XVIII
Mongolien

Ce soir, il y a des invités à la maison : Dolly, toujours toute seule depuis sa séparation, André et Denise, toujours ensemble depuis toujours, papa, maman, mon frère et moi. La tenture vieil or du salon commence à donner de vrais signes de faiblesse. L’or est loin d’être aussi éclatant qu’à son arrivée dans l’appartement. Soit j’ai fini par m’habituer, soit c’est l’humidité qui est passée par là. Seul le couvre-téléphone en velours est resté rutilant mais lui a été changé trois fois depuis sa première apparition.

Je m’appelle François Berléand et je vais avoir quinze ans dans six mois. Dans ma chambre, j’ai un piano et un bureau en teck qui commence à dater. Je n’ai plus de Teppaz mais une platine Dual et une chaîne hi-fi deux fois quinze volts. Je suis AB négatif. Je n’aime toujours pas les carottes bouillies ni le chou-fleur. Par contre je me suis fait aux épinards et aux endives. Comme quoi.

J’accuse un léger surpoids depuis l’époque de mes déjeuners hypercaloriques au Wimpy. J’ai les cheveux tellement gras qu’ils tiennent tout seuls, ce qui me rend très fier. Nous sommes plusieurs dans ma classe à penser que c’est élégant. J’en prends donc un très grand soin : le secret, c’est de ne jamais les laver. Mais ma mère ne comprend pas notre mode. Elle m’oblige à me faire des shampooings tous les quinze jours. Pour limiter les dégâts, je me mets alors un filet sur la tête pendant que mes cheveux sèchent afin qu’ils restent tout de même plaqués contre mon crâne. Et j’ai une très belle raie de côté.

Le dîner se poursuit. J’écoute d’une oreille distraite les discussions politiques des adultes. Ce sont toujours les mêmes disputes entre eux. Philippe, qui est maintenant d’extrême gauche, les traite tous de « petits-bourgeois ».

Le ton monte immédiatement. Maman tente l’ultime diversion : « Et si on parlait du petit Jésus ? »

Mes parents ne sont plus vraiment les meilleurs amis du monde. Papa n’a même pas un sourire pour la touchante tentative de maman de ramener le calme sur le dîner. C’est André qui y parvient. Il connaît papa depuis vingt ans et pourtant ce soir il lui dit : « C’est quand même marrant, ce type asiatique que tu as… »

Là, mon père, surpris, se tourne vers ma mère comme si elle pouvait lui servir de miroir. Il touche ses pommettes, en effet saillantes, et rit, ce qui plisse encore plus ses beaux yeux bleus un peu bridés.

Et voilà ce qu’il répond à André : « Tu connais la treizième tribu de Kessel, cette tribu d’Asie Mineure qui, pour avoir la paix, s’est convertie au judaïsme ? Eh bien, je dois avoir un ancêtre lointain qui en faisait partie. Voilà, je descends donc des Mongols ! »

 

Le dîner se poursuivit sans doute mais l’aveu de mon père continuait de résonner dans ma tête et je ne pouvais penser à rien d’autre. Ainsi, le grand dadais de ma classe avait vu juste, malgré son acné sévère et son épi roux. Ça te fait rire, le mongolien ? m’avait-il demandé. Comment avait-il pu savoir pour nos ancêtres ? Ça n’enlevait rien à la violence de son insulte mais il fallait bien lui reconnaître un savoir qui venait seulement de prendre pour moi des allures de révélation. J’étais donc mongolien, à cause de cette tribu dont je descendais par mon père. J’étais mongolien. Et pour moi aussi, c’était un peu pour avoir la paix.

À ce moment de mon adolescence, j’avais presque réussi à faire le deuil de mon invisibilité. Je continuais bien à parler à voix haute quand je me promenais tout seul dans la rue, mais c’était à peu près tout. Le fait d’apprendre que j’étais un mongolien me replongea donc d’un coup dans l’abîme dont je venais péniblement de m’extraire.

Ma perplexité était immense. C’était quoi, au juste, « mongolien » ? Ou « Mongol » d’ailleurs, je ne savais pas trop lequel des deux j’étais… Il m’aurait suffi de regarder dans un dictionnaire pour comprendre que je n’étais aucun des deux, mais je ne le fis pas. Ma question la plus urgente était tout autre : qu’est-ce que j’y gagnais ? En étant le fils de l’Homme invisible, je n’avais eu aucun mal à percevoir quels étaient mes avantages. Ils étaient colossaux, même si, à l’usage, j’avais fini par déchanter un peu. Mais là, c’était différent. Je ne voyais pas trop l’intérêt d’être mongolien. En tout cas, pour moi, je ne voyais pas. Tout allait être encore plus difficile qu’avant. Le seul bénéfice que je pouvais en retirer résidait dans une meilleure compréhension du monde, du mien en tout cas. Parce que, à la lumière de cette nouvelle, beaucoup de choses s’éclairaient. Ce n’était donc plus la faute à un méchant hasard si j’avais été contraint d’assister au cours de méthode Ramain. Seul mon état avait rendu cela nécessaire et j’aimais encore mieux ça. Au moins, ça ne voulait pas dire que je n’avais pas de chance ! J’étais sincèrement soulagé de ne pas être marqué par la poisse, ce qui m’aurait paru terriblement injuste. Puisque j’étais bel et bien mongolien, la méthode Ramain, finalement, avait eu du sens. Dans mon cas, en effet, ça s’imposait. L’honneur était donc sauf. C’était la vie, en quelque sorte. Rien de plus.

Mais maintenant, je me sentais vraiment seul.

Babouchka, à qui j’avais confié mes soucis quand j’étais le fils de l’Homme invisible, était à l’hôpital. Mes parents nous avaient expliqué, à mon frère et à moi, qu’elle était très malade et que ce serait gentil que nous allions la voir. J’avais accepté avec enthousiasme, espérant secrètement qu’on me laisserait seul avec elle et que je pourrais lui demander des conseils pour la suite. Quand on entra dans sa chambre, la tête se mit immédiatement à nous tourner, la faute sans doute à l’odeur âcre des hôpitaux. Babouchka était là, dans son lit, à nous attendre en sommeillant à demi mais, quand elle nous vit, son visage s’illumina. Son sourire traversa la moitié de son visage et elle se mit à nous parler. En russe. Sa voix était très faible et beaucoup de tuyaux sortaient de ses bras. Papa lui répondit dans leur langue. J’avais l’impression d’être de trop. À bout de forces, elle fermait souvent les yeux et était très amaigrie. Je n’avais plus du tout envie qu’on me laisse seul avec elle, ni surtout de l’embêter avec ma maladie à moi. J’attendrais qu’elle aille mieux. À moi aussi, elle s’adressa en russe. Je ne comprenais pas le moindre mot de ce qu’elle me murmurait mais je formulais quand même des da timides pendant que les larmes coulaient sur mes joues. Puis mon père nous donna l’ordre, à Philippe et à moi, de sortir de la chambre, où il resta, lui, assez longtemps.

C’est la dernière fois que j’ai vu babouchka.

Dans ses dernières volontés, elle avait exprimé le vœu d’être incinérée. Nous nous rendîmes donc au Père-Lachaise pour la cérémonie.

Je n’avais jamais assisté à une crémation et je m’y suis toujours refusé depuis. Le cercueil coulissa dans un tunnel et disparut derrière un rideau de flammes. Une musique affreusement triste accompagnait le travail du feu, qu’un volet vint enfin nous cacher. Je me remémorais tous les mauvais tours que je lui avais joués : l’imiter avant qu’elle n’ouvre la porte de chez elle avec ses doudouchinekines douchinekamayas, et puis surtout la fois où j’avais posé une araignée en plastique sur son assiette, ce qui lui avait occasionné une crise d’asthme épouvantable. J’avais cru un instant qu’elle allait mourir. À bien y réfléchir, c’étaient les deux seules bêtises que j’avais à me reprocher, mais à cet instant précis elles comptaient double. À elle, je n’avais jamais rien volé. C’était impossible : elle nous donnait déjà tout.

J’avais pris la main de mon père dans la mienne. C’était sa maman qu’on était en train de brûler.

« Pourquoi ? » lui demandai-je.

J’étais interloqué qu’on puisse souhaiter une telle violence contre soi, et que babouchka l’ait fait.

« C’est par mémoire », m’expliqua mon père.

Il me raconta que le mari de babouchka, son père à lui donc, était mort dans les fours crématoires des camps de concentration nazis. Babouchka, que je n’avais, bien sûr, jamais connue amoureuse ni même très religieuse, avait pourtant voulu rendre ainsi un double hommage à la mémoire de son mari et au destin de son peuple.

Cette explication me toucha. D’une part parce que mon père était très ému en me racontant son histoire, d’autre part parce qu’elle rejoignait la mienne. Ce peuple me concernait moi aussi. C’est par lui que j’étais maintenant mongolien. Ç’avait donc son importance.

Quand la guerre des Six Jours éclata, le 5 juin 1967, j’entendis dire que six millions de Juifs allaient tenter de résister à une coalition de deux cent cinquante millions d’Arabes. Un tel rapport de force me sembla d’une démesure si folle que je décidai immédiatement de me rendre à l’ambassade d’Israël pour m’engager dans les troupes de Tsahal. Il fallait bien essayer de rééquilibrer un peu tout ça. Le personnel de l’ambassade me remercia gentiment de ma proposition mais n’y donna pas suite. Ma surprise se transforma très vite en prostration. Si malgré leur désespérant manque de recrues, ils n’avaient pas retenu ma candidature, c’est qu’ils devaient avoir une sacrée bonne raison ! Et je n’en voyais malheureusement qu’une seule. Ils avaient vu que j’étais mongolien et donc très logiquement m’avaient déclaré inapte au service.

J’étais déçu, bien sûr, parce que j’avais voulu être utile et qu’on avait refusé mon aide mais je venais surtout de comprendre une chose de prime importance.

Je n’avais pas prévenu mes parents de ma décision d’aller grossir les rangs israéliens. Je ne leur avais pas dit que, après l’école, j’irais à l’ambassade proposer mes services, et mes parents n’avaient donc pas pu demander à l’ambassadeur de faire semblant de les accepter. Car c’était ça, ma vie, une tricherie.

Je venais d’en avoir la preuve.