conscience l'envahit.
Lorsque cette Conscience reflétée dans la Nature non manifestée est orientée au-dedans, vers la non-existence, cela constitue le quatrième stade (turîya), le stade qui se trouve au-delà des trois formes de manifestation physique, subtile et causale. Lorsqu'il est orienté vers le dehors, il forme le corps-causal (kara n a-deha). De ce non-manifesté orienté vers le dehors naissent l'univers spatial et toutes les formes physiques ou subtiles de l'existence. »
(Karapâtri, Shrî Bhagavatî-tattva.)
L'Être-cosmique, en tant que l'illusionniste, est à la fois la cause immanente, la substance de l'Univers et sa cause efficiente, son constructeur. La partie de l'Être-cosmique en contact avec l'Univers n'est qu'un fragment de sa totalité. « Un quart est cet assemblage d'éléments BRAHMA, L'ÊTRE-IMMENSE 375
qui forme l'Univers, les trois autres quarts constituent son immortelle splendeur » ( Purusha sûkta).
L'Homme-cosmique est donc partout présent dans l'Univers en tant que sa substance et son ordonnateur. Il y apparaît sous trois aspects.
En tant que fournisseur des formes dont est fait l'Univers, il est sa matière (s risht a). Cet aspect est appelé l'Enveloppe (Vishva) ou univers-spatial.
En tant que la conscience qui réside dans l'Univers et le gouverne, il est son habitant (Pravi sht a). Cet aspect est aussi appelé le Guide-de-1'Univers (Vishva-cara).
En tant que l'entité immuable qui n'est en rien troublée par l'apparition ou la disparition des univers, il est l'Isolé (Vivikta). Cet aspect est aussi appelé l'Au-delà-de-l'Univers.
« Je demeure à jamais isolé tandis qu'un fragment de moi-même supporte tout l'Univers. » ( Bhagavad-Gîtâ, 10, 42.)
Le mythe de la Création
Les Upani sh ad-s tracent un tableau frappant de l'Être-universel et du mythe de la Création.
« Au commencement, en vérité, rien de tout ceci n'existait. Du Non-être, l'Être (sat) sortit. Cet être se transforma en un Soi. » ( Taittirîya Upani sh ad, 2, 7, 1.) C'est ainsi que dès le premier instant, la notion d'être est liée à celle d'un être, d'un Soi, d'un centre conscient.
« En vérité, au commencement il n'y avait que ce Soi.
Nulle autre chose ne scintillait. Il pensa : « Puissé-je créer
« des mondes » ( Aitareya Upani sh ad, 4, 1). La pensée et la volonté apparaissent donc avant toute substance.
« Il eut peur. C'est pourquoi l'on a peur tout seul. Il pensa : « Puisque rien d'autre n'existe que moi-même, de
« quoi puis-je avoir peur? » Sa peur alors le quitta, car que pouvait-il craindre? C'est d'un second que naît la peur. »
376 LE POLYTHÉISME HINDOU
( B ri had-âra n yaka Upani sh ad, 1, 4, 2.) La peur et le désir sont les tendances émotives dont naît la création. La première notion-d'existence-individuelle (aham-tattva) est faite du désir, de l'attraction qui lie le Moi au Soi.
« Le Soi existait d'abord sous l'aspect de la Personne-cosmique (Puru sh a). Il regarda et ne vit que lui-même.
Il dit : « je suis. » Depuis, son nom est Je. C'est pourquoi même aujourd'hui un homme dit d'abord « je suis... » et ensuite prononce son nom. » ( B ri had-âra n yaka Upani sh ad, 1, 4, 1.)
« Il désira : « Puissé-je être plusieurs ! que je procrée ! » Il s'échauffa. S'étant échauffé il créa ce monde, tout ce qui est ici. L'ayant créé, il y entra. Y étant entré, il devint tout ce qui est perceptible et ce qui est au-delà, l'exprimé (nirukta) et le non-exprimé, ce qui a une base et ce qui n'a pas de base, le savoir (vijñâna) et le non-savoir, le vrai (satya) et le faux (an ri ta). En tant que le réel, il devint tout ce qui existe ici, et c'est cela qu'on appelle le réel. » ( Taittirîya Upani sh ad, 2, 6, 1.)
« Cette Existence désira : « Puissé-je être plusieurs et me
« multiplier. » Il créa le Feu-de-la-pensée (Tejas). Ce feu désira : « Puissé-je être plusieurs et me multiplier. » L'Océan causal (Ap) apparut. C'est pourquoi lorsqu'on a chaud on transpire. L'eau sort de la chaleur. Cette Eau désira :
« Puissé-je être plusieurs et me multiplier. » Elle donna naissance aux graines-comestibles. C'est pourquoi lorsqu'il pleut les blés se multiplient. » ( Chândogya Upani sh ad, 6, 2, 3-4.)
« Le Progéniteur, en vérité, désirait une progéniture. Il s'échauffa. S'étant échauffé il produisit une paire, l'Eau (rayi, qui est la semence) et le Souffle (prâ n a) pensant :
« Ceux-ci vont procréer pour moi toutes sortes d'êtres. Le
« Soleil est en vérité ce Souffle-vital, la Lune est cette Eau
« (ce sperme). De cette eau toutes choses sont faites. Ce
« qui est manifesté comme ce qui ne l'est pas. Toute chose BRAHMA, L'ÊTRE-IMMENSE 377
« manifestée (mûrti) est faite d'eau. » ( Prashna Upani sh ad, 1, 4-5.)
« En vérité, il n'avait point de plaisirs. C'est pourquoi lorsqu'on est seul on n'a point de plaisirs. Il désira un autre. Il devint aussi gros qu'un homme et une femme enlacés. Il se divisa en deux. Ainsi il y eut un mari et une femme. C'est pourquoi chacun n'est qu'un demi.
L'espace vacant est rempli par la femme. Il s'accoupla à elle. C'est ainsi que les hommes furent créés. » ( B ri had-
âra n yaka Upani sh ad, 1, 4, 3.)
« Du Soi en vérité naquit l'Ether; de l'Ether l'Air, de l'Air le Feu, du Feu l'Eau, de l'Eau la Terre, de la Terre les Herbes, des Herbes la Nourriture, de la Nourriture l'Homme. » ( Taittirîya Upani sh ad, 2, 1, 1.)
« Il créa ces mondes, les eaux-supérieures (ambhas), la lumière (marîci), la mort (mara), les eaux-terrestres (âp).
« Les eaux-supérieures sont au-delà du Ciel, le Ciel est leur support. L'espace est le monde de la lumière, la Terre le monde de la mort. Les eaux-inférieures sont sous la Terre.
« Il pensa : « Voici maintenant des mondes. Il faut des
« gardiens pour ces mondes. »
« Il tira des eaux et façonna un être. Il le couva. Lorsqu'il l'eut couvé, la bouche se sépara, pareille à un œuf.
De la bouche sortit la parole (Vâc) et de la parole, le feu.
« Les narines se séparèrent. Des narines sortit le souffle-vital, du souffle-vital, le vent.
« Les yeux se séparèrent. Des yeux jaillit la vue, de la vue le Soleil.
« Les oreilles se séparèrent. Des oreilles vint l'ouïe, de l'ouïe les directions de l'espace.
« La peau se sépara. De la peau sortirent les poils, des poils les plantes et les arbres.
« Le cœur se sépara. Du cœur sortit la pensée, de la pensée la Lune.
378 LE POLYTHÉISME HINDOU
« Le nombril se sépara. Du nombril sortit le vent digestif (apâna), du vent digestif la mort (m ri tyu).
« La verge se sépara. De la verge sortit le sperme, du sperme les eaux-terrestres (âp). » ( Aitareya Upani sh ad, 2, 4, dans l'édition du Gîtâ-Press; 4, 1 dans l'édition d'Adyar.)
« Les premiers à être produits par la pensée de Brahmâ, désireux de créer, furent les quatre catégories d'êtres qui vont des dieux aux choses inanimées. De ses fesses sortirent les anti-dieux. Il se défit alors de ce corps qui devint la nuit.
« Dans un autre corps il connut le plaisir. De sa bouche sortirent les dieux. Il se défit alors de ce corps qui devint le jour.
« Dans un autre corps il créa les ancêtres (pit ri-s). Il se défit de ce corps qui devint le crépuscule du matin.
« Puis dans un autre corps fait de passion et d'obscurité, il créa des monstres affamés, des esprits-nocturnes (Raksh asa-s) et des génies (Yak sh a-s). Des cheveux du créateur naquirent les serpents... Lorsqu'il couva la Terre, apparurent les bardes-du-ciel [appelés] les Parfums (Gandharva-s).
Il respira leurs paroles. C'est pourquoi on les appelle Parfums. Il créa les oiseaux et le bétail, les chèvres sortirent de sa bouche, les moutons de sa poitrine, les vaches de ses reins, puis de ses pieds, les chevaux, les ânes, les chameaux, les lièvres, les cerfs et les mulets. Les plantes et les arbres furent formés des poils de son corps.
« Lorsque le Créateur se fut divisé en un mâle et une femelle, la femelle pensa : « Comment ose-t-il copuler avec
« moi alors qu'il vient de me former d'une partie de lui-
« même ! Je vais me cacher. »
« Elle devint une vache. Il se fit taureau et copula avec elle. C'est ainsi que naquit le bétail. Elle devint une jument, il se fit étalon. Elle devint une ânesse, il se fit âne et il copula avec elle. C'est ainsi que naquirent les animaux à sabots. Elle devint une chèvre, il se fit bouc.
BRAHMA, L'ÊTRE-IMMENSE 379
Elle devint brebis, il se fit bélier. C'est ainsi qu'il créa tout, tout ce qui existe par couple, jusqu'aux fourmis. »
( B ri had-âra n yaka Upani sh ad, 1, 4, 4.)
« Au début le inonde n'était peuplé que par des clercs (prêtres et sages) (brahma). N'étant que d'une sorte il ne pouvait se développer. Il créa alors une caste noble, c'est-à-dire des guerriers et tous ceux qui sont princes parmi les dieux, le Roi-du-ciel (Indra), le Roi-des-eaux (Varuna), l'Oblation-royale (Soma), le Seigneur-des-larmes (Rudra), le Prince-des-pluies (Parjanya), le Roi-de-justice (Yama) et le Prince-de-la-mort (M ri tyu). Rien n'est au-dessus du roi. Durant le sacrifice-royal (râjasuya), le prêtre est assis au-dessous du roi. Cet honneur n'est conféré qu'à l'ordre princier. L'ordre clérical est le soutien de l'ordre princier. Aussi, bien que le roi soit suprême, son pouvoir a sa source dans la prêtrise. Celui donc qui fait du tort aux clercs se détruit lui-même; meilleurs sont ceux à qui il cause du mal, et plus il se nuit à lui-même.
« Il se développa encore. Il créa l'ordre des Artisans (vish) et les dieux [mineurs] que l'on mentionne par groupes, tels que les Sphères-d'existence (les Vasu-s), les Dieux-de-la-vie (les Rudra-s), les Principes-souverains (Aditya-s), les Principes-universels (Visve-deva-s), les génies des Vents (Marut-s).
« Il se développa encore. Il créa l'ordre le plus bas, les serfs attachés au sol et dans le Ciel le Nourricier (Pûshan).
En vérité la Terre est le nourricier car elle nourrit toutes les choses vivantes. » ( B ri had-âra n yaka Upani sh ad, 1, 4, 11-13.)
La Création de l'homme
« Lorsqu'ils furent créés les dieux tombèrent dans l'océan.
Il leur donna la faim et la soif. Ils supplièrent : « Trouve-
« nous une résidence pour que nous ayons abri et nourri-
« ture. »
3 8 0 LE POLYTHÉISME HINDOU
« Il leur donna un taureau. Ils dirent : « Ce n'est pas
« assez. »
« Il leur offrit un cheval. Ils dirent : « Cela ne suffit point
« pour nous. »
« Il leur apporta un homme. Ils dirent : « Voilà qui est
« bien. Car, en vérité, un homme est une chose bien faite. »
« Il leur dit : « Entrez dans vos demeures. »
« Le feu devint parole et entra dans la bouche. Le vent devint souffle et entra dans les narines. Le Soleil devint vision et entra dans les yeux. Les directions de l'espace devinrent ouïe et entrèrent dans les oreilles. Les plantes et les herbes devinrent poils et entrèrent dans la peau.
La Lune devint pensée et entra dans le cœur. La mort devint le souffle digestif et entra dans le nombril. Les eaux devinrent sperme et entrèrent dans la verge.
« La faim et la soif lui dirent : « Trouve-nous un logis. »
Il dit : « Je vous donnerai une place parmi les dieux. Je
« vous donnerai une part avec la leur. »
« C'est pourquoi lorsqu'une oblation est offerte, la faim et la soif en ont leur part. » ( Aitareya Upani sh ad, 4, 2, éd. d'Adyar.)
« Il pensa : « Maintenant qu'il y a des mondes et des gar-
« diens du monde, je dois créer pour eux de la nourriture. »
« Il couva les eaux. Des eaux tièdes, sortit une substance tangible (mûrti). Cette substance est la nourriture.
« Lorsqu'elle fut créée, la nourriture voulut s'échapper.
« Il chercha à la saisir avec la parole, mais la parole ne put la saisir. Si l'on pouvait la saisir avec la parole, on serait satisfait en parlant de nourriture.
« Il chercha à la saisir avec le souffle, mais le souffle ne put la saisir. Si l'on pouvait la saisir avec le souffle, on serait satisfait en respirant la nourriture.
« Il chercha à la saisir avec la vue, mais la vue ne put la saisir. Si l'on pouvait la saisir avec la vue, on serait satisfait en voyant la nourriture.
BRAHMA, L'ÊTRE-IMMENSE 381
« Il chercha à la saisir avec l'ouïe, mais l'ouïe ne put la saisir. Si l'on pouvait la saisir avec l'ouïe, on serait satisfait en entendant la nourriture.
« Il chercha à la saisir avec la peau, mais la peau ne p u t la saisir. Si l'on pouvait la saisir avec la peau, on serait satisfait en touchant la nourriture.
« Il chercha à la saisir avec la pensée, mais la pensée ne put la saisir. Si l'on pouvait la saisir avec la pensée, on serait satisfait en pensant à la nourriture.
« Il chercha à la saisir avec sa verge, mais sa verge ne p u t la saisir. Si l'on pouvait la saisir avec la verge, on serait satisfait en émettant de la nourriture.
« Il chercha à la saisir avec le souffle digestif. Il l'avala.
Le preneur de nourriture est comme le Vent (Vâyu) et ceux qui vivent de nourriture sont comme le vent.
« Il pensa : « Comment tout ceci peut-il rester sans moi? »
« Il pensa : « Où vais-je me loger? »
« Il pensa : « Si c'est la parole qui parle, le souffle qui
« respire, la vue qui voit, l'ouïe qui entend, la peau qui
« touche, le mental qui pense, le souffle digestif qui excrète,
« la verge qui éjacule, alors, qui suis-je? » Il ouvrit la couture
[du scrotum] et il entra par cette porte qui est appelée la fente (Vid ri ti). C'est là que le plaisir réside.
« Il a trois demeures où il réside, trois où il se repose.
Ceci est sa résidence (l'œil). Ceci est sa résidence (le mental).
Ceci est sa résidence (le cœur). » ( Aitareya Upani sh ad, 4, 3, édit. d'Adyar.)
La Création et le sacrifice
« Le Progéniteur couva les mondes. Les réchauffant, il en tira l'essence. Le Feu sortit de la Terre, le Vent de l'espace, le Soleil du ciel.
« Il couva ces trois divinités. Les réchauffant, il en tira l'essence : du Feu les mètres ( Ri k-s), du Vent les contenus (Yajus), du Soleil les développements (Sâman-s).
382 LE POLYTHÉISME HINDOU
« Il couva le Triple-savoir. Le réchauffant, il en tira l'essence : le nom-magique-de-la-terre (bhûr) sortit des mètres, le nom-magique-de-1'espace (bhuvas) des contenus, le nom-magique-du-ciel (svar) des développements.
« C'est pourquoi si [dans le Sacrifice] un défaut survient dans les mètres (les récitations), on doit faire une oblation dans le feu-domestique (gârha patya) en prononçant le mot-magique : « A la Terre (Bhûr) Salut ! » Par l'essence des mètres, par la nature du Ri g Veda on répare ainsi le dommage fait au sacrifice.
« S'il survient un défaut dans les contenus (les rites), on doit faire une oblation dans un Feu-du-sud en pronon-
çant : « A l'espace (Bhuvas) Salut ! » Par l'essence des contenus, par la nature du Yajur Veda, on répare le dommage fait au sacrifice.
« S'il survient un défaut dans les développements (les chants), on doit offrir une oblation dans un Feu-de-1'est (Ahavanîya) en prononçant : « Au Ciel (Svar) Salut ! » Par l'essence des développements, par la nature du Sama Veda, on répare le dommage fait au sacrifice. » ( Chândogya Upani sh ad, 4, 17, 1-6.)
L'éclosion de l'œuf cosmique
« Au commencement ce monde n'était que non-existence. Il exista. Il se développa. Il devint un œuf. Il attendit un an. Il s'ouvrit. La moitié de la coquille devint d'argent, l'autre d'or. Ce qui était d'argent est cette Terre. Ce qui était d'or est le ciel. La membrane externe devint les montagnes. La membrane interne forma les nuages et le brouillard. Les veines sont les rivières. Le fluide au-dedans est l'océan. » ( Chândogya Upani sh ad, 3, 19, 1-2).
« Il désira : « Puisse un autre moi-même naître. » Lui, qui est la faim et la mort, copula mentalement avec le BRAHMA, L'ÊTRE-IMMENSE 383
Verbe (Vâc). Le sperme produit devint l'année. Avant cela il n'y avait pas d'année. Il la porta en lui pendant toute une année, puis lui donna naissance. Une fois que l'enfant fut né, il ouvrit la bouche et cria : « bhân ». Ceci, en vérité, devint la parole.
« Il pensa : « Si je le tue, en vérité, cela ne fera pour moi
« qu'un peu de nourriture. »
« Avec la parole, avec cette moitié de lui-même, il procréa le monde, tout ce qui existe ici : les mètres (le Ri g Veda), les contenus (le Yajur Veda), les développements (le Samâ Veda), les rythmes (Chanda-s), les sacrifices, les hommes et le bétail. » ( B ri had-âra n yaka Upani sh ad, 1, 2, 4-5.)
La durée de l'Univers
« La vie de Brahmâ dure cent ans. » ( Mârka nd eya Purâ n a, 46, 21.)
Une fois créé, le monde reste inchangé pour un jour de Brahmâ qui est une période de 2.160.000.000 années.
Le monde et tout ce qu'il contient est alors consumé par le feu, mais les sages, les dieux et les principes des éléments survivent. Brahmâ dort pendant la nuit. Quand il s'éveille, il rétablit à nouveau la création et ce processus se répète jusqu'à ce qu'il ait complété sa centième année, un nombre qui demande quinze chiffres pour s'exprimer en années humaines.
Le K ri ta Yuga, le premier âge, dure 1.728.000 années humaines.
Le Treta Yuga, le second âge, dure 1.296.000 années humaines.
Le Dvâpara Yuga, le troisième âge, dure 834.000 années humaines.
Le Kali Yuga, le quatrième âge, dure 432.000 années humaines.
3 8 4 LE POLYTHÉISME HINDOU
Mille cycles des quatre Yuga-s font un jour de Brahmâ.
Trois cent soixante de ces jours font une année. La vie de Brahmâ dure cent ans. Quand cette période est terminée, Brahmâ lui-même cesse d'exister. Lui et tous les dieux et tous les sages se résorbent dans leurs éléments constituants.
QUATRIÈME PARTIE
SHAKTI, L'ÉNERGIE DIVINE,
LA DÉESSE
I
SHAKTI, L'ÉNERGIE OMNIPRÉSENTE
L'énergie, principe du divin
RIEN ne peut exister sans un milieu où se placer, sans un substrat duquel sortir. Il faut, pour qu'une chose existe, qu'elle ait une possibilité aussi bien qu'une raison d'être. Nous avons vu que le substrat universel était appelé l'Immensité, le Brahman, que la possibilité mécanique de la manifestation consistait en deux tendances opposées, la cohésion (Vi shn u) et la dispersion (Shiva) et que leur résultante, le principe dont naît l'espace-temps, était appelé l'Être-immense (Brâhmâ).
La tension entre les deux tendances contraires, qui donne naissance à la possibilité du mouvement dans le substrat, est représentée comme la forme première de l'énergie (Shakti). C'est l'énergie et non pas simplement les potentiels contraires dont elle naît qui est la source de l'existence manifestée. L'énergie n'est pas la qualité de l'une ou l'autre des tendances, ni leur simple relation.
Elle représente quelque chose de plus, de nouveau. Aussitôt que la manifestation s'amorce, l'énergie apparaît partout, en tout, comme la substance de tout. On la représente 388 LE POLYTHÉISME HINDOU
comme le pouvoir de Shiva ou de Vi shn u ou de Brahmâ.
Envisagée comme le pouvoir de leur forme combinée (Ishvara), elle est appelée la Toute-puissante (Bhagavatî), la Resplendissante (Devî). On peut la représenter seule, comme l'énergie qui apparaît dans l'Immensité neutre, pareille à un maelstrôm duquel l'existence ainsi que les trois tendances semblent sortir. On l'appelle alors l'Illusion (Mâyâ). En cosmologie cette puissance, lorsqu'elle est manifestée, est appelée la Nature (Prak ri ti).
Étant l'aspect créateur du divin, la puissance de laquelle la Création est issue, de laquelle les dieux naissent, par laquelle ils procréent, l'énergie est considérée comme femelle. La notion même du divin repose sur celle de puissance. Les dieux sont les êtres les plus puissants.
La qualité divine apparaît en ce qui possède la plus grande somme d'énergie. C'est seulement lorsque le substrat dépourvu de qualités, de formes, de mouvement est « tacheté » par l'énergie transcendante, centre d'énergies sans limites, que l'Univers peut être créé, maintenu et détruit. Sans énergie, Shiva, le Seigneur-du-sommeil, est incapable de créer ou de détruire. Il est comme un corps sans vie. La divinité du divin est l'énergie.
« Elle est la puissance du Soi. C'est elle qui crée les apparences. » (Karapâtrî, Shrî Bhagavatî-tattva, p. 160.)
« Étant privé de sens, l'éternel Seigneur-du-sommeil n'est qu'une forme du néant. Il n'a pas de forme perceptible; que pouvons-nous attendre de l'adoration du Rien?
Rudra n'est jamais vénéré sans la grande énergie, Fille-de-la-montagne (Pârvatî), à jamais glorifiée comme sa puissance terrible, car il n'est en lui-même qu'un corps sans vie. Cette déesse-première est appelée l'Enroulée (Ku nd alinî). Sa substance est orbitation-cohésion-dispersion. Elle voile Shiva de ses trois anneaux et demi... C'est seulement parce qu'il est uni à l'énergie que l'éternel Seigneur-du-sommeil devient principe actif. C'est pour-SHAKTI, L'ÉNERGIE OMNIPRÉSENTE 389
quoi il est vénéré comme un phallus entouré d'une vulve. »
( Linga-arcana Tantra.)
« L'aspect quiescent de Shiva est par définition inerte...
L'activité est la nature de la Nature (Prak ri ti). C'est pour cette raison que la forme femelle est représentée dans l'union sexuelle placée au-dessus (viparîta) du mâle.
Lorsque la déesse apparaît debout sur Shiva, ceci repré-
sente l'aspect libérateur de la Mère. » (Woodroffe, The Serpent Power, note p. 27.)
Parmi les Shâkta-s, les adorateurs de la déesse, la source de l'existence, considérée comme femelle, devient l'aspect principal du divin. Dieu est femme. Pourtant l'énergie est toujours inséparable de celui qui la possède.
La toute-puissante énergie ne peut être réellement distincte du substrat dont elle sort. Le concept de Shakti est nécessaire pour justifier l'apparition de l'Univers perceptible dans un substrat inaccessible et immuable.
Le mot shakti, voulant dire énergie, se rencontre dans les Veda-s où son synonyme Sacî représente la puissance personnifiée comme la compagne d'Indra, Roi-du-ciel.
La notion de Shakti comme le pouvoir suprême apparaît dans la Shvetâshvatara Upani sh ad, la principale des Upani sh ad-s shivaïtes.
Dans la théologie commune de l'hindouisme, Shakti n'est qu'un autre nom pour le pouvoir de manifestation, pour le principe créateur. Elle remplace Brahmâ, l'Embryon-cosmisque (Hiranya-garbha). Dans la mythologie tardive, le concept de Shakti inclut à la fois les notions d'un pouvoir de cohésion, d'illumination qui est Vi shn u et d'un principe actif de l'espace-temps qui est Brahmâ pour former le complément d'une conscience transcendante mâle, positive, appelée Shiva.
Venant des couches les plus anciennes du shivaïsme préhistorique, le couple éternel Shiva-Shakti, représenté 390 LE POLYTHÉISME HINDOU
par les emblèmes mâle et femelle, le linga et le yoni, reste le centre de l'hindouisme contemporain. Le phallus embrassé par la vulve forme l'objet central du culte et tend à réduire à une position mineure toutes les autres manières de représenter le divin.
L'énergie est la source de tout, l'origine du monde phénoménal mais aussi du plan conscient de sa création, ainsi que le principe de la connaissance ou perception, par lequel l'existence, réelle ou apparente, du monde peut être réalisée. La déesse est donc également représentée comme la connaissance ou la conscience. Sans elle les dieux sont morts, inactifs, inconnus, non-existants, inopé-
rants. Un savoir (jñâna) sans pouvoir d'action (kriyâ) est un savoir mort, comme un sentiment (rasa) sans la force (bala) de lui donner effet.
La déesse est la source de tout, le Créateur universel.
« Les dieux s'approchant d'elle lui demandèrent : « Qui
« es-tu? » La déesse répondit : « Je suis la forme de l'Immen-
« sité. C'est de moi que naquit le monde en tant que Nature
« et Personne. » ( Devî Upani sh ad.)
« Elle est la forme de tout ce qui est conscient. L'origine, la connaissance, la perception du réel, l'instigateur de l'intellect. » ( Devî-Bhâgavata, 1, 1.) Elle est réalisée dans le microcosme comme le but ultime du yoga. « Dans l'ouverture-principielle (Brahma-randhra) [derrière son front] chaque homme me trouve, moi la Reine-des-sphères, la forme même de l'Immensité, au-delà du quatrième stade [au-delà du non-manifesté]. »
(Bhuvaneshvarî Upani sh ad.)
Le Devî-sûkta du Ri g Veda la décrit comme la divinité suprême et immanente. La déesse parle :
« J'erre avec les Principes-de-vie (Rudra-s), les Sphères d'existence (Vasu-s), les Principes-souverains (Aditya-s), les Dieux-universels (Visve-deva-s). Je soutiens la Puissance (Indra), le Feu (Agni), les lois des dieux et des SHAKTI, L'ÉNERGIE OMNIPRÉSENTE 391
hommes (Mitra-Varu n a), les génies de l'agriculture (Ashvin-s). Je suis la source de l'élixir-de-vie (Soma) qui coule du mortier. C'est moi qui soutient le Façonneur (Tva shtri), le Nourrisseur (Pu shân) et l'Héritage (Bhaga). Je donne le fruit de l'action-rituelle à l'ordonnateur du sacrifice qui nourrit les dieux de ses oblations.
« Je suis le royaume, la dispensatrice des richesses, celle qui sait. Je viens la première dans tous les rites. Les dieux m'ont installée dans des demeures nombreuses. Mon empire est immense. Je réside en tout ce qui est.
« C'est de moi que vient tout ce qui se mange, tout ce qui se voit, tout ce qui se respire, tout ce qui s'entend.
Ceux qui m'ignorent sont détruits. Écoutez donc et méditez avec respect ce que je dis. Je suis la joie des dieux comme des hommes.
« Je fais de chacun ce qu'il désire être, craint ou géné-
reux, intuitif ou intelligent. Je fais partir la flèche de l'arc du Seigneur-des-larmes pour tuer la tribu des ennemis du savoir. Je combats pour le peuple. Je pénètre le ciel et la terre. Je donne naissance au père. C'est moi qui suis sa tête. Je naquis des eaux-primordiales (âp). De là je me suis répandue dans l'univers. Je touche le ciel de mon corps. Je souffle comme le vent lorsque je crée les mondes. Ma grandeur dépasse le Ciel et la Terre. » (Ri g Veda, 8, 7, 125.)
En tant que la source, le plan de l'Univers, l'énergie apparaît d'abord sous la forme de la conscience. La connaissance, la perception de l'Univers, est sa forme manifestée.
Il existe pour toute chose un plan pré-établi dans une conscience, et c'est à cause de cela que la possibilité du savoir existe. Il existe pour toute chose une connaissance qui est la perception de sa nature, de son plan-conscient.
La connaissance de l'Univers est la Connaissance-transcendante (Mahâ-vidyâ) dont la forme est identique à celle de la toute-puissante déesse, et dont quelques 3 9 2 LE POLYTHÉISME HINDOU
fragments sont exprimés dans la Connaissance-révélée, le Veda.
La connaissance du Cosmos est appelée Virâ t -vidyâ ; celle du monde manifesté dans l'espace-temps s'appelle Vi sh va-vidyâ. Les principaux aspects de la connaissance tels qu'ils apparaissent du point de vue de l'homme sont représentés par dix formes de la déesse, appelées les dix Objets-de-la-Connaissance-transcendante (Mahâ-vidyâ-s) et qui sont ses aspects généralement vénérés.
L'origine du culte de la déesse
La conception de la divinité suprême sous la forme d'une femme, d'une mère, d'une matrice, ne semble pas d'abord avoir trouvé sa place dans les livres saints des Aryens qui formaient une société patriarcale. Mais le culte préhistorique de la mère est chez eux, comme dans toutes les religions, latent, toujours prêt à rejaillir. Plusieurs des peuples qui furent assimilés par le monde hindou avaient toujours adoré la mère divine et n'ont jamais cessé de le faire.
Dans les épopées, la déesse est mentionnée sous des noms divers et multiples. Beaucoup de ses mythes et leur explication se trouvent dans les Purâ n a-s, en particulier le Brahma-vaivarta, le Kûrma et le Garu d a. Beaucoup d'hymnes de louanges (Mahâtmya-s) tels que le Devî-
Mahâtmya lui sont adressés. Dans les Tantra-s, la déesse est la divinité absolue et totale. Pour beaucoup d'hindous elle représente « Dieu » suprême mais proche et tangible.
La Kâlî Upani sh ad et la Târâ Upani sh ad recommandent le culte de la déesse parce qu'elle symbolise l'Immensité inqualifiable, le Brahman.
« Pour se libérer des mondes, on doit vénérer le témoin de toutes choses, l'énergie-transcendante dont la forme SHAKTI, L'ÉNERGIE OMNIPRÉSENTE 393
est le Soi et qui est au-delà du monde des formes et de ses joies. » (Sûta Samhitâ.)
« Ceux-qui-savent disent qu'elle est de deux sortes, non-qualifiée, et qualifiée. Ceux qui sont liés aux attachements doivent vénérer sa forme qualifiée, et ceux qui en sont libres sa forme non qualifiée. » ( Devî Bhâgavata, 1, 8, 40.)
« Pour ceux qui cherchent le plaisir ou ceux qui cherchent la libération, l'adoration de la Toute-puissante est indispensable. Elle est la Connaissance-de-1'immensité (Brahma-vidyâ), la mère du monde, présente dans l'Univers entier. » (Karapâtrî, Shrî Bhagavatî-tattva.)
« La déesse Terrible, dévouée à ses fidèles, détruit ceux qui ne l'adorent point et réduit leurs mérites en cendres. » ( Devî-mahâtmya.)
II
LES ÉPOUSES DES TROIS DIEUX
ÉTANT la puissance de manifestation des trois tendances, la déesse apparaît à la source des trois aspects de l'existence comme la Réalité, la Conscience et l'Expérience (Sat-cit-ânanda).
En tant que Réalité, elle est le pouvoir de coordination (sandhinî), le pouvoir de la tendance cohésive dont la forme visible est le Soleil. Elle est représentée comme la Gauchère (Vâmâ), le Pouvoir-d'agir (Kriyâ), c'est-à-dire la causalité. Elle est aussi le pouvoir-de-multiplicité et comme telle est la Millionnaire (Lak sh mî)1, la déesse de la Fortune, compagne de Vi shn u.
En tant que Conscience, elle est le pouvoir de compréhension (samvit), le pouvoir de la tendance orbitante dont la forme visible est la Lune. Elle est appelée l'Aînée (Jye shthâ) car elle représente le pouvoir de la volonté.
Elle est le Flot [du savoir] (Sarasvatî), la déesse de la Science, compagne de Brahmâ.
En tant qu'Expérience ou félicité, elle est le pouvoir de bonheur (ahladinî-shakti), de joie, de plaisir, le pouvoir de la tendance centrifuge ou désintégrante dont la forme 1. E x a c t e m e n t : « Celle des centaines de mille. »
396 LE POLYTHÉISME HINDOU
visible est le feu, le destructeur. Elle est la Terrible (Raudrî), le pouvoir de perception, de réalisation, de connaissance-transcendante qui détruit le monde illusoire.
Elle est l'Inaccessible (Durgâ), la compagne de Shiva.
« La création naît de cette triple puissance. Selon le plan conçu dans l'esprit divin, l'énergie (Shakti) naquit du rayonnement de l'entité formée par la Réalité, la Conscience et l'Expérience. De l'énergie sortit la vibration-première (nâda), le point-limite par où commence la manifestation. » (Cité dans Shrî Bhagavat tattva.)
« Les formes manifestées par l'entité Existence-Conscience-Expérience et qui sont l'action, le savoir et le désir, sont l'origine du créé. Elles constituent l'harmonie, la perfection (dharma) qui régit le divin, une perfection qui ne peut être distinguée de l'être divin lui-même. La perfection est la nature de l'Immensité. Les Écritures décrivent la nature divine comme faite de savoir, de puissance et d'action inhérents (svâbhâvikî jñâna-bala-kriyâ).
La loi de perfection qui régit la nature divine est indiffé-
rentiable de l'énergie divine. A cause de sa force incontrô-
lable on l'appelle la Furie (Ca ndî). Selon la fonction qu'elle remplit, cette énergie prend la forme du Pouvoir-transcendant-de-durée (Mahâ-Kâlî), du Pouvoir-transcendant-de-multiplicité (Mahâ-Lak sh mî) et du Pouvoir-transcendant-de-connaitre (Mahâ-Sarasvatî). C'est seulement l'inclination personnelle de l'adorateur qui permet de voir un principe mâle ou femelle dans la Fureur-suprême. En termes mâles, elle est le Seigneur-transcendant-des-larmes (Mahâ-Rudra), en termes féminins, elle est la Furie (Ca ndî) ou l'Inaccessible (Durgâ). » (Karapâtrî, Shrî Bhagavatî tattva.)
LES ÉPOUSES DES TROIS DIEUX 397
La Mère des dieux
« La Réalité qui est le pouvoir de multiplicité (Lak sh mî) trônant sur le lotus du pur savoir, se dédoubla en une forme mâle et une forme femelle. Les noms donnés à la forme mâle sont l'Être-immense (Brahmâ), le Soutien (Dhâtâ), etc.; tandis que la forme femelle est appelée la Beauté (Shrî), la Dame-au-lotus (Kamalâ, Padmâ), la Fortune (Lak sh mî), etc.
La puissance du temps qui est aussi la puissance d'expé-
rience ou puissance de jouissance, se dédoubla. Le mâle avait le cou bleu, les bras rouges, de belles cuisses et la lune comme diadème. La femme était belle et pâle. Les noms du mâle sont le Seigneur-des-larmes (Rudra), le Dispensateur-de-joie (Shankara), le Pilier (Sthâ n u), l'Embroussaillé (Kapardî), Celui-aux-trois-yeux (Tri-locana).
Les noms de la femme sont le Triple-savoir (Trayî-
vidyâ), la Vache-d'abondance (Kâma-dhenu), la déesse du langage (Bhâ shâ), des syllabes (Ak sh arâ) et des sons (Svarâ).
Pour le couple qui sortit du Pouvoir-de-conscience, les noms du mâle sont l'Immanent (Vi shn u), l'Attirant (K rishn a), le Maître-des-sens (H rishi-Kesha), le Tortureur-des-hommes (Janârdana). Les noms féminins sont la Paix-de-la-nuit (Umâ), la Pâle (Gau dî), la Fidèle (Sati), la Furie (Câ ndî), la Belle (Sundarî), la Fortunée (Subhagâ), la Déesse-du-sommeil (Shivâ). » (Karapâtrî, Shrî Bhagavatî Tattva.)
Sarasvatî, le flot [du savoir,] la divinité de la science.
La puissance de Brahmâ, représentée comme sa fille et son épouse, est la déesse de la Parole, le flot [du savoir], Sarasvatî. Elle représente l'union de la puissance et de l'intelligence de laquelle naît la création organisée.
398 LE POLYTHÉISME HINDOU
La parole est la force par laquelle le savoir s'exprime dans l'action. Sarasvatî est la source de la Création-parle-Verbe qui existe parallèlement à la création formelle.
Elle est la déesse de l'éloquence, de la sagesse, du savoir, la patronne des arts plastiques et de la musique. Elle révéla à l'homme le langage et l'écriture. Elle est la mère de la poésie.
Le nom de Sarasvatî est d'origine obscure. On a suggéré qu'elle représentait le lac-du-savoir. Son nom est celui d'une rivière, aujourd'hui desséchée, mentionnée dans le Ri g Veda et définie comme « celle qui coule pure des montagnes jusqu'à l'Océan ». Selon le Mahâbhârata, elle fut desséchée par une malédiction du sage Utathya. Saras veut dire « fluide » et, comme tel, s'applique à tout ce qui coule, à la parole et à la pensée aussi bien qu'à l'eau.
D'autres noms de Sarasvatî sont l'Éloquence (Bhâratî), la Connaissance-transcendante (Mahâ-vidyâ), la Parole (Vâc), le Verbe-transcendant (Mâhâ-vâ nî), la Noble (Aryâ), la Puissance-de-l'Être-immense (Brahmî), la Vached'abondance (Kâma-dhenu), la Matrice-de-la-semence ou Matrice-des-éléments-de-la-parole (Bîja-garbhâ), la Déesse-des-richesses (Dhaneshvarî), etc.
Elle est représentée comme une femme gracieuse, de couleur blanche, assise sur un lotus, un mince croissant de lune à son front. Elle a deux ou huit bras. Dans le dernier cas ses attributs sont un luth (vî nâ), un livre, un rosaire, et un crochet pour diriger les éléphants. On lui voit aussi parfois une flèche, une massue, un épieu, un disque, une conque, une cloche, une charrue et un arc.
Elle est décrite dans le Harsha carita.
Le jour consacré à Sarasvatî, on ne peut ni lire, ni jouer des instruments de musique. Ceux-ci sont nettoyés, placés sur un autel et vénérés comme les demeures de la déesse.
LES ÉPOUSES DES TROIS DIEUX 399
Vâc, la déesse de la Parole
La Parole (Vâc) apparaît personnifiée dans le Ri g Veda comme le véhicule du savoir. Elle pénètre dans les Voyants..
Elle donne la force et l'intelligence à ceux qu'elle aime.
Elle est la mère des Veda-s, l'épouse du Roi-du-ciel. Tous les mondes sont contenus en elle. « C'est pourquoi la Parole est tout. » ( Aitareya Âra n yaka, 3, 1, 6.) Pour créer le monde, le Progéniteur s'unit à la Parole.
Dans l' Atharva Veda (8, 10, 24 et 11, 8, 30), elle apparaît comme la Vache-d'abondance et est identifiée au corps du Cosmos (Virâj).
Le Padma Purâ n a décrit la Parole comme la fille de l'Art-rituel (Dak sh a), présente dans tous les rites. Elle est la femme de Vision (Kashyapa) et la mère des émotions représentées comme les Parfums (Gandharva-s) ou musiciens célestes. Elle donne aussi naissance aux Possibilités-incréées, représentées comme des Nymphes-célestes (Apsara-s).
L'un des principaux aspects de Vâc est le triple-chant (Gâyatrî). Ce nom s'applique surtout à un mètre védique de douze syllabes et à un vers sacré dans ce mètre qui est considéré comme contenant l'essence des Veda-s et qui est représenté comme leur mère. Gâyatrî est la patronne des nobles, les Arya-s, qui seuls ont droit de prononcer son hymne. Elle est aussi l'épouse de Brahmâ. On l'appelle parfois l'Hymne-au-soleil (Sâvitrî). Dans la pratique rituelle, c'est le même hymne qui est appelé Gâyatrî à l'aurore, Sâvitrî à midi et Sarasvatî au soleil couchant.
Lakshmî, la Millionnaire, la déesse de la Fortune Le pouvoir de l'Immanent, du Préservateur, présent en toutes choses, est représenté par le pouvoir de multiplicité, la Millionnaire (Lak sh mî), déesse de la Fortune. Elle est aussi la déesse de la beauté et est alors appelée Shrî.
400 LE POLYTHÉISME HINDOU
Les deux mots Shrî et Lak sh mî se rencontrent dans les Veda-s, avec le sens de Fortune. Mais c'est seulement dans les épopées que la Fortune devient une déesse importante.
La Taittirîya Samhitâ fait de la Fortune et de la Beauté les deux épouses du Soleil (Aditya). Le Shatapatha Brâh-ma n a dit que la Beauté est fille du Progéniteur. Elle est aussi la mère du dieu-éros Kâma. Lorsque l'Océan fut baratté par les dieux et les anti-dieux, elle sortit des eaux, un lotus à la main. On la représente aussi, assise sur un lotus qui flotte sur l'océan de lait. Le Vi shn u Purâ n a explique que la Fortune naquit d'abord comme la fille du Craquement-du-feu-rituel (Bh ri gu) et de l'Hymne-de-gloire (Khyâti) son épouse. La Fortune est donc le fruit du Sacrifice-rituel.
En tant que l'épouse de Vi shn u, elle l'accompagne dans chacune de ses descentes ou avatâra-s. « Elle fut la Dame-au-lotus (Padmâ ou Kamalâ) quand il était le nain. Elle fut la Terre quand il était Râma-à-la-hache. » (Vi shn u Purâ n a, 1, 9, 143.) Pour être l'épouse de Râma , le charmant, la Fortune sortit d'un sillon creusé par la charrue.
Elle fut appelée le Sillon (Sîtâ). Elle représente l'aspect érotique de Vi shn u, le pouvoir-de-jouissance inhérent à la fortune.
Selon l' Agastya Samhitâ, Shiva, le Seigneur-du-sommeil, s'imposa une ascèse sévère pour obtenir la vision de Râma, le charmant, les délices de la terre. Râma lui dit : « Si tu désires connaître ma nature profonde, vénère mon pouvoir-de-jouissance transcendant (Ahlâdinî-Shakti). Sans elle je ne suis nulle part. O Dispensateur-de-paix (Shambhu) ! Vénère toujours mon pouvoir-de-jouissance. Moi-même, le charmant, je dépends d'elle. Sans elle je ne pourrais subsister un instant. Elle est ma vie la plus profonde. »
( Agastya Samhitâ.)
Shiva adora alors la déesse et elle apparut devant lui.
En la louant il dit : « Je salue les pieds de lotus de la fille LES ÉPOUSES DES TROIS DIEUX 4 0 1
de Videha dont la jeunesse et la grâce charment les esprits des yogin-s. Elle détruit les trois sortes de souffrances.
Les sages, les oies du Savoir, veillent sans cesse sur elle.
Elle est le pollen dont l'abeille de l'esprit s'enivre. » ( Agastya Samhitâ.)
Lorsque Vi shn u apparut sous la forme de K rishn a, elle devint Rukminî. Elle viendra comme la déesse de la destruction lorsqu'à la fin des âges il redescendra sous la forme de Kalki pour détruire le monde. Elle est l'Inaccessible (Durgâ).
D'autres noms de la Fortune sont le Joyau (Hirâ), la Puissante (Indirâ), la Reine-des-eaux (Jalâdhipâ), l'Inconstante (Cancalâ ou Lolâ), la Mère-du-monde (Loka-mâtâ).
Lak sh mî est parfois représentée avec quatre bras, mais n'en a le plus souvent que deux. Elle n'a pas de temple, mais est adorée dans chaque maison, dans toutes les circonstances importantes. Le jour réservé à son culte est observé dans l'Inde entière.
Son opposé est l'Infortune (Alak sh mî), effrayante et laide, aussi appelée la Sœur-aînée (Jye shthâ).
Mahâ-Lak shmî
Envisagée comme la Fortune-transcendante (Mahâ-
Lak sh mî) elle incarne le caractère de tous les dieux. « Elle jaillit du corps de tous les dieux. Elle a mille bras, des bras sans nombre, mais son image n'en montre que dix-huit.
Son visage est pâle, fait du reflet du Seigneur-du-sommeil.
Ses bras faits de la substance de Vi shn u sont d'un bleu sombre. Ses seins arrondis faits de la liqueur-sacrificielle (Soma) sont blancs. Sa taille [fine comme celle de l'éclair]
qui est Indra, le Roi-du-ciel, est rouge. Ses pieds faits de la substance de Brahmâ sont rouges eux aussi, tandis que ses jambes et ses cuisses issues du Seigneur-des-eaux 402 LE POLYTHÉISME HINDOU
(Varu n a) sont bleutées. Elle porte sur le bas du corps un vêtement drapé aux couleurs vives. Elle porte aussi une guirlande de fleurs éclatantes et un collier précieux. En partant de la main gauche en bas, elle tient dans ses mains un rosaire, un lotus, une flèche, une épée, une hachette, une massue, un disque, une hache, un trident, une conque, une cloche, un lacet, un épieu, un bâton, une peau de bête, un arc, une coupe et une jarre. Celui qui vénère la Déesse-transcendante-de-la-Fortune devient le maître des mondes. »
(Karapâtrî, Shrî Bhâgavatî tattva.)
Râdhâ, la dévotion
Dans les Tantra-s la principale compagne de l'Attirant (K rishn a) est le Succès (Râdhâ), son amie d'enfance et sa bien-aimée, qui ne devint jamais sa femme légitime. Elle est la divinité des énergies-vitales (prâ n a-s) et est parfois considérée comme une manifestation de Shiva. Râdhâ veut dire : accomplissement, succès.
Pârvatî, la puissance de procréation et de destruction Comme Shiva lui-même, sa puissance est envisagée sous trois aspects principaux : un aspect créatif, immanent, actif, appelé énergie (Shakti), un aspect spatial, permanent, paisible, immanent appelé Pârvatî, la fille de-la-montagne, c'est-à-dire l'éther personnifié, un aspect-temps destructif, immanent, qui est appelé la Puissance-du-temps (Kâlî).
« Du Seigneur-du-sommeil, du phallus saisi par la vulve qui est son énergie, jaillit la semence de l'Univers spatial. Lorsqu'il est conçu comme une entité personnifiée, le Seigneur-du-sommeil apparaît lui-même inactif alors que son énergie semble vivante. Envisagée comme l'instrument du pouvoir procréateur de Shiva, cette énergie est appelée la Puissance-de-jouir (Rati). Elle apparaît LES ÉPOUSES DES TROIS DIEUX 403
alors comme l'exact opposé de la Puissance-du-temps, Kâlî, le pouvoir de destruction. Lorsque l'énergie, qui est aussi la puissance-de-penser (vimarsha) s'unit au Seigneur-du-sommeil, ceci mène à un état d'agitation, de déséquilibre (unmanâ) duquel la création naît. Lorsqu'elle est séparée de lui, ceci mène à un état de sommeil, d'équilibre (samanâ) dans lequel le monde se dissout. » (Karapâtrî, Shrî Bhâgavatî-tattva.) Lorsque Shakti saisit Shiva, l'Univers en est secoué. Elle est le pouvoir du désir, de la jouissance mais aussi celui de libération, car la libération des liens par lesquels la Nature nous enchaîne n'est pas possible par des méthodes négatives, mais exige un combat actif.
Ayant pris la forme de Sati, la Fidélité, la bien-aimée de Shiva se jeta dans le feu afin que le sacrifice cosmique s'accomplisse. On la représente alors comme la fille d'Art-rituel (Dak sh a), comme le don offert durant le sacrifice (Dak sh i nâ). Pârvatî est une aimable déesse, fille de la montagne polaire (l'axe du monde) de laquelle jaillit l'énergie terrestre.
La montagne (parvata) ou le mont-neigeux (Himavant) est le symbole de l'éther. Les sommets des montagnes sont considérés comme les points par lesquels l'énergie terrestre s'écoule dans l'éther. C'est pourquoi personne ne doit habiter au sommet d'une montagne et l'on n'y peut construire que des temples. La mère de Pârvatî est Menakâ qui représente l'intellect (Buddhi). Née de l'éther et de l'intellect, Pârvatî est la substance consciente de l'Univers.
Pârvatî est aussi la reine des lutins et des esprits qui errent sur la terre. Elle est le capitaine des compagnons de Shiva, appelés les Catégories (ga n a-s).
C'est sous son aspect terrible, en tant que puissance du temps, que pouvoir de désintégration tout proche du pouvoir de libération, que l'épouse de Shiva est surtout vénérée. On la montre alors sous une forme effrayante.
404 LE POLYTHÉISME HINDOU
C'est une déesse, ivre de vin, de luxure et de sang, dont l'aspect fait peur. Des rites cruels et orgiastiques sont accomplis en son honneur par les fidèles du culte tantrique.
La puissance de joie, Ahladinî-shakti
Lorsque les contraires s'unissent, le déséquilibre, la tension qui fait naître les êtres, disparaît, et l'expérience du plaisir, de la joie en résulte. C'est pourquoi il est dit que l'état de stabilité permanente est un état de jouissance perpétuelle, de joie éternelle. Pour l'être vivant, c'est seulement dans l'union des contraires que l'état de bonheur apparaît. C'est seulement dans le bref instant où deux êtres en deviennent un seul, où le désir est pacifié, qu'un fragment du bonheur est ressenti. Cet état de joie est le plus proche que nous puissions connaître de l'état de libération.
« Lorsque la divinité de la vie (prâ n a) et celle de l'intellect (buddhi) qui sont réunies dans l'homme ne sont pas en coïtion, pas en train de jouir l'une de l'autre, lorsqu'elles n'ont pas trouvé leur équilibre, l'être vivant, ne peut être libéré; le but final de la vie qui est la libération totale des trois formes de la douleur, spirituelle, mentale et physique, ne peut être réalisé.
La méthode-de-libération par laquelle la vie et l'intellect deviennent une seule chose dépend, soit du contrôle de la pensée par un processus mental (vicâra), soit du contrôle des impulsions vitales en maîtrisant l'énergie respiratoire.
Cette seconde méthode est celle enseignée par le Yoga. »
(Yogatrayânanda, Shrî Râmavatâra kalhâ, p. 55.)
« Au moment de la naissance du monde, la Faculté-de-connaître, sous la forme de la Nature-fondamentale, s'unit à l'énergie, la divinité qui préside à la vie et à l'intelligence, qui fait agir et qui contrôle les êtres vivants. Le monde entier, mobile ou inerte, y compris l'homme-cosmique, LES ÉPOUSES DES TROIS DIEUX 405
dépend de ces deux puissances. La libération devient facile pour celui qui gagne leurs faveurs. » ( Devî Bhâ-
gavata, 9, 50, 6-8.)
« L'Univers est manifesté à partir de la déesse des sphères qui est la forme perceptible de la Nature-fondamentale. Une double énergie apparut sous la forme de l'Accomplissement (Râdhâ), la divinité des énergies vitales (prâ n a) dans leur unité cosmique ou leur fragmentation dans les êtres individuels, et sous la forme de l'Inaccessible (Durgâ), la divinité de l'Intellect (Buddhi) dans son unité cosmique ou sa fragmentation dans les êtres individuels.
« Cette double énergie, qui gouverne la vie et l'intellect, est appelée la déesse toute-puissante, la Reine-universelle. C'est d'elle que dépend la libération, car la libération dépend de l'union puis de la séparation de l'intellect et de la vie. Leur autre don est la réalisation du principe divin, source de l'intellect et de la vie, qui est normalement inaccessible. » ( Devî Bhâgavata, commentaire de 9, 50, 6-8.)
Étant la puissance de jouissance de la divinité, la déesse est décrite comme l'épouse de Shiva. « Le Soi-suprême, inqualifiable, s'abrite en toi. Tu es la femme de laquelle il tire son plaisir, la déesse des sphères. » (Un Tantra, cité dans Shrî Râmâvatara kathâ.)
L'Univers des contraires qui crée un état de félicité, de paix, représentant le bonheur éternel et correspondant à la perception de l'absolu est représenté par l'union des sexes, par le symbole du phallus et de la vulve à jamais emboîtés.
« La Nature, faite des cinq principes-des-éléments (tattva-s) est la vulve dans laquelle pénètre ce phallus de lumière qui est le pouvoir d'illumination de l'Immensité.
Lorsqu'il est dit que la Fille-de-la-montagne prit la forme d'une vulve pour étreindre ce phallus, cela signifie que la Nature, prenant la forme des cinq principes-des-éléments, 406 LE POLYTHÉISME HINDOU
devint le milieu où se forma l'œuf du monde, source de l'Univers perceptible. C'est pourquoi son symbole est le nombre cinq.
« Le monde sait que la Fille-de-la-montagne, l'aimée de Shiva, a pour symbole le nombre cinq (est pareille à une flèche).
La vulve, la flèche et le nombre cinq sont des symboles équivalents. La flèche est l'image symbolique du nombre cinq. Elle sert à représenter le dieu-éros, Kâma, dont les cinq flèches sont les sens, ainsi que le Seigneur-du-sommeil, Shiva, qui est le dieu aux cinq visages, et la Fille-de-la-montagne, Pârvatî, parce qu'elle incarne les cinq principes-des-éléments, les cinq tattva-s. Bien que l'électricité statique (vidyut puñja) soit présente partout, elle se manifeste particulièrement dans la mer et dans les montagnes. Pârvatî, faite des cinq éléments, est pareille à une montagne.
Le phallus de lumière entre en elle. Lorsque la masse d'électricité atmosphérique tombe dans sa matrice, entre dans la terre ou la mer, elle se stabilise. Autrement elle détruit tout. C'est de là que vient le mythe de la Fille-de-la-montagne devenant une vulve pour saisir le phallus de lumière qui menaçait de réduire le monde en cendres. » (Karapâtri, Lingopâsanâ rahasya.)
Une liane sans feuilles (apar nâ) est un autre équivalent de la vulve qui est Pârvatî tandis que l'arbre mort qu'elle enlace est le phallus, l'Être-immuable.
Lalitâ, l'amoureuse
L'être divin peut être conçu comme un adolescent qui s'amuse. Le monde est son jouet. Le goût de l'amusement envisagé comme la cause universelle est appelé Lalitâ.
Lalitâ est représentée comme une jeune fille amoureuse et mutine dont la forme est l'Univers.
LES ÉPOUSES DES TROIS DIEUX 407
La déesse de l'amour, Kâmeshvarî
L'aspect favorable de l'Être suprême envisagé sans aucun attribut est appelé le Grand-dieu-de-la-main-gauche (Mahâ-vâmeshvara) tandis que l'aspect favorable de l'Être suprême envisagé avec les qualités qui emplissent chacun de ses membres de la joie d'exister est appelé la déesse de l'amour, Kâmeshvarî.
« Dans ses mains, la déesse de l'amour tient un lacet, un crochet pour guider les éléphants, un arc fait de canne à sucre, et une flèche. L'attachement est le lacet, l'intellect le crochet à éléphants, le mental est l'arc de canne à sucre, les mots et les objets des sens, sont les flèches de fleurs.
Selon une autre version, le lacet est la force du désir, le crochet à éléphants est le savoir, l'arc et la flèche étincelants sont la puissance d'action. » (Cité dans Bhâgavatî tattva.)
Les noms de la déesse
Comme l'aimable compagne des plaisirs de Shiva, la déesse est appelée la Fille-de-la-montagne (Pârvatî, Ad ri-jâ ou Giri-jâ), la Fille-des-monts-neigeux (Haimavatî). Elle est la Blanche (Gaurî), la Plus-blanche-du-monde (Jagad-gaurî), Fille-de-la-Terre (Ku-jâ), la Paix-de-la-nuit (Umâ), la Bénéfique (Shivâ), la Mère (Ambikâ), la Mère-du-monde (Jagad-mâtâ), la Dispensatrice-d'existence (Bavânî), la Plus-jeune (Avarâ), la Vierge (Kanyâ), la Fille-vierge (Kanyâ-Kumârî), le Soutien-du-monde (Jagad-dhâtrî), le Temps-bienfaisant (Bhadra-Kâlî), la Dispensatrice-d'abondance (Anna-pûr n a), la Brillante (Devî), la Splendeur-transcendante (Mahâ-devî). En tant que personnifiant l'érotisme, elle est appelée Aux-yeux-lubriques (Kâmâk shî). Son nom est Amour (Kâmâkhyâ). Elle est celle qui frotte et qui serre (M rid a, M ridânî), la Noble 408 LE POLYTHÉISME HINDOU
(Aryâ), la Riche ( Ri ddhi), des Perles-aux-oreilles (Kar n a-mo tî), Reconnaissable-à-son-lotus (Padma-lâncanâ), Toujours bénéfique (Sarva-mangala). Pareille-à-l'abeille (Bhrâ-
marî), elle est la Messagère-de-Shiva (Shiva-dûtî).
Elle est l'Inaccessible (Durgâ), l'Infinie (Anantâ), l'Éternelle (Nityâ).
Sous son aspect terrible, elle est Fauve (Pingâ), Tachetée (Kurburi), Nue (Ko t arî), Furieuse (Ca ndî), Sombre (Shyâ-
mâ), Terrible (Bhairavî), Formidable (Bhîmâ), Reine des anti-dieux (Mahâsurî), Violente (Râjasî), Aux-dents-rouges (Rakta-dantî), Mère-du-dieu-de-la-guerre (Skanda-mât ri), la Victorieuse (Vijayâ).
Le Candî-Mahâtmya, l'un des hymnes qui lui sont adressés, la décrit avec dix bras, montée sur un lion. Elle est aussi la Destructrice-du-démon-buffle (Mahesha-mardanî), Celle-aux-cheveux-défaits (Mukta-Keshî).
S'adonnant à l'ascèse elle est sans-feuilles (apar nâ), la veuve (Kâtyâyanî), vêtue de feuilles (Shâkambarî).
A Shiva elle emprunte des noms qui sont la contrepartie des siens; tels que la Fauve (Babhravî), la Toute-puissante (Bhâgavatî), la Souveraine (Ishânî), la Déesse (Ishvarî), Celle-qui-réside-sur-le-mont-Kalinjar (Kâlanjarî), Ornée-de-têtes-de-morts (Kapâlinî). Elle est le Sentiment-de-1'amour (Kaushikî), la Fille-sauvage (Kirâtî), la Grande-déesse (Maheshvarî), la Déesse-des-larmes (Ru-drâ nî), l'Universelle (Sharvânî), la Bénéfique (Shivâ), la Déesse-aux-trois-yeux (Tryambakî).
III
LES DIX OBJETS-DE-LA-CONNAISSANCE-
TRANSCENDANTE (MAHA-VIDYA-S)
CHAQUE jour nous voyons le crépuscule se dissoudre dans la nuit. L'heure de la plus profonde obscurité est le moment le plus éloigné du jour. Si nous compa-rons le cycle du jour à celui des âges, la mi-nuit de la nuit universelle sera le moment du silence absolu sur lequel règne, incontesté, le pouvoir universel de destruction, le pouvoir-transcendant-du-Temps Mahâ-Kâlî.
Le cycle complet de l'existence, comme celui du jour et de la nuit, peut être divisé en dix parties principales en rapport avec le symbolisme attaché au nombre cinq, aux cinq aspects de Shiva et aux cinq aspects de la déesse unis comme le jour à la nuit.
Les dix aspects du cycle du temps sont conçus comme un épitomé de la Création, un résumé de tous les stades de l'existence, de t o u t ce qui peut être connu. Ce sont les dix aspects du pouvoir de Shiva. Les connaître équivaut à connaître le secret de l'Univers, car ils représentent les énergies dont l'Univers est la pulsation, l'expression exté-
rieure.
Ces dix énergies sont appelées les dix Objets-de-la-Connaissance-transcendante, les Mahâ-vidyâ-s. Elles sont 410 LE POLYTHÉISME HINDOU
la source de tout ce qui peut être connu, les divers aspects de la nuit divine. A travers le langage de leurs symboles, transparaît le tableau de notre destin. Dans leur forme ultime elles sont les forces de destruction, c'est pourquoi Manu (3, 2, 80) décrit la nuit comme un démon terrible.
Toutefois, c'est à travers la destruction de tout ce qui nous semble désirable et en faisant face à ce qui nous semble le plus à craindre, c'est-à-dire la puissance du temps, de la mort, que nous pouvons nous libérer de notre esclavage et atteindre le but véritable de notre existence, le bonheur suprême et sans limite de ne plus exister.
Le premier Objet-de-Ia-Connaissance-transcendante. Kâlî, la puissance du temps et la Nuit-de-l'éternité (Mahâ-
râtri)
LES CYCLES DU TEMPS
Nous avons vu que Shiva, en tant que le temps éternel, était considéré comme le substrat duquel tous les cycles secondaires du temps et les énergies qui les gouvernent sont formés, commençant avec les cycles de la création et contenant tous ces cycles qui déterminent l'existence des univers, des systèmes solaires, des atomes, ainsi que les cycles qui régissent l'existence des espèces, de la nature, du jour, de chaque instant et de chaque vie.
Le cycle du jour et de la nuit nous apparaît comme l'image la plus facile des cycles du temps. Il nous rappelle constamment le rythme de l'apparition et de la disparition de tout ce qui nous paraît exister.
LA NUIT ÉTERNELLE
Le temps absolu est la mesure de la nuit éternelle. Les concentrations d'énergie qui donnent naissance à la lumière et au temps divisible, ne sont que des phénomènes temporaires impliquant une localisation et une forme du temps LES DIX OBJETS DE LA CONNAISSANCE 411
relatif. L'état de sommeil profond a quelque ressemblance avec cette tranquillité absolue qui se répand partout lorsque l'Univers se dissout et que tous les êtres et les formes trouvent le sommeil éternel dans le sein de la nuit sans limites.
Le sommeil profond est pour nous l'image de la paix totale qui suit la dissolution de l'Univers, l'image du stade où il ne subsiste rien d'autre que la puissance transcendante du temps, Mâhâ-Kâlî, la nuit absolue.
Nous avons vu que le mot shiva peut être dérivé de la racine shin qui veut dire dormir. Shiva est celui en qui tout s'endort, celui qui fait tout dormir. Son pouvoir est représenté par la nuit éternelle dans laquelle tout s'endort.
En tant que le principe du temps éternel et absolu, Shiva est au-delà de l'Univers. Il représente l'au-delà de l'Au-delà des Upani sh ad-s. La nuit absolue et indivisible (Mahâ-râtrî) est la demeure de la puissance transcendante du Temps (Mahâ-Kâlî).
« Nous pouvons comprendre, si nous réfléchissons au sens de l'Hymne-à-la-nuit ( Râtrî-sûkta, Ri g Veda, 10, 127), qu'il y est question de deux divinités de la nuit, l'une que perçoivent les êtres mortels et l'autre dont les êtres divins ont l'expérience; l'une qui est connue de toutes les sphères et dans laquelle toutes les activités s'arrêtent chaque jour, l'autre dans laquelle les activités divines trouvent le repos.
Cette nuit absolue est la nuit de la destruction qui est la nature de la puissance du temps. Rien ne subsiste alors de l'Immensité-transcendante encore tachetée par son pouvoir d'illusion. Ce stade est le stade de la nature non manifestée (Avyakta). » (Karapâtrî, Shrî Bhagavatî-
tattva.)
La nuit approchante, en se déployant, éteint le crépuscule, vestige d'une conscience apparente qui n'était ellemême que la capacité de voiler (âvara n a-shakti), que la forme du non-savoir (avidyâ), de l'inconscience. Il nous semble impossible que la nuit puisse jamais chasser com-4 1 2 LE POLYTHÉISME HINDOU
plètement la lumière physique ainsi que toutes les traces de la pensée et de la perception qui sont la lumière de l'esprit. Toutefois, la nuit absolue n'est que la forme ultime de la conscience et lorsque la perception de toutes les apparences s'évanouit, elle apparaît suprêmement resplendissante. En comparaison avec elle, le crépuscule et l'aube ne sont qu'obscurité. Comme l'aurore qui s'évanouit quand le soleil se lève, le pouvoir de voiler que possède l'ignorance se dissout lorsque le pouvoir de la conscience l'illumine. Lorsque le pouvoir de voiler que nous croyons être la lumière est brûlé jusqu'à sa racine et les actes-antérieurs (prârabdha) cessent de porter des fruits, l'obscurité non transcendante qui est la racine du non-savoir (mûla-ajñâna) est à jamais détruite.
« Puisse la divinité de la nuit, le pouvoir transcendant de la conscience nous être favorable pour que nous puissions nous nicher heureusement en elle comme les oiseaux dans leur nid pendant la nuit. Les habitants du village, leurs vaches et leurs chevaux, les oiseaux de l'air, les hommes qui vaquent à leurs occupations, les chacals et les bêtes sauvages, tous accueillent avec joie la nuit et se reposent dans son sein, car à tous les êtres qui se sont trompés de chemin pendant le jour elle apporte le calme et le bonheur. Alors tout devient immobile. Même les êtres qui n'ont jamais entendu le nom de la déesse des sphères, viennent dans ses bras et y dorment heureusement comme des enfants inconscients. O Miséricordieuse! Puissance de la Conscience ! Obscurité enveloppante ! O Divinité de la nuit! Ne tiens pas compte de nos actions, emporte-nous loin des tueurs qui nous cherchent, loin du loup du péché et de la louve du désir que rien ne rassasie. Délivre-nous de la sensualité et des autres passions qui nous dérobent sagesse et richesse. Sois pour nous le vaisseau de joie qui nous conduira sur l'autre rivage et nous mènera vers la béatitude. » (Karapâtrî, Shrî Bhagavatî-tattva.) LES DIX OBJETS DE LA CONNAISSANCE 4 1 3
Le mot râtrî, qui veut dire nuit, est dérivé symboliquement de la racine râ, donner. On lui attribue donc le sens de Dispensatrice de la félicité, de la paix, du bonheur.
KALI, LA PUISSANCE DU TEMPS
La caractéristique essentielle de la nuit suprême est son éternité. Elle représente la puissance transcendante du temps, Mahâ-Kâlî, qu'on appelle aussi l'Origine (Adyâ) ou la Première (Prathamâ). Conçue comme une divinité, la puissance du temps est représentée par une déesse, épouse de l'aspect de Shiva, appelé le temps-transcendant (Mahâ-Kâla).
Le temps (Kâla) est ce qui désintègre tout. Il représente l'aspect cosmologique de Shiva, le Destructeur. « Je suis le temps toujours enclin à détruire les mondes », dit l'Être cosmique de la Bhagavad-Gîtâ. Kâlî, le féminin de Kâla (le Temps), représente l'énergie, la puissance du temps.
L'IMAGE DE KALI
Le Kâlî Tantra décrit l'image de Kâlî :
« Effrayante à voir, son rire découvre ses dents terribles.
Elle se tient debout sur un cadavre. Elle a quatre bras.
Ses mains tiennent une épée et une tête coupée et font les gestes d'éloigner la crainte et de donner. Elle est la déesse bénéfique du sommeil, compagne de Shiva.
« Nue, vêtue d'espace, la déesse resplendit. Sa langue pend, hors de sa bouche. Elle porte un collier de têtes de morts. Telle est la forme digne de méditations, de la puissance du temps, Kâlî, qui réside près des bûchers funèbres. »
LE CADAVRE
Kâlî est la nuit suprême qui dévore tout ce qui existe.
Elle n'a donc pour support que le non-être, le corps de l'Univers détruit. Aussi longtemps que la puissance qui 4 1 4 LE POLYTHÉISME HINDOU
donne la vie à l'Univers reste prédominante, elle est bénéfique (Shivâ). Mais lorsqu'elle est sans force, l'Univers n'est qu'un corps sans vie. C'est pourquoi les Tantra-s disent que sans le « i » qui est le symbole de sa puissance le seigneur de la Vie (Shiva) n'est qu'un cadavre (shava).
Ce cadavre est l'image de ce qui reste de l'Univers quand il retombe au seul pouvoir du temps-éternel. Lors de la destruction universelle, la puissance du temps, la puissance de destruction est la seule chose qui reste. On la représente debout sur les débris de l'Univers en ruine, étendu, impuissant, comme un mort.
L'ASPECT EFFRAYANT
A la fin du combat, quand le vainqueur achève son ennemi et demeure seul sur le champ de bataille, il ne peut inspirer d'autre sentiment que la crainte. Qui oserait le regarder en face? C'est ainsi que Kâlî inspire la terreur.
Son aspect effrayant symbolise son pouvoir de destruction sans limite.
LE RIRE
Le conquérant rit dans son triomphe. Ce rire est l'expression de son pouvoir absolu sur tout ce qui existe. Il se moque de ceux qui, dans leur folie ou leur vanité, espèrent lui échapper.
LES QUATRE BRAS
Les quatre bras de Kâlî représentent les quatre directions de l'espace, identifiées au cycle complet du temps. La puissance absolue est souvent indiquée par les quatre points cardinaux. Kâlî se dresse avec ses quatre bras comme l'image de l'accomplissement de toutes choses et de son empire absolu sur tout ce qui existe. Dans le langage étroit du symbolisme les quatre bras représentent toujours la souveraineté. C'est également le sens du symbole de la croix.
LES DIX OBJETS DE LA CONNAISSANCE 415
L'ÊPÉE
L'épée est la puissance de destruction.
LA TÊTE COUPÉE
Le guerrier conserve comme un trophée la tête de sa victime. Ce trophée montre aux vivants le sort qui les attend. La tête coupée dans la main de la déesse rappelle aux vivants que rien n'échappe à la toute-puissance du temps.
LA MAIN QUI ÉLOIGNE LA CRAINTE
Aussi longtemps que les choses existent on craint leur destruction. La crainte est inhérente à toutes les formes de l'existence. La crainte est la loi de tout ce qui existe.
« C'est par crainte de lui que le feu brûle et que le soleil brille. » (Ka th a Upani sh ad, 2, 3, 3.) Tout ce qui a une limite craint ce qui est au-delà de cette limite. Seul le temps absolu (Mahâ Kâla) qui pénètre partout et n'a pas de limite, ne connaît pas la peur. Les Upani sh ad-s disent que lui seul qui existe au-delà de l'Au-delà, existe sans la crainte. Kâlî, la puissance du temps qui détruit tout, incarne toutes les craintes, mais reste elle-même au-delà de la crainte. Elle seule qui ignore la crainte, peut en protéger ceux qui l'invoquent. Ceci est le sens du geste qui éloigne la crainte.
LA MAIN QUI DONNE
Tous les plaisirs du monde sont transitoires, toutes les joies humaines ne sont qu'une perception vague et temporaire de la vraie nature de l'être qui est le bonheur. De telles perceptions ne durent pas. Elles sont aussitôt voilées par la douleur. Le vrai bonheur ne peut exister que dans ce qui est permanent. Seule la puissance du temps est permanente, seule elle peut donner le bonheur. C'est 416 LE POLYTHÉISME HINDOU
pourquoi Kâlî est la dispensatrice du bonheur. Ceci est représenté par la main qui donne.
LE COLLIER DE TÊTES DE MORTS
La vie et la mort sont inséparables. Il n'y a pas de vie sans mort, pas de mort sans vie. Il doit donc exister une base commune de la vie et de la mort. Kâlî est la félicité suprême qui soutient les vivants et les morts.
Elle est le seul secours des vivants, le seul recours des morts. Toute la vie repose sur elle ainsi que tout ce qui subsiste après la mort. La mort n'est pas une annihilation totale et immédiate. Les morts laissent derrière eux une trace qui repose sur la puissance du temps. C'est pourquoi on la représente portant sur son sein un collier de têtes de morts. Ces têtes furent un jour des centres de vie.
Abandonnés par elle, ils sont l'image même de la mort.
LA NUDITÉ
L'Univers qui est créé et soutenu par le pouvoir éternel du temps est aussi son voile. « L'ayant créé, il y entra. »
Lorsque l'Univers est détruit, la puissance du temps reste nue, sans voile. C'est pourquoi la déesse est vêtued'espace (digambarâ), ayant le vide immense de l'espace comme seul vêtement.
LE BUCHER FUNÈBRE
On la rencontre auprès du bûcher funèbre des mondes détruits. C'est là seulement qu'on peut l'atteindre. C'est pourquoi on dit qu'elle hante les bûchers funèbres.
LA COULEUR NOIRE
Kâlî est noire puisqu'elle incarne la tendance (Tamas) vers la dispersion, vers l'obscurité. Mais pourquoi « l'énergie primordiale » de qui le Soleil et la Lune sont les yeux « et »
LES DIX OBJETS DE LA CONNAISSANCE 417
par la splendeur de qui le monde est illuminé est-elle représentée comme noire, noire comme les nuages sombres et terribles de l'heure de la destruction? On répond qu'elle est noire parce qu'elle est l'énergie ultime dans laquelle toutes les distinctions disparaissent. Par la puissance du temps toutes les couleurs se dissolvent, toutes les formes retournent à l'informel dans l'obscurité omniprésente de la Nuit-éternelle.
LES DEUX ASPECTS DE KALI
Dans la hiérarchie de la manifestation, Kâlî apparaît comme l'aspect le plus abstrait, le plus haut, du divin.
Dans un monde où la joie est liée à l'attachement, elle représente un stade au-delà des attachements et nous apparaît donc comme terrible. Pour atteindre la félicité véritable, l'homme doit abandonner, l'une après l'autre, toutes les choses qui lui sont chères, tout ce qui fait son bonheur en tant qu'être vivant. Il n'y a rien de surprenant à ce que le stade atteint en renonçant à tout ce qui semble désirable nous apparaisse d'abord comme une sombre nuit. Pourtant c'est seulement en faisant face à cette réalité, qui semble d'abord la somme de tout ce qui est à craindre, que l'homme peut graduellement réaliser que ce stade qui le terrifie représente l'essence de tout ce qu'il peut désirer, la félicité suprême et sans limites.
Si ce stade suprême, au-delà de la manifestation, n'était que le néant, la mort serait une annihilation et Kâlî, qui détruit tout ce qui est créé, ne serait rien d'autre que la personnification de la peur universelle. Mais au-delà des formes, au-delà de la mort, au-delà de l'existence, existe un stade suprême qui est la joie totale. Kâlî n'est terrible que relativement du point de vue de l'existence et des plaisirs du monde. Lorsqu'au cours de l'aventure spirituelle de l'homme, le relatif est dépassé, son individualité se dissout dans la joie primordiale infinie.
418 LE POLYTHÉISME HINDOU
Kâlî, la puissance de destruction, a donc deux aspects.
Du point de vue de l'existence finie, elle est le destructeur de tout. Sous cet aspect elle est appelée la puissance du temps et sa contrepartie masculine qui est le temps (Kâla) en cosmologie, est appelée Rudra, le Seigneur-des-larmes, ou Bhairava, le Furieux, dans les mythes théologiques. Mais lorsque tout est détruit et que la puissance du temps est apaisée, la vraie nature de la nuit éternelle se révèle comme une félicité immense, une paix infinie. Sous cet aspect, Kâlî est la Nuit-transcendante (Mahâ-râtrî) appelée aussi l'Énergie-magnétique (Pârvatî).
Sa contrepartie est le bénéfique Seigneur-du-sommeil (Shiva) ou le Dispensateur-de-joie (Shambhu).
Les Purâ n a-s et les Tantra-s décrivent huit représentations principales de Kâlî correspondant aux huit principaux aspects de Shiva. Ces aspects de Kâlî sont appelés l'Offrande (Dak sh i nâ), la Bienfaisante (Bhadrâ), la Mysté-
rieuse (Guhyâ), etc.
Dans certains Livres sacrés, Kâlî occupe une place prédominante. Dans le chapitre du Mahâbhârata qui précède la Bhagavad-Gîtâ, Arjuna invoque trois aspects de Kâlî :
« Je te salue, guide des Réalisés, Noble-déesse (Aryâ) qui réside dans le ciel! Fille ténébreuse au collier de têtes de morts, de couleur fauve, couleur de bronze. Je te salue bienfaisante puissance du temps, puissance de l'Éternité transcendante. »
Le second Objet-de-la-Connaissance-transcendante, Târâ l'Etoile, la puissance de la faim, et la Nuit-de-colère (Krodha-râtri)
L'Étoile, Târâ, est la puissance de l'Embryon-d'or (Hira n ya garbha), la première localisation cosmique à partir de laquelle le monde se développe. Elle représente LES DIX OBJETS DE LA CONNAISSANCE 4 1 9
la puissance transcendante de l'espace, corollaire de la puissance transcendante du temps.
Aussitôt que le germe de l'existence apparaît, qu'une localisation se définit, le vide est né et avec lui la faim, le besoin de s'emplir. La faim est la nature même du vide spatial, substrat de toute matière, et c'est pourquoi la matière, l'existence, la vie sont caractérisées par la faim.
L'existence n'est que la manifestation de la faim. Aucune chose n'existe qu'en dévorant quelque autre chose, que pour dévorer une autre chose. L'embryon ne désire que se nourrir. C'est par combustion, en dévorant quelque combustible, quelque nourriture, que l'univers survit et se développe. Cette faim perpétuelle est la source du sacrifice cosmique, ainsi que de toutes les formes de l'existence et de la vie. L'Embryon-d'or peut être décrit comme personnifiant la faim. Son pouvoir vient de son aptitude à dévorer. Le nom que l'on donne à cette faim, pure, absolue, est l'Étoile, Târâ.
Târâ apparaît dans l'Immensité cosmique comme la première localisation de l'énergie, comme une source de lumière, une combustion, une action dévorante. « Dans la nuit du temps, qui représente l'état de la dissolution universelle, la lumière [la première combustion localisée, la première faim satisfaite] apparaît comme un point, une étoile. Cette lumière représente la nature première, la manifestation première de la pensée [car la pensée est aussi une combustion]. Elle est l'instrument de la connaissance, illuminant son objet. » (Karapâtrî, Shrî Bhagavatî-
tattva.)
Le mot Târâ veut dire étoile, dans l'acception commune.
Mais, d'après les Tantra-s, le sens du mot Târâ est « ce qui mène sur l'autre rive ». « Celle qui nous fait traverser (tarati) est Târâ1.»
1. T a r a t y a n a y â sâ Târâ.
420 LE POLYTHÉISME HINDOU
« Elle qui mérite d'être servie par l'Être-immense (Brahmâ), l'Immanent (Vi shn u) et le Transcendant (Maheshvara). Elle qui crée, nourrit et détruit le monde, qui soutient l'Univers, qui détruit la peur inhérente à l'existence, qui seule peut nous éviter de renaître indéfiniment est l'énergie suprême, le vaisseau au moyen duquel l'océan du monde peut être traversé. » (Un Tantra, cité dans Târâ-rahasya, Kalyâ n a, Shakti anka, p. 224.) Parce qu'il n'était que la personnification de la faim, l'Embryon-d'or fut d'abord terrible, dévorant toute substance, toute forme, toute pensée, tout savoir. Lorsqu'il trouva de la nourriture il se calma. C'est pourquoi Târâ a deux aspects, l'un agressif, terrible, dévorant, l'autre paisible et lumineux. Ceci est également la nature du Soleil et de tous les êtres.
La faim n'est pas seulement le désir des nourritures physiques. Le désir du savoir et celui du pouvoir sont aussi des formes de la faim. Tout ce qui mène l'homme vers son but apparaît comme un désir, une faim, fait partie du royaume de l'Étoile.
TARA ET KALI
Dans l'immensité sans limites du temps qui dévore tout, un vide immense apparaît qu'habite une faim dévorante.
Târâ est la manifestation spatiale de la puissance du temps avec laquelle elle se partage la domination du vide, substrat de l'Univers.
« Dans le vide sans limites, sphère de l'œuf-de-l'Immensité (Brahma nd a) qui est l'Univers, il existe cinquante formes du vide. Cinq d'entre elles font partie du domaine
[spatial], du domaine de la faim qui est Târâ, les autres appartiennent à la puissance du temps, à Kâlî. »
« La puissance transcendante du temps est la divinité qui régit (adhi shthâtri) la destruction universelle (mahâ-
pralaya). La terrible Étoile est la divinité qui régit la LES DIX OBJETS DE LA CONNAISSANCE 421
destruction d'un système solaire (sûrya-pralaya). Détruire est la loi (Dharma) de ces deux déesses. C'est pourquoi il n'y a que peu de différence dans l'image qui sert à la méditation sur l'une ou sur l'autre. » (Motilal Sharma Gau d, Dasha-mahâ-vidyâ, Kalyâ n a, Shakti anka, p. 89.) Dans le cycle jour-nuit, l'Étoile représente le début de l'aurore, le premier désir, le premier signe de la faim qui apparaît après le calme du sommeil, après le règne de Kâlî. Târâ règne donc du milieu de la nuit jusqu'aux premières lueurs de l'aube. Sa nuit est la Nuit-de-colère (Krodha-râtrî) dans laquelle toutes les choses vivantes se préparent à dévorer d'autres vies, d'autres êtres.
LA REPRÉSENTATION DU VIDE
Le pouvoir de la faim, sous son aspect paisible, est simplement appelé le vide. « Elle est la forme transcendante du vide, la part (kalâ), la beauté-suprême (mahâ-
sundari). Superbe, elle commande au Roi des rois. Sans limites, elle règne sur le vaste univers. Elle est le grand vide, l'étoile de laquelle tout fut graduellement formé et qui conduit tout vers la libération du cycle sans fin [de la vie]. » ( Mahâ-sundarî Tantra.)
« Toutes les divinités sont des aspects du vide. Voyant dans le néant la fin de l'univers, les sages quittent un monde illusoire pour se fondre dans le vide, dans la forme immuable de l'Immensité. » ( Târâ-rahasya Kalyâ n a, Shakti anka, p. 225.)
Tant que sa nourriture lui est donnée, tant que des offrandes sont jetées dans le terrible feu solaire, le Soleil cosmique est paisible, mais si la nourriture lui fait défaut, le Soleil devient l'Étoile-terrible (Ugrâ-târâ) et dévore les mondes.
422 LE POLYTHÉISME HINDOU
LES AUTRES ASPECTS DE TARA
Les jaina-s et les bouddhistes vénèrent cette déesse.
Pour les bouddhistes comme pour les hindous, la faim est un principe éternel. Dans les Écritures bouddhistes, Târâ est la puissance d'Avalokiteshvara. Dans les Tantra-s elle est la compagne de l'Indestructible (Ak sh obhya), un aspect de Shiva.
« O grande déesse ! sans se faire de mal, Shiva, le Seigneur-du-sommeil, but le poison Hâlâhala, c'est pourquoi on l'appelle l'Indestructible. La puissance transcendante d'illusion, toujours occupée avec lui à des jeux lubriques, est l'Étoile, Târâ. »
Dans la tradition jaina, cette déesse apparaît sous le nom de Su-târâ ou Su-târakâ, la bonne-étoile. Pour la secte Blanc-vêtue (Shvetâmbara), elle est une demi-déesse, une fée (yak sh inî) qui protège le prophète Suvidhinâtha. Les tribus primitives de l'Inde vénèrent Târâ.
Par contre l'Étoile-mère (Târâ-ambâ) mentionnée dans le Brahmâ nd a Purâ n a semble être une divinité différente.
L'IMAGE DE TARA
Târâ est toujours décrite sous une forme terrible avec quatre bras sur lesquels s'enroulent des serpents venimeux. Ses cheveux en broussaille sont attachés par des serpents. Elle tient dans ses mains une tête coupée et une coupe, car dans son humeur sombre elle boit le sang, la sève du monde.
« Elle se tient debout fermement, son pied gauche en avant posé sur un cadavre. Elle rit bruyamment. Les mains de la Grande déesse tiennent une épée, un lotus bleu, un poignard et un bol de mendiant. Elle pousse son cri de guerre : Houng! Ses cheveux fauves en désordre sont attachés avec des serpents bleus venimeux. C'est ainsi que Târâ la Terrifiante détruit l'inconscience des LES DIX OBJETS DE LA CONNAISSANCE 4 2 3
trois mondes qu'elle transporte sur sa tête [jusqu'à l'autre rivage]. » (Târâ tantra, Shâkta-pramoda.)
« Assise sur un lotus blanc qui sort des eaux, elle emplit l'Univers de sa splendeur. Dans ses mains elle tient des ciseaux, une épée, une tête de mort, un lotus bleu; ses ornements sont des serpents qu'elle porte comme ceinture, boucles d'oreilles, colliers, brassards, bracelets et anneaux de chevilles. Elle a trois yeux rouges, d'effrayantes tresses fauves, une magnifique ceinture, des dents terrifiantes.
Elle porte autour des reins la peau d'une panthère. Son diadème est fait d'ossements blanchis. Telle est pour nos méditations la forme de Târâ, mère des trois mondes, assise sur le cœur d'un mort, son visage resplendissant de la puissance de l'Incorruptible (Ak sh obhya). » (Un Tantra, cité dans Târâ-rahasya.)
En tant que l'Étoile, Târâ est aussi le guide du pilote et on la représente tenant un gouvernail. On voit aussi un navire sur son image à Kanheri.
LE CULTE DE TARA
Les Tantra-s spécifient que cette déesse doit être vénérée selon le rite bouddhiste. Autrement son culte ne porte pas de fruit.
« Le rite bouddhiste est celui qui convient à mon culte.
O Tortureur-des-hommes. Un seul homme connaît ce rite, nul autre n'en comprend le secret. » ( Lalitâ Upâ-
khyâna.)
L' Acâra Tantra raconte que le sage Vasi shth a essaya vainement de vénérer cette déesse et perdit courage.
Alors une voix venue du ciel lui dit qu'il devait l'adorer selon le rite chinois (Cinâcâra). Il alla alors en Chine, apprit à vénérer Târâ et réussit ainsi à plaire à la déesse.
424 I„E POLYTHÉISME HINDOU
Le troisième Objet-de-la-Connaissance-transcendante,
Shodashi, la Fille-de-seize-ans, la puissance de la perfection et la Nuit-divine (divya-râtrî)
Le Soleil est la source de l'Univers. Tout ce qui existe sur la terre, substance, forme, pensée, savoir, etc., doit chercher sa source dans la substance solaire. L'aspect paisible, manifesté de l'Embryon-d'or qui nous apparaît comme le Soleil, la source de la vie, est en relation avec le nombre « 5 » et les cinq éléments, et est représenté par Shiva aux cinq visages. C'est en lui que le cycle complet de la perfection de l'être, de l'accomplissement de la création se réalise. C'est pourquoi on l'associe aussi avec le nombre qui représente la perfection, la totalité, le nombre
« 16 ». La puissance de Shiva aux cinq visages est appelée la Fille-de-seize-ans. Dans toutes les formes de l'existence, la perfection est liée à ce nombre. Dans la vie humaine, seize ans représentent l'âge de la perfection accomplie après lequel les premiers signes de déclin commencent à se faire voir. Seize jours forment le cycle lunaire complet de la nouvelle lune a la pleine lune. La pleine lune est la lune de seize jours. La Fille-de-seize-ans règne sur tout ce qui est parfait, complet, harmonieux.
Après l'aurore, après l'heure de l'Étoile, vient l'heure de la perfection. Le jeune soleil s'est levé, il montre sa forme parfaite mais ne fait encore rien voir de sa brûlante fureur. Il semble aimable, brillant, bénéfique (shiva).
Le Progéniteur, le principe qui donne la vie aux trois mondes et à tous les immortels et les mortels, est vénéré dans le soleil du matin.
La Fille-de-seize-ans, la puissance de Shiva en tant que souverain des trois mondes est identifiée, d'après le Shoda shî Tantra, à la Belle-des-trois-cités (Tripura-Sundarî) qui représente la lumière, émanant des trois yeux de Shiva et qui éclaire le monde. Elle est donc « la Fille-LES DIX OBJETS DE LA CONNAISSANCE 425
de-seize ans en qui les trois formes de lumière sont réunies. »
Indra, porteur de la foudre, est un aspect solaire de Shiva, c'est pourquoi on l'identifie parfois à la Fille-de-seize-ans. « Indra est Shod ashî. » ( Shatapatha Brâhma n a, 4, 2, 5, 14.)
Nous trouvons dans le Shod ashî tantra, une description de la Fille-de-seize-ans : « Je salue la déesse bienveillante qui brille comme l'orbe du soleil naissant. Elle a quatre bras et trois yeux. Elle tient un lacet, un crochet pour mener les éléphants, une flèche et un arc. » (Shod ashî Tantra.)
Parmi les formes de la nuit éternelle, la Fille-de-seize-ans est la Nuit-divine (divya-râtrî), la nuit de la perfection.
Le quatrième Objet-de-la-Connaissance-transcendante, Bhuvaneshvarî, la déesse des sphères, la puissance du savoir et la Nuit-de-la-réalisation (siddha-râtrî) Une fois que les trois mondes ont été créés, l'Univers mûrit, la Fille-de-seize-ans fait place à la resplendissante déesse des sphères, épouse de Shiva-aux-trois-yeux (Tryambaka). La création est maintenant un flot puissant, une évolution constante à laquelle préside la déesse souveraine. En tant que souveraine de l'Univers, on l'appelle aussi la reine des reines (Râja-râjeshvarî).
Elle est décrite dans le Bhuvaneshvarî Tantra : « Elle scintille comme le soleil déjà levé, portant la lune comme diadème. Ses seins sont puissants, ses yeux souriants.
Deux de ses mains font les gestes d'écarter la crainte et de donner. Ses deux autres mains tiennent un lacet et un crochet pour diriger les éléphants. Je salue la déesse des sphères qui inspire la crainte. » ( Bhuvaneshvarî Tantra, Shakta pramoda.)
« Avec l'ambroisie faite de l'essence lunaire, qui est la 120 LE POLYTHÉISME HINDOU
semence, l'élixir oblationnel, le soma, elle assouvit la soif du monde entier. C'est pourquoi la déesse toute-puissante porte le croissant de la lune, la coupe de soma, comme diadème. Elle prend soin des trois mondes et les nourrit : c'est pourquoi l'un de ses gestes est celui de donner (vara-mudrâ). Le signe de sa bienveillance est son sourire. Les emblèmes de son pouvoir souverain sont le crochet à éléphants et le lacet.
La déesse des sphères est représentée avec des attributs variés. Le plus souvent, dans sa main droite, la plus basse, elle tient une coupe, dans la plus haute une massue; dans la main gauche, en haut un bouclier, dans la plus basse un fruit de bilva que l'on appelle le fruit-de-beauté (shrî phala). Sur sa tête elle porte un serpent, un linga et un yoni. La couleur de la déesse toute-puissante est pareille à celle de l'or fondu. Elle porte un collier divin et des ornements d'or.
Son éclat merveilleux illumine l'Univers. Le fruit dans sa main indique que c'est elle qui donne les fruits des actions. Sa massue est le pouvoir d'agir ou pouvoir de dispersion (vik sh epa-shakti). Le pouvoir de connaître (jñâna-shakti) est son bouclier. La tendance vers la libé-
ration, vers le quatrième stade (turîya-v ri tti) est la coupe qui contient la sève de vie, qui est la joie de l'âme. Le linga est le principe masculin, la Personne cosmique, le yoni représente la Nature. Le serpent est le Temps.
Placés sur sa tête, les serpents, le linga et le yoni indiquent qu'elle est la forme manifestée de l'Immensité transcendante, le Brahman, base de la trinité formée par la Nature, la Personne et le Temps.
La déesse des sphères, en t a n t que la personnification de la Connaissance transcendante qui soutient le monde, représente la totalité de la Connaissance éternelle, dont des fragments sont révélés dans les Veda-s. La déesse des sphères n'est pas réellement distincte de la déesse LES DIX OBJETS DE LA CONNAISSANCE 427
du savoir, Sarasvatî, qui protège les mondes. Toutefois leurs attributs sont distincts. » (Karapâtrî, Shrî Bhagavatî tattva.)
Le cinquième Objet-de-la-Connaissance-transcendante, Chinna-mastâ, la Décapitée, le pouvoir du sacrifice, et la Nuit-du-courage (Vîra-râtrî)
Une fois que le monde a atteint un état de stabilité, il continue d'exister, dépendant pour sa subsistance de la destruction, de la combustion, de l'acte de dévorer.
Le sacrifice cosmique exprime ce processus constant, et le sacrifice rituel accompli par l'homme a pour but d'établir une coopération consciente avec la vie cosmique, ce qui est d'ailleurs le but des rites dans toutes les religions. Les rites sont toujours une forme de sacrifice.
L'aspect de Shiva qui préside au sacrifice cosmique est le dieu-sans-tête (Kabandha). Le sacrifice védique consiste à décapiter la victime. « Le sacrifice est en vérité la décapitation. » (Shatapatha Brâhma n a.) C'est pourquoi la puissance du sacrifice est appelée la Décapitée (Chinnamastâ).
La première oblation de laquelle naît la vie est celle du sperme. L'oblation complète est celle du sang d'une victime adulte. C'est de cette oblation que vient la nourriture dont nous vivons. L'acte de prendre la vie, de se nourrir d'êtres vivants, lorsqu'il est compris comme une participation au processus cosmique éternel, peut devenir un moyen de réalisation humaine et spirituelle au lieu d'être une participation inconsciente à un ordre de chose naturel. C'est pourquoi l'homme conscient ne mange que de la chair sacrifiée rituellement et offre aux dieux les prémices de toute nourriture.
Tout le système de l'Univers est divisé en cinq formes de sacrifice. La Décapitée règne sur toutes. Pour les 428 LE POLYTHÉISME HINDOU
hommes, les cinq formes de sacrifice sont le sacrifice aux éléments (bhûta-yajña), le sacrifice aux hommes (manu sh ya yajña), le sacrifice aux ancêtres (pit ri-yajña), le sacrifice aux dieux (deva-yajña) et le sacrifice à l'Immensité (Brahma-yajña). Ce dernier, dans la pratique, est limité à l'étude des textes révélés.
Des détails concernant le symbolisme de la décapitation se trouvent dans plusieurs Purâ n a-s, où est contée l'histoire de Haya-grîva dans laquelle la tête de Vi shn u dormant est coupée.
A la fin des rites du sacrifice se trouve une cérémonie appelée le rattachement de la tête (Shiro-sandhâna) dans laquelle la tête est symboliquement rattachée au corps de la victime. Ceci représente l'achèvement du cycle, la résurrection finale sans laquelle le sens du sacrifice resterait incomplet.
Le rayonnement solaire (pravargya) est aussi une oblation constante. La vie que le soleil déverse dans le monde et dont le monde vit, est l'essence de laquelle toute nourriture prend sa substance. Le rayonnement solaire est comparé à une décapitation perpétuelle du Soleil. C'est pourquoi la Décapitée représente le pouvoir de donner et de prendre la vie qu'a le Soleil.
Dans le bouddhisme, la Décapitée est représentée comme la puissance de l'éclair (Vajra-yoginî). Sa forme philosophique est Prajña-pâramita.
Les Tantra-s décrivent la Décapitée : « Son pied gauche toujours en avant dans la bataille, elle tient sa propre tête coupée et un couteau. Nue, elle boit voluptueusement le flot de sang-nectar qui jaillit de son corps sans tête.
Le joyau de son front est attaché avec un serpent. Elle a trois yeux, ses seins sont ornés de lotus. Sensuelle, elle se tient droite au-dessus du dieu de l'amour qui montre des signes d'excitation lubrique. Elle ressemble à la rouge rose de Chine. » ( Chinna-mastâ Tantra, Shakta pramoda.) LES DIX OBJETS DE LA CONNAISSANCE 429
En tant que forme de la nuit éternelle, Chinna-mastâ est la Nuit-du-courage dans laquelle la victime est conduite au sacrifice.
Le sixième Objet-de-la-Connaissance-transcendante, Bhairavî, la Terrible, la puissance de la mort et la Nuit-du-destin (Kâla-râtrî)
La Décapitée représente la fin brutale des choses, le moment spectaculaire où la victime est mise à mort, décapitée, où la vie, l'existence touchent à leur fin. Mais cette fin soudaine n'est que la culmination d'un processus commencé bien avant. La mort commence son action dès l'instant de la naissance. La mort est toujours présente, toujours secrètement agissante dans tout ce qui vit. Cet aspect de la mort est appelé la destruction perpétuelle (nitya-pralaya).
Le feu destructeur qui causera la fin du monde se trouve dans le Sud. Yama, roi de la mort, est le souverain du Sud tandis que soma, l'essence de vie, l'essence de l'amour (sneha tattva) réside dans le Nord. L'aspect de Rudra qui représente la divinité de la mort est l'aspect-Sud, l'image du Sud (Dak sh i nâ-mûrtî) ou dieu terrible du Temps (Kâla-Bhairava). La puissance de ce souverain de la mort présent en toutes choses est la déesse Terrible Bhairavî, appelée aussi la Terreur-des-trois-cités (Tripura Bhairavî). Tout ce que la déesse des sphères protège est sournoisement et constamment détruit par la déesse Terrible. Elle est le Démon-tangible (Aparâ- Dâkinî) toujours proche, toujours perceptible. Sa main douce, caressante, lentement, voluptueusement, silencieusement fait son œuvre de mort.
« Souriant doucement, tu brilles d'un éclat écarlate qui semble celui de milliers de soleils levants. Tu portes un voile soyeux et un collier de têtes de morts. Tes seins 430 LE POLYTHÉISME HINDOU
sont maculés de sang. Trois yeux voluptueux ornent ton visage de lotus. La lune est ton diadème. Tes mains de lotus font les gestes de la victoire, de la sagesse et ceux d'octroyer des dons et d'éloigner la crainte. » (Bhairavî Tantra.)
Le septième Objet-de-la-Connaissance-transcendante, Dhumâvatî, la Fumeuse, la puissance du dénuement et la Nuit-de-la-frustration (Dâruna-râtri) Lorsque tout l'Univers est détruit, il s'en va en fumée.
C'est pourquoi le pouvoir ultime de la destruction est appelé la Fumeuse (Dhumâvatî). Elle a détruit le corps de toutes choses, c'est-à-dire le phallus, signe divin qu'est l'Univers. C'est pourquoi on l'appelle Veuve (Vidhavâ). Il ne lui reste rien à posséder, c'est pourquoi son dénuement est absolu. Elle est la déesse-de-la-pauvreté (Daridrâ), de la frustration, du désespoir, identifiée à l'Infortune (Alak sh mî) et à la déesse de la maladie et de la misère Nir ri ti, « la pauvreté terrible qui est Nir ri ti ».
« Son visage peut être reconnu dans celui des miséreux, des mendiants, des lépreux, des malades. Elle réside dans les blessures de la Terre (K sh atavik sh atâ p ri thivî), dans les déserts, dans les maisons en ruines, dans les haillons, la faim, la soif, les querelles, le deuil des enfants.
« Son apparence est celle d'une femme au teint jaune, agitée, malveillante, grande, avec des vêtements crasseux et des cheveux en désordre. Ses dents sont inégales. Elle ressemble à une veuve. Elle tient dans ses mains un van.
Ses yeux sont cruels, ses mains tremblent, son nez est long. Elle se comporte avec perfidie, son apparence est trompeuse. Sa faim et sa soif sont insatiables. Elle inspire la crainte et provoque les querelles. » ( Dhumâvatî Tantra, Shakta-pramoda.)
La Fumeuse règne sur la saison des pluies. Pendant LES DIX OBJETS DE LA CONNAISSANCE 431
quatre mois l'esprit solaire est caché par l'esprit maléfique des eaux (asura-âpya-prâ n a). Ceci correspond dans le cycle annuel à la nuit des dieux pendant laquelle règnent les esprits obscurs (Dâru n a-râtrî). Aucun rite ne peut être accompli pendant cette période, aucun pèlerinage, aucun mariage, aucune initiation. A la fin de ce temps, le règne de la clarté revient et le festival des lumières (dîpâvalî) a lieu. C'est alors que commence l'ère paisible de Kamalâ.
Le huitième Objet-de-la-Connaissance-transcendante, la Trompeuse Bagalâ au visage de grue, la puissance de la cruauté et la Nuit-héroïque (Vîra-râtrî) Dans tous les créateurs se rencontre un désir latent de détruire tout ce qui est autre qu'eux-mêmes. Ce désir de détruire se reflète dans le cœur de chaque microcosme, de chaque être vivant. Cet instinct secret qui sans que nous le sachions guide beaucoup de nos actions est repré-
senté sous la forme d'une femme à tête de grue. La grue, au tendre regard, est considérée comme le plus traître de tous les animaux. La déesse trompeuse est la déesse à tête de grue, Bagalâ-mukhî.
La Trompeuse préside à toutes les formes subtiles du meurtre. Elle est la déesse de la magie noire, des poisons.
Elle gouverne certaines perceptions par lesquelles nous pressentons à distance la mort et la souffrance de ceux que nous connaissons. Elle incite les hommes à se torturer les uns les autres. Elle se délecte dans la souffrance.
« Je salue la déesse à deux bras qui d'une main saisit son ennemi par la langue et le torture de l'autre main.
Elle tient une massue. Elle est vêtue de jaune. » ( Bagalâ-
mukhî Tantra, Shakti pramoda.) Son époux est le Seigneur-des-larmes-à-un-visage (Ekamukha-Rudra).
La nuit de Bagalâ ressemble à celle de la Décapitée.
C'est la Nuit-héroïque, celle de la souffrance.
4 3 2 LE POLYTHÉISME HINDOU
Le neuvième Objet-de-la-Connaissance-transcendante, Mâtangî, la puissance de l'éléphant, le pouvoir de domination et la Nuit-de-l'illusion (Moha-râtrî) L'éléphant, roi des animaux, est la monture des rois et le symbole du pouvoir royal, le pouvoir de domination.
Indra, le Roi-du-ciel, monte sur un éléphant. Shiva, en tant que souverain du monde, en tant que dispensateur de justice, incarnation des vertus royales et destructeur du mal, est appelé l'éléphant (Matanga).
Après la terreur de la nuit apparaît la lumière réconfor-tante du jour. Les démons, les errants de la nuit battent en retraite et Mâtangî, la puissance de l'éléphant, établit le règne de la paix, du calme, de la prospérité.
Nous méditons sur la puissance de l'éléphant, réconfort du monde. Elle est sombre de peau et porte un croissant de lune blanc à son collier. Elle trône resplendissante sur un siège de pierreries et satisfait tous les désirs de ceux qui la vénèrent. Ses pieds sont vénérés par les cohortes des dieux. Elle brille comme le lotus bleu et ressemble à l'incendie des forêts qui détruit les demeures des démons.
Dans ses quatre gracieuses mains de lotus elle tient un lacet, une épée, un boucher et un crochet pour conduire les éléphants. Elle donne à ceux qui l'invoquent tout ce qu'ils peuvent désirer. » ( Shakta-pramoda).
Le jour toutefois n'est qu'un rêve, qu'un mirage qui apparaît dans la nuit éternelle. En tant que forme de la nuit, Mâtangî n'est que la Nuit-de-1'Illusion (Moha-râtrî).
Le dixième Objet-de-la-Connaissance-transcendante, la Fille-lotus, Kamalâ, le pouvoir des richesses et la Nuit-de-la-splendeur (Mahâ-râtri)
La Fille-lotus (Kamalâ) est l'épouse de Shiva-éternel (Sadâ-Shiva) qui protège le monde et peut être considéré comme un aspect de Vi shn u. La Fille-lotus incarne tout LES DIX OBJETS DE LA CONNAISSANCE
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ce qui est désirable. Elle est l'exact opposé de la Fumeuse.
Les signes du zodiaque dans lesquels ces deux divinités ont leur résidence sont aussi en opposition. La Fille-lotus gouverne le signe bénéfique du Taureau (Rohi nî) qui donne la richesse, tandis que Dhûmâvatî réside dans le signe du Scorpion (Jy eshth a) qui apporte la pauvreté.
« La peau dorée, elle est baignée par les flots d'ambroisie qui coulent des urnes d'or que quatre éléphants blancs soulèvent avec leurs trompes. Elle ressemble à l'Himalaya, la demeure des neiges. Ses mains accordent des dons, écartent la crainte et tiennent des lotus. Elle porte un diadème étincelant. Ses hanches pareilles à des fruits mûrs sont drapées d'un voile de soie négligemment noué.
Nous saluons celle qui se tient debout sur un lotus. »
( Kamalâ Tantra, Shakta Pramoda.)
Kamalâ est presque semblable à Lak sh mî, la Millionnaire, la déesse de la Fortune. Beaucoup des images populaires de Lak sh mî représentent, en réalité, la Fille-lotus.
L'aspect de la Nuit-éternelle qui correspond à la Fille-lotus porte le nom de Mahâ-râtrî, la nuit de Kâlî, mais on interprète ce nom dans son cas comme voulant dire la Nuit-de-splendeur.
IV
QUELQUES AUTRES ASPECTS DE LA DÉESSE
IL y a autant de formes de la déesse qu'il y a de dieux et d'aspects de la création. Parmi toutes les déesses quelques-unes sont plus particulièrement vénérées. Mais cette préférence des adorateurs semble avoir varié au cours des temps.
Umâ
Le nom Umâ, qui veut dire lumière, est souvent interprété comme ayant le sens de la paix-de-Ia-nuit, un nom très indiqué pour l'épouse du Seigneur-du-sommeil. La première mention de la déesse sous le nom de Umâ se trouve dans la Kena Upani sh ad où elle apparaît comme une médiatrice entre Brahmâ et les autres dieux. Umâ est souvent identifiée à la Parole (Vâc).
« Umâ est la connaissance éternelle dont l'expression est l'espace infini. Dans chaque partie de l'énergie sans limites de Rudra réside son pouvoir d'Illusion, semence (bîja) de l'Univers, tout comme la potentialité de l'arbre géant qu'est le banyan réside dans chacune de ses graines minuscules. Umâ est la puissance de germination, de création organisée. Elle diffère donc de Mâyâ qui représente un hasard sans discrimination. » (Shankarânanda Giri, Umâ, Kalyâ n a, Shakti-anka, p. 48.) 436 LE POLYTHÉISME HINDOU
« Du point de vue du système philosophique qui considère comme cause première l'énergie sans dualité (le Shakti-advaita), la lumière, dont la nature est la connaissance pure, est identifiée au principe appelé le Seigneur-du-sommeil (Shiva-tattva). La pensée consciente (Vimarsha) qui apparaît dans cette lumière est son énergie (shakti). En même temps que la lumière, que la connaissance pure, existe nécessairement un pouvoir de développement qui est la pensée. Sans lumière il ne saurait exister de perception, mais sans perception, il n'est pas de lumière.
Une conscience est nécessaire à tous les stades. Même lorsque les voiles de l'ignorance sont écartés, la possibilité de la pensée pure subsiste sous la forme d'un mouvement orienté. » (Karapâtrî, Shrî Bhagavatî tattva, p. 173.) La chèvre on Celle-qui-n'est-pas-née (Ajâ) Le mot ajâ (chèvre) veut aussi dire non-née. La chèvre est prise comme le symbole de la nature non manifestée.
« Une seule chèvre, rouge, blanche et noire, donne naissance à beaucoup de petits qui lui ressemblent. Un bouc qui l'a possédée, la suit. D'autres, après l'avoir possédée, la quittent. » ( Taittirîya Ara n yaka, 10, 10, 1.)
« Comme la chèvre, la Nature, faite des trois tendances, donne naissance au monde. Le premier-né est l'intellect-universel, le principe-transcendant (Mahat). Dans la chèvre sont présentes les trois tendances. Le noir est la tendance désintégrante dont la nature est de voiler. Le blanc est la tendance cohésive dont la nature est d'éclairer.
Le rouge est la tendance orbitante dont la nature est de jouir. Certains boucs, certains êtres vivants, après avoir joui de la chèvre, de la Nature qui procrée le monde, tachetés comme elle par les trois tendances, continuent de la suivre, tandis que d'autres, après avoir joui d'elle, se dirigent vers un autre destin. » (Karapâtrî, Shrî Bhagavatî tattva, p. 174.)
QUELQUES AUTRES ASPECTS DE LA DÉESSE 437
Câmu nda, la destructrice des génies Câmu ndâ est représentée comme une émanation de l'Inaccessible (Durgâ) qui représente l'intellect. D'après le Mârka nd eya Purâ n a : « Du front de la mère aux sourcils froncés sortit une déesse noire, terrible à voir. Elle portait une épée, un lacet, une lourde massue et, autour de son cou, un collier de têtes de morts. Desséchée, vieille et hideuse, elle était vêtue d'une peau d'éléphant. La bouche ouverte, la langue pendante, les yeux injectés de sang, elle emplissait de ses cris les quatre coins du ciel. »
L'énergie enroulée, Ku ndalinî Dans le microcosme, la déesse apparaît comme une énergie dormante, enroulée comme un serpent mais capable, lorsqu'elle s'éveille, de détruire l'illusion de la vie et de mener à la libération. Dans le macrocosme, cette énergie, quand elle commence à se déployer, à se manifester, donne naissance à l'Univers. Quand elle s'enroule à nouveau autour du phallus suprême, l'Univers s'endort.
La mère, Ambikâ
Sous son principal aspect qui est la nature, la déesse est la mère du monde. Elle est invoquée sous la forme de l'Hymne-solaire (Sâvitrî) dans les rites des crépuscules et du milieu du jour (Samdhyâ) que tous les deux-fois-nés doivent accomplir quotidiennement.
En tant que mère du monde la déesse est toujours bienveillante. Elle pardonne tout et reste bonne envers ses fils ingrats car « un mauvais fils peut naître, jamais une mauvaise mère ». (Shankarâcârya, Aparâdha ksh amâpa n a stotra.) « Elle combat avec adresse ses ennemis et pourtan t a pitié d'eux. En son cœur elle reste une mère. Purifiant ses fils de ses flèches brûlantes, elle les envoie au paradis.
138 I.E POLYTHÉISME HINDOU
En vérité tous sont fils de la mère. Qui pourrait s'opposer à elle? » (Karapâtrî, Shrî Bhagavatî tattva, p. 174.) Les sept mères, Sapta-Mât rikâ-s La déesse est décrite sous la forme de sept mères appelées les Mât ri kâ-s. Celles-ci, dans la création par le Verbe, sont identifiées aux sept matrices ou voyelles, base de tout langage, car la parole est la mère de la connaissance.
Les sept mères sont appelées Puissance-de-l'être-immense (Brahmâ nî), Puissance-du-souverain-transcendant (Maheshvarî), Puissance-de-l'adolescent (Kaumarî), Puissance-de-l'immanent (Vaishnavî), Puissance-du-sanglier (Vârâtrî), Puissance-du-pouvoir (Indrâ nî) et Destructrice-des-démons (Câmu ndâ).
Indrâ nî