CHAPITRE XI

 

 

Zatko Tarzic se préparait à regarder les informations du soir quand la bonne vint le prévenir qu'on le demandait à la porte. Un homme qui venait de la part de Tanja Petrovic. Le vieux Bosniaque sentit son sang se mettre à bouillir. Depuis la fuite de la maîtresse de Milorad Lukovic, le mystère de la disparition de ses deux gorilles n'avait pas été éclairci. On avait retrouvé leur voiture à la fourrière, après qu'elle eut été abandonnée place Nikola-Posica. Quant à eux, ils s'étaient évanouis. Zatko Tarzic avait envoyé une seconde équipe chez Tanja Petrovic, où elle avait trouvé porte close. D avait fait ratisser tous les cafés, les boîtes, les restaurants sans obtenir la moindre information. Aussi, abandonnant la télé, il fonça à la porte, le front plissé et l'oeil mauvais.

Il s'arrêta net devant l'homme à la taille imposante qui s'y encadrait, les bras le long du corps, le visage inexpressif, gai comme un croque-mort. Brutalement, Zatko Tarzic oublia qu'il était un des hommes les plus puissants et les plus riches de Belgrade. Vladimir Budala, dit «le fou», ne se déplaçait que pour tuer... Sa veste bien boutonnée, impeccable comme une gravure de mode, il s'inclina légèrement devant Zatko Tarzic.

- Drobevece. Je peux entrer?

Zatko Tarzic grommela une réponse indistincte et s'ef faça, dissimulant sa peur sous un sourire de façade. Son visiteur gagna le salon où il attendit poliment que son hôte lui propose de s'asseoir. Ce qu'il fit après avoir tiré soigneusement sur le pli de son pantalon. La télé continuait à hurler mais il ne demanda pas de la baisser. Ce qu'il avait à dire devait rester entre eux.

- Tu veux un café ? demanda Zatko Tarzic.

- Né, hvala2, déclina Vladimir.

- Tu viens de la part de Tanja Petrovic ?

- Da. Je crois qu'il y a un malentendu entre vous. Zatko Tarzic s'empourpra.

- Je suis venu la chercher à la prison, je lui ai offert l'hospitalité. Tu sais comme je l'apprécie. Et elle s'est sauvée, je ne l'ai jamais revue. Je ne sais même pas où elle se trouve.

Vladimir Budala regarda ses pieds.

- Tu as envoyé deux de tes hommes chez elle, dit-il doucement. Milan et Vucko.

- Oui. Ils ne sont jamais revenus.

- Ils ne peuvent pas revenir, laissa tomber calmement Vladimir Budala. Es sont morts.

- Morts!

Zatko Tarzic s'en doutait un peu, mais ne comprenait toujours pas.

- Qui les a tués ?

- Tanja, fit paisiblement Budala. Elle a eu peur qu'ils veuillent la ramener chez toi de force. Tu es allé la chercher à la prison parce que tu as lu dans les journaux que «Legija» voulait balancer ton kum, Ratko Mladic. Tu voulais faire dire à Tanja où se trouvait «Legija». Alors, quand ils sont venus, Tanja les a fait entrer chez elle et les a tués.

Zatko Tarzic suffoquait de fureur.

- Jamais je n'ai voulu de mal à «Legija», jura-t-il. C'est un épouvantable malentendu.

- Ils sont restés deux jours chez elle et je les ai fait enlever. Maintenant, ils sont au fond du fleuve. Donc, il ne faut plus que tu les cherches. Ni que tu ennuies Tanja avec ça. C'est la vie. Voilà ce que je devais te dire.

Il se leva, toujours aussi sinistre, imité par son hôte, et continua de la même voix posée :

- Tanja m'a dit que tu lui devais cinq millions de dollars. Tu as mal fait vos comptes. Je reviendrai les chercher mercredi, dans une semaine.

Zatko Tarzic était trop abasourdi pour protester. Et puis, ce n'était pas un homme d'action. Il n'avait jamais tenu une arme de sa vie, gagnant ses millions grâce à ses trafics. Un homme comme Vladimir Budala le glaçait d'effroi. Certes, ils appartenaient tous les deux au camp des « bons » Serbes, mais même ses hommes de main hésiteraient à affronter le gang de Zemun. Car derrière Budala, il y avait Milorad Lukovic. Même en cavale, celui-ci inspirait encore la terreur.

Tandis qu'il descendait les marches du perron, Vladimir Budala se retourna et s'inclina légèrement. Zatko Tarzic manqua étouffer de rage devant cette marque de respect teintée d'ironie. Tordu de fureur, il regarda son visiteur remonter dans son Audi. Ainsi, Tanja Petrovic avait percé à jour ses véritables motivations. La garce ! S'il pouvait se venger... Il rentra et claqua violemment la porte.

* * *

Malko se retrouva dans l'ascenseur de l'immeuble de la BIA en compagnie de Tatiana. Libre. L'intervention de Mark Simpson avait aplani tous les problèmes. Obligé de garder son arme pour les besoins de l'enquête, Goran Bacovic lui avait gentiment offert un CZ 28 de provenance indéterminée, mais tout neuf, et juré qu'il ferait tout pour percer le mystère de la disparition de Natalia Dragosavac. Malko l'avait écouté sans illusions. La BIA, visiblement, faisait semblant de rechercher Milorad Lukovic, en dépit des moulinets verbaux du nouveau Premier ministre. Malko comprenait mieux pourquoi la CIA l'avait envoyé à Belgrade.

Hélas, son enquête n'avait guère avancé : il ignorait toujours où se cachait Tanja Petrovic et il ne comptait plus que sur Jadranka pour établir le lien avec la maîtresse de «Legija». Sachant qu'à la seconde où le fugitif serait averti de l'offre transmise par Malko, il se déchaînerait. Car, lui savait que le bruit répandu par Caria Del Ponti était une intox destinée à le couler auprès des «bons» Serbes. La première personne sur qui il aurait envie de se venger serait Malko. Celui-ci devait mettre à profit la très courte période de flottement pendant laquelle il saurait où trouver Milorad Lukovic avant que ce dernier ne réalise la vérité.

De l'acrobatie dangereuse. Déjà, de chasseur, il était devenu gibier, ainsi que ceux qui l'aidaient. Pour avoir collaboré avec lui, Natalia Dragosavac avait très probablement été torturée et assassinée. Tatiana, en dépit de sa bonne volonté, montrait ses limites. On avait tenté de l'abattre en plein Belgrade. Comme Zoran Djinjic.

L'incident du pistolet « emprunté » à un policier de la BIA montrait à quel point le système était pourri. Goran Bacovic avait dû avouer qu'il devrait se contenter d'un blâme. Le policier ripoux était protégé par son oncle qui occupait un poste important dans le parti au pouvoir. Après avoir prétendu avoir perdu son pistolet, il avait reconnu l'avoir prêté à un ami d'enfance pour que ce dernier s'entraîne au tir...

Seuls Farid, le petit gitan, et ses copains travaillaient consciencieusement. Au moins, ils avaient servi à localiser Vladimir Budala, étrangement négligé par la police serbe. Comme si on ne tenait pas vraiment à arrêter le sponsor de l'assassinat de Zoran Djinjic.

Alors que Tatiana et lui émergeaient sur un terre-plein de béton, au coin de l'avenue du 27-Mars et de Beogradska, son portable sonna. C'était Mark Simpson.

- Je vous invite à dîner, à La Langouste, annonça le chef de station de la CIA. Je crois que vous l'avez mérité.

Malko faillit refuser : il avait l'impression d'avoir cent ans. Mais d'un autre côté, il avait besoin de faire le point.

- Pas avant dix heures alors, précisa-t-il.

Heureusement, ils trouvèrent un taxi pour gagner le parking où se trouvait la Mercedes de Tatiana, qui le déposa ensuite au Hyatt et repartit se changer. Elle aussi accusait le coup, les yeux au milieu de la figure...

Arrivé dans sa chambre, Malko se dit qu'il devait quand même vérifier quelque chose. Plutôt tendu, il composa le numéro de Jadranka. Avait-elle eu vent de la tentative de meurtre dont il avait été victime ? À moins de cent mètres du lieu où elle se trouvait avec Tanja Petrovic...

Elle répondit à la seconde sonnerie, d'une voix pressée :

- Ah, c'est toi ! Je partais. Je dois dîner ce soir avec mon salaud de décorateur qui m'a volée comme dans un bois ! Mais si tu veux, demain, on peut se voir.

- Avec plaisir, dit-il.

Visiblement, elle n'était pas au courant de l'incident de Kneza Mihaila.

- Tu m'appelles ! À propos, j'ai une bonne nouvelle pour toi : j'ai parlé à Tanja. Je lui ai donné ton portable. Elle a dit qu'elle t'appellerait peut-être, qu'elle devait réfléchir.

- Merci, dit Malko.

La journée n'avait pas été complètement perdue. Jadranka lança encore de la même voix pressée :

- Ne m'appelle pas avant midi !

Il se déshabilla et se jeta sous la douche. Pour se laver le corps et le cerveau. Depuis son arrivée à Belgrade, cela faisait déjà deux morts. Et il n'avait pas encore franchi le premier cercle qui protégeait Milorad Lukovic.

* * *

Milorad Lukovic était si préoccupé qu'il ne sentait plus la douleur de sa jambe, laquelle pourtant ne se calmait pas. Désormais, il avait des élancements jusqu'en haut de la cuisse. Pour se soigner, il n'utilisait qu'un remède : un stock de Defender qui diminuait à vue d'œil, avalé sans eau et sans glace. On lui avait fait passer une dose de vaccin antitétanique et il s'était fait lui-même l'injection. Mais cela n'avait pas ramené le calme dans son esprit. Savoir que Tanja Petrovic voulait le retrouver et qu'il était obligé de refuser était un supplice. Si seulement il avait pu parler directement à Vladimir Budala, au lieu de correspondre par des mots ou un intermédiaire. Mais c'était impossible. Budala était trop surveillé. Par les Serbes et les Américains. Or, Milorad Lukovic avait remporté une première victoire : il était caché depuis plus de deux mois sans anicroche. Il devait continuer à observer les mêmes règles de prudence. Heureusement, la BIA ne faisait pas de zèle. Seulement, il y avait les Américains. Avec leur argent et leurs moyens techniques, ils faisaient la loi.

Il mit dans son baladeur la bande sonore du Temps des gitans et se laissa bercer par les chants pleins de tristesse. Il avait démarré dans la vie au Collège de musique de Belgrade et il lui en était resté quelque chose. Un bruit sec couvrit soudain la musique. Quelque chose venait de heurter le volet de bois fermant une petite fenêtre donnant sur une cour intérieure, entre la maison où il se trouvait et un immeuble de la rue Kraja-Petra. Il ôta ses écouteurs, prit son riot-gun et alla ouvrir le volet. Un paquet se balançait devant la fenêtre, suspendu à l'extrémité d'une longue perche. Celle-ci sortait d'une fenêtre, en face. C'était le moyen par lequel on lui faisait tout parvenir : vivres, courrier, médicaments. Il prit le paquet et referma le volet.

C'était tout mou et très léger. Il l'ouvrit et crut d'abord qu'il contenait un mouchoir. Ce n'est qu'en le regardant de plus près qu'il reconnut une culotte de femme. Un papier était plié à l'intérieur. Il attendit d'être revenu sur son matelas, le cœur battant la chamade, pour le déplier. Il n'y avait que quelques mots : «Je t'aime. Ta Tanja. »

Il eut envie de crier de joie, la douleur de sa jambe oubliée. C'était la première fois depuis le début de sa cavale qu'il avait des nouvelles directes de Tanja Petrovic. Il demeura immobile, la culotte serrée dans la main droite. Puis, peu à peu, il réalisa qu'il était en train de la frotter contre son pantalon de toile. Très vite, il développa une érection irrépressible. Il n'osa d'abord pas aller plus loin. Il avait un peu honte. C'était les collégiens qui se masturbaient dans leur lit. Lui aussi l'avait fait jadis en pensant à une prof de géographie à la croupe d'enfer. Il s'arrêta, le souffle coupé, la main posée sur son bas-ventre. Mais le contact du Nylon blanc le brûlait comme du feu. Sans pouvoir se retenir, il descendit son Zip, écarta son slip et libéra un sexe prêt à exploser. Essayant de contrôler sa respiration, il se contenta de resserrer les doigts à la base du membre, sans bouger, en pensant de toutes ses forces à Tanja. Si seulement elle pouvait être là, lui offrir le fourreau brûlant de son sexe. Il ferma les yeux, l'imaginant dans sa robe rouge qui moulait ses seins comme une seconde peau. Il en était fou.

Pendant des années, il l'avait désirée en silence. Elle était la compagne de son ami Arkan et, à ce titre, sacrée. Après la mort de son compagnon, quand il était allé lui présenter ses condoléances, elle l'avait reçu dans une longue robe noire pleine de dentelles, ouverte devant très bas. Il avait bredouillé quelques mots, ils avaient échangé un long regard, puis, sans réfléchir, il avait pris les deux pans de sa robe et les avait écartés, libérant ses seins magnifiques. Cinq minutes plus tard, il la prenait sur un coin du canapé en lézard rouge de Romeo, après lui avoir déchiré ses collants.

Plus tard, elle lui avait avoué avoir toujours été attirée par lui. Elle aimait ce genre d'homme, viril et dangereux à la fois. Depuis ce jour-là, ils ne s'étaient plus quittés. Tanja Petrovic était parfaite. Elle savait se servir d'une arme, avait du sang-froid, une santé de fer, ne posait pas de questions et baisait comme une reine. Une vraie Serbe.

Tout à coup, Milorad Lukovic constata que la main refermée autour de sa virilité semblait dotée d'une vie propre. Elle avait commencé à le masturber avec lenteur. Il la regarda comme si elle ne lui appartenait pas. Il s'arrêta, essayant de refouler sa pulsion, mais ses doigts recommencèrent leur manège, le menant lentement mais sûrement vers le plaisir. Alors, il se dit que c'était stupide de jouir à contrecœur et ses mouvements prirent de l'amplitude. A de petits picotements caractéristiques, il réalisa qu'il venait de franchir le point de non-retour. Il vit sa semence jaillir et cria sous le plaisir brutal. Soulagé.

Ensuite, il resta allongé, se demandant quand il retrouverait Tanja en chair et en os.

* * *

Vladimir Budala passa trois fois devant l'immeuble de la rue Knejinje Zorke, examinant les lieux de son regard perçant avant d'appuyer sur l'interphone, à «Perocevic». La voix de Tanja Petrovic demanda aussitôt :

- Qui est-ce?

- C'est moi, Vlad.

- Au troisième.

L'immeuble était noirâtre à l'extérieur et sale à l'intérieur. Vestige de l'époque communiste. Miracle : l'ascenseur marchait encore. Tanja Petrovic, en pantalon et polo, l'attendait sur le pas de la porte du petit appartement qui sentait le renfermé. Deux pièces mal meublées. Elle lui ouvrit une bière et s'assit en face de lui.

- Tu lui as fait parvenir ce que je t'ai donné ? demanda t-elle aussitôt.

Elle ne voulait pas prononcer le mot « culotte ». Vladimir Budala inclina la tête affirmativement. Lui aussi était mal à l'aise devant l'étalage de cette intimité.

- Je suis allé chez Zatko Tarzic, dit-il aussitôt. Il n'y a plus de problème avec lui. En plus, il va te rendre tes cinq millions de dollars...

- On en aura besoin, approuva Tanja Petrovic. Quand est-ce que je vais voir «Legija» ?

Vladimir Budala but un peu de bière avant de répondre :

- Avant, il faut régler beaucoup de choses. D'abord, ce soir, je vais chez toi faire le ménage. Une fois qu'ils seront au frais dans le fleuve, tu seras tranquille.

- Merci.

- Attends, fit aussitôt Vladimir Budala, il n'y a pas que de bonnes nouvelles. Je t'avais dit que je devais faire neutraliser quelqu'un de dangereux pour nous, qui travaille sûrement avec les Américains et tourne autour de nous. Ça a raté. Bozidar a été tué.

- Qui est-ce ?

- Un des garçons qui travaillent pour moi à Zemun. Ceux qui avaient puni Momcilo Pantelic.

- Ce salaud ! fit Tanja entre ses dents.

- J'ai eu tous les détails par un ami de la BIA qui m'a prévenu. En plus, cet imbécile de Bozidar avait emprunté une arme à un mec de la BIA. Comme il a essayé de tuer un agent des Américains, cela fait du bruit.

Tanja Petrovic lui expédia un regard aigu.

- Tu ne crois pas que «Legija» devrait quitter Belgrade?

- Si. Les Américains mettent une pression formidable sur le gouvernement. Ils veulent Karadzic, Mladic et «Legija». Comme ce salaud de Zivkovic est bien incapable de leur livrer les deux autres, il fait tout pour retrouver «Legija».

Les traits de Tanja s'étaient brutalement figés.

- Il faut partir, répéta-t-elle.

- Pas tout de suite. Il faut d'abord éliminer ce faux journaliste qui se rapproche trop. J'ignore ce qu'il sait vraiment. Je sais qu'il me surveille.

Il ne voulait pas dire à la maîtresse de Milorad Lukovic qu'il y avait une autre raison pour attendre : la blessure de son amant. Dans une cavale, il faut être en pleine forme. Elle était trop nerveuse pour encaisser ce choc supplémentaire.

- Tu es sûr qu'il est en sécurité? demanda-t-elle anxieusement.

Vladimir Budala hocha la tête affirmativement.

- Il n'y a qu'une seule personne qui sait où il se trouve, en dehors de moi, et j'en réponds comme de moi-même. Un ancien de la JSO qui a été blessé en opération. « Legija » lui a donné de l'argent pour qu'il puisse s'acheter un commerce. Sinon, il serait à la rue avec une pension de dix mille dinars par mois.

- Et l'environnement?

- Totalement sûr. Il ne sort pas.

- Je veux aller le rejoindre.

- Avant, insista le Serbe, nous devons éliminer la menace américaine. Us sont trop dangereux. Déjà, ils sont arrivés jusqu'à moi. Ensuite seulement, tu rejoindras « Legija ». Mais tu seras obligée de rester avec lui, ce serait trop dangereux de faire des allées et venues.

- Ça ne fait rien, affirma-t-elle.

Il lui jeta un regard en coin.

- Tu ne sais pas dans quelles conditions il vit... Enfin, il faut d'abord régler ce problème.

- Tu veux que je t'aide? proposa-t-elle. Explique-moi.

Il lui raconta tout, depuis sa sortie de prison, quand il avait repéré pour la première fois le soi-disant journaliste autrichien, et la façon dont ce dernier s'était dangereusement rapproché de lui. Concluant :

- «Legija» ne peut pas se passer de moi, en ce moment. Si j'étais arrêté ou tué, il serait comme un rat pris au piège.

Tout à coup, il remarqua l'expression bizarre de Tanja Petrovic.

- Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-il.

- Celui dont tu parles, fit-elle d'une voix blanche, c'est sûrement l'homme dont m'a parlé cette folle de Jadranka.

- Explique-toi.

Elle lui raconta son entrevue avec sa vieille copine qui lui avait raconté son aventure avec un journaliste autrichien qui voulait absolument l'interviewer.

- C'est lui, conclut Vladimir Budala. Tu te trouvais à cent mètres quand il a tué Bozidar.

- La conne ! gronda Tanja. Celle-là, elle se fait mener par ses ovaires. Dès qu'un mec la baise bien, elle n'a plus de cervelle...

Vladimir Budala la calma d'un sourire.

- Moi, je pense que c'est, au contraire, une chance inespérée. Je vais te dire pourquoi.

Tanja Petrovic l'écouta, se détendant peu à peu. Finalement, elle eut un sourire carnassier et reconnut :

- Tu as raison. On va bien le baiser.

* * *

La terrasse du restaurant La Langouste semblait suspendue dans le vide, en contrebas de la rue Kosancirev, avec une vue imprenable sur la Sava. En face, sur l'autre rive, les péniches-restaurants piquetaient la nuit d'une ligne ininterrompue de lumières. Hélas, la nourriture n'était pas à la hauteur de la vue... Malko attaqua héroïquement sa langouste à peine décongelée, qui aurait mérité une tronçonneuse. Encore sous le choc de ce qui s'était passé dans la journée. Tatiana aussi avait les traits tirés. Mark Simpson, sans cravate, était le seul à sembler dans son assiette, mâchant avec application un rock lobster à la chair caoutchouteuse. Tous ces animaux exotiques pour la Serbie venaient de très loin.

Heureusement, Malko avait commandé une bouteille de Taittinger Comtes de Champagne qui aidait à faire passer le reste. L'atmosphère paisible, l'air tiède, la musique classique diffusée sur la terrasse faisaient un peu oublier à Malko la violence qu'il avait dû affronter ces derniers jours. Mais il n'était pas encore au bout de ses peines. Mark Simpson parvint enfin à avaler son morceau de caoutchouc et dit timidement :

- Avec tout ce qui s'est passé, je n'ai pas pu vous dire que j'ai reçu un message de Langley demandant où en sont les choses.

Malko faillit s'étrangler.

- Je suis arrivé depuis quatre jours, souligna-t-il. Normalement, ce soir, je devrais être à la morgue. Dans un pays où les criminels de guerre narguent la justice depuis huit ans, où on assassine le Premier ministre, où la police et la justice sont rongées par la corruption, il faudrait un miracle...

- Justement, soupira le chef de station, ils sont habitués à ce que vous fassiez des miracles...

- Pour le moment, avoua tristement Malko, j'ai probablement causé la mort d'une innocente. J'ai localisé le bras droit de Milorad Lukovic et je vais peut-être avoir un contact avec sa maîtresse, Tanja Petrovic. Elle sait sûrement où se trouve son amant. D'ailleurs, depuis sa sortie de prison, elle s'est volatilisée. Désormais, j'ai une chance d'entrer en contact avec elle. Seulement, c'est là que vont commencer les vrais problèmes.

- Pourquoi ? demanda Mark Simpson, tandis que le garçon lui resservait un peu de Taittinger.

- Vous savez bien que je suis venu ici avec l'intention d'approcher Milorad Lukovic pour lui demander des détails sur son offre d'échanger sa liberté contre Radovan Karadzic et Ratko Mladic. Offre qui a été implicitement confirmée par Caria Del Ponti. Seulement, vous et moi savons que cette offre n'a jamais existé... Que c'est seulement une façon de couper Milorad Lukovic des nationalistes serbes. Quand il apprendra que je veux le rencontrer à ce sujet, il comprendra immédiatement que c'est un piège.

- C'est exact, dut reconnaître Mark Simpson. Il risque de mal réagir.

Magnifique litote.

- J'avais espéré arriver jusqu'à lui pour monter une opération de «récupération» avant qu'il ne réalise, avoua Malko, mais je me rends compte qu'il est trop méfiant pour cela. Je crois avoir trouvé la parade. Il faut que je fasse une offre venant de nous.

- C'est-à-dire?

- Imaginez que je rencontre sa maîtresse, Tanja Petrovic. Je ne peux plus jouer les journalistes. Par contre, si je lui dis que je viens de la part du Tribunal pénal international de La Haye et que nous lui faisons l'offre qu'on lui a attribuée, ça peut le troubler.

Mark Simpson posa sa fourchette.

- Mais c'est impossible ! Jamais Caria Del Ponti ne marchera dans une combine pareille. Il est hors de question de proposer un tel échange.

- Bien sûr, reconnut Malko, mais si je veux m'approcher de Milorad Lukovic, je dois faire croire à Tanja Petrovic que c'est une offre sérieuse. Afin de pousser son amant à la faute.

- Comment pouvez-vous lui faire croire cela ?

- Quand je suis arrivé, vous m'avez présenté l'envoyé spécial du State Department, Richard Stanton, qui se trouve en ce moment à Belgrade pour essayer d'arracher au gouvernement serbe le général Ratko Mladic. Si lui confirmait mon offre à Tanja Petrovic ou à un autre proche de Milorad Lukovic, je serais crédible et j'aurais une chance d'arriver jusqu'à lui.

- Mais il n'acceptera jamais ! affirma Mark Simpson. Il n'a pas l'autorité pour le faire. En plus, il ne dépend pas de Langley, mais du State Department.

- Qui pourrait lui en donner l'ordre?

- Colin Powell, mais il ne le fera pas. Il faudrait \xnfin-ding de la Maison-Blanche.

Malko trempa les lèvres dans son Taittinger et laissa les bulles lui picoter agréablement la langue. Et, tout à coup, il trouva la solution. Son vieux complice de la Maison-Blanche, le Spécial Advisor pour la sécurité, Frank Capistrano. Qui, lui, comprendrait tout de suite la manip'. Et avait le poids pour la «vendre» au président George W. Bush.

- Je pense avoir un moyen, dit-il. Mais il faut que je parle à Washington sur une ligne protégée.

- Rien de plus facile, affirma le chef de station. Ce soir même, si vous voulez.

- Non, il faut d'abord que j'aie le contact avec Tanja Petrovic. Je ne veux pas vendre la peau de l'ours...

Tatiana, demeurée silencieuse, observa :

- «Legija» refusera votre offre. C'est peut-être un assassin et un voyou, mais il a le sens de l'honneur. Vous ne comprenez rien aux Serbes.

Malko sourit.

- J'espère bien qu'il refusera, parce que nous serions bien embarrassés s'il disait oui. Mais j'espère aussi pou voir me rapprocher assez de lui pour lui tendre un piège.

Il se dit qu'il risquait de s'engager, lui aussi, dans un pacte avec le diable. Encore plus tordu que celui qui avait coûté la vie à Zoran Djinjic. Mais c'était sa seule chance de réussite. Il souleva la bouteille de Taittinger : elle était vide. Il en commanda aussitôt une seconde, pour fêter le simple fait d'être en vie. Cette fois, c'était du Comtes de Champagne rosé millésimé 1996. Ils trinquèrent. Malko se dit qu'il aurait bien aimé être avec Alexandra. La vie passait si vite.

* * *

Malko avait dormi onze heures. Le contrecoup de ce qui s'était passé la veille. On ne tuait pas quelqu'un impunément. Il avait revu toute la nuit le visage figé et blafard de Bozidar Danilovic, l'homme chargé de l'assassiner. Il n'avait pas trente ans. Un jeune robot décervelé. Malko sentait encore dans son poignet les secousses des départs des coups ; ces secondes-là duraient des siècles, plus tard, quand on y repensait. Parfois, des fantômes traversaient ses pensées, éphémères et dérangeants, visages flous presque anonymes. Tous n'étaient plus que des squelettes pour la plupart oubliés, enfouis dans des terres lointaines.

L'expérience lui avait appris qu'on oubliait très vite les morts. Tout simplement parce que la mort - le concept -fait horreur à la vie. En Serbie, où la musique tsigane était omniprésente, avec son mélange de fatalisme, de violence, de tristesse et de joie de vivre, tout cela remontait plus facilement à la surface. Il sursauta : plongé dans ses pensées, assourdi par la télé, il avait failli ne pas entendre le téléphone. Tatiana devait s'impatienter. À moins que ce ne soit Jadranka en quête d'une dernière dose de sexe avant son retour en Grande-Bretagne.

- Gospodine Malko ?

Une voix de femme inconnue, chantante et grave.

- Da, c'est moi, répondit Malko en russe.

- Je m'appelle Tanja Petrovic, continua la femme en anglais. Mon amie Jadranka m'a dit que vous désiriez me rencontrer.