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Expériences

Le lendemain, je pars à l’école, prêt pour de nouvelles aventures. Je monte dans le même bus que la veille. Je fais une grimace à mon voisin de barre. Il me regarde sans dire un mot. Alors je m’enhardis et tente une grimace terrible.

« Dis donc, tu veux une calotte ? »

Alors il m’a vu ! Je rougis et bredouille que je ne l’ai pas fait exprès. Ça tombe bien, le bus stoppe à mon arrêt. Je sors et, de dépit, je lui tire la langue. Tant pis pour lui. Je prends le petit train, même punition. La grimace que j’adresse au monsieur assis en face de moi se traduit immédiatement par une remontrance de sa part. On dirait que ça ne se passe pas comme je le voudrais, aujourd’hui.

J’arrive à l’école où je vais devoir affronter le regard de tous. Ils ont vu mes fesses. On a onze ans et c’est grave, les fesses. Pour mieux faire face, j’opte pour la discrétion. À bas le panache, aujourd’hui je choisis le profil bas. Les copains arrivent, ils me regardent en pouffant de rire. On entre dans la classe. La prof de maths me jette un regard mauvais et me dit : « Alors, qu’est-ce que vous allez bien pouvoir nous faire comme bêtise aujourd’hui ? »

Je me défends en silence. Les autres, le rire en coin, se fichent de moi. C’est toute la journée comme ça. Assez mal. À chaque nouveau cours, le corps enseignant me dévisage. Tout le monde est au courant. Même M. Loursat, le professeur de français-latin-grec. Pourtant, celui-là, il m’aime. Il est très gentil, pas du tout comme les autres. Lui, il a compris que nous venions du primaire, que c’est pas facile pour nous d’avoir plein de professeurs, un emploi du temps et tout ça d’un seul coup. Alors il nous fait des câlins, à moi surtout parce que je porte des culottes courtes. Il aime bien caresser mes cuisses et me donner des bisous dans le cou. Il est comme ma maman. Il me dit des « mon chéri » très souvent et me parle en gazouillant. Je l’aime bien parce qu’il m’aime bien et que, en plus, il a une grosse moto. De temps en temps, il me fait même faire un tour dessus. Les autres, ils sont verts de jalousie. Donc, lui aussi a appris ce qui s’était passé la veille. Mais il a surtout l’air déçu de ne pas avoir été là quand je me suis déshabillé. Pourtant, devant lui, je crois que je ne l’aurais pas fait. Je ne sais pas pourquoi.

La cloche sonne. C’en est fini de cette nouvelle journée d’école. Je me précipite hors de l’enceinte pour échapper aux remarques désobligeantes de mes camarades et je file à la boulangerie, lieu de plaisirs sublimes pour des écoliers fourbus par leur dure journée. Je suis le premier de ma classe à y entrer mais il y a quand même beaucoup de monde. Je profite de mon invisibilité pour couper la file et je me place à côté de la caisse, là où se trouvent les mistrals gagnants. Je vais faire une bonne blague : je m’imagine la tête de la boulangère et celle des clients quand ils verront les mistrals suspendus en l’air sortir tout seuls de la boulangerie. J’ouvre donc le bocal pour prendre cinq mistrals en regardant fixement la boulangère puis je souffle d’une voix sombre : « Je suis le fantôme des mistrals. »

Elle me regarde droit dans les yeux : « Dis donc, tu te crois où, là ? Tu crois que tu vas passer devant tout le monde comme ça ? »

Je me retourne, pensant qu’elle s’adresse à quelqu’un d’autre, mais je ne vois là que des regards réprobateurs. Je bafouille une excuse et file sans demander mon reste.

Il faut absolument que je sache si je suis invisible ou pas. Ça devient un vrai problème. Le mieux, c’est de rentrer à la maison, au calme. Arrivé dans ma chambre, je me mets à mes exercices de maths et j’essaie de les comprendre : impossible, comme d’habitude. Je ne vois décidément pas l’intérêt de cette matière et puis ce soir je n’ai vraiment pas la tête à ça.

Alors je descends chez mon copain Patrick. Avec lui, je m’amuse bien. Est-ce qu’il saurait me dire, lui, si je suis invisible ? Jusqu’à présent, en tout cas, il m’a toujours vu. Pour en avoir le cœur net, il faut que je la joue fine. Je lui parle des super-héros, de leurs super-pouvoirs et je lui demande s’il y croit. Et puis surtout, je lui parle de l’Homme invisible et de son fils.

« Tu as déjà entendu parler de son fils ?

— Ben, non.

— Je crois bien que c’est moi. »

Il me regarde en rigolant.

« C’est toi ? »

Et il éclate de rire, de son rire gras que je n’aime pas. Alors je ris aussi, pour faire comme lui, pour ne pas être ridicule, et puis surtout je m’en vais. Lui ne sera plus jamais mon ami. De toute façon, il m’énerve depuis un bon bout de temps déjà. Il est le plus fort de l’immeuble et toutes les filles en sont folles. Ses principales activités sont de faire le soleil, la roue, le poirier, jouer de ses biscoteaux, bref c’est un vrai sportif de base dont l’unique préoccupation est de se pavaner devant les filles. Je commence à apprécier de plus en plus Pierre-Yves qui est vraiment gentil et pas arrogant du tout, un peu sportif quand même, mais du genre pudique. Et puis lui, il habite au sixième étage, juste au-dessus de chez moi, on se comprend mieux, on a de la hauteur. L’autre, le grand sportif, il est au rez-de-chaussée, alors forcément il est rétréci. Voilà, ça lui apprendra, à Patrick. Il faudra que je prévienne Pierre-Yves que c’est lui, maintenant, qui est mon ami. Et puis Pierre-Yves, il a un chien qui est incroyablement marrant : Tommy, c’est son nom, une espèce de bâtard recouvert de poils, très affectueux, et très rantanplan. Je n’aime pas les chiens, mais celui-ci est vraiment très particulier. En plus, il ne sent pas mauvais.

Philippe est dans sa chambre maintenant, et moi à nouveau dans la mienne. Je vais tenter une nouvelle expérience. Je l’appelle pour qu’il vienne me jouer un morceau de guitare. Il est toujours content quand je lui demande de jouer. Ça le rend important de gratter devant moi. Il arrive dans ma chambre avec sa guitare et je le flatte en lui disant qu’il joue bien. Ces compliments ne me coûtent rien : je n’aime pas cet instrument. Moi, j’en bave pour jouer un morceau au piano, mais lui, avec sa guitare, il y arrive tout de suite. Ce n’est pas qu’il ait du talent, c’est que c’est facile. Tout le monde peut jouer de la guitare. Même mon frère. Donc, pendant qu’il se concentre afin de jouer pour la énième fois Jeux interdits, je m’éclipse discrètement et file dans sa chambre prendre une de ses chemises. Elle est bien évidemment trop grande pour moi, mais ce n’est pas grave, au contraire. Je l’enfile de telle sorte que mes mains disparaissent dans les manches trop longues et que ma tête soit avalée par le col puis, ainsi attifé, je reviens l’écouter.

« Pourquoi tu as pris ma chemise ? dit-il.

— Comment tu sais que c’est moi ?

— T’es trop con. »

Je suis on ne peut plus perplexe : comment fait-il pour savoir que c’est moi ?

En tout cas, j’existe. C’est déjà ça. Finalement, ça pourrait aller plus mal. Et puis, c’est l’heure de l’arrivée des parents. La table se dresse, la cuisine se prépare, on dîne. Quand ensuite on va dans nos chambres, maman entre dans la mienne et me prend dans ses bras.

« Tu n’as rien à me dire, mon grand ? »

Je suis bien trop fatigué pour penser à quoi que ce soit alors je murmure un « non » de la tête. Je sens bien que je la rends triste avec mes problèmes. Pourtant je fais de mon mieux.

« J’ai pris un rendez-vous avec un médecin, demain après tes cours. C’est un pédopsychiatre. Je viendrai te chercher à l’école. Bonne nuit, mon chéri. »

Pourquoi je devrais voir un médecin ? Je vais bien ! Et pourquoi un podopsychiatre ? Ah, mais si ! C’est vrai que j’ai les pieds plats. Mais pourquoi un psychiatre des pieds ? Bizarre.

En tout cas je comprends que c’est à mon tour de les faire soigner. Bon. Eh bien, d’accord. Vu ce qui se passe par ailleurs dans ma vie, les pieds, c’est un moindre mal. Oui, les pieds, je m’en fiche. Ça ira tout seul. Enfin, j’espère.