CHAPITRE SIX

Les nuages s’étaient dissipés, et la lumière du soleil se reflétait de nouveau sur les sommets en verre de Tahv.

— Je n’y vois rien, dit le vieil homme en se protégeant les yeux de la lumière. Quelle idée stupide d’installer des baies vitrées au sommet des tours de la ville !

— Oui, ô Grand Seigneur.

Une assistante Keshiri tapa dans ses mains. En réponse, une autre assistante tira sur une corde et plusieurs travailleurs postés sur le toit du capitole déroulèrent des rideaux noirs le long des baies vitrées du dôme de l’atrium.

— Il fait trop chaud, ici, grogna le maître en essuyant une couche de sueur imaginaire le long de son front. Je vais dans mon bureau.

— Certainement, ô Grand Seigneur.

Les assistants chargés de porter les éventails se retirèrent dans des alcôves pour lui ouvrir le passage. Varner Hilts, chef suprême de la Tribu Perdue des Sith de Kesh, retournait dans la petite pièce où il avait passé la moitié de sa vie. Et puis pourquoi pas ? Il portait toujours le titre de Gardien, ainsi que celui de Grand Seigneur. Cette pièce était à lui, ainsi que toutes les autres. S’il avait décidé de s’asseoir en face d’un vieux bureau enterré sous des textes anciens et de siroter son habituel breuvage alcoolisé, c’était ce qu’il allait faire.

Ces derniers temps, tout ce que Varner voulait, c’était la tranquillité. Cela faisait longtemps qu’il avait été soulagé de ses plus grandes responsabilités. Il avait ramené la stabilité au sein de la Tribu et fait restaurer le bâtiment qu’il chérissait tant pour lui faire retrouver sa splendeur d’antan. Le reste n’avait que peu d’importance. Hilts, désormais octogénaire, s’était désintéressé de la façon dont les affaires quotidiennes de la Tribu étaient gérées, ainsi que de la mission sacrée qu’il avait confié à son peuple vingt-cinq ans plus tôt. D’autres étaient plus à même de s’occuper de ces choses-là.

Sa conjointe, Iliana, toujours aussi robuste malgré ses quarante-neuf ans, dédiait tout son temps à la politique. Pour la plupart des gens, le Gardien et Grand Seigneur Varner Hilts était toujours l’objet de la plus grande vénération, mais chez les Sith, même une miche de pain serait capable de se faire des ennemis si on la posait sur le trône. Personne n’avait été assez stupide pour défier son autorité ouvertement, mais Hilts n’était pas dupe. Bien que, s’il continuait à prendre de l’âge, il serait probablement incapable de différencier la douleur infligée par une lame traîtresse des autres douleurs qui l’accablaient déjà.

Mais Hilts trouvait la volonté de se lever tous les matins dans le respect des traditions – et les traditions étaient faites par les ceux qui détenaient le pouvoir. Un quart de siècle s’était écoulé depuis la dernière lecture du Testament de Yaru Korsin à Tahv. Il était donc temps d’honorer la tradition à nouveau. Cependant, l’antique dispositif d’enregistrement ayant été détruit, Korsin ne pourrait plus jamais délivrer son message aux masses. Malgré les dommages occasionnés aux archives lors des terribles émeutes de la Grande Crise, le contenu du Testament existait toujours. Les bibliothèques d’Orreg et d’Elvarnos avaient échappé à la vague de destruction, et de toute manière Hilts connaissait le texte par cœur. Mais ce même cœur – toujours fort malgré les années – lui disait que les dernières paroles de Korsin n’étaient plus en accord avec le moment ; plus en accord avec son peuple.

C’est pour cette raison que Hilts avait rassemblé toute une équipe de scribes pour confectionner un nouveau discours officiel. Ce discours serait à la fois un manifeste venant rappeler aux gens ce qu’être un Sith signifiait et un acte authentique réaffirmant la hiérarchie des Hauts Seigneurs et des Sabres ainsi que les pratiques entourant la succession. Mais le point essentiel du message, et la chose qui excitait le plus Hilts, était une section contant les origines des humains sur Kesh, des membres Tapani de la Maison Nidantha à aujourd’hui. Pour Hilts, ce point représentait le couronnement de sa carrière, bien loin devant son rang de Grand Seigneur de la Tribu.

Peu après le début de la Restauration Hilts, Varner et ses chercheurs avaient commencés à archiver toutes les informations qu’ils avaient tirées des textes, des ordres incomplets de Naga Sadow aux missives envoyées par Takara Korsin à son fils. Les anciens écrits rédigés par les rescapés du Présage avaient toujours été parsemés de références confuses. Aujourd’hui, toutes ces références prenaient un sens. Les humains de la Tribu représentaient une part importante du grand schéma galactique, et de manière assez choquante, ils étaient bien plus anciens que le mouvement Sith ne l’était.

À travers la plume des scribes Keshiris dont l’éloquence dépassait de loin la sienne, ce qui n’avait été qu’un vulgaire récit de leur histoire devint un poème dont les vers avaient le pouvoir d’éveiller la fierté de la Tribu. Dépouillés de leur suprématie dans le Secteur Tapani, les membres de la Maison Nidantha étaient partis en quête d’une nouvelle et plus grande destinée – une entreprise qui les conduisit à être réduits en esclavage par les Sith de la Caldera Stygienne. Cependant, les ancêtres de la Tribu ne feraient jamais profil bas, surtout pas après avoir appris les philosophies des Sith et les rouages du côté obscur de la Force. Oui, l’arrivée sur Kesh de l’équipage du Présage était autant le produit de la contingence des lois de l’univers que l’était celle de leurs ancêtres Tapani dans l’espace Sith – mais il n’y avait pas de hasard dans l’univers. En fait, pour la Tribu de Kesh, les premières années avaient été l’occasion de prendre un nouveau départ grâce auquel les humains devinrent les maîtres et les Sith à peau rouge devinrent une espèce éteinte. Si seulement les réfugiés Tapani avaient eu connaissance du pouvoir de la Force lorsqu’ils étaient arrivés dans la Caldera Stygienne. L’histoire aurait pris une tournure bien différente.

Mais c’était sans importance. Aujourd’hui, la Tribu écrivait sa propre histoire. Quel que fût le sort de Naga Sadow et de son espèce durant les deux mille dernières années, ceux qui finiraient par quitter Kesh seraient libres. Un Sith d’un genre nouveau, né d’un peuple ancien. Hilts avait même envisagé de se servir du Véritable Testament pour surnommer les membres de la Tribu les Nidanthains, mais il avait fini par se raviser. Ils avaient peut-être commencés comme zone de commerce interstellaire, mais aujourd’hui leur identité résidait dans ce qu’ils avaient accomplis depuis leur arrivée.

Des années plus tôt, le terme de « Tribu Perdue » véhiculait encore une notion d’échec. Aujourd’hui, ces mots rappelaient à tout le monde ce qu’ils avaient déjà accomplis. En se perdant, la Tribu avait trouvé bien plus.

— C’est bien, dit Hilts en faisant crépiter le parchemin entre ses mains pâles. C’est assez bien, reprit-il.

Il posa les pages sur le seul meuble à proximité.

Quel dommage que tu ne sois pas là pour voir ça, Jaye. Tu as toujours adoré mes histoires.

— Varner, tu ressembles à un derrière d’uvak !

— Hein ?

— Je ne comprends pas, dit Iliana Hilts en se levant.

Vêtue d’une robe en satin sertie de pierres précieuses, Iliana pinça les joues de son mari en fronçant les sourcils.

— On fait venir les meilleurs spécialistes de la peau rien que pour toi.

— Je les ai bannis du royaume, dit Varner en se frottant la mâchoire. Ils voulaient toujours m’empoisonner avec leurs potions ridicules à base de plantes.

— Ça s’appelle du cataplasme organique, Varner. Ce sont des experts. Ils soignent les personnes les plus importantes du royaume.

— Plus maintenant.

Elle intima à son mari de baisser la tête afin d’ajuster son col.

— Tu es sûr que la routine du dirigeant irascible amuse les Keshiris à ce point-là ? Parce que ça ne marche pas avec moi.

— Rien ne marche avec toi, ma chère, répondit-il en lui adressant un léger sourire. C’est une des vérités desquelles je dépends.

Il n’avait jamais pu savoir avec certitude si les sentiments d’Iliana à son égard étaient de l’amour ou de la haine. Mais après toutes ces années, ça n’avait plus vraiment d’importance. Leur couple fonctionnait. Et d’après lui, peu de couples sur Kesh pouvaient en dire autant. Bien sûr, il avait fallu en passer par des menaces de mort pour les faire parvenir tous les deux à un commun accord. Sa vie était un combat qu’il ne pouvait mener seul, et la loi stipulait que sa compagne Iliana resterait en vie tant que Varner aurait encore un souffle de vie. Mais c’était peut-être là l’élément essentiel au bon fonctionnement d’une relation entre amants Sith.

— Lève-toi, dit Iliana en faisant basculer sa chaise tant et si bien qu’il faillit en tomber. Ta présence est requise en salle du trône.

— Encore ? Je préférerais lécher le sol plutôt que d’y retourner !

Il pointa du doigt le tract incomplet posé sur le bureau.

— C’est ici que ma présence est requise. C’est ici que je peux me montrer utile.

Iliana poussa un soupir.

— D’autres paroles.

Positionnant ses mains sous les aisselles de Varner, elle le força à se lever.

— Parler. C’est tout ce que tu sais faire. Tu as toujours fait un piètre Sith. Où est ta colère ? Où est ton envie ?

— Ma colère monte à chaque fois que je me regarde dans le miroir. Et mon envie à chaque fois que je vois quelqu’un à peine en dessous de soixante-dix ans.

Iliana ajusta sa tunique et se mordit la lèvre.

— Ça devrait faire l’affaire. Le Haut Seigneur Korsin Bentado demande audience.

Hilts poussa un gémissement.

— Je me suis trop éternisé ici.

Il posa un regard désespéré sur le parchemin. À ce rythme-là, il ne finirait jamais son travail.

Dis-lui que je ne suis pas disponible.

— Avec plaisir, dit Iliana en roulant des yeux. Mais c’est toi-même qui lui as confié les rênes de la force d’invasion.

— Pourquoi j’ai fait ça ?

— Parce que je t’ai dit de le faire. Parce qu’un Bentado qui a les mains occupées n’a pas le temps de comploter dans ton dos ou de former des cultes séparatistes. (Elle haussa les épaules.) Mais surtout parce que c’est moi qui te l’ai dit.

— Bentado, dit-il d’un ton maussade.

Le simple nom de l’homme suffisait à lui soulever l’estomac.

— Edell Vrai, ça c’est un homme intelligent.

— Tu l’as envoyé en expédition, Varner, dit-elle en l’escortant jusqu’à la porte. Maintenant, vas-y. Je fais beaucoup de choses ici, mais cette fois-ci c’est ton tour !

— Que le côté obscur de la Force bénisse votre famille, ô Grand Seigneur, dit Korsin Bentado.

Assis dans le siège du capitaine à bord du Présage, Hilts grommela une réponse inaudible. Depuis quand le côté obscur bénissait-il des choses ? Imbécile.

— Comme toujours, c’est un honneur de visiter cet endroit, le plus saint des saints de Tahv, fit Bentado, sa seule main restante balayant la pièce autour du trône.

Yaru Korsin était mort avant d’avoir pu y tenir la cour, et la longue pièce au plafond haut était demeurée fermée jusqu’à ce que Hilts la rouvre. Bentado reprit.

— J’étais émerveillé dehors, devant les sommets de verre. Cela démontre ce que j’ai dit. La Restauration Hilts a seulement commencé sur Kesh. Mais elle atteint les étoiles, où un jour nous nous retrouverons à la place qui nous est due pour dominer !

— D’accord.

Le Haut Seigneur Bentado se tenait devant huit guerriers Sith, tous vêtus, comme lui, de cuir noir. La cinquantaine bien avancée, Bentado avait le même air que dans sa jeunesse, chauve, mais les poils touffus de son visage étaient d’un noir profond. Hilts soupçonnait que ce travail était à mettre au crédit des « spécialistes » d’Iliana. Quelle sorte d’homme faisait teindre ses sourcils ?

— Les nouvelles que nous attendions depuis des années sont enfin arrivées, déclara Bentado ? Squab !

Bentado fit face aux grandes portes, par lesquelles entra un Keshiri bossu, une note à la main. Juste à côté du Grand Seigneur, Iliana roula des yeux.

— Eh bien, murmura-t-elle dans l’oreille ridée de son mari, nous savons maintenant pourquoi ça lui a pris des années pour venir ici.

— Shh, répondit Hilts, essayant de ne pas rire.

Cela avait une de leur blague privée, cinq ans auparavant, de recommander Squab comme assistant de Bentado. Le Haut Seigneur avait feint la joie à l’idée, acceptant aisément le Keshiri déformé dans son entourage de parfaits spécimens humains. Ils s’étaient demandés jusqu’à quand il le supporterait – et se le demandaient toujours. Bentado ne se montrait jamais sans son assistant rachitique à sa suite.

Bentado prit la note et le brandit bien haut.

— Réussite ! déclara-t-il. Nos auditeurs ont entendu l’appel à travers la Force il y a à peine quelques heures. Edell Vrai a découvert la terre cachée que Yaru Korsin nous avait révélée. Elle existe ! (Il écrasa le parchemin dans son poing ganté.) La preuve est là. Il est temps de frapper !

Hilts se tourna vers sa femme. Ses sources lui avaient indiqué la même chose plus tôt dans la journée, mais il ne servait encore à rien de s’exciter.

— Nous devrions attendre qu’Edell revienne.

— Grand Seigneur, la plupart de nos aérostats sont prêts. Mes équipages attendent. Vous êtes d’accord qu’il vaut mieux conquérir avec une force de frappe complète. (Bentado se tourna vers ses troupes.) Nous attendons vos ordres !

— Vous venez de le dire.

Passant un bras sur les épaules de son mari par-dessus le dos du siège, Iliana sourit.

— Il ne te dit pas tout, Grand Seigneur. Mes gens ont écouté également. Un seul message clair est arrivé. Mais d’autres émotions ont été ressenties plus tard. La surprise. Le choc. La confusion. (Elle fit une pause.) Puis, plus rien.

Bentado fit face à Iliana et leva le moignon de son bras gauche. Elle était responsable de la blessure, un demi-siècle auparavant.

— Ils ont découvert tout un monde nouveau, consort. Ils doivent avoir de quoi s’inquiéter, et ils sont confus quant à la suite de leurs actions. Edell Vrai n’est pas un guerrier, fit-il. Il est respecté, oui, comme un Haut Seigneur doit l’être. Mais il reste un bricoleur. Il attend que mes forces arrivent, pour continuer l’invasion.

Iliana ricana.

— Et si les folles idées d’Edell étaient maintenant au fond de l’océan ?

— Edell n’est pas mort, fit Hilts, soudain sur la défensive. Je l’aurais senti.

Iliana le regarda. Elle avait plusieurs fois déclaré qu’il ne pouvait pas sentir l’eau même s’il se trouvait dans un lac.

Bentado sourit largement.

— Je partage votre confiance, Grand Seigneur. L’équipage est prêt. Les soixante premiers aérostats sont gonflés et équipés pour la guerre.

Il s’agenouilla, et derrière lui ses assistants firent de même. Squab s’y prit un peu trop tard, et manqua de tomber en suivant le mouvement.

— Je prie que vous me laissiez partir, fit Bentado, tête baissée, afin de poursuivre notre destinée.

Hilts cligna des yeux.

— Humm, sûr.

Les guerriers sortirent. Avant de les suivre, le Keshiri de Bentado s’inclina à nouveau devant le trône, cette fois-ci plus convenablement. Hilts sourit devant l’effort. Restant jusqu’à la fin, Bentado salua le Grand Seigneur et suivit son équipage.

Hilts se tourna vers Iliana et leva l’un de ses sourcils blancs.

— Nous gâchons un aérostat avec lui. Cet homme est une vraie bombe.

— Il est tellement pressé, fit Iliana. (Elle avait l’air perplexe.) Il devrait attendre qu’Edell revienne. Il envoie tous ses gens à la noyade.

— Et cela te dérange ?

— Pas du tout, répondit Iliana. Il les a choisis. Tous ceux en qui Bentado a confiance méritent la noyade.