Août 1995. Je viens d’avoir quinze ans. On ne dira jamais assez combien c’est à cet âge que se nouent les grandes choses de la vie.

Je m’exerce au bar d’un hôtel de Reno. Comme toujours, je suis seul. Soudain, je vois qu’un homme observe mes mains, assis au zinc, à trois mètres de moi.

J’ai l’habitude et pourtant je sens que c’est différent. Je m’efforce de ne rien laisser paraître de mon trouble et termine le tour de cartes. Ensuite, je lève la tête et je souris à l’homme. Je sais qu’il ne me donnera pas de pourboire et ça ne me dérange pas.

– Quel âge as-tu, petit ?

– Quinze ans.

– Où sont tes parents ?

– Il n’y en a pas, dis-je, sans avoir le sentiment de mentir.

L’homme doit avoir quarante-cinq ans. Il en impose. Il est large. Son regard a l’air de venir de loin, comme si ses yeux étaient enfoncés.

– Gamin, de ma vie je n’ai vu des mains aussi incroyablement douées que les tiennes. Et je m’y connais.

Je sens que c’est vrai. Je suis impressionné.

– Tu as un professeur ?

– Non. Je loue des vidéos.

– Ça ne suffit pas. Quand on a un tel don, il faut avoir un maître.

– Voulez-vous devenir mon maître ?

L’homme rit.

– Doucement, petit. Moi, je ne suis pas magicien. Mais tu habites Reno, la ville du plus grand.

– Du plus grand quoi ?

– Du plus grand magicien.

Il me donne ton nom et ton adresse.

Il me regarde encore. Je suis séduit. J’ai les joues en feu, tellement j’ai peur qu’il parte. Le sent-il ?

– Quand as-tu eu quinze ans ?

– Le 6 août, il y a trois jours.

Il se tait et réfléchit.

– Le 6 août 2000, tu auras vingt ans. Je te fixe rendez-vous à cette date, à dix heures du soir dans la Bobby’s Room du Bellagio, à Las Vegas, où tu seras croupier. Connais-tu les règles du poker ?

– Oui.

– Je m’assiérai devant toi. Je me poserai avec le buy-in minimum de cinq cent mille dollars. Tu donneras trois mains inlâchables au plus gros tapis de la table et, chaque fois à moi, des mains miraculeusement meilleures.

– En serai-je capable ?

– Oui. Norman Terence t’aura enseigné les tours de triche. Il y excelle, bien qu’il soit assez bête pour être honnête. Pour te remercier, je te filerai quarante mille dollars.

J’ai quinze ans, la somme me paraît énorme. Mais peu importe l’argent. Cet homme m’a choisi. Je suis l’élu d’une arnaque monumentale. S’il m’estime à ce point, c’est qu’il me considère comme son fils.

Si je pouvais désigner mon père, ce serait lui : mystérieux, imposant, l’air de savoir très précisément où il va.

– C’est dans cinq ans. Entre-temps, vous verrai-je ?

– Non. Ce serait imprudent.

J’ai le cœur brisé.

– S’il vous plaît ! J’aurai besoin de vous. J’attends de vous connaître depuis si longtemps. Je viens à peine de vous rencontrer.

Il me regarde et je sais qu’il comprend. Sans aucun mot, il sait que je le veux pour père, que c’est lui ou personne. Il ne dit ni oui ni non. Je décide de prendre ça pour un consentement.

– Impossible, conclut-il. Je dois retourner en Belgique, mon pays. Cinq années ne seront pas de trop pour réunir les cinq cent mille dollars. Mais je prête serment d’assister à notre rendez-vous, la nuit de tes vingt ans.

Il me serre la main et il part. Je décide de construire ma vie sur sa parole. Le lendemain, je te rencontre et te prie d’être mon maître. Tu corriges et cela devient professeur. Aussitôt, je sais que, comparé à cet homme, tu ne fais pas le poids.

Norman était écrasé.

– Alors ne viens pas me dire que tu es mon père, mon pauvre vieux. Dans cette affaire, tu es un tiers depuis le premier jour. Tu penses que je t’ai tué : si c’est le cas, considère ça comme une balle perdue.

– Et Christina ?

– Accident de parcours. Ce n’était pas aussi prémédité que l’arnaque. Ta femme est désirable, voilà tout.

– Pendant tes années d’apprentissage chez moi, n’as-tu pas vu mon dévouement ? N’as-tu pas vu comme je t’aimais ?

– Si. Mais ce n’était pas mon problème.

– N’as-tu pas pensé que je méritais d’être ton père ? Plus que ce Belge entrevu dans un bar ?

– Non.

– Pourquoi ?

– Parce que lui m’avait choisi. Toi, tu t’étais contenté d’accepter ma proposition.

– Tu joues sur les mots.

– Je ne trouve pas.

– Si j’avais été dans ce bar ce soir-là à la place de ce Belge, je t’aurais choisi.

– Tu n’y étais pas. On n’écrit pas l’histoire avec des si.

– J’en ai fait dix mille fois plus pour toi que ce Belge, non ?

– Ce n’est pas mon impression.

– Tu es marteau ? Il t’a roulé. Il t’a fait manigancer une arnaque pas croyable en te payant quarante mille dollars.

– L’argent n’a pas compté dans ma décision. J’avais quinze ans. Aucun homme ne m’avait choisi pour fils. J’en avais un besoin monstrueux.

– Est-ce pour ça que tu as accepté un père monstrueux ?

– Il m’avait choisi, je te répète. Cela suffisait.

– Moi aussi, je t’ai choisi.

– Pas vraiment. Et de toute façon, tu n’étais pas le premier.

Norman secoua la tête d’incrédulité.

– Alors c’était ça ? Le premier venu qui te choisissait était le bon ?

– En tout cas, il m’a séduit dans l’instant même où il m’a abordé. Peut-être parce qu’il était le premier. Toi, il m’est arrivé de t’apprécier et de t’estimer. Tu ne m’as jamais séduit.

– Est-ce que cela ne fait pas de moi un meilleur père ? Un père n’est pas censé séduire son fils.

– Le vieux scout qui parle par ta bouche ne me convainc jamais. Moi, je pense qu’aucune séduction n’est aussi indispensable que celle d’un père.

– Et pendant ces longues années où je me dévouais pour toi, n’as-tu jamais eu honte ?

– Ça changerait quelque chose ?

– Pour moi, oui.

– Quantité négligeable. Non, je n’ai jamais eu honte.

– Pas même au procès, où tu m’as vu tant souffrir ?

– Je ne te regardais pas.

– Et ton prétendu père belge qui t’a laissé dans un tel merdier, tu ne lui en veux pas ?

– Non.

– Il t’a donné des nouvelles depuis ?

– Non.

– Tu trouves qu’il se conduit comme un père envers toi ?

– Il a fait ce qu’il fallait au bon moment. Il m’a fondé.

– Tu es stupide ou quoi ? Il a voulu gagner des millions de dollars en se servant de toi, voilà tout !

– Je suis heureux qu’il ait touché cet argent. C’était une façon pour moi de lui exprimer ma gratitude d’avoir été choisi.

Norman le regarda et vit qu’il était fou. Des années plus tôt, Christina lui avait dit qu’à quinze ans, on est fou. Joe avait vingt-deux ans et il l’était resté. Cet homme qui l’avait séduit à cet âge critique lui avait dérobé sa raison pour toujours.

Joe était un aliéné. « Sinon, comment aurait-il supporté une préméditation aussi longue, difficile et aléatoire ? » pensa Norman.

Il se rappela combien il avait souffert quand il avait surpris Christina avec Joe et combien il avait peiné pour surmonter sa colère envers lui. Il avait réussi à lui pardonner et il en avait été épaté. À présent, il voyait combien cette épreuve qui lui avait semblé si riche de sens en était dépourvue. Et c’était ça, le pire.

– Pour la première fois, tu viens vraiment de me faire du mal, dit Norman.

– Pour la première fois ? Tu me sous-estimes.

– Avant, je ne le savais pas. Maintenant, je découvre à quel point tout ceci était dénué de signification. Dans cette histoire où je me croyais ton père, je n’étais qu’un pion. Tu t’es abominablement conduit envers moi et tu n’en éprouves aucun remords.

– Et alors ? Vas-tu raconter la vérité à la police ? Tu ne pourras rien prouver.

– Pour le coup, c’est toi qui n’as rien compris. Que m’importe la police ? Même si, pour toi, je ne suis rien, moi je te considère toujours comme mon fils. Que peux-tu contre ça ?

– Cette manie que tu as de brasser du vent ! Je m’en fiche, de ce que tu penses.

– Dorénavant, mon petit, je ne te lâche plus. Partout où tu seras, j’irai. Tu m’apercevras toujours dans ton paysage. Ton père belge t’a eu par un serment, je t’aurai par la même méthode. On verra, si tu t’en ficheras.

Norman tint parole.