Être le plus grand magicien du monde et habiter Reno, c’est aussi absurde que si le pape habitait Turin : dans le bon État, mais pas dans la bonne ville.

Quand on lui demandait pourquoi il ne vivait pas à Las Vegas, Norman recourait à cette métaphore :

– Les braves gens croient que le Vatican est la capitale du catholicisme. Ce n’est qu’une couverture. Le Vatican est, en réalité, le repère de dizaines de sectes chrétiennes plus mystérieuses les unes que les autres. Las Vegas, c’est pareil : les touristes du monde entier affluent pour voir la capitale du jeu et pour y mimer ce qu’ils prennent pour les activités locales. En vérité, Las Vegas est le siège planétaire de la plus gigantesque, de la plus ancienne des sociétés secrètes : la magie.

– Alors pourquoi n’y habites-tu pas ? demanda Joe.

– Précisément pour cette raison. Si le pape était un honnête homme, crois-tu qu’il vivrait au Vatican ?

– Je ne sais même pas qui est le pape, dit l’adolescent.

– Tant mieux. Je veux faire de toi un homme de bien. Et j’essaie d’en être un : c’est pour ça que je n’habite pas Vegas. Mais pas seulement : je n’aime pas l’idée d’être, comme on dit, là où tout se passe. Cela me contraindrait à n’être rien d’autre qu’un magicien.

– Es-tu autre chose ?

– Oui. Par exemple, je suis l’homme de Christina.

– Tu pourrais l’être à Vegas.

– Moins. J’aurais moins de temps pour elle. Sans oublier que Reno est la grande ville la plus proche de Burning Man, l’évènement de l’année pour Christina, la fête du feu. C’est au festival qu’elle montre le sommet de son art.

Cela ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd. Joe réfléchissait aux perspectives qui s’offriraient à lui s’il pouvait aller à Burning Man.

Norman crut qu’il rêvait à Las Vegas et ne s’en étonna pas : c’était un désir inévitable et naturel pour n’importe qui, à plus forte raison pour un jeune magicien exceptionnellement doué. « À vingt ans, il ira passer quelque temps à Vegas », pensa-t-il en souriant, revoyant ses vingt ans à lui qu’il avait fêtés là-bas. Certains détails de ses frasques d’alors lui revinrent à la mémoire et il dut reconnaître que c’étaient d’excellents souvenirs.

Il n’empêche qu’il était heureux de ne pas habiter dans cette ville de démence.

– Tu es un vrai mormon, lui disait parfois Christina, lassée qu’il soit si sage.

– Oui. Et pourtant, je suis irrémédiablement monogame, répondait-il.

C’était peu dire qu’il aimait Christina et qu’elle le lui rendait bien. Cinq années auparavant, il l’avait vue dans l’une de ses chorégraphies de fire dancer, à Burning Man et, au premier coup d’œil, il avait su non seulement qu’il était fou d’elle, mais qu’elle était la femme de sa vie. L’étonnant était qu’à vingt ans elle avait éprouvé exactement la même certitude à son égard, sans avoir aucune idée de son identité.

Elle avait pourtant déjà une certaine habitude d’être regardée, mais cet inconnu la fixait d’une façon si spéciale qu’elle avait espéré ne jamais sortir de ce faisceau. De tels yeux posés sur elle lui donnaient l’impression d’être le Graal.

À Burning Man, la scène est partout ; à peine en quitte-t-on une qu’on se retrouve sur une autre. Lorsque Christina éteignit ses torches, l’homme la rejoignit.

– Norman, dit-il.

– Christina, répondit-elle.

Ils n’échangèrent pas un mot de plus. Il l’aida à rassembler ses affaires et l’accompagna dans sa tente.

 

Quand on a été élevé dans une communauté hippie, il n’y a que deux possibilités : soit on devient hippie, soit on devient le contraire : expert-comptable ou banquier psychorigide. Christina était une exception qui avait évité ces deux excès : sans être hippie, elle n’avait pas pour autant rejeté ce passé. Elle en avait conservé ce qui l’intéressait et laissé de côté ce qui ne lui plaisait pas.

Une attitude aussi équilibrée étonnait de la part d’une fille qui avait quand même beaucoup souffert de ce milieu : son père l’avait initiée aux champignons hallucinogènes à l’âge de neuf ans et au LSD à l’âge de douze ans. À treize ans, elle avait avalé cinq cents microgrammes d’acide et elle n’avait pas atterri pendant un mois entier. Suite à cela, elle avait connu l’enfer pendant un an.

– Une année de descente d’acide, expliquait-elle, à un âge qui est déjà aussi angoissant qu’une descente d’acide. J’ai cru que j’étais bonne pour l’asile : j’étais terrifiée tout le temps et par tout. Quand j’en parlais à ma mère, elle me disait : « C’est bien, tu fais tes gammes. »

Une année plus tard, ce qui la sauva fut de cesser de manger. La faim passa sur le devant de la scène et chassa les autres démons.

À dix-huit ans, Christina avait quitté sa tribu et le Nouveau-Mexique. Elle s’était inscrite à l’école du cirque de Carson City, Nevada.

D’avoir connu, à l’âge de treize ans, un enfer si long lui avait conféré non pas le goût, mais le besoin du danger. Rien ne l’apaisait comme de jongler avec le feu. Son destin lui parut tracé : elle serait fire dancer. Cet art lui permettrait d’associer la souplesse de corps et d’esprit qui lui venait des hippies à l’extrême discipline de qui pratique un métier à risque.

Christina avait le visage et la voix d’une jeune lady : il était très difficile, à la voir et à l’entendre, d’imaginer qu’une personne si distinguée et si posée avait eu un passé si chaotique. C’est aussi pour cette raison qu’elle se mit si vite en couple avec un homme qui avait déjà trouvé son chemin : elle avait besoin d’une structure.

Qui voyait Norman et Christina ensemble était frappé par leur point commun : ils avaient une même façon de se taire. On observait leur manière hiératique de siéger silencieux l’un à côté de l’autre, tels un roi et une reine de l’époque mycénienne, n’échangeant rien que leur beauté et leur majesté. La fascination qui émanait de la juxtaposition de ces deux êtres superbes les identifiait à des totems.