CHAPITRE 12.
Victor avait rêvé d’empêchements nés d’une hypothétique mauvaise volonté de Volabruque. Il n’en fut rien. Le trop dévoué chef de gare principal recula le congé de son protégé au 1er février 1946, obtint encore de mobiliser une grue pour déposer le Cerf-Volant dans le jardin de Ploubaz.
Le sloop était donc là, sous les fenêtres et le nez de Victor, muet, glacé comme une menace. Si l’œil était dans la tombe et regardait Caïn, le bateau, lui, regardait Abel de tous ses hublots givrés de cruauté.
Victor devait remplacer le bordage endommagé. Pour commencer, Ploubaz, sur les nerfs, déclara que tous les bois qu’on lui proposait ne valaient rien. Ils étaient vérés, ou trop secs, ou trop verts et bons pour des goujats. Il s’en prit ensuite aux rivets. Ma parole, ceux qu’il avait trouvés pendant la guerre leur étaient supérieurs. Un comble ! Ceux-là ne rivaient pas, foiraient l’un après l’autre ou s’oxydaient. Il n’allait pas partir avec, dans sa coque, une porte ouverte sur l’océan. Item pour les voiles. Il n’avait plus confiance en elles depuis l’accident survenu au foc. En outre, il n’avait plus d’argent pour s’en procurer d’autres, plus rien à vendre. Il tergiversait, prenait le chien, le facteur, l’employé du gaz à témoin des mille et un tracas qui assaillent le brave homme dès qu’il essaie de mettre un pied devant l’autre.
Un soir, en son absence, chez Vigouroux, la belote achevée, le Cerf-Volant revint sur le tapis à la place des cartes.
— J’ai vu Victor ce matin, s’apitoya Tartinvil, il se ronge, le pauvre mec. Faut qu’il repeigne le sloop, qu’il achète une voilure neuve, celle qu’il a peut servir tout juste de rechange. Il a encore un tas de petits frais dessus, et lui qu’a jamais dû un kopeck de sa vie, il a une ardoise chez le boucher…
Balloche, Staline et Counissard adoptèrent la même attitude chagrine.
— Pas marrant, fit Staline.
— Non. Et puis, vous savez pas ce qu’il m’a dit hier ?
— Non.
— Il m’a dit : « Avec tous les ennuis qui me tombent sur le paletot pour me retarder, toi et les copains, vous finirez par croire que j’invente des histoires pour pas y aller, à la Tortue. »
— Il a dit ça ?
— Oui. Ça le ronge, quoi, ça le ronge. Comme si on savait pas que c’est sa seule idée au monde, d’appareiller le plus vite possible !
— Faut faire quelque chose pour lui, proposa Counissard, quelque chose qui lui prouve qu’on est là et qu’on le pousse au cul.
— D’accord, approuva Balloche, mais quoi ?
— Puisqu’il est gêné aux entournures, il ne s’agit pas de lui jouer de la musique. Faut qu’on organise une collecte.
Cette idée les inonda de clarté, ils réclamèrent une feuille de papier à Vigoureux, s’inscrivirent chacun pour cent francs, taxèrent l’Auvergnat du double sans lui demander son avis. Puis, postés là comme autant d’araignées, ils guettèrent les arrivants jusqu’à l’heure de la soupe pour les imposer.
Les jours suivants, ils coururent les rues, les boutiques, les trains et les gares, armés de leur liste de souscription et d’exhortations à la solidarité due à l’unique aventurier de la S.N.C.F. La municipalité de Triage sommée d’allaiter son glorieux enfant fit un geste. Volabruque, un autre. On lui faisait payer cher sa fantaisie de pêche au maquereau, à celui-là.
Bref, un mois après le début de la collecte, une douzaine de cheminots conduits par Tartinvil envahit la cuisine d’un Victor sidéré occupé à se raser.
— Victor, entama Tartinvil, c’est au nom de tous les camarades que je prends la parole. L’argent est le nerf de la guerre, mais il est aussi celui de la navigation. Tu n’es pas riche, Victor. Ne me coupe pas, ne te coupe pas non plus avec ton rasoir. Tu n’es pas riche, on est comme toi, mais on a pensé qu’il était juste qu’on contribue un peu à l’admirable tâche qui t’attend. Comme on élit des délégués syndicaux, toi, Victor, on t’a élu comme délégué à la Tortue. Tu trouveras notre cotisation dans cette enveloppe. Non, Victor, on reste pas. Ne dis merci à personne. C’est toi qu’on remercie d’aller nous faire honneur dans les pays lointains.
Ils repartirent sans que Victor ait seulement pu protester. Il soupesa l’enveloppe sans l’ouvrir et, bouleversé, reprit son blaireau, se campa devant le miroir.
Cette fois, ils l’enfonçaient jusqu’au cou dans la gadoue, avec leur imbécile de quête. Ils lui portaient le coup de grâce, l’enterraient vif sous les baisers et les pièces de cent sous. Il ne s’appartenait plus, il était le jouet de cette poignée de braves types. Il eut envie de se trancher la gorge et d’en finir, là, tout de suite. Hélas ! c’était encore mourir en lâche, et cette mort banale lui était interdite, surtout après une collecte ! Il lui suffisait pour aujourd’hui d’une estafilade, plus prosaïque et tout à fait involontaire.
Une serviette plaquée sur la joue, il regarda ce Victor aux yeux sombres qui le regardait avec rage. Le plus simple était de partir dès que le bateau serait en état. Ils ne céderaient pas. Il n’y avait pas de pitié à attendre de ce côté-là, ni d’ailleurs. Ni de nulle part. Il était seul, comme ces gens sans famille ni amis qui, dans les sentiers angéliques de l’éther, sous les plafonds blancs des hôpitaux, crient toute la nuit en silence, et meurent.
C’était la fin, cette fois. Elle était arrivée sur la pointe des pieds, jour après jour. Dans une quinzaine, le Cerf-Volant lèverait l’ancre pour son piteux destin.
Victor avait déjà quitté son enveloppe terrestre, ne dormait plus, ne mangeait plus, travaillait dans une brume, vivait dans une vapeur, agitait des pensées de fantôme. Ainsi le condamné à mort qui, au travers de ses barreaux, voit le soleil et se souvient que ce soleil était de la fête lorsqu’il avait dit « Je t’aime » à une fille, et compte les jours qui le séparent de la mort du soleil. Les cheveux de Ploubaz blanchissaient dare-dare. Il s’enfermait comme au fond d’une armoire dans un mutisme hargneux. Il n’en sortait que pour aller s’assommer au gros rouge chez Vigouroux, ce qui lui arriva jusqu’à trois fois en une semaine. Il fuyait alors les yeux tristes de Paulette qui mettait cela sur le dos de l’impatience et de l’appel du large.
À table, un midi, il lâcha tout à trac sur un mode qu’il souhaitait plaisant :
— Dis donc, Pierrot, qu’est-ce que tu dirais si je ne partais pas, si je me dégonflais, par exemple ?
Le gosse rit de cette blague et répondit :
— Un Ploubaz ne se dégonfle jamais, voilà ce que je dirais.
Victor insista :
— Supposons, alors, supposons qu’au dernier moment j’aille crier partout : je reste ici ! J’ai plus envie d’aller à la Tortue !
— Eh bien, mon vieux, pouffa le gosse, j’aurais bonne mine, à l’école ! J’oserais plus me montrer dehors !
— Et qu’est-ce que tu penserais de moi ?
— Pas grand-chose. Je te causerais plus.
Victor hilare lui tapota la joue alors qu’il ressentait en lui l’impérieux besoin de l’étrangler.
Ce fut à cet instant que quelqu’un frappa à la porte et qu’un Tartinvil bouleversé entra dans la cuisine en clamant :
— Victor ! Faut pas partir dans quinze jours, faut pas, c’est impossible !
— Et pourquoi donc ? railla Victor, intéressé malgré tout.
— Parce que ! Tout à l’heure, Volabruque m’a montré une lettre de Dieppe : y a un bateau de pêche qu’a sauté sur une mine. Y reste encore des mines qui se baladent dans la Manche. Tu vois pas que t’en rencontres une ? Je devrais pas dire ça devant vous, Paulette, mais c’est plus fort que moi, faut que t’attendes encore un peu, Victor.
Victor lorgna son fils tendu comme une corde d’arc et bougonna :
— Arrête ton tir, Ricet. Ça va bientôt faire trois ans que j’ai commencé le Cerf-Volant. Ma parole, vous voulez me faire barrer à la Tortue quand je sucrerai les fraises, avec une grande barbouse qui trempera dans la flotte. J’en peux plus, moi, j’en peux plus de piétiner et de tourner en rond. Faut que ça se fasse, maintenant, et vite. Je sais encore pas si j’appareillerai pas le lundi au lieu du jeudi, tu vois. Alors, fous-moi la paix avec tes mines, sans ça, après, ça sera un passage de baleines qui m’empêchera, et puis après un vol de mouettes ploubazivores, et puis après, autre chose. Non, mon petit père, je pars !
Lorsque Tartinvil s’en alla, après avoir bu le café, ce fut pour aller répéter partout que Ploubaz était un dur, un héros, et que le moule était cassé, qui produisait de semblables bonshommes.
Timide, Paulette murmura qu’il n’était pas prudent, pour Victor, d’aller se jeter au-devant de ces mines. Son preux de mari éclata plus fort qu’une de ces fameuses mines :
— Mais, cathédrale de bon Dieu, si j’étais prudent, je resterais dans mon lit, comme tout le monde !
— Et toc ! lança un Pierrot enthousiaste en sautant au cou de son père.
Volabruque freina, sauta de vélo, s’approcha de Ploubaz qui, en congé depuis le 1er, traînait dans les rues de Triage pour ne plus voir le Cerf-Volant.
— Mon vieux Ploubaz, ça n’a pas été sans mal une fois de plus, mais ça y est ! Demain matin, la grue chez vous pour remettre le sloop à l’eau.
Victor pâlit un peu puis souffla :
— C’est pas trop tôt. Je vous remercie bien, monsieur Volabruque.
— C’est la moindre des choses. Alors, c’est dans huit jours, le grand départ ?
— Eh oui, monsieur Volabruque, le grand départ !
— Et ça ne vous fait rien ?
— Qu’est-ce que ça me ferait ?
— Je sais pas, moi, un peu d’émotion, un peu d’appréhension, même. Il peut y avoir du danger, en mer.
— Pensez-vous !
— Vous avez raison. S’il fallait s’occuper de tout ça, on resterait chez soi. Alors entendu, Ploubaz, à demain ! Le bateau est vidangé, au moins, qu’on n’aille pas renverser l’essence en le transbahutant.
— Ayez pas peur, monsieur Volabruque.
Il demeura seul au milieu du trottoir. Le sursis expirait. Bientôt, ce serait son tour. Tête basse, frileux, fiévreux, il marcha au hasard des rues, traversa le pont Wilson sans y prendre garde, pénétra à la nuit tombée dans Villeneuve-Saint-Georges. Ses pas incertains le menèrent, sans qu’il y songeât seulement, devant la vitrine éclairée d’un marchand de jouets.
Dans cette vitrine trônait, éclaboussée de lumière, la maquette de La Belle Poule vendue depuis longtemps au boutiquier. Il ne l’avait jamais revue. Des larmes rentrées lui brûlèrent les cils. Chère Belle Poule ! Elle n’avait pas vieilli, elle. Toujours aussi belle, toujours aussi fringante, image gracieuse de ces temps où il tutoyait le bonheur d’être en vie. Ahuri, il ramassa une allumette. Il ne referait pourtant plus de maquette. Jamais plus.
Lorsqu’il rentra, Paulette et les garçons étaient déjà à table. Il grignota du bout des dents, morose. Paulette osa enfin le questionner :
— Qu’est-ce qui ne va pas, Victor ?
Il se détacha de la contemplation stupide du bouton de porte :
— Rien du tout. Tout va pour le mieux.
— On ne le dirait pas.
— Je m’ennuie, quoi. Avant, quand je prenais un jour de congé, je trouvais toujours à m’occuper. Là, j’attends, j’attends. Je ne croyais pas que c’était aussi long de partir.
Il avait failli lâcher « de mourir », s’était repris à temps non sans rougir jusqu’aux deux oreilles. Il ajouta, vite :
— La grue vient demain matin. Moi, je vais me coucher.
Il serra la main de Lucien, qui était un homme, embrassa Pierrot et ils l’entendirent refermer sur lui la porte de sa chambre. Paulette murmura comme pour elle-même :
— C’est fou ce qu’il a changé, en quelques mois.
Pierrot s’anima :
— Évidemment : il mue. Il quitte sa peau de chef de train.
Elle sourit, un peu triste :
— Avant, il l’aimait bien, cette peau-là. C’était la sienne depuis tout le temps.
Le gosse la toisa avec pitié : les mères ne comprenaient donc pas davantage leurs époux que leurs enfants ?
— Faut croire, maman, qu’il devait s’y sentir à l’étroit. Ce qu’il lui faut, à lui, c’est l’espace, l’horizon, la mer, le vent. C’est un sacré type, papa. Pas vrai, Lulu ?
— Sûr, fit l’aîné qui retirait auprès des filles quelque considération, en tant que fils de Napoléon.
Comme d’habitude, Victor ne dormait pas et pensait, les yeux grands ouverts dans le noir. Était-ce ainsi que l’on vivait, dans les cercueils ? Il n’aurait d’ailleurs pas de cercueil, lui. Les vagues le rouleraient, les bêtes le mangeraient. Les chiens, on leur creuse un trou. On ne creuse pas de trou dans l’eau. Ploubaz n’aurait ni messe ni cortège, ni chevaux ni couronnes, aucune de ces fanfreluches qui sont la coquetterie des morts.
Comme à peu près chaque nuit, il sentit couler des pleurs tièdes sur ses joues. Parfois, pourtant, il se disait qu’un miracle se produirait, qu’il arriverait malgré tout à la Tortue. Il existait des récits de navigations farfelues qui n’avaient pas tué leur homme. Lorsqu’il s’agrippait des dix ongles à cette bouée, il revivait en frissonnant la scène de la péniche. Il s’égarerait sur la route des paquebots et l’un d’eux le fracasserait comme un éléphant pulvérise un œuf. Lorsqu’il s’assoupissait, cette vision l’illuminait et il se dressait, plus enduit de sueur que d’huile un baigneur de Noël.
Il dissimula son visage, car Paulette entrait dans la chambre, se déshabillait.
Lorsqu’elle fut à ses côtés, il s’appliqua à respirer régulièrement pour lui faire croire qu’il dormait. Il savait qu’elle le guettait, qu’elle retenait, elle, sa respiration. C’est alors qu’il vit, mâchoires ouvertes, un requin fondre sur lui. Il ne put réprimer un soupir et Paulette parla :
— Qu’est-ce qu’il y a, Victor ?
— Rien.
— Si, il y a quelque chose.
— Mais non, dors.
— Dis-le-moi, à moi.
— Je n’ai rien à dire.
— Si, Victor. Je te connais, moi. Et je t’aime bien. Je suis la seule à t’aimer pour ce que tu as toujours été, un brave homme de petit cheminot. Je ne t’ai jamais poussé, moi, à jouer les zigotos sur la mer. Dis-moi ce que tu as, mon Victor.
Elle le tenait entre ses bras chauds et Ploubaz mollissait, sentait qu’il n’avait pas le droit de faiblir, puis faiblissait quand même. Elle soupçonna qu’il fléchissait, se fit pressante, chuchotant :
— Qu’est-ce que tu as, Victor ? Qu’est-ce que tu as, Victor ?
Il résista encore :
— Non, Paulette, j’ai honte.
— De quoi ?
— Non, je ne veux pas le dire, laisse-moi.
— Honte de quoi ?
Il sombra et souffla, épouvanté :
— J’ai peur.
Il en fut bizarrement soulagé, cela ressemblait à un abcès qui perce, répugnant et voluptueux à la fois. Il entendit Paulette dire, calme, tout près de son oreille :
— Tu as peur de partir ?
— Oui.
— Ne pars pas. Je ne t’en voudrais pas, moi, bien au contraire. Je serais la plus heureuse de toutes si tu restais.
Il répondit, étourdi par cette complicité :
— Faut que je parte, Paulette, pour les autres, pour Pierrot. Ils me mépriseraient, eux. Toi, tu m’aimes, mais eux ils ne comprendraient pas, ils diraient partout que je suis un minable. Et Pierrot, tu l’as écouté, l’autre jour, il pourrait plus me regarder en face. Je suis forcé, t’entends, forcé de partir. Et je n’en reviendrai pas, j’en suis sûr.
Elle le serrait très fort, silencieuse. Son cœur battait et couvrait le tic-tac du réveille-matin. Il se pelotonna contre elle, vaincu, et elle était tiède et tendre comme une maman de petit garçon. Elle lui caressait les cheveux.
— Je te dégoûte, hein, Paulette ?
— C’est pas vrai, mon Victor. Tu es drôlement courageux de m’avoir dit ça.
— Tu te moques de moi ?
— Non. C’est plus courageux que de partir comme un bœuf à l’abattoir. Tu crois qu’il est si courageux que ça, le bœuf ? Dors, Victor, dors. Ça va s’arranger.
Il geignit :
— Comment veux-tu que ça s’arrange ? Demain, la grue sera là. Même pas le bon Dieu pourrait m’en tirer, du pétrin. J’ai plus qu’à mourir en beauté, je te dis, avec le grand pavois au-dessus de la tête.
— Il faut dormir, Victor.
— Je peux pas.
— Si. Rappelle-toi quand tu avais mal aux dents, tu finissais toujours par t’endormir dans mon bras. Tu me disais : « Défends-moi, Paulette », et je te défendais.
Il était bien, elle le couvait, il s’engourdissait de douceur. Elle le berçait comme un gros bébé et il culbutait lentement, épuisé, béat, dans le néant. C’était Paulette, à présent, qui gardait les yeux grands ouverts dans le noir. Enfin, il coula et ronfla. Paulette le repoussa avec mille précautions et se leva.
Des coups de poings s’abattirent sur les volets et la voix de Tartinvil retentit, affolée :
— Victor ! Victor !
Ploubaz se dressa, ahuri. Paulette fit la lumière.
— Réveille-toi, nom de Dieu, le bateau brûle ! T’entends, le bateau brûle !
Victor hurla :
— Quoi ?
— Viens vite, vite, vite !
Ils l’entendirent parler à quelqu’un :
— C’est vous, Ravasson ? Prenez un seau, vite, vite ! Attendez, je vais plutôt brancher le tuyau sur la pompe !
Victor cria en enfilant ses pantoufles :
— J’arrive !
Il traversa en courant la salle à manger où les enfants éveillés en sursaut étaient droits sur leur lit, hébétés. Il ouvrit la porte et battit des paupières, aveuglé.
Le Cerf-Volant flambait comme un journal, fantastique étendard de feu dans la nuit. Il craquait, pétillait, jetant des flammes si hautes tout au long de son mât que la lune en reculait dans le ciel.
Tartinvil l’arrosait, dérisoire, avec le tuyau qui, jadis, arrosait les légumes. Victor arracha des mains d’un Ravasson en chemise de nuit bleu pâle le seau plein d’eau, projeta la gerbe sur la coque transformée en brasier. Il emplit encore le seau, le vida dix, vingt, trente fois dans ce tourbillon d’étincelles où se devinait à peine la forme du sloop.
— Il va rien en rester, rien, gueula-t-il, étouffé par les ardeurs de cette fournaise.
La corne des pompiers hulula au loin. Staline en pyjama arrivait sur son vélo, s’étalait sur les graviers du chemin par excès de précipitation.
Comme freinait à mort la voiture des pompiers devant le pavillon, le mât du Cerf-Volant se fendit, crépita, pirouetta sur lui-même et s’abattit, rompu en plusieurs tronçons, dans la nappe de feu. Un éclaboussement de brandons fit sauter les assistants en arrière. Livides sous les phosphorescences rouges, Staline, Tartinvil et Ravasson entouraient un Victor qu’avait frappé la foudre. Il entendit, tout près de lui, Pierrot sangloter.
Les lances des pompiers entrecroisaient leurs jets et l’eau, sur le sinistre, faisait un bruit de rames de papier qu’on déchire.
— Mon bateau, bredouilla Victor.
Ils ne disaient rien. Coulibeux et Balloche s’étaient joints au groupe pétrifié.
Coulibeux souffla à Ravasson :
— Surveillez Ploubaz. Il peut devenir fou.
Paulette prit Victor par la main.
Ploubaz ne bougeait pas et songeait vaguement à la guerre, où l’on tue pour ne pas être tué.
La terrible lueur décrut peu à peu et, bientôt, seuls les deux phares de l’auto des pompiers éclairèrent le désastre où luisaient des tisons. Les restes noircis du Cerf-Volant fumaient. Il avait brûlé comme un tas de copeaux.
Les camarades atterrés respectaient l’écrasant silence de Victor. Balloche souffla enfin pour Tartinvil :
— Comment que ça a pu se faire, à ton avis ?
— Je sais pas. Une escarbille, des fois, tombée d’une cheminée. Y a toujours des vapeurs d’essence, dans un cockpit.
— Moi, ce soir, intervint Ravasson, j’ai vu passer un rôdeur. Même que j’ai dit à ma femme : Simone, sur le chemin, je viens de voir un lascar qu’a pas l’air très catholique.
On haussa discrètement les épaules. Ils connaissaient tous le dada de l’agent de police qui voyait chaque soir au moins un rôdeur rôder dans le quartier, et cela depuis des années.
— Ça, grinça Staline bouleversé, ça, c’est signé. C’est un coup des factieux.
Mme Tartinvil se pencha sur Pierrot qui gémissait tout contre elle.
— Tais-toi, Pierrot, tais-toi. Ça sera à toi, plus tard, de consoler ton père qui a tant de chagrin.
Victor effondré considérait toujours les cendres de son œuvre. La voiture des pompiers tournait dans le chemin. Tartinvil et Coulibeux arrachèrent leur ami à sa funeste songerie :
— Viens, Victor. Faut pas te laisser aller, faut pas.
Ils l’escortèrent avec les délicatesses que l’on met à manier un somnambule, l’amenèrent dans sa cuisine, le firent asseoir.
— Donnez-lui un coup de rhum, Paulette, sans vous commander.
Ils en burent tous un demi-verre. Ils arboraient tous la mine de circonstances que l’on adopte pour veiller un défunt.
— Vous avez pas une cigarette ? murmura enfin Ploubaz.
Ils mirent tous la main à leur poche. Coulibeux fut le plus prompt, alluma la gauloise de Ploubaz. C’était la première depuis des mois et des mois.
Victor, abasourdi, savourait avec la fumée un délicieux goût de fruit sur ses lèvres, le goût de la vie. Il revoyait flamber le Cerf-Volant et tout autour de lui répétait que le sloop avait bien flambé. Il était innocent. Il l’aimait encore, le beau sloop marconi, mais de loin, de très loin, comme l’on dit : Superbe ! d’un tigre mort. Il soupira tout bas :
— J’en recommencerai un autre.
Ils ne comprirent pas et s’approchèrent. Tartinvil posa sa main sur le bras du malheureux :
— Qu’est-ce que t’as dit, Victor ? On a pas entendu.
Victor bredouilla :
— Je la verrai jamais, les gars, la Tortue. Jamais. C’est ça que j’avais dit.
— Y a des mecs, comme ça, qu’ont pas de veine. Ils ont beau faire, ils ont pas de veine, affirma Staline en commandant de l’œil une chopine à Vigouroux.
— Staline a raison, fit Balloche. Victor, il a pas de veine, y a pas à dire.
— Parce que, trancha Coulibeux, parce que faut pas croire. Moi qui connais les bateaux et les marins, moi qu’ai navigué sur à peu près toutes les mers du globe, moi, je suis bien placé pour vous le dire : le père Victor, vous m’écoutez bien, le père Victor, comme il avait goupillé son affaire, il y arrivait comme une fleur, à la Tortue. Comme une fleur, dans un fauteuil et les doigts dans le nez ! C’est un spécialiste qui vous le dit. La Tortue, c’est pas dur, c’est comme s’il en était déjà revenu !
— Pauvre vieux Victor, grogna Balloche au bord des larmes, il a pas eu de veine.
— Balloche a raison, conclut Staline, on le répétera jamais assez, mais il a pas eu de pot, Victor.
Cette année-là, Victor Ploubaz récolta les plus belles, les plus grosses pommes de terre de Villeneuve-Triage. Au salon des Cheminots, un septième prix récompensa la maquette du sloop marconi le Cerf-Volant du chef de train Ploubaz Victor.
Thionne-Paris, 1961.