CHAPITRE 6.

Triage adopta avec enthousiasme le sublime projet de son enfant Ploubaz. Cette banlieue industrieuse s’enorgueillit de posséder bientôt un navigateur solitaire, un de ces hommes au regard embué d’horizon qui arrachent un « chapeau bas ! » aux foules frappées de stupeur.

Les simplistes Balloche et Staline, devant l’ébahissement admiratif que suscitait la décision de leur ami, allèrent s’ébahissant à leur tour, se répandirent dans les buvettes et autres endroits publics pour entonner le los de « celui qui en avait une paire, oui, une fameuse paire qui n’était pas dans une musette ! » M. Volabruque, mis au courant, fondit chez Ploubaz afin de le presser sur son cœur comme un citron, l’assurant de son entier concours et de l’approbation d’une S.N.C.F. enchantée de produire un héros inattendu, puisque poussé dans un domaine où s’arrête généralement le rail.

Ravasson, impressionné par ce mouvement populaire en faveur de son voisin, retourna sa veste et son képi pour ne plus jurer que par Ploubaz, ce patriote qui préparait dans l’ombre une entreprise navale dont la gloire rejaillirait sur la France. Coulibeux lui-même crut bon de mettre une sourdine à ses ricanements injurieux – « La Tortue ? Il dépassera pas le pont des Arts ! » – deux cheminots en colère l’ayant quelque peu cabossé au nom du réseau et de sa nef amirale, le fameux Cerf-Volant.

Le sloop, en effet, avait été rebaptisé, le mot Scombre appartenant au parjure Volabruque et fleurant par trop le maquereau. Il ne s’agissait plus, à présent, de maquereaux, mais de cachalots !

— Faut l’appeler L’Hispaniola, avait proposé Pierrot, c’était la goélette de L’Île au Trésor.

— L’Hispaniola ? On croira que c’est un bateau espagnol. Trouve autre chose.

— Alors, j’ai ce qu’il te faut. Le roi de la flibuste, le capitaine Morgan, voguait à bord du Cerf-Volant, un navire de Saint-Malo.

— De Saint-Malo ? Pas d’hésitation possible, mon gars ! Va pour le Cerf-Volant !

Victor avait d’abord décidé le prodigieux voyage dans un instant de furie. Ensuite, il s’était accoutumé à cette idée, se reprochant malgré tout face à son miroir – en se rasant, ce qui était pratique – de n’être pas sérieux. Enfin, « gonflé » par Pierrot, dopé par ses pairs, confus mais ravi de prendre une subite importance dans les rues et les gares, il s’était persuadé peu à peu que sa raison d’être sur cette terre avait toujours consisté à rallier par mer l’Ile de la Tortue.

Il s’était remis avec une sainte ardeur à la construction du voilier. C’était à présent pour lui, pour le capitaine Ploubaz, maître après Dieu sur le pont du Cerf-Volant, qu’il travaillait, qu’il se cassait les ongles, qu’il cherchait l’oiseau rare que constituait toujours l’éternel rivet de cuivre. Volabruque, soucieux d’être absous par tous ceux qui savaient sa forfaiture, se remit en chasse, apportant de temps à autre à son magnanime subordonné trois ou quatre de ces précieux objets.

On alerta, autour d’une chopine ou par téléphone, les copains de tous les dépôts, les employés de toutes les gares. Un aiguilleur de Clermont-Ferrand remettait au passage à Counissard six rivets pour Ploubaz. Un lampiste de Marseille, deux, qui se promenèrent de fourgon en fourgon avant d’arriver à Victor. La revue des cheminots La Vie du Rail, prévenue par Volabruque, collabora par un entrefilet à cette quête frénétique des rivets, lançant un appel aux camarades afin qu’ils vinssent nombreux en aide au chef de train Ploubaz Victor, le premier authentique navigateur solitaire à sortir des rangs du P.L.M. Outre des rivets, Victor reçut ainsi une longue-vue, une bouée, une casquette de marin ornée d’une ancre, une corne de brume en laiton.

Cette solidarité émut Ploubaz tout en lui faisant mesurer ses responsabilités. Qu’il le voulût ou non, maintenant, il partirait pour la Tortue, ne pouvant décevoir ces donateurs, ces partisans, ces fidèles.

Il se mit à piocher les ouvrages de navigation, les traités de voile et les cartes marines. Sa conversation devint ténébreuse, émaillée à tout propos de ferrures de gui, de croissants d’écoute, de plaques de balancine, d’équilibre vélique et de bascules de draille.

Seul Tartinvil l’accompagnait dans ces arcanes, par amitié, Pança de ce nouveau Quichotte. Lorsqu’ils se rejoignaient la nuit dans un fourgon, ce n’était plus pour tuer le temps de concert, mais bel et bien pour que Ricet, tronçons de corde à l’appui, fasse interminablement répéter à Victor toute la gamme des nœuds marins.

— Nœud d’étalingure, Victor, ordonnait Tartinvil. Bon. À présent, fais voir si tu te souviens du nœud de chaise simple.

Les Balloche, Staline et Counissard, tous les autres, eux, n’entraient pas dans ces dédales techniques, se contentant, romanesques, d’évoquer pour des auditoires parfois moins éblouis qu’eux-mêmes, les tempêtes mères de « lames de cinquante mètres », lames dont se rirait le Cerf-Volant de leur copain Ploubaz.

Grâce à ces bardes, une légende naissait peu à peu autour de ce vaisseau fantôme et, dans certains bistrots d’Auxerre ou de Mâcon inconnus de Ploubaz, on se l’imaginait sous les traits d’un fabuleux Neptune bouclant un tour du monde entre deux trains. Lorsque Victor avait expliqué gauchement à Paulette la soudaine nécessité pour le sloop d’accomplir le périple Paris-la Tortue-Paris, elle s’était planté les mains sur les hanches :

— Victor, tout a commencé par une allumette que tu as ramassée sur le carreau de cette cuisine. Tu as dit : « On doit pouvoir faire quelque chose, avec toutes ces allumettes qu’on jette. » Tu en as fait une petite tour Eiffel, pour Pierrot qui avait deux ans à l’époque. Puis tu t’es lancé dans ta première maquette.

— Une barquette de Smyrne.

— Si tu veux. De maquette en maquette, tu as eu ton bâton de maréchal avec La Belle Poule. Là-dessus, Volabruque t’entraîne dans la fabrication d’un vrai bateau. Volabruque défaille ? Qu’à cela ne tienne, fort des approbations de ta famille qui ne tient pas à te voir périr de tristesse, tu décides…

— Je décide, je décide ! Tu m’as dit…

— Tu en mourais d’envie, mais ne parlons pas de ça. Tu décides donc d’achever ce bateau à ton compte. Et voilà que, pour couronner le feu d’artifice, tu te mets dans la tête d’aller traverser l’Atlantique pour être agréable à ton fils et à une poignée de siffleurs de chopines. Mais enfin, Victor ? Ça va durer longtemps ? Crois-tu que c’est de ton âge de courir te noyer je ne sais où à cause des allumettes ramassées dans ta cuisine ?

Ce jour-là, Ploubaz n’avait pas répondu, habile manœuvrier. Il laissa jouer les influences extérieures, celles de Pierrot ou d’un Tartinvil bouleversé par l’ampleur du projet.

— Madame Ploubaz, ne le découragez surtout pas. Victor est un type formidable !

Autres pressions que celles des voisines : « Alors, madame Ploubaz, M. Ploubaz va s’en aller à la Tortue ? C’est pas ici, dites donc, vous parlez d’un homme, oh ! là, là ! », des commerçants, de l’employé du gaz, de toute la ville.

Pouvait-elle être la seule à douter à voix haute de son Victor quand toute une population le hissait de confiance au pinacle ? Et, insensiblement, Paulette parut verser dans le clan « La Tortue » ! Au fond d’elle-même, qui connaissait mieux son Victor que Pierrot, que ces naïfs ou ces braillards de café, elle ne pouvait l’imaginer lancé sur les éléments à bord d’une coquille de noix, mais elle eut la sagesse de n’en rien laisser deviner. Puisque Victor voulait la guerre, Paulette se disait que jamais les femmes n’ont empêché les hommes de s’y rendre. Elle songeait simplement que l’heure du départ n’était pas encore sonnée au clocher de Triage.

Apaisé de ce côté, Ploubaz put s’installer à son aise dans sa fraîche peau d’aventurier des mers lointaines. On l’abordait avec le respect dû aux êtres d’exception. On lui offrait à boire pour l’entendre parler de sa grand-voile bermudienne. Les sceptiques s’inclinaient dès qu’ils apprenaient qu’un père breton avait donné le jour à ce bonhomme d’apparence effacée : « – Forcément, s’il est breton ! » Les bancs de Terre-Neuve avaient bon dos, si l’on ose ainsi s’exprimer, dès qu’il s’agissait de justifier la mâle résolution du chef de train.

Léontine Fontaine, la gérante du « Régulateur », l’économat des cheminots, une belle et forte femme convoitée par maints « chiens de fer », roulait des yeux tendres à ce Victor qui vaincrait l’Atlantique. Elle ne l’avait jamais distingué auparavant, mais ressentait aujourd’hui le frisson du large lorsqu’il entrait dans le magasin pour solliciter une avance de quelques morceaux de sucre. Il adorait le sucre et mangeait sa ration sans pouvoir se freiner. Léontine le bourra donc de sucre et de sourires :

— Si, si, si ! Il vous faudra des forces, dans la tempête !

Car tout le monde l’entretenait de tempêtes, personne n’osant penser à la grave offense que causerait Ploubaz à ses contemporains s’il s’avisait de naviguer sur une mer d’huile. On lui souhaitait avec cordialité tous les périls célestes et maritimes, afin qu’il leur revienne magnifié par le risque, tanné par les nuits d’épouvante. Staline avait appris par cœur Oceano nox et en clamait à tout propos les strophes désespérées chez Vigouroux :

O combien de marins, combien de capitaines…

Si Ploubaz était présent, on le regardait à la dérobée qui jouait aux dames avec Balloche, insensible à ces tragiques prophéties. S’il n’y était pas, quelqu’un, Counissard par exemple, déclarait, fâcheusement impressionné :

— Quand même, les gars, je voudrais pas être à sa place, à Victor. Quand il sera pris dans un typhon…

— Ben quoi ! rétorquait Balloche péremptoire, il réduira la voilure, et ça sera marre ! Par gros temps, on réduit la voilure, c’est connu. Ça, pour être ballotté, c’est pire qu’une laitue dans un panier, mais c’est ça la mer ! Si ça bougeait pas, ça serait la terre !

— Quand même, répétait Counissard, je me demande s’il sait vraiment ce qui l’attend.

— Évidemment, ponctuait Staline, évidemment bien sûr, puisqu’il est breton.

Si les enfants sentaient frémir sous la casquette de Ploubaz les traits inattendus d’Ivanhoe ou de Peter Pan, si les hommes le considéraient comme le vivant symbole de ce qu’ils n’avaient jamais osé, Lucien, lui, arborait la même indifférence à l’égard de son père.

— Ton vieux, lui disait-on souvent à l’usine, il est gonflé !

— Gonflé ? ricanait Lucien. C’est un bricoleur, quoi ! Y en a qui bricolent des fusées et qu’hésitent pas à se faire péter la gueule avec, pour voir si elles fonctionnent. Le patère, c’est pareil.

Du moins, nul ne mettait en doute l’appareillage de Victor pour la Tortue dès que seraient prêt le bateau et la guerre achevée. On le savait incapable de renoncer à quoi que ce fût s’il l’avait profondément enfoncé dans son crâne d’Armoricain. Il eût décidé de planter un cocotier sous le ciel de Triage qu’il en eût mangé les noix chaque année, quitte à entourer l’arbre de radiateurs.

En ce début d’octobre, Victor ne roulait plus la nuit. Il plongeait le matin dans d’épaisses aubes de poussier pour ne réintégrer son pavillon que vers trois heures de l’après-midi. Cet horaire l’indisposait, qui ne lui laissait que peu de lumière du jour pour s’occuper du Cerf-Volant. Il aurait volontiers braqué un projecteur sur le sloop, si la défense passive lui avait toléré cette fantaisie. Volabruque promit de lui obtenir le trafic de nuit pour la fin du mois. S’il avait pu retarder le départ des trains, le chef de gare principal l’eût fait, mais c’était difficilement explicable auprès de la Direction générale.

Lorsque, ce soir-là, Ploubaz rentra chez lui, non sans avoir longuement flatté de la main son « lévrier des mers » ainsi que le nommait l’instituteur, Paulette lavait du linge sur l’évier et ce rappel muet de la buanderie immolée au sloop mit Victor mal à l’aise. Il embrassa sa femme avec gêne et commença à se déshabiller pour enfiler les bleus qui l’attendaient sur une chaise.

— Tu as reçu un paquet de Saint-Malo.

— Ah oui ? De l’oncle Jean-Marie ?

— Je crois bien.

Il avait écrit à l’oncle Jean-Marie pour le supplier de lui trouver des voiles d’ici six mois. Il était probablement impossible de s’en procurer de neuves, aussi n’espérait-il qu’une bonne occasion, ce qui écornerait d’autant moins le budget du bateau.

— Un paquet, c’est rigolo, s’interrogea-t-il en soupesant celui que lui avait tendu Paulette, je pensais plutôt avoir une lettre.

— Tu lui as raconté ton histoire ?

— Bien sûr. Jean-Marie, c’est un ancien cap-hornier. Il peut être de bon conseil.

— Alors, c’est des rivets. Tu lui as forcément parlé de rivets.

— Ça, ça serait une affaire ! jubila Ploubaz en dénouant avec soin les ficelles malgré sa hâte de voir apparaître le trésor.

Il écarta les frisons, empoigna un objet bizarre qui fit sursauter Paulette.

— Qu’est-ce que c’est que cet engin ?

— Un sextant, grommela Ploubaz déçu. J’aurais mieux aimé des rivets, sans façon.

— Ça sert à quoi ?

— À faire le point.

— Ça ne t’est pas utile ?

— C’est indispensable, tu veux dire ! Et ça coûte cher !

— Et tu n’es pas content ?

— Que veux-tu que j’en fasse pour le moment ? Je ne sais pas faire le point, moi, c’est compliqué comme tout.

— Ça ne s’apprend pas ?

— Oh ! pour apprendre, faudra bien que j’apprenne, sans ça, au lieu d’aller à la Tortue, je me retrouverais à Madagascar !

— Personne ne peut te montrer ?

— Si, Jean-Marie, mais il est à Saint-Malo. Avant de partir, j’irai le voir, quoi !

Il y avait une lettre au fond du colis, Victor la décacheta et la lut dans l’espoir d’y découvrir un mode d’emploi. Jean-Marie, à soixante-dix ans, estimait ne plus avoir besoin de son sextant, aussi le confiait-il à son neveu pour que flambent une nouvelle fois haut dans le ciel des tropiques les armoiries du duché de Bretagne. Il promettait en outre de s’occuper de la voilure. Victor demeura perplexe, le sextant à la main, le tournant, retournant en tous sens, collant un œil à la lunette…

Il le reposa puis, songeur, s’en alla auprès du Cerf-Volant dont le bordé progressait tant bien que mal au fil des semaines et des arrivages de rivets. Depuis que le sloop était sien, avec quel regain d’amour fixait-il les solides panneaux de chêne sur les membrures ! Il imaginait en travaillant les Ploubaz de son genre et de l’avenir penchés sur leur maquette du glorieux Cerf-Volant. Il en offrirait d’ailleurs une, faite de ses mains, au musée de la Marine. Il irait parfois lui rendre visite, parcourait déjà l’inscription : « À bord du fameux Cerf-Volant, sloop Marconi de 7,50 m x 2,40 m, le cheminot Victor Ploubaz, en telle année, a parcouru le trajet Paris-la Tortue-Paris en tant de jours. Maquette effectuée par lui-même. »

C’était fort joli de rêver, mais pourrait-il utiliser ce sacré sextant ? La présence de cet instrument chez lui le turlupinait. Bien qu’il n’en eût aucun besoin ce soir, ne pas savoir comment le manipuler le rendait infirme, le ravalait au rang du fox Vermicelle.

Pierrot revenant de l’école trouva son père assis sur la coque du voilier, roulant entre ses doigts un rivet qu’il ne pensait pas même à employer sur l’heure. Le gosse s’en étonna :

— Tu n’as pas envie de gratter, p’pa ? Il fait encore jour.

— Ah ! te voilà, toi. Devine ce qui nous arrive ? Un sextant !

— Un truc pour faire le point ? Sans blague ?

— Un cadeau de l’oncle Jean-Marie. Il est bien brave, mais il me coupe la chique, les bras et les jambes, avec son sextant. Va le chercher, à nous deux on y comprendra peut-être quelque chose.

Pierrot ravi rapporta l’objet un instant plus tard.

— Je viens de lire dans mon dico qu’un sextant était formé de la sixième partie d’un cercle, c’est-à-dire de soixante degrés.

— Ça t’éclaire ta lanterne, toi, que ça soit la sixième partie d’un cercle ? Tu as de la chance !

— Je te dis ce qu’il y a dans le dico, moi, protesta Pierrot.

— Eh bien, il se fatigue pas les méninges comme moi, M. Larousse ! Voyons, voyons, voyons. Doit y avoir là-dedans un bidule pour les latitudes, un autre pour les longitudes. Si encore on savait celles de Triage, on pourrait se repérer, mais elles sont indiquées sur aucune carte marine, et pour cause.

— Tourne voir ce bouton.

— Je t’ai pas attendu pour le tourner, va. Mais c’est pas du bricolage, c’est des mathématiques pures et j’ai jamais que mon certificat. Tu peux toujours t’esquinter à regarder dans la lunette, ça nous dira pas où qu’on est.

— On le sait, on est dans le jardin.

— Pas mathématiquement ! Ecoute, ça va me foutre en rage, va me coller ça en haut de l’armoire, et n’en parlons plus. Il me fait rire, aussi, Jean-Marie ! Quelle tête il ferait, lui, si je lui envoyais tout un aiguillage !

Il travailla jusqu’à la tombée de la nuit, d’autant plus maussade qu’il avait foiré par distraction un des inestimables rivets.

À table, il s’adressa à Lucien surpris :

— Dis donc, toi, en mécanique, on vous apprend pas à vous servir d’un sextant, des fois ?

— Ah ! non…

— On vous apprend pas grand-chose, alors, ronchonna Victor en repiquant du nez sur son assiette. Il l’en releva brusquement pour clamer :

— Sommes-nous bêtes ! Il y a Coulibeux ! Pierrot, finis de manger et cours nous chercher Coulibeux.

— À cette heure-ci ? reprocha Paulette.

— Y a pas d’heure pour les perdus en mer !

— Et tu crois qu’il saura, d’abord ?

— Je me souviens qu’il a dit une fois : « Un jour que je faisais le point en mer de Chine… »

— Mais tu n’es pas très bien, avec Coulibeux ?

— Ni bien ni mal. Et puis, il sera trop content de m’enseigner quelque chose. Il le répétera dans tout Triage, mais je m’en tape, pourvu que j’aie mes latitudes et longitudes à portée de la main. Je peux pas dormir sans elles. File, Pierrot, et ramène-le. Ne lui dis pas pourquoi c’est.

Pierrot sauta sur son vélo, fonça chez Coulibeux qu’il trouva face à sa femme et à un plat de cassoulet déniché par combine. Pierrot fit, hypnotisé par les saucisses et les flageolets au fumet de paradis :

— Y a papa qui veut comme ça que vous veniez le voir tout de suite, monsieur Coulibeux.

— Et pour quelle raison qu’il a besoin de moi, le grand capitaine Ploubaz ? railla l’autre.

— C’est pour une question de navigation, je crois.

Coulibeux jubila, prit Dieu et son épouse à témoins :

— Et voilà ! Je m’en doutais ! Je l’attendais patiemment, notre navigateur solitaire national ! Oh ! je savais qu’il aurait recours à moi, mais pas si vite. On se moque de la marine de guerre parce que l’on construit un youyou, mais seulement, crac, au premier ennui, on vient supplier à genoux les torpilleurs, les cuirassés, les avisos !

Pierrot se méprit et murmura, décontenancé :

— Vous voulez pas venir, alors, monsieur Coulibeux ?

L’employé de métro bondit, outré :

— Mais si, mon petit gars ! Tout de suite ! C’est trop beau ! Je mange et je te suis.

Il grognonna, la bouche emplie à craquer de viande et de haricots :

— L’a de la veine, ton père, que je sois dans le secteur. Une sacrée veine. Parce que moi, ma femme peut te le dire, je la connais dans tous les coins, la mer. Y en a pas deux dans Triage comme Vincent Coulibeux, question marine !

Il essuya son assiette avec un quartier de pain blanc, goba en trente secondes un demi-camembert, avala un verre de rouge et déclara :

— Allons-y.

Sa femme, abrutie de nourriture, les vit sortir d’un œil porcin. Coulibeux prit sa bicyclette et tint absolument à lutter de vitesse avec Pierrot, avide qu’il était de prouver à quiconque sa supériorité. Heureux d’avoir devancé le gosse de dix mètres, il entra avec lui chez les Ploubaz.

— Je m’excuse de t’avoir dérangé, fit Victor après les politesses d’usage.

— Si je peux te rendre service, se réjouit l’autre en s’épatant sur sa chaise, c’est avec plaisir. C’est rapport au bateau, le gamin m’a dit ?

— Oui.

— Ça, tu pouvais pas frapper à une autre porte qu’à la mienne, rigola Coulibeux. Je vois mal Staline ou Balloche te donner des tuyaux là-dessus.

— Évidemment ! gloussa par courtoisie Victor.

— C’est que moi, mon vieux, la mer, j’ai été sur son dos des mois et des mois. Et je l’aimais, la garce ! Si je suis entré à la T.C.R.P., c’était pour la situation. Des fusiliers-marins, personne n’en veut, dans le civil. Mais je te jure que je l’ai regrettée des fois, à Richelieu-Drouot, l’immensité des océans…

Il soupira, revint à son habituel ton protecteur :

— Je t’écoute, Victor.

— Pierrot, va chercher l’ustensile, ordonna Victor.

Pierrot passa dans la salle à manger, réapparut le sextant à la main.

— Ça, c’est un sextant ! triompha Coulibeux.

— C’en est un, admit Victor.

— Et alors ?

— Et alors, quoi ?

— Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse, de ton sextant ?

— Tu sais faire le point, oui ou non ?

— Bien sûr que oui.

— Eh bien, fais-le.

— Là ?

— Là ou dehors, mais fais-le, que je te regarde un bon coup. Je deviens fou devant ce sextant qui ne me dit rien de plus qu’un fouet à mayonnaise. Vas-y, Coulibeux, sois brave, montre-moi ça.

Les huit yeux des Ploubaz ne quittaient plus un Coulibeux embarrassé qui bredouilla :

— C’est que… la nuit, on peut pas. Faut du soleil.

— Mais ça ne fait rien que les calculs soient faux. Je veux simplement que tu m’expliques la technique grosso modo. Après, je me perfectionnerai.

Coulibeux reprit le sextant, le considéra encore un moment avant de murmurer :

— Tu y tiens vraiment, Victor ?

— Si je t’ai demandé de venir, enfin !

— Comme si ça te pressait ! T’es pas encore parti.

— Justement. Quand je partirai, ça sera peut-être plus temps d’apprendre à faire le point. Allez ! Tu veux qu’on sorte ?

— Oui, maugréa Coulibeux, mais attention, rien que nous deux.

— Pas moi ? gémit Pierrot.

— Ah ! non, mon petit gars, tu m’embrouillerais. C’est que, hein, Victor, faudra pas me bousculer. Le point, je l’ai pas fait depuis trente ans, quand même !

— Te bile pas, Coulibeux, je dirai pas un mot.

Ils sortirent l’un derrière l’autre, Coulibeux tenant le sextant comme un manche à balai.

— Allons au bout du canal, proposa Victor. On se mettra sur la butte.

— Si tu veux.

Coulibeux avait perdu toute sa superbe et tirait la jambe en marchant. Ploubaz soliloquait sur ses talons :

— Tu comprends, moi, je suis comme ça. Quand je pige pas ou que ça me résiste, faut que ça pète ou que ça dise pourquoi. Avoir un sextant chez soi et le regarder comme une poule une montre-bracelet, il en faut pas plus pour me rendre pire que fou. Tu es un chic type, Coulibeux. On s’est charriés souvent, mais ça empêche pas qu’on s’estime, pas vrai ?

Coulibeux ne répondait pas. Ils escaladèrent le tertre. Devant eux, la Seine étalait toutes les argenteries de son service de nuit.

— C’est beau, souffla Coulibeux.

— Oui, c’est beau.

— Pour une belle rivière, c’est une jolie rivière, s’attendrit Coulibeux.

— D’accord. Vas-y.

— Vas-y ?

— Oui, pour le sextant.

— Une minute. Me chahute pas.

La gorge nouée, Coulibeux suivit longuement des yeux un rat crevé qui musait au fil de l’eau. Il éleva enfin le sextant, regarda dix bonnes minutes dans la lunette. À la longue, Victor éternua puis s’impatienta :

— À la fin, qu’est-ce que tu bigles là-dedans ?

— Attends, bon Dieu, faut que je me rappelle !

Il tourna le bouton moleté comme l’avaient déjà tourné en tous sens Victor et Pierrot. Coulibeux toussota puis s’élança :

— Bon. D’abord, tu fixes un point donné. La baraque là-bas, par exemple.

— Mais en mer, comment que tu veux fixer une baraque, y a que la mer !

— Tu fixes le soleil alors. Là, bien sûr, je peux pas le fixer.

— Prends la lune, pour une fois.

— Ecoute, Victor, si c’est pour m’interrompre…

— Te fâche pas, je dis plus rien.

— Je fixe donc la lune pour te faire plaisir. Je bascule mon sextant de 25 degrés, comme ceci.

— Pourquoi, à 25 degrés ?

— Parce que. Ensuite, je serre le bouton à bloc. Vu ?

— Vu.

— On est donc à 25 degrés. 25 degrés… Il y a une différence à calculer, mais ça m’a sorti de la tête. Pourtant y a pas. À bord du Patrie, c’était comme ça qu’ils pratiquaient…

— Qui ça, ils ?

— Les officiers.

— Ah ! Je croyais que c’était toi qui le faisais, le point, dans la mer de Chine ?

— Je t’ai dit ça, moi ?

— Oui, Coulibeux, Devant Staline, Balloche, Tartinvil et moi.

Un silence énorme se fit, que rien ne vint troubler, pas même un charitable aboi lointain de chien. Victor murmura enfin :

— Coulibeux, tu sais pas faire le point.

L’autre chuchota, blessé à mort :

— Non, Victor. Pas plus que toi. Mais te fous pas en colère. Je suis assez malheureux sans que tu m’engueules. Tu vas le répéter à tout le monde et j’aurai l’air d’un con dans tout Triage.

Victor sourit, touché par la détresse du tranche-montagne :

— Combien que tu paries que je dirai rien à personne, figure ?

Coulibeux lui pressa la main :

— Tu ferais ça, Victor ?

— Bien sûr.

— Ah ! Victor, tu es un frère, et moi une belle ordure ! Entre nous c’est à la vie à la mort, parole de fumier. Faut que je t’avoue, j’en étais jaloux du Cerf-Volant. Alors, je crachais dessus parce que j’avais de la peine que ça soit toi et pas moi qui avais le courage d’aller à la Tortue. Moi, Victor, j’avais le mal de mer, sur le Patrie. Je suis bon qu’à trouer des tickets de métro, je suis qu’un déchet.

— Arrête de te passer la bébête au cirage tout seul, Vincent. Je commence à te trouver plutôt sympathique. En parlant de courage j’aime les types qui ont celui de reconnaître qu’ils ne sont pas des petits saints. Confidence pour confidence, si je vais à la Tortue – et y a quand même des risques – si j’y vais, c’est pour mon gosse.

— Pour ton gosse ?

— Oui. Si t’en avais, tu comprendrais.

Coulibeux, apaisé, pressa plus fort la main de Ploubaz :

— Ça, c’est tes oignons, Victor. Mais pour tout ce que tu m’as dit, merci. T’es un ami, je te répète. Je t’en trouverai, moi, des rivets, et par douzaines !

Brusquement, Victor l’entendit s’éloigner en courant, peut-être pour masquer une émotion qu’il jugeait ridicule. Victor jeta un coup d’œil au sextant inutile posé sur l’herbe, le ramassa en haussant les épaules et rentra chez lui.

Pierrot interrogea :

— Alors, il t’a montré ?

— Oui. Et il en connaît un sacré rayon, l’animal. On voit qu’il a navigué, celui-là. C’est pas du vent, ce qu’il raconte.

— Et… tu saurais le faire, toi, le point maintenant ?

— Penses-tu ! C’est tellement coton que j’y ai rien compris du tout. Je demanderai à Jean-Marie. Faut pas abuser des gens qui vous rendent service. Va ranger ça, Pierrot.

Pierrot porta le sextant dans l’armoire et Paulette recouvrit le précieux instrument d’un torchon pour qu’il ne s’abîme point.