CHAPITRE DEUX

— C’est ici que la magie opère, dit Jogan en invitant Quarra à entrer dans le beffroi. En quelque sorte.

À l’entrée de la pièce, il y avait un pupitre en bois, orienté vers l’ouest, sur lequel étaient accrochés des rouleaux de tailles différentes. Chaque rouleau était équipé d’une série d’anneaux en ardoise orientés autour d’une cheville centrale, et chaque anneau était divisé en deux par une ligne tracée au niveau de la circonférence. Jogan choisit un rouleau de taille moyenne et l’enfonça dans l’un des supports de son établi. Opérant avec une rapidité née de la routine, il griffonna un message à la craie le long de l’objet cylindrique, faisant tourner le rouleau à chaque fois qu’il atteignait la fin d’une ligne. Lorsqu’il eût fini, il ôta une tige de fermeture de l’intérieur du rouleau, laissant les anneaux tourner librement. Les boucles étant dans des positions aléatoires, il remit la tige de fermeture en place et enregistra une série de dix chiffres correspondant aux nouvelles positions des anneaux.

— Celui-là n’est pas difficile à déchiffrer, dit-il.

Ôtant le cylindre de son établi, il marcha jusqu’au balcon Est. Près de la rambarde se dressait une armature conçue pour soutenir l’énorme grille de lumières. Chaque boule de lumière était tournée vers l’intérieur – en position éteinte – sauf une.

— Faites attention à vos yeux, dit-il.

Quarra s’arrêta dans l’embrasure de la porte et observa Jogan manipuler le dispositif d’alerte. Faisant tourner plusieurs poulies, il positionna l’armature de manière à aligner toutes les sphères lumineuses. Une lumière orange se mit à briller, puis une autre, projetant des faisceaux de lumière en direction de l’Est. Le signal d’alerte étant transmis, Jogan se mit à pianoter sur son appareil, ouvrant et fermant successivement des lumières blanche, dorée, orange, et verte. Jadis, elle avait connu la signification de chacune de ses lumières. Cela faisait partie de sa formation. Mais seul un expert pouvait envoyer des signaux à la même vitesse qu’un opérateur de signalétique d’Alanciar. Pour Jogan, cinq secondes suffirent à transmettre le code de destination et à commencer l’envoi de son message.

— Vous êtes doué, dit Quarra.

— J’ai de l’entraînement, répondit Jogan, ayant à peine observé le rouleau contenant le texte qui lui servait de référence. Ça me prend une éternité rien que pour leur dire que Belmer Kattun a décidé de passer ses congés à la taverne parce que sa relève est enfin arrivée.

— Vous n’utilisez pas mon nom ?

— Pas besoin, dit Jogan, lui adressant un sourire tout en continuant à pianoter sur son appareil. Pour la Grande Cause, vous n’êtes qu’un soldat inconnu de plus.

Il se pourrait qu’on ait une Grande Cause d’un autre genre ce week-end, pensa Quarra en espérant que Jogan ne remarquerait pas la teinte rouge que venait de prendre la peau de son visage.

Étant à l’abri des éclats de lumière, elle se tourna et étudia la pièce. En comptant les guetteurs, les opérateurs chargés de la signalisation, et les transcripteurs, la plupart des stations d’alerte du continent n’abritaient pas moins de quatre travailleurs. Et celles qui se trouvaient au croisement de plusieurs routes en comptaient bien plus. Ce qui fût d’abord un système d’alerte primitif était devenu le pilier logistique de l’état, ses objets de transit allant de simples bulletins météo aux rapports de navigation. Le jour qu’ils craignaient tant n’arrivant pas – celui où leur ennemi juré devait revenir – de nombreuses personnes d’influence s’étaient mises à utiliser le réseau dans le cadre de communications personnelles, comme c’était le cas pour Quarra et Jogan. Le réseau avait été l’une des plus grandes inventions de l’époque moderne, mais cette invention était encore plus fragile qu’avant, et Quarra savait que le Cabinet de Guerre n’hésiterait pas une seule seconde à y mettre un frein.

Peu importe, se dit-elle. Je suis là, maintenant.

— Où le transmetteur travaille-t-il ? demanda-t-elle.

— Parfois ici. Parfois sur le balcon, ou dans la cour, répondit Jogan en revenant à l’intérieur.

Son message étant transmis, il nettoya le rouleau avec un chiffon humidifié.

— Nous avons une salle de méditation en bas, mais ça ne semble pas vous intéresser, vous autres.

— C’est vrai, dit Quarra. Vous n’êtes pas sensible à la Force.

— Je suis très satisfait de la manière dont j’envoie mes messages. (Il indiqua la porte située à côté de lui.) Un coucher de soleil ?

Soudain, Quarra se trouvait sur le balcon ouest qui surplombait la côte. Désormais, la vie continuait sans elle. Elle ne prenait plus de décisions – du moins, pas consciemment. C’était là, comme promis, qu’un éclat de lumière orange naissait entre les nuages et l’horizon.

— Les barrières de corail au sud sont encore plus jolies. Nous avons un bateau à rames. Nous pourrions y faire un tour demain matin.

Jogan s’avança à ses côtés en tenant une bouteille et un verre.

— Ça vient de la réserve de Belmer. (Il versa le précieux liquide dans le verre et le lui tendit en lui adressant un clin d’œil.) Je suis navré, il n’y a qu’un verre, dit-il. Belmer n’en a pas besoin. Il boit directement à la bouteille.

— Alors c’est ça que vous faites ici, dit-elle. Vous passez vos journées à boire…

— Et à écrire à des femmes mariées, ajouta Jogan.

— À boire et à écrire à des femmes mariées, pendant que le Grand Ennemi se tapit de l’autre côté de l’océan.

Elle sirota son verre et esquissa un sourire.

— Vous savez que je pourrais faire un rapport sur vous. Je suis votre supérieure, après tout.

— Je prends le risque.

Le soleil disparut, et le tapis de nuages occulta entièrement le ciel. Sentant le vent souffler de plus en plus fort, Quarra se rapprocha furtivement de la balustrade près de laquelle Jogan était en train de siroter son breuvage.

— Vous n’êtes pas marié ? demanda-t-elle.

— Non, et vous le savez, répondit Jogan. Je l’ai évoqué dans notre deuxième message.

Quarra eut un gloussement. Elle n’avait évoqué son propre statut marital qu’à leur douzième message.

— Je suppose que le Dernier Arrêt n’est pas l’endroit rêvé pour fonder une famille.

— Le Dernier Arrêt, dit Jogan en se tournant pour observer l’océan. J’aime beaucoup.

— Désolée. Je ne voulais pas vous froisser.

— Je n’ai pas honte d’être ici. Sur le front, dit-il.

Jogan saisit Quarra par l’épaule, la fit tourner sur elle-même et pointa son doigt dans une direction.

— Vous voyez cette bouée là-bas ? C’est de là que la Messagère est venue, il y a deux mille ans. Quelque-part là-bas se cache la plus grande menace que Kesh ait jamais connue. Le diable tel que nous le connaissons. On m’a donc offert un choix. Passer mon temps à relayer les messages sans intérêt de personnes sans intérêts depuis l’intérieur des terres, ou vivre ici, loin de tout, afin d’assurer au monde que tout va bien.

— Très profond, dit Quarra en finissant son verre avant de le poser sur le rebord de la balustrade. C’est ce que vous m’avez dit dans votre message.

Plusieurs fois, même, se dit-elle.

— C’est une bonne raison d’être ici.

Jogan acquiesça.

— Alors, dit-il en posant la bouteille. Pourquoi êtes-vous là ?

Quarra eut un rire.

— J’obéis aux ordres, comme tout le monde !

— Non, ce n’est pas ça. (Il se tourna et la regarda dans les yeux.) Pourquoi êtes-vous venue ici ?

Surprise par le nouveau ton dans la voix de Jogan, Quarra se mit à bégayer.

— Qu’est-ce que… qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Ce que je veux dire, c’est qu’une femme dans votre position a mieux à faire que de venir ici et tailler la bavette avec un membre du Corps de Signalétique.

— Je voulais peut-être voir l’océan.

Jogan esquissa un sourire – mais ne rit pas.

Quarra poussa un soupir et dit :

— Brue.

— Votre mari. Il travaille avec le Conseil de Formation, je crois. Que fait-il exactement ?

— Il enseigne le soufflage du verre aux personnes âgées.

— Oh, c’est…

Quarra détourna le regard tandis que Jogan s’arrêtait pour trouver ses mots.

— Je suis sûr qu’il les aide beaucoup, dit-il enfin.

— Lorsqu’il n’est pas cloué au lit par la migraine, ajouta Quarra en esquissant un faux sourire. Brue déteste son travail. Il enseigne à des vétérans, et malgré le fait qu’ils sont à la retraite, ils doivent encore servir la Cause, comme nous tous. Résultat, tous ces vieillards bossent à l’usine et tous sont convaincus d’être les supérieurs hiérarchiques de mon mari. Ce qui est impossible étant donné que Brue n’est pas militaire… (Quarra s’interrompit, comme si elle avait perdu sa voix.) Enfin, le plus important c’est qu’il offre à ces gens une chance de se rendre utile. C’est tout ce qu’on peut faire, non ?

— Non, répondit Quarra en secouant la tête. Ou plutôt, oui. C’est peut-être le mieux qu’on puisse faire, mais ça il ne le saura jamais parce qu’il n’a pas la volonté. Brue est un bon père, et il est parvenu à bâtir un foyer décent malgré mes absences répétées…

— Mais il n’est plus l’homme que vous avez épousé.

— En fait, si. Et c’est bien là le problème. En l’espace de vingt ans, je suis passé d’employée de ravitaillement à transmetteur de pensée, de transmetteur à responsable des stocks, et enfin de responsable des stocks à conseiller militaire. Les conseillers militaires les plus brillants finissent généralement maires de leur propre ville. Bien que j’aie toujours détesté mon travail, j’ai toujours trouvé un moyen de rendre les choses plus agréables. Mais Brue n’a même pas le courage de tenir tête à un vieux fossile dont les états de service remontent au Vieux Cataclysme !

Quarra s’arrêta pour reprendre son souffle. C’était comme dans ses messages, sauf que cette fois il n’y avait pas de limite. Elle n’avait pas voulu se plaindre de Brue. Ce n’était pas juste pour lui. Et ce n’était pas pour ça qu’elle était venue.

Pourquoi était-elle venue ?

— Vous savez, dit Jogan, tout ça n’est pas bien grave s’il se comporte bien avec vous. Il ne se passe pas grand-chose ici, mais je suis toujours capable de dire aux gens ce que j’ai envie de leur dire. Chacun de mes rapports est comme une petite histoire que…

Jogan ne termina pas sa phrase car Quarra avait enfin décidé de la raison pour laquelle elle était venue ici. Il lui rendit son baiser. Le forçant à se mettre dos à la balustrade, elle l’embrassa de plus belle. Elle était profondément soulagée de faire ça, d’être dans cet endroit, après tant de mois et mots échangés. Ce n’était plus le moment de discuter.

— Quarra, dit Jogan d’une voix tendre.

Il la serra fort contre lui, et elle l’embrassa sur la joue. Enfin, elle ouvrit les yeux sur l’océan…

… et vit un objet volant de grande taille jaillir de la brume.

— Jogan !

Jogan la regarda avec des yeux plein de terreur. Il avait dépassé les bornes, et de toute évidence, ça le mettait très mal à l’aise. Cependant, il vit où le regard de Quarra était tourné et tourna le sien dans la même direction.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

La silhouette indistincte devint plus nette à mesure qu’elle se rapprochait. La chose était ronde, presque ventrue, comme les biscuits qu’on servait à la cafétéria – sauf que cette fois, le biscuit était aussi grand que la tour d’alerte. Des lignes fluorescentes dessinaient la forme d’un visage extraterrestre à la mine hargneuse. Quelque chose était suspendu juste en-dessous de la structure : une plate-forme de la taille d’un de ces navires qui voyageaient le long des canaux. Et de chaque côté du corps de la créature se trouvaient des formes se déplaçant d’avant en arrière en battant l’air. Cette chose était vivante – Quarra pouvait sentir les fluctuations dans la Force – mais la majeure partie de sa structure était artificielle.

C’était un vaisseau.

— J’en vois deux, dit Quarra en tirant sur la veste de Jogan pour lui intimer de regarder dans la même direction qu’elle.

— Non, hurla Jogan en pointant son doigt vers les nuages qui obscurcissaient le ciel à l’ouest. Il y en a un troisième !

Ils s’enlacèrent à nouveau pendant une fraction de seconde, observant tous deux les vaisseaux émergeant du ciel.

— Qu’est-ce qu’on fait ?

— Ce qu’on doit faire, dit Jogan.

Il relâcha Quarra et se précipita à l’intérieur de la tour.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Voilà qui devrait être une réponse facile, dit-il en attrapant le rouleau poussiéreux qui reposait au sommet de l’étagère en bois.

Le rouleau que Jogan venait se saisit était le premier rouleau à avoir jamais été porté sur le réseau de communication lorsque la tour d’alerte avait été construite, des siècles plus tôt. Il ne comportait qu’une seule inscription, et l’identifiant de la source de la Pointe de Défi était marqué sur le sommet.

Il n’y avait pas de code de destination… car il était destiné à absolument tout le monde.

— Je n’avais pas envoyé de rapport de trafic depuis le typhon qui a frappé il y a six ans, dit Jogan en se hâtant de revenir au balcon ouest. J’espère qu’ils ne prendront pas ça pour une blague !

Il adressa un regard à Quarra tout en manipulant les poulies de sa console.

— Qu’est-ce que tu attends, Quarra ?

— C’est toi le transmetteur de pensée, dit Jogan. Les stations d’alerte mettront un certain temps à recevoir l’information. Tu dois les prévenir !

Quarra se figea, réalisant subitement où elle était – et ce qu’elle faisait. Elle avait fait tellement d’efforts pour converser ses faits et gestes sous le secret. Elle dit d’une voix tremblante :

— Mais… je ne suis pas censée être ici.

— Quarra !

Elle n’avait pas le choix. C’était ici et maintenant. La sensation qui émanait à travers la Force était désormais plus forte, plus malveillante. Plus sombre.

Quarra savait maintenant pourquoi elle était là. Elle se tourna en direction du continent – bien que cela ne fût pas nécessaire – ferma les yeux, et se concentra de toutes ses forces. Oui, il y avait des âmes là-bas dans les terres densément peuplées du nord-est, attendant de pouvoir relayer son appel. Un mot, un seul. Le mot qui avait entretenu la peur dans le cœur de chaque habitant d’Alanciar pendant les deux mille ans qui s’étaient écoulés depuis que la Messagère avait fait naufrage sur leurs côtes.

Sith !