IV – Le coup de foudre

– Encore un tour, je t’en prie, disait Serge à sa cousine, dont il enlaçait la fine taille, et qui, les joues en feu, faisait pour la dixième fois le tour du salon, en valsant avec grâce et légèreté.

– Non, assez, je suis fatiguée, dit en souriant la jolie cousine, tout en dégageant son bras.

Serge fut contraint de s’arrêter et se trouva ainsi juste devant la porte à laquelle le prince Kornakov se tenait adossé dans son habituelle attitude de calme nonchalance. Il était en conversation avec la comtesse Schœffing.

– Le voici justement, dit-il, désignant Serge du regard. Approchez, ajouta-t-il, et il salua respectueusement la jolie cousine, la comtesse désire faire votre connaissance.

– Il y a longtemps que j’aspirais à cet honneur, répondit Serge, avec un salut timide et enfantin.

– Vraiment, je ne m’en serais guère doutée jusqu’ici, répliqua la comtesse, l’enveloppant d’un regard souriant et ingénu.

Serge se taisait et devenait de plus en plus rouge, cherchant une réponse qui ne soit pas une banalité. Le prince Kornakov semblait prendre plaisir au trouble si sincère du jeune homme, mais voyant que cet embarras se prolongeait, il dit avec son habituelle aisance :

– Accorderez-vous un tour de valse madame la comtesse ?

La comtesse, qui savait que le prince ne dansait plus depuis longtemps le considéra d’un air étonné.

– Oh ! pas à moi, comtesse, je me sens trop laid et trop vieux pour prétendre à cet honneur.

» Vous m’excuserez mon cher fils d’avoir pris sur moi d’être votre interprète, ajouta-t-il.

Serge s’inclina. La comtesse lui fit face, et sans mot dire, plia son beau bras et le leva à la hauteur de son épaule. Mais à peine Serge eut-il enlacé sa taille, que la musique cessa. Il dut rester dans cette position jusqu’à ce que les musiciens, ayant aperçu le signe que leur adressait le prince, reprissent la valse. Jamais Serge n’oubliera ces quelques secondes durant lesquelles, par deux fois, il étreignit et relâcha la taille de sa cavalière.

Serge ne sentait plus ses pieds glisser sur le parquet. Il lui semblait qu’il était entraîné loin, bien loin de cette foule bigarrée qui les entourait. Toutes ses forces vives étaient concentrées à la fois sur son sens de l’ouïe – auquel il obéissait, suivant le rythme de la musique, tantôt ralentissant son mouvement, tantôt l’accélérant – et sur son sens du toucher, vibrant au contact de la taille souple de la comtesse dont les mouvements s’accordaient si bien avec les siens qu’elle ne semblait faire qu’un avec lui. De temps à autre, ses regards s’arrêtaient sur elle avec une sensation contradictoire de crainte et de délices et allaient de la blanche épaule aux yeux bleu clair, légèrement voiles d’une brume transparente qui leur donnait une ineffable expression de langueur et de volupté.

– Regardez, je vous en prie, que peut-il y avoir de plus beau que ce couple ? disait le prince Kornakov à la cousine de Serge. Vous connaissez mon goût pour les jolis couples.

– Oui, je crois que Serge nage en plein bonheur.

– Il n’y a pas que Serge. Je suis persuadé que la comtesse éprouve plus de plaisir à danser avec lui, qu’avec un vieillard comme moi.

– Vous tenez absolument à ce que je vous dise que vous n’êtes pas encore vieux !

– Qu’allez-vous croire là ! Je sais parfaitement que je ne suis pas encore vieux Je suis pire que cela je suis ennuyeux, je suis éventé, comme tous ces messieurs d’ailleurs, qui se refusent à s’y résigner. Serge est tout neuf, et de plus, une femme pourrait-elle désirer un homme plus séduisant ? Regardez donc comme cela est beau ! continuait-il avec une véritable satisfaction, en admirant le couple Et comme elle est charmante ! C’est à en devenir amoureux !…

– Il faudra que je le dise à Lise (c’est ainsi que s’appelait la comtesse Schœffing).

– Inutile, il y a déjà longtemps que je me suis excusé auprès de la comtesse de n’être pas encore tombé amoureux d’elle. Elle sait bien que je ne suis plus capable d’aimer. C’est du couple qu’ils forment que je suis épris.

Le prince Kornakov n’était pas le seul à admirer Serge et la comtesse valsant. Tous ceux qui ne dansaient pas les suivaient involontairement des yeux, les uns pour le plaisir de contempler un agréable spectacle, les autres avec dépit et jalousie. Serge était si ému par les effets du mouvement, de la musique et de l’amour que, lorsque la comtesse lui demanda de la reconduire à sa place et retira son bras de son épaule en le remerciant d’un sourire, il eut soudain le désir – un désir si violent qu’il le retint à grand-peine – de profiter de cet instant pour l’embrasser. Pour la première fois de sa vie, l’innocent jeune homme ressentait l’amour. Son âme était pleine de vagues désirs qu’il ne comprenait pas. Il ne s’en défia point et ne chercha pas à s’en défendre.