CHAPITRE 8.

Les bombardements suivants eurent du moins ceci d’excellent : ils épargnèrent le sloop et ses environs immédiats ; ils pulvérisèrent les voies à un point tel qu’on pût jouer au billard sur leur emplacement, ce qui procura à Victor et aux autres cheminots quelques jours de congé inespérés, loisirs qu’ils employèrent selon leurs goûts halieutiques ou horticoles, Victor les destinant à remplacer le mât du Cerf-Volant ; enfin, Pierrot et quelques « potes » à ses ordres coururent les ruines pour leur arracher tout ce qu’elles recelaient de plomb, conduites d’eau ou de gaz, chéneaux, gouttières ou noquets.

Au nom sacré du navigateur de Triage, Staline et Balloche vaquèrent de porte en porte, de cave en cave, de grenier en grenier pour y récolter tous objets d’une densité de 11,35, acceptant jusqu’aux olives de pêche et aux fusibles d’électricité.

De dix en cinq cents grammes, Victor se trouva, au lendemain du débarquement, à la tête des huit cents kilos nécessaires au lestage de la quille. Il fallut les fondre. Lucien obtint des patrons de « Mécano-Tôle » la permission d’occuper les lieux un dimanche. Tarin, un apprenti mouleur à main, dirigerait la manœuvre.

Au jour dit, une procession de remorques, de voitures d’enfants et de brouettes pilotées par Victor, Staline, Coulibeux, Lucien, Tartinvil et Counissard franchit le porche de l’usine. Tarin avait déjà façonné dans le sable, aux dimensions indiquées par Victor, la forme où refroidirait le bulb. On empila tuyaux, chevrotines, fusibles, soldats de plomb, etc., dans les poches de fonte et Lucien actionna la forge sous les yeux de son père et de ses supporters. Victor vit alors, non sans émotion, cet ensemble hétéroclite amassé au fil interminable des mois frissonner comme beurre au soleil, pour ne plus faire bientôt qu’un tout de matière en fusion.

Lucien, captivé par cette besogne, prit enfin un intérêt à la folle entreprise de son « vieux ». Il lui décocha un coup d’œil et un sourire qui remuèrent Ploubaz jusqu’au tréfonds. Il s’accusa de n’avoir pas assez aimé son aîné, se traita intérieurement d’immonde canaille et de père de pacotille. Le Cerf-Volant les rapprochait à temps, comme il avait soudé ses amis à Ploubaz. Ils l’attendrissaient de semaine en semaine davantage, par la passion qu’ils apportaient au sloop, et Victor se promettait de réaliser, lorsque l’heure en serait venue, un impeccable Paris-La Tortue-Paris pour leur dire merci et leur serrer la main.

Il se devait de payer cash une confiance qui gagnait aujourd’hui jusqu’à l’indifférent Lucien.

Des chaînes grincèrent, et la première poche vint se placer au-dessus du moule. Elle bascula, déversant dans la forme son ruisseau de braise. Aveuglé, Victor se dit qu’il lui faudrait à présent, Sisyphe de la marine de plaisance, penser à se procurer – où ? – des boulons de bronze pour fixer sa quille de plomb. Bien qu’il en souffrît, il avait renoncé depuis longtemps au tabac pour se présenter muni de ses rations de cigarettes chez les marchands de métaux. Il suçotait des cachous pour tromper sa faim de fumée, et il regardait parfois le Cerf-Volant comme un gosse chéri qui vous empêche de dormir par ses hurlements. Ce soir, la camionnette à gazogène du garagiste Banquebaille s’en viendrait chercher le bulb qu’il faudrait charger puis décharger dans le jardin, travail d’Hercule qui se passerait, hélas ! du nommé Hercule…

Un dimanche de juillet, pourtant, tout heureux d’avoir verni la veille le second mât du sloop, Victor s’offrit un après-midi de vacances et le déposa aux pieds de Paulette. Associant les Tartinvil à leur promenade, les Ploubaz prirent le train pour Paris et se rendirent au marché aux Puces de Clignancourt. Lucien s’était excusé, en proie à de nouveaux jupons volant plus haut que ceux, incorruptibles, de la fille Ravasson.

Pierrot léchait une glace à la saccharine qui lui teignait la langue d’un vert indélébile. Victor donnant le bras à sa femme marchait derrière les Tartinvil.

Sanglé dans son meilleur complet que cinq années de portemanteau, d’antimite et de coups de brosse n’avaient pas sauvé de la fatigue, Victor souriait à Paulette qu’éberluait ce dimanche sans bruit de marteaux, de rabots ou de scies. Victor n’avait pas même parlé du Cerf-Volant depuis le matin. C’était un vrai dimanche qui palpitait dans le corsage de Paulette.

Les cinq banlieusards guillerets se campaient devant chaque éventaire, Tartinvil marchandait pour rire un cendrier réclame, Victor faisait mine d’acheter un collier de perles en verre à sa femme qui jetait de plaisants cris d’horreur. Il paya à Pierrot un lot d’illustrés crasseux, malgré les objurgations de Paulette qui, vaincue, se promit de les passer au four, ayant décidé qu’ils avaient été la proie d’un régiment de tuberculeux. Ils mangèrent des galettes de sarrasin à consistance de carton, burent de la bière chlorotique puis reprirent leur badaudage. C’était un beau dimanche, une vraie journée de riches.

Tout à coup, Victor tira Tartinvil par la manche et lui souffla d’une voix sourde :

— Regarde, Ricet. Là, devant nous, par terre, mon ancre !

Une ancre rouillée gisait entre deux vieux bandages herniaires, une ancre qui avait dû mariner dix ans au fond de l’océan.

— Elle n’est pas neuve, chuchota Tartinvil.

— Et alors ! On la gratte au papier de verre, on la repeint, et elle s’en va à la Tortue raide comme balle.

Résignées, Paulette et sa compagne s’éloignèrent un peu pour ne rien voir du drame. Pierrot, lui, essayait en vain de décoller l’ancre du sol. Les deux hommes la soupesèrent tour à tour.

— Tu crois qu’elle pèse vingt kilos ? murmura Ploubaz, terrorisé à la pensée que le vendeur pût lire la convoitise en son âme.

— Oh ! oui, facile.

— Parce qu’en rade foraine une ancre à jas doit peser vingt kilos pour un bateau de 6,50 m à 8 mètres, c’est dans les livres.

Ceci établi, ils abordèrent le marchand, poussèrent de hauts cris à l’énoncé du prix, rabaissèrent l’ancre du Cerf-Volant au triste rang d’ordure ménagère, s’en allèrent, revinrent pour lancer leur dernier mot, bref menèrent les vingt vies du diable, tant et si bien que le chiftir les couvrit d’injures, mais qu’ils emportèrent la précieuse ancre comme des voleurs, Victor l’étreignant contre son veston.

— C’est une occasion unique, expliqua-t-il à Paulette, à la fois rouge de plaisir et de confusion.

— Une occasion unique de donner ton costume au teinturier, oui !

— Ne le disputez pas, Paulette, plaida Tartinvil, c’est une affaire inouïe.

— Avec votre bateau, vous nous rendez malades, criailla son épouse.

Afin de poursuivre la flânerie, on déposa l’ancre dans un bistrot, mais le cœur n’y était plus, Victor ne rêvant plus qu’aux moyens de rénover sa fraîche acquisition. Pour n’en point entacher le bénéfice par la dépense d’un taxi, Victor et Ricet, au retour, transformés en forçats, se relayèrent pour la traîner dans le métro, se salopant de rouille et de cambouis, ce qui jeta de l’ombre et du vinaigre sur un bien beau dimanche…

Banquebaille, à la vue de Victor qui rentrait de la gare en compagnie de Staline, sauta sur un klaxon qu’il fit rugir aux quatre vents. Les deux hommes se tournèrent vers le garage.

— Ramène-toi, Ploubaz, gueula Banquebaille, j’ai ce qu’il te faut !

Dès qu’ils furent près de lui, Banquebaille grogna :

— T’as du cul, Ploubaz. Un sacré vase ! Si t’arrives pas à la Tortue avec la terrine que t’as, je veux bien me faire évêque ! Je t’ai dégoté un moulin du tonnerre, pour ton bateau !

Car les voiles ne suffisaient plus à l’exigeant Cerf-Volant. Par souci de sécurité, Victor entendait le doter d’un moteur qui, en outre, rendrait des services pour les entrées et sorties de port, ou par calme plat.

Ploubaz et Staline, sur l’invite du garagiste, se penchèrent sur le vieux moteur de B12 Citroën pour l’éblouir de leurs lumières.

— C’est bien ce que tu voulais ?

— Oui, oui. De Saint-Malo, on m’a écrit que c’était épatant, le B12 Citron, pour la mer.

— Et celui-là, c’est pas n’importe lequel ! Il tourne comme une valse ! Écoutez voir un peu !

Il mit en marche le moteur et ils disparurent instantanément dans un nuage d’une jolie couleur d’anthracite. Ils durent battre en retraite sur quelques mètres.

— Hein, jubila Banquebaille, qu’est-ce que t’en dis ? Faut pas faire gaffe à la fumée, il y a une huile pourrie dedans.

— Ma foi, approuva Victor, ça m’a l’air d’aller.

— Si ça va, fît Banquebaille en extase, si ça va ? Ça va comme papa dans maman, oui ! Allez, je te le mets de côté, tu le prendras quand tu voudras. En prime, je te donnerai deux grands bidons pour faire des réservoirs.

Il ajouta, car l’Américain progressait en Normandie et il s’initiait à la langue :

— O.K. ?

— Dis combien, quand même osa dire Victor honteux de tant de matérialisme.

— Cloque-moi cent balles par mois pendant un an, et ça fera la soudure. Je suis pas dur pour l’ouvrier, moi.

Ploubaz acquiesça et rentra chez lui, préoccupé. Il projetait de vendre son vélo, le fume-cigarettes en or qu’il tenait de son grand-père, et puis, et puis, tous ses outils de jardinage, puisque aussi bien le sloop avait tout à fait envahi le jardin…

Il s’aperçut à peine de la Libération, tout à sa voilure qui lui était enfin parvenue, aux trousses des armées alliées. C’était des voiles de pêcheur, tannées en blanc, un peu piquées, mais d’une robustesse telle qu’elles eurent raison de celle d’une paire de ciseaux, lorsqu’il voulut les retailler à sa fantaisie.

Les amis du Cerf-Volant vinrent avec respect admirer les pièces essentielles de son gréement. Ainsi, ces trente mètres carrés de coton projetteraient Ploubaz de l’autre côté de la mare aux harengs. Victor expliquait à l’ignare Balloche que les « trous » qu’il voyait dans les voiles n’étaient pas des « trous » mais des « œils-de-pie », ouvertures où passeraient les filins. Il ne résista pas à la vanité de hisser sa bermudienne pour épater les foules.

On s’extasia, on sortit des maisons pour voir cette gigantesque aile de mouette se gonfler au vent. Elle s’y gonfla tant et si bien que le sloop chahuté ébranla soudain ses béquilles.

Victor épouvanté entreprit de rabattre le mât mais, par malheur, le vernis dont il passait couche sur couche avait bloqué les clés de ses manchons. Impossible de coucher le mât ni d’amener la grand-voile coincée là-haut tout là-haut ! Et le vent s’enflait, et le bateau tanguait de plus en plus, étayé par dix personnes hurlantes !

Victor n’hésita pas, enlaça son mât et se mit à y grimper comme un singe rhumatisant. La voile tomba enfin, changeant les assistants qu’elle recouvrit en autant de fantômes.

L’ennui voulut que Victor tombât avec et se cassât une jambe, que l’on jugea bon de plâtrer huit semaines…