II

En s’approchant, il vit un tout jeune homme, dont le corps, sain et robuste, ne portait aucune trace de violence ; seulement le malheureux était transi et paraissait angoissé ; il s’était rapproché du mur de l’église et s’y tenait appuyé, sans regarder Sema, comme à bout de forces, ne pouvant même lever les yeux.

Sema s’approcha plus près de lui ; alors l’inconnu se réveilla comme d’un rêve ; il leva la tête, ouvrit les yeux, et regarda Sema d’un regard qui alla droit au fond de son cœur.

Le savetier jeta ses chaussures, détacha sa ceinture de cuir, qui alla rejoindre ses bottes, puis il ôta son kaftan en disant :

– Suffit… je vois ce qu’il en est. Tiens, veux-tu essayer ceci ? Mais, d’abord, redresse-toi un peu.

Sema soutint l’inconnu de son bras et l’aida à se remettre debout.

Il avait un visage charmant, et son corps avait des formes fines et délicates ; les pieds et mains ne montraient aucune trace de callosité. Sema lui jeta le kaftan sur les épaules, et, comme l’inconnu n’arrivait pas à passer les manches, il lui prit la main et l’aida, puis il ferma le kaftan sur sa poitrine, ramena les basques l’une sur l’autre et serra la taille avec la ceinture de cuir. Puis il ôta sa vieille casquette pour en coiffer son frère malheureux, mais, à ce moment, il sentit un froid piquant sur sa tête découverte et il fit cette réflexion :

– Après tout, je suis chauve, tandis qu’une épaisse forêt de cheveux garantit sa tête.

Et il remit sa casquette.

– Chaussons-le plutôt, reprit-il.

Il le fit asseoir et lui passa les vieilles chaussures de feutre qu’il avait aux pieds. Après l’avoir ainsi vêtu, il lui dit d’un ton cordial :

– C’est bien, frère. Maintenant, un peu de mouvement pour te réchauffer. Avec cela, on se tire d’affaire. Peux-tu marcher ?

L’étranger ne répondit pas ; immobile, il regardait Sema, les yeux pleins d’affection et de reconnaissance.

– Tu ne réponds pas ? Voudrais-tu passer l’hiver ici peut-être ? Viens nous mettre à l’abri. Tiens, voici mon bâton, frère, appuie-toi dessus et essaie de marcher.

L’homme se mit à marcher. Il allait sans difficulté, sans rester en arrière, côte à côte avec Sema, qui commença à le questionner.

– Dis-moi, frère, d’où viens-tu ?

– Je ne suis pas d’ici.

– En effet, tous les gens du pays me sont connus. Mais qu’est-ce qui t’amène ici ? Que faisais-tu près de la chapelle ?

– Je ne dois pas le dire.

– Des méchants t’ont maltraité, sans doute ?

– Aucun homme ne m’a fait de mal. C’est Dieu qui me punit.

– C’est vrai. Tout se fait de par sa volonté. Cependant, tu as un but, sans doute ; où vas-tu ?

– Tous les chemins me sont indifférents.

Sema s’étonnait. Son compagnon n’avait pas l’air d’un vagabond ni d’un mauvais sujet ; il parlait avec une grande douceur. Pourquoi refusait-il de s’expliquer ? « Mon Dieu ! pensait le savetier, il y a bien des choses qu’on ignore en ce monde. »

Il reprit :

– Eh bien ! viens-t’en chez moi, tu y auras au moins un moment de repos.

Le cordonnier suivait d’un pas allègre le chemin de sa demeure et l’étranger le suivait.

En ce moment, le vent s’engouffra sous la chemise nue de Sema ; la chaleur de l’ivresse était éteinte, il sentit douloureusement le souffle glacé. Tout frissonnant, il hâta le pas, en étirant sans pitié le mantelet de sa femme pour en couvrir sa poitrine. Il pensait tristement :

– Je suis sorti, ce matin, pour acheter une pelisse en peau de mouton, et je rentre sans un habit, amenant un homme nu par-dessus le marché. C’est ça qui ne va pas contenter Matréma !

En prononçant le nom de sa femme, le pauvre homme eut un serrement de cœur. Il jeta à la dérobée un regard sur son protégé ; en voyant cette figure si douce telle qu’elle lui apparut près de la chapelle, la joie et la sérénité revinrent dans son cœur.