VIII
Ma première psy
ou comment on reprend tout depuis le début

Et c’est ainsi que je rencontrai Mlle Ferragut. Elle était laide, assez grosse, et sentait mauvais. Elle portait tous les jours à peu près le même kilt, avec l’épingle à nourrice, là, sur le côté. Elle n’avait aucun charme, et surtout je ne comprenais pas ce que je venais faire chez elle puisque je savais lire. Une autre dame était là. Je l’avais vue entrer ailleurs avec un enfant. J’aurais eu affaire à elle, mais plus tard, et cette fois pour les mathématiques. Donc, dès le premier jour, j’avais une attitude renfrognée. Mlle Ferragut avait, malgré tout, une très jolie voix, légèrement nasale, avec un débit rapide mais très articulé.

Comme premier exercice, elle me proposa d’aller tout seul lire une page d’un livre dans la pièce d’à côté. Décidément, pour les grands c’était devenu une manie, de me faire lire ! Je m’acquittai assez rapidement de ma tâche et revins triomphant à son bureau. J’avais lu ! Mais elle voulut absolument que je lui dise ce que racontait la page de ce livre. Qu’est-ce que j’en savais, moi, de ce que ça racontait ? Par contre, je savais lire : je venais de le faire.

« Relis la page, et reviens quand tu l’auras bien lue ! »

Je recommençai donc ma lecture et je revins à son bureau aussi rapidement que la première fois avec un second « Ça y est ! » tout aussi triomphant que le premier. De nouveau, elle me demanda de résumer la page. J’en étais toujours incapable. Je n’avais aucune idée de ce qu’elle racontait.

« Relis la page et reviens quand tu l’auras »

« Mais euh… », me dis-je.

Je recommençai ma lecture et, toujours aussi rapidement, je retournai à son bureau. Le petit jeu dura un bon moment. Elle me demandait de lui résumer ce que j’avais lu et je ne lui répondais rien. Je restai patient jusqu’au moment où je mis les choses au point en élevant un peu le ton.

« Mais j’en sais rien ! »

Mlle Ferragut me regarda droit dans les yeux et me dit à peu près cela : « La lecture va te permettre d’apprendre et de faire ensuite des études. Mais pour cela, il faut absolument que tu comprennes ce que tu lis et que tu en gardes la mémoire. Donc maintenant, tu vas lire cette page lentement et tu ne reviendras que pour me la résumer. »

Je dus lire cette fichue page une cinquantaine de fois. Je finis par la connaître par cœur. J’étais toujours incapable de la résumer et de la comprendre mais au moins je pouvais la réciter. Je retournai donc dans le bureau de Mlle Ferragut, qui me posa de nouveau la même question. Je n’avais toujours pas la moindre idée de ce que je pourrais bien lui répondre. Je ne comprenais rien à ce texte. Je ne savais pas le résumer, alors je le récitai. Elle n’était toujours pas convaincue. De toute façon, il était tard, la séance avait duré une heure et demie et elle était maintenant terminée.

Ce que je ne savais pas, c’est que j’irais voir Mlle Ferragut pendant un an. J’ai fini par l’appeler Michèle. Au bout du compte, j’ai quand même appris à lire mais non sans mal. La technique qu’elle m’a imposée consistait à lire deux ou trois fois une phrase puis, une fois que je l’avais comprise, et seulement à ce moment là, de passer à la suivante. Au moins maintenant, je savais ce que lire voulait dire et ça me plaisait beaucoup.

Le premier livre dont j’ai ensuite profité s’appelait Sans famille. L’histoire d’un enfant, Rémi, dont les parents adoptifs sont si pauvres qu’ils doivent le vendre à un montreur d’animaux. J’étais fasciné par ce roman. Je me disais que c’était sans doute le lot de tous les enfants d’être abandonnés par leurs parents. Dans Le Petit Poucet déjà, des parents très pauvres perdaient leurs enfants dans la forêt. Après la lecture de ce livre, je regardai mes parents avec beaucoup d’attention. Est-ce qu’ils avaient l’intention de nous laisser quelque part, mon frère et moi, et de nous abandonner, nous aussi ? Ou bien est-ce qu’ils m’avaient adopté ? J’étais le portrait craché de mon père, disaient les amis, mais moi je ne trouvais pas. Il était quand même nettement plus vieux que moi. Il avait des rides et plus beaucoup de cheveux. Ça me faisait bien sûr un peu peur mais la perspective d’être peut-être un enfant trouvé me mettait dans des états incroyablement délicieux. Je ne rêvais plus que de ça : avoir des parents différents de ceux que j’avais. Peut-être seraient-ils même milliardaires ? J’imaginais tout ce que j’allais pouvoir m’acheter comme bonbons et comme jouets.

Voilà ce qui se passait dans ma tête peu de temps avant que mon père ne m’apprenne ce que je pressentais, à savoir que je n’étais pas son fils, mais bel et bien celui d’un Américain, peut-être pas milliardaire, mais tout de même invisible. Je n’allais pas pouvoir tout m’acheter, mais j’allais pouvoir tout faire. J’étais content. J’avais gagné au change.