CHAPITRE PREMIER
- Arrête-toi là ! ordonna Momcilo Pantelic à sa copine Natalia, à qui il avait laissé le volant de son coupé Mercedes SLK.
Natalia Dragosavac écrasa le frein et la voiture cessa de cahoter dans les trous d'un chemin défoncé qui partait de la route de Novi Sad pour conduire à une usine abandonnée. Les phares éclairaient le grillage qui entourait celle-ci, ainsi qu'un terrain vague qui s'étendait jusqu'à la route. Ce chemin défoncé ne menait plus qu'à une grille cadenassée et n'était guère fréquenté. Toute la Serbie était ainsi semée de friches industrielles qui avaient peu de chances de reprendre vie. Natalia éteignit les phares et coupa le moteur. Elle adorait conduire la voiture de son amant et en prenait grand soin. Dans les premières lueurs de l'aube, le paysage était carrément sinistre. Face au terrain vague se dressait, de l'autre côté de la route, l'école vétérinaire de Zemun, dont le terrain descendait jusqu'au Danube.
- Qu'est-ce qu'on fait ici ? demanda Natalia en étouffant un bâillement.
Il était à peine cinq heures et demie du matin et Momcilo Pantelic ne lui avait pas donné de détails sur ce rendez-vous très matinal. D'ailleurs, il ne fournissait jamais d'explications sur ses nombreuses activités. Natalia Dragosavac s'en moquait. Avant de le rencontrer, elle croupissait huit heures par jour derrière le guichet de l'agence de la Société générale de Zemun, pour un salaire misérable de 15 000 dinars ', partageant avec sa mère un minuscule deux pièces dans une des grandes barres héritées de l'époque de Tito du bloc G3 de Bezamija, quartier dortoir de Novi Beograd. Désormais, elle habitait un grand appartement de l'avenue Pregerica, à Zemun, avec une vue imprenable sur le Danube, fréquentait les restaurants, s'achetait des fringues au Sava Center et conduisait ce coupé de luxe qu'elle n'avait jamais vu que sur des dépliants publicitaires. Son amant, peu séduisant avec ses traits taillés à la serpe et son menton en galoche, avait toujours des liasses de billets de cent dinars dans les poches.
- Je suis en avance, fit Momcilo Pantelic. Tout à l'heure, tu me laisseras ici et tu ramèneras la voiture à la maison.
- Comment tu vas revenir ?
- On me ramènera, fit Momcilo Pantelic d'un ton mystérieux.
Il s'étira, luttant contre une furieuse envie de se rendormir. C'est vrai, il était parti trop tôt, mais la tension nerveuse l'avait empêché de fermer l'œil. Ils étaient restés tard au café Monza, un dancing luxueux installé sur un ponton ancré au bord du Danube. Momcilo attrapa le Zippo accroché à sa ceinture, alluma une cigarette et souffla la fumée, essayant de dénouer ses nerfs, de dissoudre la boule qui lui bloquait l'estomac. Au bout de trente secondes, il jeta la cigarette. Natalia l'observait, intriguée.
- Tu as des problèmes ? demanda-t-elle.
- Non, grogna Momcilo.
Il tourna la tête vers elle et sentit soudain sa tension tomber. Même pas maquillée, vêtue d'un caraco beige sans soutien-gorge et d'un pantalon de toile assorti, Natalia était sacrément bandante. Brusquement, il posa sa main gauche entre ses cuisses et fut balayé par une brutale pulsion sexuelle.
- Tu n'as pas mis de culotte.
- J'ai pas eu le temps.
Les doigts de Momcilo, plaqués sur elle, s'imprégnaient de sa moiteur et il commença à bander. Se soulevant un peu sur son siège, il descendit le Zip de son jean et fit jaillir de son caleçon à fleurs un sexe déjà raide.
- Pusi me
Docilement, Natalia se pencha par-dessus l'accoudoir central et obéit, enfonçant dans sa bouche le membre bandé, ce qui arracha un râle d'aise à Momcilo Pantelic. Les plaisirs les plus simples étaient les meilleurs. Il tendit la main gauche, remonta le caraco et se mit à malaxer les seins de Natalia, comme s'il voulait en faire jaillir du lait. Miracle : son angoisse disparaissait, comme fondant dans la bouche docile de Natalia. Il se baissa, se contentant de lui appuyer sur la nuque pour qu'elle se l'enfonce bien au fond du gosier jusqu'à ce que sa semence jaillisse. Complaisante, Natalia l'avala jusqu'à la dernière goutte.
Momcilo Pantelic rentra son sexe apaisé dans son caleçon et remonta son Zip.
- Dobro Tu peux y aller, maintenant.
Il sortit de la Mercedes sans même l'embrasser et prit sa sacoche de cuir. L'air était encore frais, mais dans deux heures il ferait 40 °C. Il guida Natalia dans son demi-tour et regarda les feux arrière de la Mercedes s'éloigner vers la route de Novi Sad. Pris d'une brusque bouffée d'optimisme, il songea que dans quelques heures, il serait riche et pourrait quitter ce pays de merde sans problème. Il n'en pouvait plus de ses combines à la petite semaine sous les ordres de gens qui le méprisaient. Il allait emmener Natalia sur la Côte d'Azur pour s'éclater. Evidemment, avant cette lune de miel, il avait une petite formalité à remplir : livrer à la police serbe l'homme le plus recherché du pays, Milorad «Legija» Lukovic, ex-commandant des Bérets Rouges, la JSO', l'organisation paramilitaire qui avait commis la plupart des atrocités du nettoyage ethnique. Dont le dernier exploit était d'avoir organisé l'assassinat du Premier ministre de la Serbie, Zoran Djinjic, le 12 mars précédent. Deux balles, une dans la poitrine et l'autre dans l'estomac, tirées par un sniper de l'équipe de «Legija» équipé d'un H & K 7.62, au moment où Zoran Djinjic descendait de voiture, dans la cour en face de son bureau.
Même dans un pays accoutumé à la violence comme l'ex-Yougoslavie, ce meurtre froidement prémédité avait provoqué un choc profond. En plus, c'était la quatrième tentative de meurtre contre le Premier ministre... Mom-cilo Pantelic avait participé à la précédente. Au volant d'un camion autrichien, il s'était jeté sur la voiture qui emmenait Djinjic à l'aéroport, le forçant à stopper sur l'autoroute de Zagreb, juste à la sortie de Belgrade. Zoran Djinjic avait été blessé aux jambes dans la collision, mais l'attentat avait échoué à cause d'un mauvais timing. Normalement, une fois stoppée, la voiture du Premier ministre aurait dû être prise en sandwich entre deux 4x4 et arrosée à l'arme automatique. Ce qu'on appelait chez les Bérets Rouges, le spanish collar2, Dieu sait pourquoi.
Momcilo Pantelic avait évidemment été arrêté, mais, compréhensif, le juge Zivota Djincevic l'avait relâché quarante-huit heures plus tard, considérant qu'il s'agissait d'un simple accident de la circulation. Cela en dépit des liens établis de Momcilo Pantelic avec ce qu'on appelait à Belgrade « la bande de Zemun », clan réunissant les anciens soldats perdus de Milosevic, les barbouzes épurées de la SDB1 et d'authentiques voyous. On ignorait que le juge Djincevic était, lui aussi, payé par les gens de Zemun... Momcilo Pantelic était paisiblement rentré chez lui et aurait continué une vie sans histoire sans l'assassinat du Premier ministre. Son successeur, Zoran Ziv-kovic, avait aussitôt proclamé l'état d'urgence et lancé dans le pays une opération de nettoyage sans précédent, arrêtant près de deux mille personnes, voyous, policiers et magistrats, et dissolvant les Bérets Rouges. Le juge compréhensif qui avait permis à Momcilo Pantelic de retrouver la liberté dormait désormais à la prison centrale de Belgrade, en compagnie du procureur général de Belgrade, du président de la Cour suprême, du conseiller pour la sécurité de l'ancien Premier ministre, Kostunica, et d'un paquet d'affidés. Deux des chefs du clan de Zemun avaient été abattus par la police, à la suite d'une bataille rangée, et l'assassin de Zoran Djinjic arrêté. Des chefs du complot, il ne restait en liberté que Milorad «Legija» Lukovic, qu'on disait parti en Croatie ou au Monténégro.
Prévenu à temps, Momcilo Pantelic s'était enfoncé dans la clandestinité. Son avenir derrière lui. D n'avait jamais été qu'un second couteau. Du temps de Slobodan Milosevic, il était payé pour voler les voitures des citoyens yougoslaves coupables d'avoir critiqué le régime en public. Les véhicules volés partaient immédiatement en Russie ou au Moyen-Orient, ce qui permettait au clan de Zemun de bénéficier de la protection de la SDB tout en gagnant quelques dinars. La Mercedes SLK datait de cette époque. Étant un des rares membres du clan de Zemun encore en liberté, Momcilo avait accepté de se rendre utile en servant d'agent de liaison entre « Legija » et ce qui restait du clan. Il avait ainsi appris où se cachait le fugitif le plus recherché de Serbie. Lorsqu'il avait révélé cette information à son avocat, Me Veselin Djakik, ce dernier lui avait immédiatement donné un conseil de bon sens : dénoncer «Legija» contre l'abandon des poursuites contre lui et beaucoup d'argent. La conscience de Momcilo Pantelic avait résisté quarante-huit heures. Le temps pour l'avocat de négocier avec un des chefs de la BIA ', l'organisme qui avait remplacé la RDB, elle-même issue de la SDB, d'obtenir dix millions de dinars2 et un beau passeport tout neuf à un nom choisi par Momcilo Pantelic, avec un visa Schengen.
Ce dernier n'en dormait plus depuis deux jours. Bien entendu, Natalia n'était pas au courant. Il regarda sa montre : dans moins d'une heure, son avocat, accompagné du patron de la BIA pour Belgrade, Goran Bacovic, viendrait le chercher pour qu'il les conduise à la planque de «Legija». Celui-ci arrêté ou tué, il toucherait ses deniers de Judas, moins les 10% de l'avocat, et filerait vers le soleil.
Un bruit de voiture lui fit tourner la tête. Un véhicule venait de s'engager dans le chemin, venant de la route de Novi Sad. Une Audi grise.
Ils étaient en avance et cela évitait à Momcilo Pantelic quelques minutes d'angoisse. Plus vite ce serait terminé, mieux cela vaudrait.
Les quatre portières de l'Audi s'ouvrirent en même temps, vomissant quatre jeunes gens en polo noir, jean et baskets. En une fraction de seconde, le cœur de Momcilo Pantelic se transforma en un bloc de glace.
Celui qui conduisait s'appelait Luka Simic, dit «le Shiptar3 », car il venait de Pec, au Kosovo. Un beau gosse brun, déjà un peu empâté. Il était accompagné de Jovan Peraj, dit « Pacov ' » à cause de son long nez pointu, de son menton fuyant et de ses petits yeux enfoncés, de Bozidar Danilovic, dit «l'idiot» et d'Uros Buma, dit «l'arnaqueur».
Quatre horribles voyous, petites hyènes qui gravitaient dans l'orbite du gang de Zemun, prêts à accomplir les tâches les plus abjectes. Ds avancèrent sans se presser vers Momcilo Pantelic, l'empêchant de fuir vers la grande route de Novi Sad.
Pendant quelques instants Momcilo Pantelic demeura cloué sur place. Il regarda autour de lui. Derrière, c'était le grillage de l'usine abandonnée, à droite, un mur clôturant le terrain vague, devant, les quatre voyous. Dans le lointain, il distinguait sur sa gauche plusieurs immeubles de Zemun Polie. S'il arrivait jusque-là, il était sauvé. Il bondit dans cette direction.
* * *
Momcilo détalait comme un lièvre à travers les broussailles du terrain vague quand il entendit la voix railleuse de Luka Simic.
- Momcilo, brate2, pourquoi tu te sauves ?
Il rentra la tête dans les épaules, courant de plus belle sans se retourner, se maudissant de ne pas avoir pris une arme. Trois détonations claquèrent, très rapprochées. Il éprouva une violente douleur dans le pied gauche, trébucha et s'étala.
D essaya de se relever, mais sa jambe gauche se déroba sous lui et il retomba à terre. Les quatre jeunes gens le rejoignirent, le cernant comme des vautours souriants.
- Ce n'est pas nous que tu attendais, Momcilo, fit Luka
Simic avec un sourire cruel. Momcilo Pantelic ne répondit pas. À quoi bon? Les quatre jeunes gens l'empoignèrent chacun par un membre et il poussa un hurlement de douleur quand on toucha son pied gauche d'où le sang dégoulinait. Une balle lui avait sectionné le tendon d'Achille. Ils le transportèrent ainsi jusqu'en bordure du chemin et le laissèrent brutalement tomber. Il voulut se redresser pour examiner sa blessure mais un coup de genou en plein visage le rejeta en arrière.
- Ne bouge pas, intima Luka Simic. N'aie pas peur :on ne va pas te tuer.
Momcilo Pantelic ne le crut pas une seconde. C'est toujours ce qu'on disait. Jovan Peraj, «le rat», lui écrasa la gorge avec son pied, l'empêchant de se relever. Du coin de l'œil, Momcilo vit Bozidar Danilovic commencer à creuser un trou avec une petite pelle, juste à côté de l'endroit où il se trouvait. Sa gorge se noua : ils allaient l'enterrer vivant ! Ces barges étaient capables de tout ! Mais Bozidar Danilovic se redressa après avoir creusé un trou même pas suffisant pour enterrer un chat. Une quinzaine de centimètres de profondeur et autant de diamètre. Il s'éloigna vers l'Audi et revint avec un sac de toile d'où il sortit un objet ressemblant à un petit réchaud à butane d'une belle couleur verte. Avec un sourire ironique, il le brandit devant Momcilo Pantelic.
- Tu sais ce que c'est ?
Momcilo savait : c'était une mine antipersonnel «bondissante». Un des engins les plus vicieux créés par l'homme. Il en avait posé des dizaines lorsqu'il était milicien dans les Tigres d'Arkan '. Il avala sa salive, comprenant ce qui l'attendait.
Avec précaution, Bozidar Danilovic disposa la mine dans le petit trou, puis retira la goupille de sécurité. Tout le corps de la mine était enterré et seules dépassaient du niveau du sol ses antennes rigides déployées comme les doigts d'une main.
De nouveau, les quatre jeunes gens prirent Momcilo par les poignets et les chevilles et le placèrent juste au-dessus de la mine. Il ne sentait même plus la douleur de son pied... Avec précaution, ils abaissèrent son corps jusqu'à ce qu'il sente les antennes de la mine entrer en contact avec son dos, à la hauteur des reins. Elles s'enfoncèrent sous son poids sans lui causer la moindre douleur, puis il entendit un claquement presque imperceptible. Malgré lui, il retint son souffle : la mine venait de s'armer.
Cependant, il ne se passa rien. Les quatre jeunes gens l'avaient lâché et le regardaient en riant.
- On s'en va, dit Luka Simic, tes copains ne vont pas tarder. Allez, ciao.
En Serbie, on ne disait plus « do svidania ». Ciao, c'était plus moderne. Momcilo Pantelic les vit remonter dans l'Audi qui s'éloigna en marche arrière en zigzaguant un peu avant de disparaître sur la route de Novi Sad. Il ferma les yeux, essayant de ne pas penser. Les tiges d'acier s'enfonçaient dans son dos, insistantes. Il fut tenté de bouger puis se figea, terrifié. La mine bondissante avait une petite particularité : elle n'explosait que lorsqu'on relâchait la pression sur ses antennes. Tant qu'il ne bougeait pas, il ne risquait rien.
* * *
Cette fois, c'est une vieille Mercedes qui s'arrêta à quelques mètres de lui. Vingt minutes environ s'étaient écoulées depuis le départ de Luka Simic et de ses copains. L'avocat de Momcilo Pantelic jaillit de la place du passager et se précipita.
- Momcilo ! Qu'est-ce qui se passe ? Tu es blessé ?
Comme il se penchait sur lui, Momcilo Pantelic poussa
un hurlement.
- Ne me touche pas ! Éloigne-toi !
Un deuxième homme venait de descendre de la Mercedes, un énorme porte-cartes d'officier accroché à l'épaule, un portable fixé à la ceinture. Presque chauve, trapu, moustachu, le visage lourd avec un gros nez busqué, mal habillé, c'était Goran Bacovic, le patron de la BIA pour Belgrade. L'homme qui avait conclu le deal avec son avocat. Deux policiers sortirent à leur tour de la voiture.
- Tu es blessé ? répéta l'avocat, voyant la tache sombre
sur le bas du jean. Qu'est-ce qui est arrivé ?
Momcilo Pantelic le leur expliqua, en tournant à peine la tête de peur de faire bouger son dos. Il aurait voulu s'enfoncer dans le sol, se coller à cette mine, ne faire qu'un avec elle... Goran Bacovic hocha la tête et prit son portable.
- On va vous sortir de là, affirma-t-il, j'appelle le ser
vice de déminage.
Momcilo Pantelic écouta tandis que le chef de la BIA cherchait à joindre les gens compétents. Enfin, le policier referma son appareil et annonça avec un sourire rassurant :
- Ils seront là dans une heure, il y a beaucoup de circulation. En attendant, vous devriez nous dire où se planque Milorad Lukovic, s'il est encore temps d'intervenir.
- Jeba Tebe ' lança Momcilo Pantelic. Je parlerai quand vous m'aurez débarrassé de cette saloperie. Donnez-moi une cigarette !
Son avocat la lui alluma avec son Zippo orné d'une pin-up et la lui glissa entre les lèvres. Momcilo Pantelic en tira une bouffée et apostropha le chef de la BIA :
- Qui a dit à ces enfoirés que j'avais rendez-vous avec vous? Qui? C'est à cause de vous que je suis dans cette merde !
- Je ne comprends pas, balbutia Goran Bacovic. Je n'en avais parlé à personne !
Le silence retomba. Le soleil se levait et il commençait à faire chaud. Les quatre hommes restèrent debout, entourant Momcilo Pantelic muré dans un silence hostile. Goran Bacovic, lui aussi, se posait des questions. Qui avait pu trahir? De loin, la scène devait être surréaliste... Mais, depuis longtemps, toute la Yougoslavie était surréaliste.
* * *
Un fourgon bleu de la Milicija vint s'arrêter derrière la Mercedes de Goran Bacovic, suivi d'une ambulance aux formes anguleuses et à la peinture écaillée. Plusieurs hommes descendirent du fourgon, entourant un homme portant une épaisse combinaison blanche, un casque de scaphandrier en verre blindé et des bottes en Kevlar. Il s'accroupit près de Momcilo Pantelic et commença à Interroger. Le blessé lui jeta un regard mauvais.
- C'est une putain de mine bondissante ! lança-t-il. Elle est juste sous mes reins. Alors dépêche-toi de faire quelque chose !
Le démineur s'allongea sur le sol, perpendiculairement à Momcilo Pantelic, et commença à creuser une minitranchée avec son couteau pour arriver à glisser le bras sous le corps du blessé. Il engagea ensuite son bras avec d'infinies précautions. Momcilo Pantelic pouvait voir la sueur couler sur son visage et ce n'était pas à cause de la chaleur.
Après avoir exploré la cavité, le démineur retira son bras et annonça :
- Je l'ai touchée, elle est bien là où tu dis.
- Et alors ! explosa Momcilo, qu'est-ce que tu attends pour l'enlever?
Le démineur se remit debout et bredouilla :
- Faut que j'aille chercher de l'équipement.
Il s'éloigna vers le fourgon, suivi par Goran Bacovic et l'avocat. Celui-ci demanda aussitôt :
- Il y en a pour longtemps ?
Le démineur ôta son casque et lui jeta un regard torve.
- C'est pas une question de temps. On ne peut pas désamorcer ce type de mine une fois qu'elle est armée.
Ses interlocuteurs mirent quelques secondes à réaliser. Goran Bacovic demanda alors avec insistance :
- Il y a bien quelque chose à faire ?
Le démineur essuya la sueur qui coulait sur son visage et laissa tomber :
- Non, rien. J'en ai vu des tas, des mines comme ça. Les « Turcs ' » en avaient aussi. On ne sait jamais comment elles sont réglées. Ça peut péter si on soulève les antennes d'un demi-millimètre. Il faudrait arriver à glisser entre elles et le dos de ce type une plaque d'acier très fine. Ça a une chance sur cent de marcher, et moi je ne vais pas essayer, j'ai trois gosses. Vous ne trouverez pas de volon taire pour ce truc...
Goran Bacovic alluma une cigarette avec un magnifique Zippo bleu orné d'un dauphin.
- Comment faisiez-vous pendant la guerre ?
Le démineur le regarda avec un sourire triste.
- Ça dépendait. Si c'était un «Turc» ou un Croate, on lui attachait une corde au poignet, on se planquait et on tirait doucement. Jusqu'à ce qu'il retombe en morceaux.
Quand c'était un copain, on lui tirait une balle dans la tête. Et la plupart du temps, c'était lui qui le demandait...
Dobro, je vais repartir. Tout ce qu'on peut faire, c'est mettre une tente au-dessus de lui, à cause du soleil.
* * *
Le soleil était déjà haut dans le ciel. Le fourgon était reparti depuis longtemps, laissant l'ambulance. Goran Bacovic vint s'accroupir à côté de Momcilo Pantelic et lui dit d'une voix rassurante :
- Écoutez, ça va prendre un peu plus de temps que prévu. Il est parti chercher du renfort. En attendant, il faudrait nous dire où...
Momcilo Pantelic tourna lentement la tête vers lui, vrillant son regard dans le sien, et dit d'une voix blanche :
- Écoute bien, connard ! Si tu continues à me raconter des salades, je me lève et tu pètes avec moi !
Il esquissa un mouvement et Goran Bacovic pâlit.
- Ne faites pas de bêtises ! On va vous sortir de là.
- Dobro, laissa tomber Momcilo Pantelic, tu as un flingue ?
- Oui, pourquoi ? répondit le policier après une légère hésitation.
- Donne-le-moi.
Goran Bacovic n'hésita pas longtemps. Ce type n'avait plus rien à perdre et il voyait la folie luire dans ses yeux. Il prit son Glock 28 dans son étui et le tendit à Momcilo Pantelic qui referma les doigts autour de la crosse avec une sorte de soupir de soulagement.
- Maintenant, tu peux te tirer, fit-il.
- Mais, vous, qu'est-ce que...
Momcilo Pantelic lui jeta un regard mauvais.
- Tu sais très bien ce qui va arriver. Dégage !
Lentement, Goran Bacovic se releva, impuissant. La situation le dépassait. Il échangea un long regard avec Momcilo Pantelic.
- Vous ne voulez pas que je prévienne quelqu'un ?
Momcilo faillit lui dire d'aller chercher Natalia, mais à quoi bon ? Il n'avait même plus envie de baiser.
- Ne, hvala ', fit-il. Ciao.
Comme le patron de la BIA de Belgrade commençait à s'éloigner, Momcilo Pantelic se ravisa et lança :
- « Legija » était chez Tanja Petrovic, mais il a sûrement filé. Si tu le trouves, tu lui vides un chargeur dans les couilles de ma part.
- Epo karacho ', murmura Goran Bacovic.
Cette fois, il s'éloigna pour de bon et appela un de ses hommes.
- Établissez un périmètre de sécurité autour de lui, dit-il. Que personne ne puisse approcher à moins de cin quante mètres. Donnez-lui à boire et à manger s'il le demande.
- Il ne risque pas de filer ? demanda un jeune flic.
Goran Bacovic lui jeta un regard peu amène.
- Si, dit-il, il va sûrement filer. Vers le ciel. Ou l'enfer. Et si tu ne veux pas partir avec lui, ne t'approche pas.