Le lendemain, vers seize heures, Joe frappa à la porte d’une maison située près de la voie ferrée. Personne ne répondit. Il s’aperçut que ce n’était pas fermé et il entra.
Sur le canapé du séjour, un homme dormait, son journal sur la tête. Joe vint enlever le journal et contempla celui qui siestait.
Il pouvait avoir trente-cinq ans. Ses traits dégageaient une sérénité extrême. Torse nu, il portait un jean pour unique vêtement. Musclé. Pas un pouce de graisse.
L’adolescent regarda la pièce et fut déçu par l’absence de tout matériel. Le mobilier n’était que fonctionnel : « Il n’y a rien de beau ici, pensa-t-il, ce ne peut être le foyer d’un magicien. »
À la réflexion, ce n’était pas exact. L’homme allongé sur le canapé était magnifique. Joe se demanda s’il était mort et posa son oreille sur sa poitrine.
– Qui es-tu ? dit celui que ce contact avait réveillé.
– Je suis Joe Whip. Êtes-vous Norman Terence ?
– Oui.
L’homme s’assit, s’étira et contempla l’adolescent en fronçant les sourcils.
– La porte n’était pas fermée. Je suis entré.
– Veux-tu un verre de lait ?
– Vous n’avez pas plutôt une bière ?
– Non. Et je vais te chercher ce lait.
Norman revint avec deux verres de lait. Ils burent silencieusement. Joe attendait que l’adulte lui demande ce qu’il voulait. Mais il ne disait rien, comme si n’importe qui avait le droit de venir chez lui sans justification.
– Je veux que vous soyez mon maître, finit par dire Joe.
– Je ne suis et ne serai le maître de personne.
– Mon professeur, si vous préférez.
– Ton professeur de quoi ?
– De quoi pourriez-vous être professeur ?
– Que veux-tu apprendre ?
L’adolescent sortit de sa poche un paquet de cartes. Il exécuta plusieurs tours sur la table basse. Puis il rangea le jeu et planta ses yeux dans ceux de Norman.
– Tu as la meilleure donne du dessous que j’aie vue de ma vie, dit l’homme.
– Alors ?
– Pourquoi veux-tu être mon élève ?
– Parce que vous êtes le plus grand.
– Ça ne me convainc pas.
– Parce que j’ai des mains pas croyables.
– C’est vrai, mais ça ne me convainc pas. Je n’ai jamais voulu enseigner.
– Tout ce savoir que vous avez, vous voulez le garder pour vous ?
– J’ai le temps d’y réfléchir. Où sont tes parents ?
– Je n’ai pas de père et ma mère m’a jeté dehors. Depuis un an, j’habite à l’hôtel.
– Explique-moi ça.
Joe lui raconta son histoire et son quotidien. L’adulte soupira avec accablement.
– Quel âge as-tu ?
– Quinze ans.
Norman le regarda intensément. L’adolescent sentit qu’il se jouait quelque chose d’important et s’efforça de ne pas avoir l’air d’implorer.
L’homme réfléchissait.
Une jeune femme entra avec des sacs de courses.
– Christina, je te présente Joe, quinze ans. Joe, je te présente Christina, ma compagne.
– Bonjour Joe. Tu m’aides ?
L’adolescent se précipita pour lui prendre plusieurs sacs des mains. Elle l’emmena à la cuisine où ils rangèrent les produits. Ensuite, Joe regagna le séjour.
– Qu’est-ce que je vais faire de toi ? demanda Norman, préoccupé.
Christina les rejoignit et dit le plus naturellement du monde :
– Joe dormira dans la petite chambre.
Le cœur de Joe battit très fort. Norman sourit :
– Tu as gagné. Va chercher tes affaires.
Quand Joe revint avec sa valise et son sac à dos, ce fut Christina qui l’accueillit. Elle lui montra sa chambre qui donnait sur la voie ferrée.
– Va prendre un bain, lui dit-elle. Après, nous passerons à table.
Il obéit. Dans la baignoire, il soupira d’aise. Pour la première fois de sa vie, il eut l’impression d’avoir une famille.
Il se raisonna : « Norman pourrait être mon père. Mais Christina doit avoir vingt-cinq ans, elle ne pourrait pas être ma mère. » Il n’empêchait qu’en si peu de mots et d’attitudes, la jeune femme l’avait mis plus à l’aise que Cassandra en quatorze années de cohabitation.
Norman l’appela :
– Joe, le dîner est servi !
Comme il était encore dans l’eau, il sortit très vite et descendit dans son peignoir en éponge, ce qui ne gêna personne.
Ils mangèrent en parlant peu. Norman et Christina n’avaient pas la télévision. Joe fut très content de son nouvel entourage.
Au milieu de la nuit, Norman se demanda pourquoi il avait accepté une telle responsabilité. Christina, qui le voyait s’agiter sans dormir, dit que c’était un principe :
– Un gosse de quinze ans seul dans la nature, on l’accueille chez soi, ça va de soi.
– Je ne sais pas. Je n’aurais pas été d’accord pour un autre que lui.
– C’est un si bon magicien que ça ?
– Oui. Et s’il a atteint un tel niveau, je peux imaginer combien il a été seul. Pense au nombre d’heures qu’il a dû passer à s’exercer devant son miroir pour être sûr que l’astuce soit invisible.
– À quinze ans, tu étais comment, toi ?
– Solitaire et sauvage, mais pas à ce point. Il me fait peur.
– C’est curieux. Moi, je le trouve gentil et normal, un bon môme.
– Tu as peut-être raison, dit Norman en pensant qu’il n’avait jamais entendu Christina s’étonner des manières de qui que ce soit.
Comme il peinait encore à s’endormir, elle lui dit :
– Si tu lui avais fermé ta porte, tu t’en mordrais les doigts.
– C’est vrai.
Joe, lui, avait aussi une insomnie, mais de joie. Après avoir logé à l’hôtel pendant une année entière, habiter une maison lui paraissait le luxe le plus formidable qui soit. Il ne devrait plus travailler la nuit dans les bars pour payer sa chambre. Il allait pouvoir redevenir un enfant.
Une forme de quotidien se mit en place. Le matin, après le petit-déjeuner, Norman enseignait son art à son élève. Il y avait, bien sûr, un important versant technique, moins important cependant que le versant spirituel.
Le professeur s’aperçut de cette nécessité quand il vit combien le gosse s’enivrait de sa virtuosité.
– Pourquoi veux-tu devenir magicien ? lui demanda-t-il.
Silence. Joe était interloqué.
– Pour montrer que tu es le meilleur ? poursuivit Norman. Pour devenir une star ?
Mutisme éloquent.
– Quel est le but de la magie ? reprit l’adulte.
Après un silence, il répondit lui-même à la question :
– Le but de la magie, c’est d’amener l’autre à douter du réel.
Joe hocha la tête.
– Donc, continua Norman, la magie, c’est pour l’autre, ce n’est pas pour soi.
– Elle me donne pourtant beaucoup de plaisir, dit l’adolescent.
– Ce n’est pas contradictoire. Quand on fait les choses comme elles doivent l’être, on y prend forcément un grand plaisir. Pour autant, ce n’est pas le but.
Joe regarda Norman par en dessous. Le professeur sentit qu’il pensait « quel emmerdeur » et réprima son envie de rire.
L’après-midi, Norman siestait sur le canapé du salon. Joe aidait Christina à faire les courses ou le ménage. Le soir, elle lui apprenait à cuisiner.
Joe admirait le magicien, mais éprouvait une certaine gêne en sa compagnie. Il dégageait une dignité impressionnante. Et puis, c’était une célébrité. Il ne mettait pas cela en avant, il n’en parlait jamais et, pourtant, on ne pouvait pas en douter. Le courrier regorgeait d’invitations sur des scènes prestigieuses, voire dans des cercles étrangers de renom.
Norman n’exerçait pratiquement plus à Reno. Une fois de temps en temps, il partait en tournée pour quelques grandes villes – là encore, il n’en parlait pas, il fallait lui arracher les informations.
Quand il s’en allait, il laissait à Joe des instructions, comme de travailler tel ou tel mouvement : il savait que c’était inutile, l’élève était sérieux. Ces consignes servaient plutôt à rassurer le môme sur la permanence de son enseignement.
En l’absence de Norman, Joe s’entraînait seul, comme par le passé. Des heures durant, il s’observait manipulant les cartes ou les objets dans le miroir. Son regard sur lui-même avait changé depuis qu’il était devenu l’élève de Norman : c’était comme si son reflet avait incorporé le jugement du maître.
À midi, Christina l’appelait pour déjeuner. Après quoi, il ne la quittait guère jusqu’à la nuit. Il adorait sa compagnie. Elle parlait aussi peu que Norman, mais cela ne suscitait en lui aucune gêne. Cassandra, elle, parlait continuellement, sans doute parce que le silence la crispait.
Il la comparait toujours à sa mère et s’en voulait : « C’est que je ne connais aucune autre femme », pensait-il. Christina lui paraissait le contraire de Cassandra : distinguée, taiseuse, elle ne haussait jamais le ton et sa beauté n’était pas tapageuse. Pour cette raison, Joe tarda à s’en apercevoir. Mais quand il remarqua qu’elle était belle, il en fut d’autant plus frappé.
Il ne risquait pas d’oublier cet instant. Comme il déjeunait avec elle et l’interrogeait sur sa matinée, s’attendant à une réponse de peu d’intérêt, elle dit :
– J’ai travaillé.
– Tu as travaillé ?
– Chaque matin, je travaille.
– Quel est ton métier ?
– Je suis jongleuse de feu.
Il s’étrangla avec sa bouchée. Elle sourit.
– Je ne vois pas ce que cela a de si incroyable. Norman et toi, vous êtes bien magiciens.
Il eut honte. Pourquoi n’avait-il jamais soupçonné qu’elle aussi était une artiste ?
– Raconte, dit-il.
– C’est le plus beau métier du monde, commença-t-elle.
Et tandis qu’elle parlait, il l’observa. Elle resplendissait. Ses yeux jetaient des éclairs. La finesse de ses traits le sidéra. Il n’avait jamais vu un tel visage.
À quinze ans, Joe avait fait plus d’une fois l’expérience de la beauté, ne serait-ce que chez sa mère. Mais c’était la première fois qu’il en était touché, comme si la beauté s’adressait à lui en particulier, comme si c’était une confidence qui se méritait et dont il fallait se montrer digne après sa révélation.
Christina était extrêmement mince de visage et de corps, sans que son squelette apparaisse jamais. Ses cheveux, sa peau et ses yeux avaient la couleur du caramel. Elle avait grandi au Nouveau-Mexique et disait qu’elle n’y avait jamais connu un jour sans soleil : sa carnation en portait l’empreinte.
Elle relevait sa chevelure en une sorte de chignon de cuir indien qu’un bâtonnet de bois maintenait ; cette coiffure rudimentaire dégageait un cou d’une longue perfection.
Ses vêtements se résumaient le plus souvent à un jean et à un haut de bikini, si bien que Joe avait l’impression intime de connaître son corps. Pourtant, dès l’instant où il tomba amoureux d’elle, cette familiarité physique fut remplacée par le pressentiment d’un mystère.
Car sitôt qu’il vit sa beauté, il l’aima, de la toute-puissance du premier amour. Ce fut un amour d’un seul tenant : dès la seconde de sa naissance, il s’accompagna d’un désir absolu et perpétuel.
Joe savait qu’il aimait une femme interdite, aussi ne montra-t-il rien, ou le moins possible, de son amour. Cependant, dès la première étincelle, il vécut dans l’attente – dans l’attente d’il ne savait quoi, ou plutôt de ce qu’il savait très bien – et qui devrait forcément se produire un jour, car sinon, rien n’avait de sens.
Les sages affirment que rien n’a de sens. Les amoureux possèdent une sagesse plus profonde que les sages. Qui aime ne doute pas un instant du sens des choses.
Christina était éperdument amoureuse de Norman qui était un homme magnifique et le plus grand magicien du monde. Joe n’était qu’un adolescent qui avait tout à apprendre dans tous les domaines. Il n’avait rien pour lui, sinon l’immensité de son désir et cela lui suffisait à y croire.
Si on lui avait demandé ce que désignait ce « y » dans lequel il plaçait sa foi, il aurait répondu : « Un jour, je ferai l’amour avec Christina et elle le voudra autant que moi. »