CHAPITRE 11.

Sa face était fripée, terreuse, lorsqu’à Triage, au matin, il sauta du fourgon. Il n’avait pu dormir.

— Le foie, avait-il dit à Tartinvil.

— Faut voir un toubib avant le grand jour, avait conseillé l’autre, en mer, c’est embêtant d’être patraque.

En mer, en mer, en mer, il n’avait plus que ces mots-là en bouche, cet empaillé. Qu’il y aille, lui, en mer ! Il lui donnerait, en plus du bateau, sa bénédiction et ses meilleurs vœux.

Ils sortirent de la gare et Victor eut un choc en apercevant sur le trottoir Coulibeux, Staline et Balloche qui les attendaient. Ils s’élancèrent tous trois, consternés et pourtant volubiles :

— Ah ! Victor, quelle histoire, quel malheur !

— Faut faire vinaigre !

— Le Cerf-Volant a foutu le camp !

— Quoi ?

— Il est plus dans le canal.

— La Seine a monté cette nuit, il a dû casser ses amarres.

Dans le vacarme, Victor criait plus fort que les autres, mais un vertige de joie l’emportait en cachette. Il avait tout retourné, tout pesé, cette nuit. Il était sorti à coups de pied quelque part de son beau rêve. On l’avait arraché de là comme un clou. « Même pas marin d’eau douce, c’con là ! » C’était vrai, « c’con-là » sombrerait au bout de quelques milles. Il s’était bercé de fumées, nourri de l’illusion commode qu’il apprendrait à naviguer en naviguant. C’était possible. Il eût peut-être appris, comme les autres. Mais il n’apprendrait jamais puisqu’il avait eu peur, il avait peur, il aurait peur. Peur. Un mot que l’on ne confie à personne dès que l’on porte des pantalons longs. Un mot qui ne passe la rampe que sous les sifflets et les huées.

Il avait réfléchi, cette nuit. Il était parvenu à cette effarante évidence qu’il n’avait plus le pouvoir de reculer sous peine de perdre Pierrot, de perdre ses amis, de perdre tout, ce qui était plus grave, en somme, que de perdre la vie. Il partirait donc, la mort dans l’âme et à bord. Il coulerait au large du Havre, pour leur être agréable, pour que nul ne puisse dire de lui : « Il nous a bien eus, Victor, avec son bateau ! Il s’est déballonné comme une lope. C’était vraiment pas la peine de lui avoir prêté la main ! » Il partirait, mourrait, et ils seraient contents. Il était leur prisonnier. Ils diraient alors, autre son de ces cloches : « Il a pas eu de veine, ce pauvre Victor. C’était un type courageux. Un sacré bonhomme. Il a dû falloir une sacrée tempête pour en avoir raison. » Il partirait pour que son Pierrot pût entendre cela, pour que son gosse pût pleurer en pensant à lui, au lieu de le regarder avec un peu d’écœurement et beaucoup de honte. Il mourrait. Ce n’était pas tant de la mort qu’il avait peur, mais de la peur…

Et voilà que tout paraissait s’arranger, comme il l’avait espéré la veille. Ce bateau que jamais il n’eût osé détruire lui-même parce que, aimé ou détesté, il était son bateau, ce bateau s’était perdu par ses propres moyens. Il y vit une fleur de la Providence. Car, sans bateau, comment aller à la Tortue ? Il n’eût pas osé le brûler, le casser, l’assassiner, bien qu’il fût devenu l’instrument de sa noyade et de sa fatalité. Il ne l’eût pas fait, par loyauté. Victor Ploubaz, brave homme, honnête homme, ne pouvait guère envisager de finir autrement que dans la peau d’un macchabée loyal. Il était d’une race où l’on meurt souvent pour l’honneur, pour la patrie, pour rien. Ce point de vue discutable était le sien. Il avait fait une boulette, il en subirait les conséquences, c’était écrit dans le livret de Caisse d’Épargne de sa conscience. Au fait, Victor, non ! Non, puisque tout va cesser faute de combattants ! Puisque tu n’iras pas sur la mer ! Puisque tu es sauvé !

Il s’affolait, en rajoutait comme un mauvais comédien, s’arrachait les cheveux :

— Courons, les gars, courons ! Mon bateau ! Mon vieux Cerf-Volant !

Ce chagrin démesuré atterrait ses camarades pendant que le groupe anxieux se dirigeait à toutes jambes vers le canal :

— T’en fais pas, Victor, on le retrouvera !

— Oui, mais en quel état ? Y a des piles de pont, y a des péniches. Oh ! là là, quelle misère, je m’en remettrai pas. Deux ans de boulot, deux ans de privations !

— Ah ! merde, Victor, y a un bon Dieu pour les gars comme toi, c’est pas possible autrement.

— C’est ce qu’on verra, je vous dis. S’il est foutu, mon beau bateau, j’en tomberais raide, vous vous rendez pas compte !

— Mais si, Victor, courons ! On arrivera peut-être à temps !

— Tu l’avais bien amarré, au moins ?

Il l’avait amarré à la va-comme-je-te-pousse, oui. Il avait autre chose à penser, lorsqu’il avait débarqué.

— Bien sûr qu’il était amarré dans les règles, je suis pas dingue.

— Alors, insinua Staline essoufflé, c’est un coup de malveillant, de ploutocrate, d’un fasciste du coin qu’aura voulu punir la classe ouvrière de relever la tête.

— Mais non, s’indigna Tartinvil, qu’est-ce que tu vas pas chercher. C’est la crue, tout simplement !

Derrière Ploubaz qui marchait le premier en s’efforçant de blêmir d’angoisse, ils échangeaient des œillades navrées. Si le sloop s’était pulvérisé contre un pont, quels mots trouver pour consoler leur malheureux Victor ? Ils se mettaient à sa place, vivaient avec lui la catastrophe, la chute du sixième étage d’un songe hors concours. Il se suiciderait peut-être, leur pauvre vieux copain. Ils se relaieraient auprès de lui, l’amitié à la main, pour qu’il reprenne les couleurs du jour.

Toujours au trot, ils passèrent devant la maison de Victor, eurent un regard pour le canal, pour l’emplacement où pas plus tard qu’hier, Ploubaz et Tartinvil le certifiaient, frissonnait le sloop au contact des épluchures de banane. Les amarres rompues pendaient dans l’eau qui avait monté brutalement de quatre-vingts centimètres.

Poussifs, ils parvinrent enfin à la Seine qui roulait, torrentielle, ses flots boueux et froufroutants. Ils s’arrêtèrent, impressionnés.

— Et voilà, soupira Ploubaz accablé, c’est classé. On le reverra plus, mon voilier. La nuit, que j’irai à la Tortue, oui, la nuit, en rêve.

Il étrangla un sanglot qui bouleversa son escorte. Coulibeux jura :

— Putain de moine, s’il est perdu corps et biens, le Cerf-Volant, je veux en voir de mes yeux un morceau pour y croire !

— Coulibeux a raison, approuva Balloche, on a qu’à longer la rive jusqu’à Choisy s’il le faut. D’accord ?

— Balloche a raison, acquiesça Staline.

Et l’équipe se remit en route, écarquillant des yeux de hibou, le souci épinglé à l’estomac. Ils laissèrent le pont derrière eux, fouillèrent de la prunelle les roseaux, les criques, les accotements, redoutant d’y découvrir tout à coup les restes broyés du Cerf-Volant. Ils arpentaient la berge sans un mot, Tartinvil et Victor vêtus en cheminot semblant chercher dans les buées du petit matin une locomotive ô combien égarée.

Ils virent apparaître le fantôme d’un pêcheur, un bon vieux englouti dans une canadienne qui eût pu servir de housse à un buffet Henri II, le nez pointant hors d’un passe-montagne noir. Ils l’abordèrent, empressés.

— Oh ! pépère, vous auriez pas vu un bateau blanc, par là ?

— Blanc avec marqué Cerf-Volant sur le derrière, précisa Victor.

Le vieux ne l’entendait pas ainsi, la pêche était bonne, il le fit savoir avant toutes choses :

— Pour le chevesne, me demandez pas mes trucs, mes garçons, y a pas de trucs. Pour le chevesne, il faut une crue, et du sang. Du sang on en trouve à l’abattoir…

— Mais vous n’avez rien vu ? s’impatienta Tartinvil.

— Si ! Si ! fit l’autre outré en ouvrant sa musette, j’en ai cinq dont trois qui font bien leurs deux livres.

Ils durent contempler par politesse les poissons bouche bée couchés sur des herbes avant de reprendre en chœur :

— Un bateau blanc ! Il a cassé ses amarres !

L’ancien se moucha, puis bougonna :

— Ah ! oui, c’est vous qui cherchez un bateau. J’en ai bien vu un, mais je vous préviens que c’est pas une barque de pêche. Des bateaux comme ça, j’en ai même jamais vu sur Seine, et pourtant j’y pêche le chevesne depuis quarante ans. Je pêche que le chevesne, moi. On dit que c’est mauvais, mais si vous prélevez seulement les filets, on dirait du saumon. J’ai jamais mangé de saumon, mais mon voisin, M. Sabot que vous devez connaître…

Hors de lui, Coulibeux le secoua :

— On s’en fout ! On s’en fout ! Où il est, ce bateau, nom de Dieu, où il est, où je vous fais bouffer vos asticots !

Le vieux se dégagea, offensé :

— Je pêche pas à l’asticot, mon petit gars. Je laisse ça aux jeunes. Le sang, y a que ça ! Le sang !

— Va y en avoir, du sang ! hurla Coulibeux.

Le vétéran lut le gérontocide dans les yeux exorbités de son incompréhensif vis-à-vis et lâcha vivement :

— Il est à deux cents mètres en dessous, ce bateau. Mais je vous aurai prévenus, hein, c’est pas une barque de pêche. C’est que faut pas me brusquer, moi. Aux Éparges, en 15, je le disais déjà au lieutenant…

Ses agresseurs étaient déjà loin, lancés vers l’aval comme autant de boulets.

Le Cerf-Volant était bien là, pitoyable, défraîchi, retenu par les basses branches d’un arbre. Son bordé de bâbord avait souffert d’un choc violent et par une fente du bois éclaté on apercevait la lunette du W - C. marin. Le jarret flageolant, Victor foudroyé considéra ce voilier increvable qui, une fois réparé, partirait avec lui à la Tortue, mais n’y arriverait jamais. Les piles de pont n’étaient pas charitables. Ses compagnons ravis se méprirent devant cet abattement qu’il ne pensait pas à déguiser.

— Fais pas cette tête-là, Victor, il est pas amoché terrible, ton bateau.

— C’est la barbouille qu’a dérouillé, surtout.

— Faut pas oublier qu’il pourrait être en bouillie. On a eu assez le trac de le voir transformé en cotrets.

Victor pantelant murmura :

— C’est pas pour ça…

Coulibeux s’étonna :

— C’est pour quoi, alors ?

Ploubaz se ressaisit et geignit :

— Je pourrai pas partir le 15, voilà tout.

Staline éclata :

— Ah ! là là, ce qu’il peut être pressé. T’as bien attendu cinquante ans pour la voir, la Tortue, tu peux bien attendre encore un mois.

— C’est vrai, ça, appuya Balloche. T’y serais jamais barré à la Tortue, si le sloop était mort, c’est ce qu’il faut se dire. T’es jamais content.

— Si, je suis content, fit Victor lamentable.

— C’est pour ton congé, que tu te fais du mouron ? Volabruque te le fera reculer au premier novembre.

Victor, las, repoussa cette suggestion de Tartinvil :

— T’es fou. Il me faut plus d’un mois pour réparer ça.

— Au premier décembre, alors.

— Pas possible. En décembre, y a la mousson.

Victor la transférait froidement de la mer des Indes à l’Atlantique, mais Coulibeux ne sourcilla pas. Il ajouta, désespéré :

— Si j’avais choisi de me tirer le 15 octobre, c’était pas pour des prunes. Toutes les bonnes conditions étaient réunies. C’est un coup très dur, les amis.

Ils adoptèrent des mines catastrophées, comprenant la douleur de Victor.

— Tu partiras quand, alors ? souffla Tartinvil.

Il y tenait, celui-là, à le voir partir !

— Au début de février, j’espère, grogna Ploubaz que consolait la perspective de passer les réveillons en famille une dernière fois.

Il retirait malgré tout un bénéfice de cette espérance déçue. Il n’aurait, certes, pas la vie sauve, mais gagnait toujours sa douzaine d’huîtres et son sapin de Noël.

— C’est pas de pot, c’est pas de pot, conclut le philosophe Coulibeux. Mais faut pas rester les deux pingots dans la même chaussette. Le Cerf-Volant, il y est pas amarré avec des chaînes, dans son arbre. Vous voyez pas que, pendant qu’on pleurniche, il se refasse la valise ?

Ils s’agitèrent en tous sens, Victor le premier, qui avait saisi que vouloir laisser là le sloop sous de divers prétextes ne lui sauverait que deux ou trois jours au maximum. Ils l’auraient amarré si bien, les salauds, que relâcher le Cerf-Volant au fil du fleuve aurait été signé d’une main criminelle. Et Victor croyait de bonne foi que le crime se lit comme le nez au milieu de la figure.

— On va pouvoir le remonter au moteur, dit-il, mais vu le courant, faut pas compter grimper dedans à cinq.

— Sûr, approuva Coulibeux. On rentre à pied, nous autres. Vas-y tout seul.

— Ah ! non, protesta Victor craintif, je peux quand même en prendre un avec moi. Tu viens, Ricet ?

Tartinvil le suivit à bord pendant que les autres désempêtraient le voilier des branches avant de l’expédier de toutes leurs forces au large.

Le moteur gloussa et le bateau, après avoir décrit un cercle sur la Seine furieuse, se dirigea lentement vers l’amont. En sa qualité de meilleur ami, Tartinvil tenta d’atténuer le chagrin de Ploubaz :

— Faut pas avoir le bourdon, Victor. Ça te fait perdre gros de temps, cette affaire, je sais bien, mais qu’est-ce que tu y peux ? Rien ! T’iras, va, à la Tortue !

— Oh ! pour y aller, j’irai, gronda Victor sourdement. Personne m’empêchera d’y aller.

— On est tous avec toi, Victor…

— Ça aussi, je le sais, soupira Ploubaz.

À la réflexion, il lui paraissait invraisemblable que son gamin et ses meilleurs copains souhaitassent sa mort avec autant d’enthousiasme, mais c’était ainsi et ils tenaient ferme toutes les issues.

À la file indienne sur la rive, les autres suivaient le bateau qui peinait et crachotait dans sa lutte contre le fleuve. Victor revit le vieux pêcheur de chevesnes. Quel âge avait-il, ce bougre-là ? Soixante-dix ans ? Victor n’y parviendrait jamais, lui, à cet âge ma foi déjà supportable pour casser sa pipe. Au printemps, quand toutes les pommes de terre seraient plantées, il serait mort. Il est vrai qu’il ne périrait pas cet hiver. Il se promit de savourer ce sursis, de profiter des joies encore disponibles. Il coucherait avec Léontine, pour commencer. Un homme peut-il décemment trépasser sans avoir trompé un jour son épouse ? Tartinvil le regardait avec les yeux mouillés de tendresse du chien Vermicelle. Il eut envie de lui chuchoter : « Mais toi, Ricet, toi qui m’aimes bien, toi qu’on partageait nos fonds de poches pour se rouler une cigarette quand je fumais encore, toi qu’es mieux qu’un frère vu que mon frère c’était une savate, pourquoi que tu me veux du mal au point de vouloir m’envoyer en paquet recommandé aux requins et aux crabes, pourquoi ? » Mais il se tut. Tartinvil n’avait pas peur, lui. En 1939, il avait même eu la croix de guerre. Il n’aurait pas fallu lui dire deux fois, d’aller crever avec Victor ! Il n’aurait pas admis que son Victor n’aille pas crever tout seul d’un cœur léger. « Tu seras servi », songea Victor, non sans humeur.

— Il en a gros sur la patate, ce pauvre vieux, déclarait Coulibeux. Forcé, il lui manquait pas un bouton de culotte pour lever l’ancre, et le voilà qui doit se remettre au turf.

— Quand même, faut que ça le tienne ! Moi, à sa place, je laisserais tomber.

— Toi, Staline, t’es une entérite, répliquait Balloche. Victor, c’est un Jules. On laisse pas glaner deux ans de tapin pour une contrariété.

— Je suis de ton avis, Balloche, hocha Coulibeux. C’est un marin, Victor, et des marins, moi, j’en ai vu quelques-uns, et des pas pourris.

— Pour ça, faut dire que c’est un zigue dans le genre de Thorez, apprécia Staline conciliant.

Le sloop entra derechef dans les eaux calmes du canal. Les voisins en état d’alerte applaudirent à tout rompre le bateau prodigue devenu l’oriflamme du quartier.

Paulette embrassa son mari dès qu’il eut mis pied à terre.

— Comme tu as dû avoir peur, mon Victor.

— Peur, peur, c’est beaucoup dire. J’ai eu la trouille, quoi. Résultat, on passera Noël ensemble.

— Oh ! c’est chic ! s’écria-t-elle réjouie.

Puis elle se dit qu’elle était égoïste et ajouta, compatissante :

— Excuse-moi, ce n’est pas très gentil de ma part.

Il fit tout bas, malheureux :

— Mais si, Paulette, c’est gentil. Tu peux même pas savoir comme c’est gentil.

Il se tourna vers les camarades qui amarraient le sloop comme s’il eût été le Koh-i-Noor soi-même et les invita à venir boire chez lui le verre qu’ils avaient sacrément mérité.