Los choses allant ainsi jour après jour, semaine après semaine, une année fut bientôt écoulée. Maître Sema avait maintenant un habile ouvrier connu pour travailler mieux que tout autre ; et les pratiques affluaient dans la pauvre demeure du savetier.
Un jour, au cœur de l’hiver, un traîneau attelé de trois chevaux fringants s’arrêta devant la maison. Sema et son compagnon interrompirent leur travail et se penchèrent vers la fenêtre.
Un brillant laquais sauta prestement du siège et ouvrit la portière. Il en sortit un personnage d’allure distinguée, tout hérissé de fourrure, qui se dirigea droit vers l’escalier.
Matréma s’était précipité pour ouvrir la porte.
Le personnage s’inclina sous le linteau trop bas et entra dans la chambre. Il avait la taille plus qu’ordinaire, et peu s’en fallut qu’il ne heurtât le plafond en se redressant. Son grand air contrastait avec la modeste pièce, qui semblait trop petite pour lui.
Sema s’était levé à la hâte, et fit un profond salut, tout confus en présence de ce grand seigneur ; jamais si grand personnage n’était entré sous son toit. Quel contraste !
D’un côté Sema, le teint hâlé, le visage couvert de rides ; Michel, avec sa douce figure pâlie de maigreur ; Matréma, dont la peau ridée s’étirait sur les os ; de l’autre, un colosse au visage plantureux, tout veiné de sang, avec une encolure de taureau, un être en un mot qui semblait d’un autre monde.
Le personnage respira bruyamment, ôta sa fourrure et demanda après s’être assis :
– Qui est le maître ici ?
– C’est moi, Votre Seigneurie, répondit Sema en s’avançant.
Le gentilhomme se tourna vers son laquais et lui dit :
– Fedka, va chercher le rouleau de cuir.
Le laquais s’empressa et revint bientôt avec un rouleau, qu’il remit à son maître. Celui-ci le posa sur la table.
– Ouvre-le, ordonna-t-il de nouveau.
Quand ce fut fait, le gentilhomme, appuyant l’index sur le cuir, interpella Sema :
– Maintenant, écoute, cordonnier et maître en chaussures, tu vois ce cuir ?
– Je le vois, Seigneurie, balbutia Sema.
– Tu le vois, mais sais-tu ce que c’est que cette marchandise-là ?
Sema palpa le cuir et dit :
– La marchandise est belle.
– Belle ! je te crois, parbleu ! si belle que de sa vie un savetier comme toi n’en a vu de pareille. Sais-tu que c’est du cuir allemand et que ça me coûte vingt roubles ?
Sema balbutia :
– Où verrait-on ici quelque chose de pareil ?
– Je me le demande aussi. Maintenant, écoute-moi bien. Je veux que de ce cuir on me fasse une paire de bottes, mais il me faut un chef-d’œuvre. Te chargeras-tu de ce travail ?
– Je m’en chargerai, Votre Seigneurie.
Le gentilhomme apostropha violemment Sema :
– Tu t’en chargeras, c’est bientôt dit. Mais sais-tu pour qui tu travailles ? et cette marchandise, en connais-tu le prix ? Je veux des bottes qui puissent se porter une année, sans torsion ni trace d’usure, ni accroc d’aucune sorte. Si tu es de force, taille dans mon précieux rouleau, je te le confie ; mais si tu n’es pas sûr de toi, ne te charge pas du travail, car, je t’en préviens, à la moindre avarie, ou déchirure qui se produirait dans le délai de l’année, je te ferai jeter en prison sans pitié. Si, au contraire, l’ouvrage me satisfait, un rouble d’argent sera ta récompense.
Sema avait perdu toute assurance. Il n’osait répondre et interrogeait du regard le compagnon Michel. Comme celui-ci restait indifférent, Sema le poussa du coude en disant tout bas : « Faut-il accepter ? »
Michel fit un mouvement de la tête qui signifiait : « Prends ce travail, tu peux le faire. »
Sur ce conseil Sema accepta et promit des bottes qui resteraient intactes pendant un an.
Après quoi, le gentilhomme, appelant son laquais, se fit déchausser du pied gauche et tendit la jambe pour que l’artisan prît mesure.
Sema prit des bandelettes de papier et les rassembla en les cousant bout à bout ; cela lui fit une mesure d’environ dix werschok, qu’il lissa soigneusement de sa main ; puis, mettant un genou en terre, il commença l’opération, mais en s’essuyant tout d’abord les mains à son tablier, de peur de souiller les bas du gentilhomme. Il mesura la plante, puis le coup de pied. Le mollet était un véritable pilier : la bandelette se trouva trop courte pour en faire le tour.
– Prends garde de me faire des tiges trop étroites, intervint le gentilhomme.
Sema s’empressa de coudre une nouvelle bandelette, pendant que l’étranger, assis avec nonchalance, dévisageait les hôtes de la petite chambre. Ses yeux tombant sur Michel :
– Qui est celui-ci ? Un apprenti sans doute.
– Que Votre Seigneurie daigne m’excuser ; ce jeune homme est déjà un maître, c’est lui qui fera les bottes de Votre Seigneurie.
– Prends-y garde, jeune homme. Tu m’as entendu, je veux des bottes qui restent neuves une année entière.
Sema s’était interrompu pour se tourner aussi vers Michel, mais celui-ci s’occupait de tout autre chose que du gentilhomme ; il regardait avec une persistance singulière vers l’angle de la chambre, il regardait, regardait, et soudain un sourire illumina son visage, qui parut transfiguré.
– Que veut dire cela, sot étourneau ? exclama l’étranger. Qu’as-tu donc à ricaner ? Songe plutôt à finir mes bottes à temps et à soigner l’ouvrage que tu vas entreprendre.
– Elles seront prêtes à l’heure où on les demandera, répondit simplement Michel.
– C’est ainsi que je l’ordonne.
Le gentilhomme se fit rechausser, s’ensevelit dans sa fourrure et se dirigea vers la porte ; en passant, il oublia de se baisser et sa tête heurta violemment contre le linteau de la porte. Le noble personnage tempêta et sacra de la belle façon tout en se frottant le front, et en courant à son traîneau, qui partit aussitôt au galop.
La corvée avait été rude ; Sema poussa un soupir de soulagement.
– Quel homme de fer ! dit-il ; un maillet ne rabattrait pas ; sa tête a fait trembler le plafond et il paraît l’avoir senti à peine.
Matréma plaça aussi son mot :
– Des gens qui ont tout ce qu’ils veulent, rien d’étonnant qu’ils soient frais et robustes. Mais n’importe, la mort les brisera comme les autres.