14
Il était neuf heures lorsque j’arrivai à l’Azincourt, et le pub était plein. L’homme à tête de serpent était là, en train de parler à un type à l’air doux qui portait des lunettes, mais je ne vis personne ressemblant au Galant Rigolard. Le tenancier n’était pas là non plus. Quand je demandai de ses nouvelles au barman, il répondit qu’il avait dû être hospitalisé parce que sa blessure à la face s’était infectée.
Je commandai une pinte de lager – elle arriva encore chaude – et m’installai dos au bar. Dans un coin non loin de là, était assise une magnifique brochette de quatre membres du National Front. Deux d’entre eux étaient des mods et le troisième un rocker (normalement, ennemis mortels). Ce dernier portait un blouson de cuir piqué de clous polis et une croix maltaise pendue à une chaîne d’argent autour du cou. Pour compléter le tout, la figure de Satan jaillissait d’un air jovial hors de son col, et lui léchait l’oreille gauche : j’imaginais les séances patientes de tatouage dans une cellule à Wandsworth. Le quatrième individu avait une allure studieuse, environ trente ans. Il portait des lunettes à verres non cerclés, un joli shetland et d’assez longs cheveux blonds soigneusement peignés en arrière, comme les jeunes intellectuels bien élevés des années soixante. Il buvait une limonade, et celui qui présidait la réunion, de toute évidence, c’était lui.
— Himmler, Heydrich et Goering étaient responsables des exterminations, disait le studieux. Pas le Führer. Le Führer s’occupait de diriger la guerre. Le Führer ne savait absolument rien d’eux.
— Mais tu viens de dire que c’était Dieu, objecta l’un des mods. S’il était comme Dieu, Dieu, lui, il sait toujours ce qui se passe. J’en sais quelque chose, on a fait un peu de religion à l’école.
— Question suivante ? demanda le studieux sans prêter attention à lui.
— Eh ben, qu’est-ce qui va nous rester en réalité, s’enquit l’autre mod, quand la révolution nationale-socialiste sera terminée, au fond, hein ?
— Les Britanniques, c’est tout, dit le studieux d’un air sinistre. Les Britanniques, purs et blancs.
— Ouais, dit le rocker, eh ben, à propos, pourquoi on commence pas ? Je m’emmerde ici. Pourquoi on va pas faire un tour dans leur botte là-bas en face, voir si on peut trouver un négro.
Je lui tapai sur l’épaule au moment où il se levait.
— Une seconde, fiston, dis-je. Je viens avec vous, c’est-y-pas gentil de ma part ?
— Personne ne…, commença le studieux.
— Boucle-la, dis-je. En 1944 un soldat allemand a pris en photo une petite fille de cinq ans avec sa mère et ses sœurs. Une balade en famille quoi, comme dirait l’autre. En plus ils avaient déniché un coin charmant : c’était une promenade sur la route qui mène au camp de la mort de Treblinka. Leur billet leur avait été payé intégralement par cet aimable, ce charmant Hitler ; à bord d’un camion à bestiaux, elles étaient restées debout dans leur merde et celle des autres, mon pote, tout ça dans le noir. C’était pas une sortie agréable ? Mais le clou, mes petits chéris, c’est qu’à la fin de la journée on leur a dit qu’ils allaient juste prendre un bain, mais c’étaient des blagues, vous voyez, parce qu’ils ont tous été gazés. La petite fille de cinq ans et tous les autres.
Il y eut un court instant de silence. Puis le mod bavard tenta un bâillement naturel et dit :
— Bah, on n’a pas de mouflets.
Et le studieux ricana :
— Tu aurais dû être orateur, mon vieux.
— Ma foi, ce n’est pas le cas, dis-je, je suis flic, et en parlant de mort, j’enquête sur une mort pas jolie. (Je sortis la photo de Staniland et la flanquai sur leur table. Mais avant que quiconque ne pût ouvrir la bouche, une voix derrière moi dit :)
— Je suis Harvey Fenton. Je pourrais jeter un coup d’œil là-dessus ? (Je pivotai sur ma chaise et vis un grand bonhomme corpulent d’environ quarante ans, poils roux sur les avant-bras et cheveux roux.) J’ai bien entendu ? Vous êtes flicard ? me dit-il.
Je lui mis ma carte sous les yeux.
— Ouais, d’accord, reprit-il. Mais c’est devenu bien triste, si quatre gars peuvent plus causer tranquilles dans un bistrot sans que vous veniez y fourrer votre nez.
— Oh, je ne sais pas, dis-je. Ils ont eu de la chance que je ne les laisse pas dégoiser plus longtemps. J’aurais peut-être pu les faire coffrer pour conspiration.
— Ça devient l’Afrique du Sud et compagnie par ici, dit Fenton.
— C’est toujours mieux que l’Allemagne nazie, dis-je. (M’adressant aux quatre :) Vous autres, vous pouvez foutre le camp et trouver une autre table. Et encore mieux, un autre pub. Asseyez-vous, dis-je à Fenton, je veux vous parler. (D’une chiquenaude je lui envoyai la photo sur la table.) Jetez un coup d’œil là-dessus, voulez-vous, et ne me dites pas que vous ne savez pas qui c’est, parce que vous le savez.
Il examina l’horrible cliché.
— Je le connais de vue, dit-il, oui. Il venait ici. Un emmerdeur. Il s’appelait Stan quelque chose. Qu’est-ce qui lui est arrivé ? On dirait qu’il a été renversé par un camion.
— Non, il a été tabassé à mort avec un marteau, dis-je.
On lui a flanqué des coups de couteau aussi, et des coups de pied.
— Ah oui ? Il a dû se mettre quelqu’un à dos, ça en a tout l’air, dit Fenton en se curant le nez. De toute façon, pourquoi vous croyez que je peux vous aider ?
— Oh, disons que vous correspondez à un signalement.
Il me regarda bien en face.
— Ne commencez pas à être désagréable, dit-il. (Il baissa les yeux et examina ce qu’il avait récolté sur le gras de son pouce.)
— Ma foi, je pose seulement des questions, pour le moment, dis-je, mais nous savons qu’il s’agit d’un meurtre. Celui qui croyait qu’on allait prendre ça pour le coup d’un chauffard, ou bien c’était un demeuré, ou alors il ne manquait pas d’aplomb, le salaud. On ne l’a pas trouvé là où il a été tué ; il n’y avait pas assez de sang sous le corps.
— Starsky et Hutch, ils ont pas une chance à côté de vous, dit Fenton en ricanant.
— Une autre remarque comme celle-là, dis-je, et tu vas te faire un ennemi dont tu n’as pas vraiment besoin. T’as été dans le bâtiment, n’est-ce pas ?
— Comment savez-vous ça ?
— Parce que j’ai une bonne mémoire, répondis-je. Et maintenant que je connais ton nom, j’en sais beaucoup plus sur toi. Tu as des copains chez les ferrailleurs et les transporteurs, et dans les boîtes aussi. Eh bien, je me demande maintenant si quelqu’un, oh, pas vraiment à des milliers de kilomètres de ce troquet, n’aurait pas pu tuer Staniland à coups de marteau, l’emmener à Acton en camion et le larguer dans les taillis. Qu’est-ce que tu en penses ?
— Je pense que poser des questions, c’est dangereux, dit Fenton. Voilà ce que je pense.
— C’est ce que je me dis chaque fois que j’écris ma lettre de démission, dis-je. Mais je la déchire toujours. Est-ce que tu t’es envoyé la nana de Staniland, à propos ? On dit que tu es le genre de type à faire ça.
— Non, fit-il. (Il poussa un soupir haineux.)
— Ça ne m’étonne pas tellement, dis-je. Pour moi, t’es qu’une vieille tapette, au fond.
Fenton serra les poings sur la table jusqu’à en faire blanchir les articulations de ses doigts.
— Nom de Dieu, dit-il. Heureusement pour vous que vous êtes flic, parce que sinon, vous auriez pu vous retrouver avec une tête grosse comme ça.
— Arrête ton charre, coco, dis-je ; avec ton casier, t’en prendrais pour sept ans si t’écrasais une mouche.
— On s’est pas déjà rencontrés, n’est-ce pas ?
— Pas la peine. Avec le casier que tu as… Tous les poulets le connaissent par cœur.
Ça le laissa pensif, puis il lança au barman :
— Hé Joe, remets-nous ça. C’est moi qui paie. (Le barman était occupé à servir, mais il s’interrompit pour apporter la tournée de Fenton illico presto.) Parfait, dit Fenton. Très bien, très bien. (Il leva son verre.) À la bonne vôtre !
Je poussai de côté la pinte qu’il m’avait apportée.
— Voyons un peu ce que tu avais contre Staniland, dis-je.
— Rien ! C’était un casse-pieds, c’est tout.
— Tu te foutais simplement de sa gueule. T’es sûr que tu n’as pas sauté sa nana ?
— Pourquoi je me serais donné ce mal ? J’ai mes nénettes, de mon côté. D’ailleurs, si je l’avais sautée, quelle différence ça aurait fait ?
— Les choses auraient pu s’envenimer, répondis-je. J’essaie vraiment de voir si tu n’es pas impliqué dans cette histoire. Tu ne lui as pas flanqué une tannée, une fois ? Là, derrière les waters ?
— Non.
— Il y a des petits détails, entendus par-ci par-là, qui me font croire que tu mens.
— Des petits détails par-ci par-là, c’est que dalle, dit-il, surtout en justice.
— Tu es bien placé pour le savoir, fis-je. Tu as pas mal d’expérience dans ce domaine.
— Je peux rien vous dire du tout.
— Moi je vais te dire. Ça te chanterait de faire un tour à l’Usine avec moi maintenant et de raconter à l’inspecteur Principal Bowman tout ce que tu ne veux pas me dire ? Il t’écouterait avec beaucoup de compréhension, Bowman, tu peux me croire… Il adore littéralement les individus de ton genre.
— Pour être franc, dit-il, je suis pas fana de West End Central. Ils aiment vous prendre vos mesures d’un peu trop près, à croire que c’est Saville Row.
— Oui, eh bien, dans ce cas tu ferais mieux de te fouler un peu plus pour répondre à certaines questions. En voici une : sais-tu où est le patron de ce pub ? Un gros bonhomme. Il s’est fait abîmer le portrait.
— Il paraît qu’il est parti, dit Fenton. D’après ce qu’on dit, il reviendra pas.
— Sa blessure à la bouche s’est infectée ?
— Bah, c’est une façon de voir la chose. D’après ce que j’ai entendu, quelqu’un lui a dit qu’il bavassait trop et qu’il ferait bien de la boucler. Mais il a pas trouvé la clé, dommage.
— Tout ça me paraît bon pour les gars de Lewisham, dis-je. Coups et blessures, probablement…
— Bon, écoutez, dit-il. Vous en avez vraiment après moi, hein ? (Il prit une bonne lampée de son double Bell’s. Il était plutôt calme ; toi, pensai-je, tu es dangereux, mon salaud.) Vous allez pas me cravater à cause de la gueule de ce con, non ?
— Ben, je n’en sais rien. Mais si tu te retrouves avec un mandat sur le dos, ça sera peut-être parce que tu ne veux pas coopérer avec moi sur l’affaire Staniland.
— Mais j’arrête pas de vous le dire, il nous brisait les burettes, c’est tout.
— Donc, tu ne lui as jamais cassé la figure ? Tu n’as jamais sauté sa nana. Tu restais là à le foutre en boîte de loin, mais tu ne l’as jamais touché. Vous étiez copains.
— C’est ça.
— Peut-être que le patron d’ici pourrait craquer et dire l’inverse, s’il ne se sentait pas trop menacé.
— Ça m’étonnerait, dit Fenton. Vu comme il picolait, j’ai l’impression qu’il n’est pas loin d’avoir une crise de nerfs d’un moment à l’autre. Pas un témoin très sérieux… Le procureur général n’en tirerait pas grand-chose.
— Plus tu parles, dis-je, plus tu racontes de boniments. C’est marrant chez toi. Maintenant, je suis convaincu que Staniland est mort à deux pas d’ici. Et pourtant on l’a trouvé à l’autre bout de la ville, à Acton.
— Je connais pas du tout l’ouest de Londres, dit Fenton. (Il bâilla.)
— Eh bien, si toi tu ne connais pas, il y a le guide AZ. Ce n’est pas un problème.
— Écoutez, beugla Fenton. Je commence à en avoir marre de tout ça. Vous essayez de me faire porter le bada, c’est ça ?
— J’essaie de découvrir qui l’a tué, et j’ai comme une idée que je ne suis pas en trop mauvaise voie.
— Pourquoi me tomber dessus ? Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il y a des gars ici – d’accord je me compte dedans – qui ont demandé à ce type très poliment s’il voyait pas d’inconvénient à aller fréquenter un autre établissement. Il a dit non, ça lui plaisait ici, et il a continué à venir ici, beurré, quelquefois avec sa poule, en cassant les oreilles à tout le monde. Et c’est tout ce que je sais.
— On ne t’appelle jamais le Galant Rigolard ? demandai-je.
— Le quoi ? Non, jamais.
— C’est marrant, je vois très bien pourquoi ça pourrait arriver, de temps à autre. (J’allumai une Piccadilly filtre. Elle avait un goût dégueulasse ; je les fume uniquement parce que j’espère que ça pourra m’aider à arrêter.) Bon, d’accord. On pourrait continuer comme ça toute la nuit, mais pas question. Je reviendrai te voir quand j’aurai les preuves en main.
— Si vous y arrivez. J’arrête pas de vous dire que tout ça n’a rien à voir avec moi.
— Ma foi, si je suis à court de candidats à qui faire porter le chapeau, Harvey, qui sait ? tu pourrais tout aussi bien faire l’affaire. En fin de compte je n’aurais pas besoin de preuves en béton, avec ton casier… Il est aussi chargé que ton bras est couvert de poils roux.
Il rie dit rien, il me regarda, simplement. Il avait pris une expression inquiète, rien d’étonnant à cela. J’ajoutai :
— Toi et tes petits copains, vous torturez, au fait ?
— Nom de Dieu, non ! cria-t-il. Vous nous prenez pour quoi ? Des bêtes ?
— Tout juste, répondis-je. Tout compte fait il y a eu Williamson, tu te rappelles, le super-mouchard ; tu lui as brisé les deux jambes avec une barre de fer et tu l’as largué sur la M 20. T’en as eu pour dix ans de préventive, je me souviens, mais on t’a mis en liberté conditionnelle, je ne sais plus pourquoi.
— Écoutez, c’était différent, dit Fenton vivement. Cette fois-là, je reconnais, j’étais tout à fait responsable… Ce gonze m’avait balancé dans le coup de la banque de Whitgift Street.
— Quoi qu’il en soit, je crois que tu es mêlé à cette affaire Staniland, dis-je.
— Vous aurez du mal à le prouver.
— Tu es à court d’argent, Harvey ? demandai-je.
C’est une question qui embarrasse les gens comme Harvey. S’il répondait non, je pourrais me mettre à chercher comment il s’en était procuré. S’il répondait oui, je pourrais essayer de trouver comment il se débrouillait. Il finit par dire :
— Qui n’est pas à court ?
— Quelques centaines de livres, ça tombe toujours bien, non ?
— Staniland était dans la dèche.
— Non. En tout cas pas avant ces derniers temps.
— Comment le savez-vous ?
— Tout ce que je veux bien te dire, c’est que Staniland écrivait beaucoup, tu le savais ?
— Non. Je savais rien de lui, je vous dis.
— Et quand je dis beaucoup, c’est beaucoup. Et il a enregistré des cassettes également. Et tu devines qui a tout ça ? Eh oui…, c’est moi, là-bas, à l’Usine.
Il devint blanc.
— Vous avez trouvé mon nom là-dessus ?
— Il y a une description qui pourrait te correspondre. Les poils roux sur les bras. (Je les regardai de façon appuyée.)
— Ça va pas vous mener loin, dit Fenton. Des milliers de types ont des poils roux sur les bras.
— Pas dans ce pub.
— De toute façon, dit Fenton, un soûlot entre deux âges, avec une case en moins, qui rabâche sur une cassette, tout ça ça vaut pas tripette.
— Ça n’empêche, dis-je, ne file pas prendre le soleil au Maroc sans m’avertir. (Je griffonnai le numéro de l’Usine et le lui passai.) Parfait, ouste. Tu es innocent pour le moment, jusqu’à ce que je prouve le contraire. (Nous nous levâmes.) J’ai bien apprécié notre petite conversation.
— De mon côté, dit-il en s’éloignant, je crois pas.
Lorsque je sortis dans la rue, je vis quelqu’un debout près de ma voiture.
— Tiens, dis-je, mais c’est l’homme d’affaires.
— Ça t’intéresse toujours, notre marché ? demanda l’Asiatique.
— Bien sûr, répondis-je. Allons à Romilly Place.
Lorsque nous y parvînmes, il descendit de la voiture et sauta par-dessus le mur de la rue. « Attends là », chuchota-t-il du haut du mur. Je descendis, mais je n’entendis rien avant que la porte d’entrée du numéro sept ne s’ouvre en grinçant.
— Ça va, entre, souffla-t-il. (Il referma la porte sur nous puis tira le verrou.) La lumière a été coupée.
— Pas d’importance, dis-je. J’ai une torche. (Je dirigeai le faisceau lumineux sur l’escalier dégoûtant.)
— J’ai le fourbi, dit-il.
— Une autre fois. J’ai changé d’avis. (Je lui donnai un billet de vingt livres.)
Il l’examina à la lumière de la torche.
— Tu me donnes de l’argent pour que je me casse, c’est ça ?
— Tu devrais être content.
— Tu sais un truc ? dit-il. J’ai l’impression que t’es perdreau. (Devant mon mutisme il ajouta :) Tu vas m’agrafer ?
— Tu as de la chance que j’aie d’autres choses en tête, dis-je. Mais tu devrais faire attention quand tu refiles de la schnouff à des inconnus, sinon, tu ne vas pas traîner dans les rues très longtemps.
— Je pourrais peut-être te rentrer dedans, chuchota-t-il d’un air pensif.
— Faut pas que ton intelligence mirobolante te monte à la tête. Les poulets, ils sont collés les uns aux autres comme de la merde à une couverture, tu n’as aucune chance, tu devrais savoir ça à ton âge.
— Mais quand même, recevoir de l’argent d’un perdreau, ça alors ! En principe, c’est le contraire, on les achète.
— Laissons là les principes, dis-je. Tu prends simplement le billet et tu fous le camp. Il est comme les autres, il se dépense.
— D’ac, dit-il. À la prochaine.
Dès qu’il fut parti, j’inspectai les chambres du rez-de-chaussée. Il y en avait trois. Le propriétaire semblait bien avoir établi ses quartiers en bas. Certains signes indiquaient que lui et la personne avec qui il vivait étaient partis à la va-vite. Du papier déchiré, des livres déchiquetés jonchaient le sol ; il y avait un châlit dénudé dont un pied était soutenu par une brique. Une large tache d’urine au centre du matelas s’étalait sur le tissu, tel le cadre ovale encrassé d’un vieux tableau ; une pile de comics d’horreur s’était renversée dans un coin. La chambre en face était semblable, à ceci près que le papier mural se décollait par lambeaux et que l’odeur était encore plus fétide : le seau qui servait de pot de chambre n’avait pas été vidé. « Bon Dieu », murmurai-je. « Qui voudrait être flic ? » La pièce du fond avait été transformée en salle de bains-W.C. ; comme j’ouvrais la porte, un rat remonta lestement le mur en agitant sa grosse queue. Je fus surpris qu’aucun squatter ne se soit encore installé, peut-être la nouvelle n’avait-elle pas eu le temps de circuler.
Je montai rapidement l’escalier, en prenant soin de marcher le long du mur pour l’empêcher de craquer – il pouvait toujours y avoir des invités. Nul besoin de m’inquiéter. Une odeur d’ordures m’accompagna dans l’escalier et je parvins au palier. J’arrivai à la seconde porte, j’entrai et je balayai la pièce du faisceau de ma torche. J’eus la certitude d’être chez Staniland ; n’importe quel flic sait quand la police est passée quelque part, ils retournent tout deux fois. Cependant je fis un nouvel examen. Les hommes de Bowman étaient toujours pressés ; ils avaient trop de travail sur les bras.
J’allai à la fenêtre pour l’ouvrir et aérer un peu, mais elle était enclouée ; je restai debout, au beau milieu de la pièce au linoléum nu, et tentai d’imaginer ce que ça avait dû être, la vie commune, ici, de Staniland et de Barbara… quand elle était à la maison. À la maison ! La petite cuisinière était dans le coin, près de la fenêtre, tout comme il l’avait décrite ; là aussi, l’évier et le miroir ébréché au-dessus, où elle s’était maquillée d’un air nonchalant quand il l’avait frappée avec la chaussure. Il y avait le matelas par terre sur lequel il avait gémi de passion pour elle, et sur lequel elle s’était allongée, en feuilletant les pages de Playgirl, tandis que, soûl, il essayait de lui écarter les cuisses de force. Je ne crois pas aux fantômes, mais la mort imprégnait cette pièce, et je me cognais contre elle dans la pénombre ; le défunt semblait gémir à mes oreilles pour me dire de le venger. La pièce était dans un état effrayant, en plus. Le temps était sec en ce moment, sinon j’aurais parié qu’il pleuvait à l’intérieur. Vu l’humidité, de grands morceaux de plâtre s’étaient détachés du plafond, faisant apparaître les lattes ; le plomb de la couverture, pour peu qu’il y en ait eu, avait été arraché, de même que la moitié des tuiles sans doute.
Il y avait une armoire dans le coin près du matelas ; lorsque j’essayai de l’ouvrir, je m’aperçus qu’elle était encore fermée à clé. Je flanquai un coup de pied dedans pour l’ouvrir. Il y avait quelques vêtements à l’intérieur, de femme pour la plupart ; des chemises et des sous-vêtements sales se trouvaient par terre. Je ne découvris dans les poches qu’une pièce de deux pence ; au-dessus de la tringle à habits, dans l’armoire, toutefois, était fixée une étagère sur laquelle reposaient au fond six cassettes. Je les pris.
Je fouillai encore une fois les lieux de fond en comble, mais ne trouvai rien d’autre.
J’émis le souhait que la municipalité démolisse un jour Romilly Place en entier, lorsqu’ils cesseraient tous de politicailler en gueulant les uns après les autres et feraient le boulot pour lequel les contribuables les avaient élus.