CHAPITRE QUATORZE
Pour la seconde fois en deux semaines, Quarra s’occupait d’un homme blessé alors que des Sith patrouillaient alentour. Mais le lieu n’aurait pas pu être plus différent. Elle ne se trouvait pas à la station de Jogan ni sur le pont d’un bateau ; elle était dans le plus grand sanctuaire de tout Alanciar : la bibliothèque d’Adari Vaal.
Les Sith restaient dehors, de l’autre côté de la tapisserie, et ils étaient bruyants. Il n’y avait jamais eu moins de trois voix depuis qu’elle était entrée, quelques longues heures avant. Elle ne pouvait pas sortir, mais elle avait toujours une chance d’avertir son peuple. Pendant deux heures, elle avait contacté d’autres transmetteurs de pensée grâce à la Force, sans se soucier de savoir si les Sith pouvaient sentir sa présence. La Force était un système de communication qu’ils ne pouvaient pas compromettre.
C’est du moins ce qu’elle croyait. Entre la colère émanant des Sith et le niveau presque toxique de peur qui s’était développée ces derniers jours chez les Alanciari, transmettre via la force ressemblait à une mort par noyade. Il n’y avait aucun moyen que quelqu’un devine ce qu’elle voulait dire. Elle était trop fatiguée – et avait elle-même trop peur.
Et elle était en colère. Pendant des heures, elle avait regardé Edell dormir et récupérer de sa blessure. Il lui avait menti depuis le début. Elle connaissait la côte au sud. Il n’y avait pas beaucoup d’installations et de forteresses : les montagnes enneigées étaient la seule défense. Le Malchance pourrait atteindre la mer sans être inquiéter. Mais l’automne arrivant dans le sud, les marins Alanciari évitaient le Passage Méridional à cause de ses courants violents de l’avancée de la glace. Un équipage expérimenté avait-il une chance d’atteindre l’océan oriental ? Et Jogan les aura-t-il prévenus, ou sera-t-il resté silencieux, souhaitant mourir en leur compagnie ? Et s’il les avait prévenus, l’auront-ils écouté ?
Quarra réalisa brusquement qu’elle ne savait vraiment pas ce que Jogan avait fait. Elle s’était imaginée connaître ses pensées privées, mais tout ce qu’elle avait, c’était une pile de messages et quelques heures à ses côtés. Elle lui avait presque dévoilé toute sa vie.
Et pour Edell ? Lui et son peuple avaient envahi son monde. Et pourtant, elle l’avait sauvé, même en sachant qu’il avait menti. Pourquoi ? Elle se remémora la scène de l’observatoire. Edell semblait différent de Bentado. Un meurtrier, ça c’est sûr, mais Edell semblait être un bâtisseur, pas un combattant. Il semblait être intéressé en quelque chose de plus grand. Néanmoins, les Sith étaient-ils intéressés par quelque chose de plus grand qu’eux-mêmes ? N’était-ce pas ça qui définissait un Sith ?
Elle ne lui faisait pas confiance. Mais elle n’avait pas non plus été capable de l’abandonner. Que lui arrivait-il ?
Quarra dormit mal, se réveillant souvent pour entendre des voix dehors. Mais elles ne se rapprochaient pas – et au matin, la lumière pénétra dans la pièce par une petite fenêtre ronde au-dessus. Le tunnel en béton était trop étroit pour servir de sortie, mais la luminosité lui donnait l’opportunité de faire quelque chose pendant que le Haut Seigneur dormait. Elle prit un livre.
Elle avait lu les Chroniques de Keshtah, comme tout le monde. Les récits retranscrits des combattants de la liberté à propos de leur ancienne vie étaient obligatoires dès que les enfants apprenaient à lire. Ils étaient les bases. Mais il était connu qu’Adari Vaal avait produit d’autres écrits durant son exil sur Alanciar. Certains étaient des travaux biographiques concernant les Sith ; d’autres décrivaient précisément leur continent. Une grosse partie de son travail comparait les minéraux des deux continents ; et même le plus dévoué des étudiants avait du mal à assimiler tout ça. Sa théorie qu’un Cataclysme Antique avait jadis séparé Keshtah et Alanciar était la seule chose digne d’intérêts.
Mais le livre que tenait maintenant Quarra était différent. Les pages n’étaient pas calligraphiées mais écrites par quelqu’un. La propre main d’Adari ? Cela ne semblait pas possible pour Quarra, qui prit néanmoins toutes les précautions pour tourner les pages. Mais que ce document soit original ou bien une copie écrite des siècles plus tard, c’était quelque chose qu’elle n’avait jamais vu : les mémoires personnelles d’Adari.
Impatiemment, Quarra parcourut les textes, ressentant la même excitation que lorsqu’elle recevait les missives de Jogan. Il y avait de pleines sections concernant les regrets d’Adari envers ses fils ; en particulier Tona, qui avait été laissé en retrait. Quelques passages parlaient de la mère d’Adari, Eulyn – mais il n’y avait presque rien concernant son premier mariage avec Zhari. En tournant la page, elle vit que l’écriture s’accélérait et se durcissait. Il était question de Yaru Korsin, le capitaine du Présage et premier Grand Seigneur de la Tribu.
Korsin avait touché l’esprit d’Adari longtemps avant leur première rencontre, et elle avait évoqué cette sensation plus d’une fois. Il en avait été déconcerté à chaque fois qu’il l’avait fait. Quarra comprenait le mal-être d’Adari, car elle l’avait ressenti lorsqu’elle avait essayé de communiquer mentalement avec d’autres Keshiris qui n’utilisaient pas la Force. Elle ne le faisait pas souvent car ça ne fonctionnait pas à tous les coups, et ce n’était pas un moyen très pratique. En tant que transmetteur de pensée, elle ne communiquait qu’avec d’autres utilisateurs de la Force. Mais elle avait essayé de joindre son mari par télépathie, et elle n’avait reçue qu’une réponse dégoûtée de sa part. Était-ce ce qu’avait ressenti Adari, la première Keshiri à avoir été contactée via la Force ? Quarra imaginait son inconfort.
Et cet inconfort se ressentait dans chacune des pages, dans lesquelles Adari décrivait la jalousie éprouvée par Seelah, la femme de Yaru, à son encontre. Du vitriol mental, émis à chaque fois que Yaru n’était pas à proximité. Non qu’il arrête Seelah à chaque fois qu’il était là ; Adari écrivait qu’il adorait voir les deux femmes remontées l’une contre l’autre. Ce comportement n’était pas Sith, ajoutait Adari ; c’était masculin. Mais ce qui gênait Adari, c’est qu’elle s’était volontairement placée dans cette position, et pas seulement pour obtenir des renseignements pour son mouvement de résistance.
Yaru avait un esprit plus fin que n’importe qui de ma connaissance. Lutter verbalement avec lui était comme un combat de sabres laser ; je me sentais pleinement consciente et vivante. Mais maintenant, des décennies plus tard, je me rappelle me réveiller le matin et attendre que la prochaine conversation commence. Lorsque je marchais en sa compagnie tandis que d’autres Keshiris et Sith s’agenouillaient, je me sentais au centre du monde.
Mais je n’oublierais jamais l’autre sentiment. Ce que j’ai ressenti ce premier jour à la montagne, lorsque Seelah et ceux de son espèce ont attaqué mon esprit. Yaru est intelligent, doué et charmant, et il utilise ses talents pour diriger les autres – et moi. Mais c’est aussi un chef parmi les Sith – et cela signifie qu’il est rude, impitoyable et sadique. C’est un homme qui a tué son frère par commodité. Si Yaru est encore vivant, il a sûrement fait pire. C’est un animal.
En étant jeune, j’étais avantageuse pour lui. Le problème, c’est que cela vous définit comme inégal avant que tout commence. À toutes les femmes qui se préoccupent d’un Sith, attention : les femmes fortes ne marchent pas à côté d’animaux. Pas sans une laisse.
Quarra referma le livre, frigorifiée.
Elle comprenait maintenant pourquoi personne n’avait lu ses mémoires, alors que tant d’autres choses concernant Adari Vall devaient être mues. Le leader des Sith l’avait tentée. Et le Roc de Kesh avait failli.
Elle regarda Edell, remuant dans son sommeil. Elle avait toujours le sabre laser. Elle pouvait éliminer une menace, une menace envers son peuple et probablement envers elle-même. Elle ne l’aimait pas, mais ne le détestait pas non plus – pas encore – et il en jouerait toujours. Il avait déjà commencé, durant leur voyage. Elle avait une chance de tout arrêter maintenant.
Mais elle avait également une question.
— Réveillez-vous, fit-elle doucement en le touchant à peine.
Edell laissa échapper un grognement étouffé.
— Ils sont toujours là ?
— Oui. Trois ou quatre, je crois. Vous pouvez vous en occuper ?
Il s’appuya sur un coude et grimaça.
— Non. Mais peut-être que nous le pouvons. (Il vit le sabre laser dans sa main.) Envie de vous en servir ?
— J’ai une question, fit Quarra, l’air grave. Vous avez dit que d’autres étaient en route. Et que vous et eux servez quelqu’un d’autre. Cette personne est-elle aussi mauvaise que Bentado ?
Étonné par la question, Edell la regarda attentivement.
— Non, non, ce n’est pas le cas. Le Grand Seigneur est âgé, mais sage.
— Vous l’aimez, fit-elle, surprise par ce qu’elle ressentait. C’est votre ami.
Edell sourit faiblement malgré lui.
— Oui, je suppose que c’en est un. Si vous deviez vivre sous un Sith, il vaudrait mieux vivre sous lui – ou moi – plutôt que Bentado. Croyez-moi, nous avons eu bien pire.
— Les aqueducs. Vous avez dit qu’ils s’étaient effondrés. C’est à cause d’un de vos leaders ?
— Et de certains qui voulaient diriger. Il y a eu un millénaire de chaos, Quarra. Si Alanciar croit en des choses qui durent, comme je le crois, vous ne pouvez pas laisser ça recommencer, fit-il. Vous devez m’aider.
Elle l’étudia – et parvint à une décision. Adari avait raison, mais j’ai raison également. Certains animaux sont meilleurs que d’autres.
— D’accord, fit-elle en se levant. Mais mettons les choses au point. Je ne vous aide pas pour vous, ni pour moi. Je vais arrêter Bentado – et remettre les choses dans l’ordre. Je le fais pour mon peuple.
— Cela revient au même que de le faire pour vous, fit-il en souriant d’un air satisfait. Mais nous discuterons de philosophie Sith plus tard. Nous avons du travail. Nous devons interrompre toutes les communications de Bentado – mais si nous nous rendons auprès de votre peuple, ils me découperont en morceaux. Ce qu’ils feront aussi si vous partez seule et qu’ils me trouvent ici. Si vous avez encore votre baliste, nous pourrions détruire les globes scintillants de la tour…
— Cela prendrait une éternité !
— Mais les deux camps nous tomberaient dessus. (Il soupira.) Je présume que vous avez déjà essayé de demander de l’aide via la Force.
Elle acquiesça.
— Ce qui signifie que le seul moyen de stopper Bentado, c’est de l’arrêter.
Edell tapa dans ses mains, pris par ses pensées.
C’est son attitude normale, réalisa-t-elle. Un calculateur, pas un combattant.
Les yeux dorés s’ouvrirent un instant plus tard.
— C’est bon, je sais. Nous devrons cependant nous battre. Dommage que nous n’ayons qu’une seule arme.
Quarra se leva.
— Ce n’est pas un problème. Si c’est ici qu’ils ont déplacé toutes les archives d’Adari Vaal, il devrait y avoir un autre sabre laser.
— S’il y en a un, alors elle l’a volé.
— Tant mieux pour elle dans ce cas. (Elle fit un clin d’œil.) Et tant mieux pour nous. J’ai toujours voulu en essayer un.