III
Ma nouvelle vie
C’est un peu difficile de me lever ce matin. La nuit n’a pas vraiment été de tout repos. Je ne comprends pas du tout l’intérêt de faire des rêves si c’est pour se réveiller. J’ai accompli beaucoup de grandes choses pendant la nuit et comme je n’y suis pas encore habitué, ça me laisse des traces. En bâillant, je cherche du bout des pieds mes chaussons, disparus sous le lit. Je me penche pour les trouver et je les vois ! Mais non, pas mes chaussons, mes pieds ! Ça y est, ça recommence. Je me vois encore et toujours. Quand vais-je enfin être normal ? J’hésite entre la lassitude et la colère. Et puis je choisis finalement l’action.
D’un bond je me précipite dans la salle de bains. L’épreuve du miroir n’est toujours pas concluante : mon reflet est bel et bien là. Je me fixe dans les yeux. Un soupçon vient me serrer le cœur. Le fils de l’Homme invisible qui continue d’apparaître, c’est vraiment troublant. Je me décide à inspecter toutes les glaces de toutes les pièces de l’appartement. Je passe devant, plusieurs fois, très lentement, mais inexorablement toutes me renvoient mon image. C’est un problème assez grave. Il faut de toute urgence que j’y apporte une solution. Je décide donc que ces glaces spéciales ont été fabriquées pour me renvoyer mon image. Ce début d’explication me suffit pour l’instant et, un peu plus en paix avec ma nouvelle vie, je fais ma toilette.
Après, habillé, peigné, lavé, même les dents, je vais prendre mon petit-déjeuner. Dans la cuisine, il y a Philippe, mon frère, et maman, ma mère. Mon père n’est pas encore réveillé : les lendemains de dîner arrosé, il a la permission.
Quand j’entre dans la cuisine, la conversation s’arrête. Ils me voient eux aussi, j’en conclus. Mais j’en conclus surtout qu’ils parlaient de moi. Et qu’ils disaient des secrets. Je hoche la tête, pas dupe, pas grave, et je commence l’absorption de mes tartines trempées de café au lait. Je regarde malgré tout mon frère. Il a l’œil froid et fatigué. Je ne l’amuse pas. Il a quatre ans de plus que moi, il ne m’aime pas et je crois bien que c’est depuis ma naissance. Il a toujours été plus vieux que moi et il ne me l’a jamais pardonné. Dans l’album photo de ma famille, j’en ai découvert une qui prouve qu’il ne m’aime pas. Sur cette photo, je ne suis qu’un bébé et lui, déjà un petit garçon de cinq ans. Il tient une pompe à vélo dans les mains et on voit très bien à sa moue qu’il meurt d’envie de me la casser sur la tête. D’ailleurs, plus tard, avec son premier argent de poche, il a acheté un pistolet à plombs. Il est revenu à la maison et a tiré sur moi. À bout portant.
« Si tu le répètes aux parents, je te tue. »
De toute façon, je ne disais pas grand-chose, et encore moins aux parents. Je n’ai rien dit et donc je ne suis pas mort.
Et puis je me souviens aussi d’un jour où on était chez mamie. Pour une fois, on ne se tapait pas dessus, parce que j’étais en train d’écrire au père Noël. Et là de la manière la plus insidieuse qui soit, il m’a lancé :
« Mais on t’a pas dit ?
— Quoi ?
— Le père Noël, il n’existe pas. C’est les parents qui font les cadeaux. »
En voyant ma tête, il ajouta :
« Ben je croyais que tu savais. »
Avec son air de ne pas y toucher, il venait de me faire un mal de chien.
« Mais la petite souris, elle, elle existe, hein ? »
J’avais encore cinq dents à perdre, dont deux qui dormaient ces jours-ci des signes de faiblesse. Il n’était pas question que la petite souris, non plus, n’existe pas.
« Pareil », dit-il froidement.
C’en était trop. Je me précipitai dans le salon où les grandes personnes étaient réunies. Je courus dans les jupes de maman et lui demandai. Elle me convainquit plus ou moins que Philippe voulait seulement me faire enrager, mais pas longtemps, parce que je surpris très vite des regards lourds de sous-entendus entre mes deux grands-parents et mon père. Mon frère avait donc dit vrai. J’en eus bientôt la certitude lorsqu’il me fut ordonné par mon père de regagner ma chambre, et d’y rester, pendant que mon frère se prenait un savon chuchoté tellement fort que je l’entendais de ma chambre. Il ne m’aimait pas, Philippe, j’en eus vraiment la preuve ce jour-là. Quand il avait appris que le père Noël n’existait pas, il avait dû être malheureux lui aussi, alors pourquoi maintenant il me faisait pareil ? Et les parents, pourquoi ils nous racontent des choses qui n’existent pas ? En tout cas, mon frère, c’est pas mon meilleur ami.
Je dois maintenant partir pour l’école. J’enfile mon manteau, prends mon cartable et salue respectueusement mon père qui vient enfin d’émerger de la salle de bains, le nœud de cravate mal agencé et l’œil noir des journées migraineuses. Je décide prudemment de ne pas l’embêter avec mes exploits de la nuit. Ce n’est manifestement pas le moment de rechercher sa complicité et de le rassurer sur la façon dont je mène ma barque dans ma nouvelle vie. Par contre, j’embrasse maman, qui cache à merveille son excitation d’assister en quelque sorte pour la deuxième fois à ma naissance. Mais je sais qu’elle me fait une confiance infinie. Elle, je n’ai jamais besoin de la rassurer. J’ai juste le souci constant de ne pas trop décevoir son amour. Ce qui, bien sûr, représente aussi pas mal de travail. Pour l’heure, l’école m’attend. Et avant cela, l’expérience de la rue et du regard des autres. Je vais mettre en scène mon invisibilité. J’en ai déjà le cœur battant.
Dès que je m’aperçois dans la vitrine de l’épicier, en bas de la maison, je comprends qu’il me faut affiner la théorie des miroirs spéciaux. J’y réfléchis à nouveau et cette fois mes idées vont très vite. Je commence à me familiariser avec mes nouveaux problèmes et donc je suis de plus en plus à l’aise pour les résoudre. Sans doute, mes parents n’ont-ils pas hésité à installer chez les commerçants du quartier, côté rue, des glaces spéciales où je peux me voir. Les mêmes que celles qu’il y a dans notre appartement, chez nous. Et derrière toutes les devantures qui jalonnent mon trajet jusqu’à l’école, ils sont donc au courant. La boulangère, le coiffeur ; même au bistrot, ils savent. Et tout le monde ment, pour me cacher que je suis différent. Pour l’école, c’est pareil. Quand j’allais à la communale, mes parents avaient sûrement prévenu les maîtres et mes camarades que j’étais invisible et comme je suis resté cinq ans avec eux, ils se sont habitués à mon état. Maintenant, je suis dans une école privée. C’est une petite structure. Il est donc encore plus facile de prévenir les professeurs de ma drôle de condition. Ça me fait bien rire, maintenant que je sais.
Dans la rue, personne ne semble me remarquer. Mon bus arrive. Je monte dedans. Je bouscule exprès les gens sans m’excuser et je me retourne pour voir l’effet produit : aucune réaction. Tout va bien. Décidément, quand on est invisible, beaucoup de choses changent. En plus simple !
Mais un bus reste un bus. Et celui-là est vraiment bondé. J’arrive à peine à m’accrocher à la barre d’appui. À côté de moi, un monsieur très grand est en train de lire une page de son journal. Je me retrouve avec son coude sur le visage. Le monsieur ne s’aperçoit de rien. Tant mieux. Il m’enfonce son bras dans la figure sans broncher. Il ne s’en rend pas compte. Comment le pourrait-il ? Joie ! Maintenant, il me fait carrément mal. Je jubile. Quel bonheur ! Et puis tout change. Le monsieur soulève son journal. Il a l’air surpris de me découvrir dessous. Il soulève prestement son bras et se confond en excuses.
« Pourquoi vous vous excusez ?
— Dis donc, gamin, ça va bien, maintenant. »
Et il se remet à lire son journal.
Ce monsieur m’a vu. Comment une chose pareille est-elle encore possible ? De toute façon, je dois descendre à l’arrêt suivant. Je décide, pour faire simple, d’oublier le plus vite possible ce fâcheux incident.
Je suis arrivé à la gare du petit train qui m’emmène à la porte Maillot. La foule n’est pas vraiment au rendez-vous. Le petit train non plus. On l’attend. Personne ne semble faire attention à moi, je suis donc à nouveau content.
Quand la rame se met en place, les gens se précipitent dedans. J’avise un siège et le train démarre.
En regardant le paysage défiler, je vois le reflet de mon visage dans la vitre et ça m’agace terriblement. J’en ai assez de moi.
C’est juste au moment d’entrer en gare que mon reflet s’efface. D’un coup !
Le soleil tape sur la vitre. Une seconde avant, je me voyais, et maintenant, plus du tout. Ça y est, je suis vraiment invisible ! Finalement l’« épreuve » n’a pas été aussi longue que ça. Je suis tout à ma joie, je souris à la vie. Je crois bien que je parle tout seul. Un passager semble me dévisager. Est-ce qu’il me voit vraiment ? Il faut que je sache. Pour en avoir le cœur net, je lui fais toutes mes grimaces. Je lui tire la langue et je plisse mon nez en le relevant avec mon index. Il détourne seulement la tête et jette un œil à sa montre. L’émotion me coupe le souffle.
JE SUIS INVISIBLE !
C’est un moment d’une rare intensité.
Le train s’arrête et c’est le cortège des gens qui montent et qui descendent. Un jeune couple s’assied à côté de moi. Nous sommes trois sur une banquette de deux. Mon invisibilité est mathématique.
J’arrive à l’école où je vais encore la vérifier. Le professeur de français-latin entre dans la classe. Tout le monde se lève, sauf moi. J’attends une remontrance possible. Rien. C’est la fête, il n’y a donc plus qu’à écouter la leçon d’une oreille distraite, en attendant la récréation.
Dans la cour je reste seul. Évidemment. Un camarade vient pourtant me parler. Une espèce de réflexe me fait écouter ses paroles. Il me regarde dans les yeux et je m’étonne. Comment ? Pourquoi ?
Il s’agit de François Lyon-Caen. Il m’aime bien parce que je m’appelle François et je l’aime bien pour les mêmes raisons. Donc, lui me voit, c’est un fait. Je ne serais donc invisible que par intermittence ? Mais comment savoir quand, puisque moi-même je ne cesse de me discerner ? J’opte pour la grimace, piège infaillible pour le regard des autres.
Je lui tire la langue. Il me demande pourquoi. Je ne lui réponds pas. « Ce n’est que partie remise », j’ai pensé.
Brusquement, il me vient une autre idée. Je ramasse un petit caillou et le pose sur la paume de ma main.
« Qu’est-ce que tu vois, là ?
— Ben un caillou !
— Rien d’autre ?
— Ben non ! »
J’enlève le caillou.
« Et là, maintenant ?
— Ben rien !
— Là, tu ne vois rien ?
— Ben non. »
Je fais deux pas en arrière, lui montre mon visage.
« Et là, qu’est-ce que tu vois ?
— Ben… rien !
— Rien ?
— Rien ! »
Il ne voit rien. Je suis redevenu invisible !
« Et là, tu m’entends ?
— Ben oui !
— Et ça ne te choque pas ?
— Ben non !
— Mais là, je te parle… Et ça ne te choque pas ?
— Oh, mais t’es bizarre toi !
— Tu m’étonnes que je suis bizarre. »
La conversation s’arrête là car les cours reprennent. Il y a encore une chose que je ne saisis pas, c’est les vêtements. Est-ce qu’on les voit toujours, eux ? Je me décide à en faire immédiatement l’expérimentation. Le cours suivant est un cours de maths.
Tout le monde a le nez dans son travail, sauf moi. Je déteste les mathématiques, une succession de chiffres et de lettres à laquelle je ne comprends rien, ni le sens ni surtout l’utilité. Cette matière est donc surtout prétexte à regarder par la fenêtre défiler les saisons. L’ennui me gagne de nouveau. Je décide de voir de plus près la rue si proche. Je suis près de la fenêtre au dernier rang à gauche. Les yeux rivés sur la prof qui énonce un problème, je commence à me déshabiller. Une fois intégralement nu, je me lève et me dirige vers la porte de sortie, un vieux réflexe de pudeur m’invitant tout de même à cacher mes parties intimes. J’ouvre la porte, qui émet un grincement terrifiant. Je jubile en imaginant dans mon dos la tête de mes camarades, qui sont en train de voir une porte s’ouvrir toute seule. Je suis sur le point de franchir le seuil de la porte quand j’entends distinctement des mots qui me glacent d’effroi : « Berléand, qu’est-ce que vous faites tout nu ? »
Je deviens, à l’instant même, rouge de confusion. Le brouhaha et le chahut dans la classe sont énormes. Je me sens terriblement seul. Et idiot. J’ai froid. Je rejoins ma table, la tête basse, sous les regards moqueurs de mes camarades. Je me rhabille et j’attends la punition.
« Sortez et allez voir la directrice. »
Les larmes me montent aux yeux : comment vais-je pouvoir expliquer cet incident sans trahir ma famille ? Si c’est un secret de famille, ça m’étonnerait que mes parents soient contents d’apprendre que je l’ai raconté à l’école. Je sors pourtant de la classe pour aller chez Mme Obolensky, la directrice – « Mme Obo », comme on l’appelle. Je frappe à sa porte et entre avec sa permission.
« Qu’est-ce qui se passe, François ? »
Elle me connaît bien, mon frère a passé deux ans dans son école. Elle est russe, comme papa. D’ailleurs, elle est peut-être invisible, elle aussi. Mais si elle ne l’est pas, comment lui expliquer ? Je n’ai pas le cœur à lui mentir, pas à elle. Aussi je réponds au plus près de la vérité.
« Ce qui se passe ? Je n’en sais rien… », lui dis-je.
Elle me laisse repartir sans me poser trop de questions mais je vois bien à son air que mes réponses ne l’ont pas vraiment satisfaite et surtout elle m’a donné un mot que je dois remettre à ma mère. La soirée s’annonce difficile.
Pour rentrer chez moi, je décide de prendre mon temps, c’est-à-dire de rentrer à pied. Certes, je n’échapperai pas à une explication, mais au moins je vais en retarder l’échéance.
De toute façon, j’ai un nouveau statut. C’est indéniable. Il faut donc juste que je me fasse à l’idée d’être différent.