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Staniland écrivait : « La plupart des gens vivent les yeux fermés, mais moi, j’entends mourir les yeux ouverts. Nous essayons tous instinctivement de nous rendre la mort moins difficile, je crois. Personnellement j’ai deux moyens. Premièrement, je bois. Je bois pour atteindre une sorte d’état d’inconscience, et faire alors une chute d’une façon ou d’une autre ou recevoir un coup, dès que je ne suis plus capable de penser et de sentir. Voilà comment je pourrais mourir les yeux fermés. L’autre moyen, c’est d’expliquer par la logique ce que je vis. Mais, malgré toute la logique de la réflexion, bientôt on ne s’y retrouve plus. L’existence est absolument aveugle – ni pour vous ni contre vous. Cette neutralité contredit toute l’expérience humaine ; il n’y a ni amour ni haine, ni caresses, ni gifles, lorsqu’on est confronté à la vie de tous les jours. L’existence ressemble à une bourse des valeurs – vous pouvez faire l’imbécile autant que vous le souhaitez, et continuer jusqu’à être broyé. Prenons Duéjouls. Quelle épouvantable épreuve ç’a été. Acheter cette grande maison ruinée, totalement isolée, avec les derniers sous de l’argent de mon frère, et puis prier comme Micawber(1) pour qu’une aubaine s’offre à l’horizon et que je puisse rénover la baraque et en faire quelque chose. Je ne parvenais à rien avec ce que j’écrivais ; Margo disait toujours que je n’y arriverais jamais. Elle disait tout net que j’étais trop vieux, trop démodé et trop alcoolique. On avait les plus effroyables disputes à ce sujet à Duéjouls dans la cuisine, pendant que la pluie filtrait à travers les madriers aussi régulièrement que le tic-tac d’une pendule. Mais ça allait lorsqu’elle et ma fille Charlotte étaient là. Elle me réconfortait toujours, disait toujours : « Tout va s’arranger, Papa », en revenant de l’école et en jetant ses livres sur le canapé, puis en montant dans sa chambre écouter John Travolta.
« Mais ensuite. Après leur départ. La solitude à la campagne déforme votre vision des choses.
« Rien ne s’est présenté. Aucune rentrée d’argent. J’étais à bout de ressources. J’en étais réduit à trouver l’argent du lendemain dans mes réserves pour le surlendemain. Pendant cinq ans j’ai été paysan et j’ai mis mon cerveau en veilleuse. Je coupais du bois sur les Causses avec une scie articulée pendant l’hiver. La neige était bleue là-haut dans l’air gris ; à huit cents mètres les nuages vous tombaient carrément sur le dos sous la chênaie. En été je prenais une « harpe » et j’allais d’un vignoble à l’autre dans la grande chaleur, partout là où je pouvais trouver du travail chez les paysans. Je me regarde dans la glace, ici, maintenant, à Londres, et je me demande avec stupéfaction comment j’ai pu faire ça. « Déchausser » : couper les mauvaises herbes au pied de chaque vigne. Deux mille vignes – toujours à flanc de coteau – une lampée de vin après la rangée suivante (quatre-vingts mètres la rangée), non, celle d’après, je peux tenir – je dois tenir. Je travaillais seul et chantais pour faire pièce à la solitude, avec ces bouffées de chaleur et ce vent qui balaie la vallée et vous cuit jusqu’à la taille dénudée. Ils ne me feront pas partir d’ici, je me disais sans cesse ; même si tout le reste s’effondre autour de toi, ce ne sera pas toi. Je savais que j’étais trop vieux pour ce travail ; les hommes jeunes qui travaillaient avec moi me disaient toujours que j’étais trop âgé. Mais je continuais – de sept heures du matin à sept heures du soir avec une heure d’arrêt à midi. Je devins aussi résistant que du whipcord, mais avec une cervelle comme du coton. Je ne faisais qu’évoquer vaguement le passé. Au lit le soir, épuisé, le réveil réglé pour six heures du matin, et le matin suivant, et le suivant. Un bain de temps à autre, et mes jambes endolories, détendues, en contact avec le drap propre et rugueux. Je n’avais pas besoin de penser – et pas de baise durant tout ce temps, pas même avec Margo : seulement la quiétude absolue la nuit, à part la rivière en bas, soufflant comme une vieille locomotive qui attend en gare. Je peux le faire, me disais-je, même si je suis trop vieux vraiment. Mes mains saignaient au début, et j’étais lent. Mais j’étais inflexible et je prenais de la peine, et, bon sang, j’avais besoin de cet argent pour que nous puissions manger tous les trois, et le SMIC n’était qu’à 78 francs par jour quand j’ai commencé.
« La maison avait seize pièces. Après le départ de Margo et de Charlotte, je me parlais tout haut dans la cuisine où j’avais apporté mon lit et mes affaires ; les quinze autres pièces étaient vides, en dehors des chauves-souris, maintenant que j’avais brûlé tous les vêtements. Je refaisais le toit pendant mes heures de liberté, si bien qu’il n’y avait plus de fuites.
« Je n’ai rien demandé à mon frère – du moins pas avant mon retour en Grande-Bretagne. Et même alors, je n’ai fait qu’une ou deux allusions. Travailler sur la terre là-bas à Duéjouls m’avait rendu fier, et quand j’ai compris que je ne tirerais rien ni de lui ni de ma belle-sœur, je me suis inscrit au chômage un moment à Battersea, sur l’autre rive, où j’avais trouvé à me loger. Tout ce qui me restait, c’étaient des actions d’une valeur d’environ mille livres que j’avais compté garder pour Charlotte, mais j’avais faim. J’ai resquillé ; je n’ai pas déclaré les actions à l’Aide Sociale. Et bon sang, pourquoi l’aurais-je fait ? J’avais presque cinquante ans, et je n’avais jamais encore rien réclamé à l’État de ma vie – ça avait été exactement l’inverse, toutefois, l’entretien à l’Aide Sociale valait le coup. Le Noir derrière le comptoir m’a demandé si j’étais vraiment britannique. Je lui ai glissé mon passeport sans dire un mot, mais en pensant ; en tout cas, merde, je suis drôlement plus britannique que toi. Toutefois je n’ai rien dit au cas où il aurait écrit « Refusé » sur ma demande. Cela, je ne pouvais me le permettre, parce que j’étais fauché à ce moment-là, car j’avais dû donner de l’argent à Eric, mon beau-fils, et j’avais besoin d’argent pour le loyer et la nourriture. J’avais besoin de boire aussi, mais je n’étais plus en France avec le vin à deux francs le litre ici c’était deux livres. C’est alors que j’ai écrit cette pièce pour la BBC et que j’ai trouvé ce boulot avec Viner. Dans la pièce intitulée Une Sale Histoire, titre que j’avais emprunté au Russe (gardez Tolstoï) je demandais ce que l’on est censé faire à Londres avec les dix livres par semaine qui vous restent de vos allocations une fois qu’on a payé le loyer. Il ne me restait rien en France. J’avais légué la maison à Charlotte chez un notaire local pour le cas où quelque chose m’arriverait. Quant à mon loyer à Battersea, il fallait que je le paie rubis sur l’ongle dès que j’avais touché mon chèque postal, sinon je me serais retrouvé à la porte avec toutes mes affaires à l’intérieur. C’est arrivé à des gens dans cette maison. Le propriétaire n’attendait que l’occasion… Quel saligaud ! Il a dû se faire une petite fortune comme ça, tout ce que ça lui coûtait c’était de changer la serrure.
« C’est après être sorti un soir et avoir pris une biture au lieu de payer le loyer que je suis allé travailler pour Planet. J’ai vu leur annonce dans le journal du soir, assis au « Princess Caroline » à Battersea Park Road. Chez Planet on ne posait pas de questions – sinon pour savoir si vous aviez un permis de conduire ordinaire, et c’était du liquide. S’ils ne posaient pas de questions, ils faisaient suer le burnous, les Creamley. Quarante livres par semaine pour la location de la vieille guimbarde qu’ils vous fournissaient, et encore quarante par semaine qui allaient à la botte pour les affaires – vous payez vos réparations, l’essence, l’assurance, enfin tout, merde. Tout ce qui restait était pour vous. L’annonce vous promettait de pouvoir gagner cent cinquante par semaine – seulement ils oubliaient de préciser que c’était brut. N’importe comment, je ne pouvais pas ramasser plus de cent cinquante brut dans les bonnes semaines. Dès que la crise a commencé, il y avait deux voitures pour un demi-client. Les Creamley se fichaient pas mal qu’il y ait des chauffeurs qui fassent la queue dans tout l’escalier pour être embauchés – ils prenaient quarante livres à chacun d’eux, n’est-ce pas ? Qu’ils trouvent du travail ou non. Ceux à qui ça ne plaisait pas, ils pouvaient aller se faire foutre ; des chauffeurs au chômage, il y en avait encore bien davantage.
« Je pouvais récolter quarante par semaine quand j’avais beaucoup de chance, disons une semaine sur quatre, si je ne me faisais pas avoir pour mes courses. Les mauvaises semaines, j’essayais de taper Creamley : « Qu’est-ce qui se passe, 24 ? Tu es encore fauché ? Tiens, en voilà vingt, bois à ma santé. » Pour les chauffeurs qui avaient de l’argent de côté, ça pouvait marcher – ils avaient investi dans des Rollers et des Mercedes, et ils avaient toutes les courses pour les aéroports et les mariages, ils emmenaient aussi des hommes d’affaires pakistanais à leur usine dans le nord. Mais que pouviez-vous espérer avec une vieille Maxi démantibulée de location ? Non, avec une Maxi de 74, impossible d’avoir les courses juteuses, avec la garniture du siège arrière crevée.
« Vu ma situation j’étais toujours à deux doigts du désastre financier. Je me rappelle le soir – je savais que le logement des roues était rouillé – où la suspension arrière a cédé lorsque j’avais une course pour Dollis Hill avec trois serveurs turcs du « Shaklis » à bord. Ils ont été vraiment chics – ils ont dit qu’ils n’avaient plus que dix minutes à pied de toute façon pour être rendus. Ils insistaient même pour me payer la course. Mais je n’ai pas voulu accepter, parce qu’ils avaient été chics et que je ne les avais pas amenés devant chez eux. Bref, il était trois heures du matin quand ils sont partis, des journaux sur la tête, sous une rincée de merde, comme il ne semble y en avoir que dans le nord de Londres : franchement froide, franchement forte, qui mouille bien. Il a fallu que je téléphone à un garage ouvert toute la nuit pour me faire remorquer. Creamley m’a dit : « Bon Dieu, encore toi, 24. » Il a fallu que je paie un nouvel essieu arrière, deux semaines de salaire. C’était fiche de l’argent en l’air pour cette ruine. « Il faut que tu comprennes, 24 », m’a dit Creamley, « si je me mettais à payer les réparations de mes chauffeurs, où serait mon bénéfice, mon vieux ? » Et il fallait qu’il me fasse la leçon. « L’ennui avec toi, Charlie, c’est que tu travailles pas assez longtemps. Le bahut, ça rapporte que si on trime. » J’ai répondu : « Je trime, mais j’ai aussi une vie privée. » « Moi aussi », a-t-il dit, « seulement elle est bien à sa place. » « Et où ça ? » « Au lit, ou alors je tiens les comptes – simple bon sens, 24. »
« Certains des clients, quand on en avait, n’étaient pas marrants en plus. Pas comme mes Turcs. Après les femmes d’affaires juives, les pires, c’étaient les Africains et les Japonais. « Putain ! Vous connaissez pas votre chemin, mon vieux ? Vous êtes blanc, et vous connaissez pas votre propre ville ? » « Vous connaissez pas le raccourci pour Gamden Square, chauffeur ? » « J’aime pas cette vieille bagnole dégueulasse, elle sent mauvais. Arrêtez, chauffeur. Appelez-en une autre par radio. »
« Les chauffeurs durs à cuire leur disaient de foutre le camp et de faire la balade à pied.
« Sur la terrasse à Duéjouls, à vingt mètres au-dessus de la route. Chaleur torride, je suis assis dans un fauteuil d’osier. Un grand papillon, le plus grand que j’aie jamais vu, se pose devant moi. Il est noir, or et pourpre, il doit presque faire dix centimètres de long. Ses ailes battent dans le vent mugissant du sud, qui va amener la pluie dans deux jours. Le papillon a du mal à rester accroché aux pierres baignées de soleil ; puis, dans un tourbillon, il est emporté au-dessus du toit. Son vol est inconscient, et néanmoins précis, comme le plaisir du chant. Un lézard surgit de sous la vigne qui m’abrite du soleil. Primitif, mais pourtant représentant un but exact en soi-même. Sa langue darde par intermittence ; il regarde fixement de côté, immobile, prêt à bondir pour manger ou pour fuir. Il halète de tension sous sa peau semblable à du schiste. Il court vers moi sans peur ; son existence est ailleurs, aussi longtemps que je ne bouge pas. Mais ma cigarette me fait tousser et sa tête se dresse, les yeux et la langue tressaillent en un papillotage indistinct – il est parti. »
« Je suis là, à Lewisham, mais je repense à l’époque où je travaillais à l’hôtel à Duéjouls. C’est le début du mois de janvier, il est six heures et demie du matin, et quand j’ai pris ma mobylette pour aller travailler, le thermomètre indiquait moins douze. Derrière l’hôtel, qui est fermé pour l’hiver, nous sommes quatre, réunis pour tuer un cochon. Il y a une faible lueur dans la porcherie, et huit cochons mal à l’aise.
— Pas celle-là, dit Jean, le patron, elle est en chaleur. N’importe lequel des autres, oui, celui-là, parfait, le mâle.
Nous l’entourons et le saisissons. Je passe la corde avec le nœud coulant autour de ses pattes de derrière et serre. Le porc pousse des cris stridents ; il a compris.
— Ça te donne l’impression d’être un criminel, hein ? dit Loulou, l’un des hommes.
« Il est trapu, brun, jeune, le nez cassé. Je travaille pour lui parfois, et il me rappelle une gravure que j’ai vue une fois, de Napoléon après l’incident à Toulon au début de sa carrière. Je suis d’accord avec lui. J’ai moi aussi l’impression d’être un bourreau. Ça tient à l’atmosphère dans la porcherie – la pénombre, l’unique ampoule faible, le froid intense, le silence. La seule chose qui manque, c’est le coup de cognac à donner à la victime avant de l’abattre.
— Faut le mettre sur la paille, dit Jean, en serrant l’autre corde autour des pattes de devant de l’animal.
« Nous devons nous y mettre tous ; le cochon pèse cent quatre-vingt-dix kilos. Loulou et moi tenons les pattes de derrière que j’ai prises dans mon lasso ; les autres le tiennent par les pattes de devant ; il se tortille comme un fou sur la paille. Quelqu’un lui tire les oreilles, pour ramener la tête en arrière et exposer la gorge au couteau. Enfermés dans la porcherie d’à côté, derrière un petit mur de brique, les autres porcs tournent en rond en grognant de peur, contaminés par l’approche de la mort parmi eux. Quant au nôtre, il gronde et il crie. Si seulement il était stupide ! Mais rien ne l’est.
— Vite, maintenant, dit Jean au tueur.
« Je sens la mort mêlée à l’odeur de la crotte de cochon. C’est une odeur piquante, âcre, mais pas propre. Le tueur avec son tablier de cuir approche lentement. C’est un paysan de soixante-cinq ans, rhumatisant, qui affûte un long couteau sur un « fusil ».
— Vas-y, maintenant ! dit Jean brusquement.
« Le couteau pénètre d’un seul coup, la pointe la première, profondément, dans le côté droit de la gorge près de la clavicule ; le sang jaillit aussitôt et tombe en sifflant dans la casserole que la femme du tueur applique contre la blessure. Ils veulent recueillir tout le sang pour faire du boudin noir – avec un peu d’ail et des herbes mélangées, une « sanquette », délicieux. Au début le cochon crie plus fort que jamais. Le sang gicle, d’un écarlate profond parcouru de bulles ; il fume dans l’air froid et lourd. Maintenant le porc me chie sur les jambes dans son agonie, et pisse sur la botte de paille. Loulou à côté de moi reçoit un coup de patte sur le coude et crie : « Putaine de merde ! » Le sang gicle par intermittence à présent dans la casserole d’étain ; la lutte de l’animal faiblit. Pourtant il lui faut dix minutes pour mourir, et même alors…
— Tu peux lâcher maintenant.
« Je fais le tour pour observer les yeux du porc couché sur le flanc. Son gros corps exsangue a viré au blanc. Dans la mort, les mâchoires sont à demi ouvertes et il expose ses dents jaunes ; les yeux, tournés vers le haut, regardent derrière moi et ont une expression de féroce dégoût.
— Il est toujours vivant.
— Non, non, il est mort, Charles.
« La femme du tueur avait déjà commencé de couper dans le groin ; ils en avaient un autre à faire avant le déjeuner.
— Mais j’étais sûr qu’il n’était pas mort.
— C’est juste ses nerfs, a dit le tueur. Bon, mettons-le sur la grande échelle et sortons-le. Doucement, maintenant.
— Est-ce qu’on ne pourrait pas les électrocuter ? ai-je demandé, une fois que nous fûmes dehors. (Le soleil se levait enfin, brillant d’un éclat aveuglant à travers les branches nues dans le jardin de l’hôtel.)
— Bien sûr que non, a dit le tueur. Il faut faire sortir tout le sang. Tant que le cœur bat, il sert de pompe, c’est comme ça que sort tout le sang, tu vois ? Voilà comment l’animal travaille pour toi.
« J’ai dit doucement à Loulou :
— C’était atroce. (Je ne me sentais ni faible ni écœuré, j’avais seulement le froid en moi.)
— Oui, a répondu Loulou, ben oui, mais à quoi bon ? Si tu ne tues pas ce cochon de merde, tu ne peux pas le manger.
« Là-dessus nous avons sorti la carcasse en plein air et avons rasé les soies avec des rasoirs de coiffeur et de l’eau chaude. Puis Jean et les autres ont attaqué la charcuterie et j’ai descendu les tranches de viande, les bajoues, les côtes, les côtelettes, les abats et tout le reste à la cuisine où les femmes attendaient. Jean est parti saler les jambons et en extirper les nerfs et les muscles et moi je suis resté pour aider à la cuisine où brûlait un grand feu chauffant des marmites d’eau bouillante. J’ai écouté bavarder les femmes, qui échangeaient des commérages de village tout en travaillant.
« Avant de partir, le tueur me donna une claque dans le dos.
— C’est ton premier cochon ? a-t-il demandé. Eh bien, tu auras du porc frais pour ton déjeuner aujourd’hui, je connais Jean, remets-toi.
« Tuer ce cochon n’a pas fait de moi un végétarien. Je me suis simplement assis d’un air absorbé devant ma côtelette de porc à midi, me disant que c’était merveilleux, sans en laisser une miette, rognant jusqu’à l’os avec mon Laguiole, et suçant la moelle au bout de l’os avec une expression pénétrée. Et pourtant je me demandais toujours quel effet cela devait faire de mettre dix minutes à mourir.
— Tu t’es bien défendu, tu sais, Jean a dit comme nous repartions pour les vignobles à une heure et demie pour émonder.
— Pas aussi bien que le cochon, ai-je répondu.
— On en fera un autre lundi prochain, a dit Jean, jovial. I ! y en a encore sept. »
« L’hiver à Duéjouls, seul. Je suis debout à la fenêtre, le dos à la chambre vide ; j’ai vendu les meubles que Margo n’a pas emportés. Je regarde la pluie attaquer d’un bout à l’autre la montagne en face, arrachant les feuilles des peupliers près de la rivière. Demain je finis la vendange chez les Champagnac, avec ces grappes noires au splendide glaçage de givre qui bleuit les doigts. Hier je me suis coupé la main avec le couteau, ne sentant ni la main ni le couteau. J’ai versé du vin sur l’entaille, c’est mieux que de l’iode. Il ne sera pas facile de charger les comportes sur la remorque. La remorque sera de la glace compacte. Le vin sera ignoble. De l’eau. Les Champagnac sont les seules personnes qui repoussent la vendange jusqu’à mi-novembre.
« Mais ce froid passera. Les cloportes ressortiront des murs avec la pluie d’été, les escargots évolueront lentement sur les jeunes herbes du chemin. Il y aura des matinées douces et humides, assombries par les nuages, et je sortirai muni de mon sac en plastique et d’un bâton pour m’offrir gratis un déjeuner d’escargots, des petits-gris. Je les mettrai au jeûne pendant neuf jours avec un brin de thym, puis je les nettoierai jusqu’à ce qu’ils crachent avec du vinaigre et du sel, puis je les extrairai de leur coquille dans de l’eau bouillante, je couperai toutes les saloperies, puis je ferai un beurre froid à l’ail avec du persil et je les mangerai dans les assiettes que Margo a achetées au marché. Je les mangerai à la lueur de la bougie et je ferai comme s’il s’agissait d’une réception à dîner. Je n’allumerai pas la radio ; elle ne parle que de guerre.
« J’écoute France Musique les rares fois où ils cessent de passer du Mozart ou du Haydn ou je ne sais quel concerto pour cuiller à thé en Thé mineur. »
« Je ferme les yeux et c’est l’été et Margo est de retour, assise dehors sur la terrasse avec moi. Elle se bronze, portant le chapeau de paille couvert de coquelicots qu’elle a acheté aux Nouvelles Galeries.
« S’est-il passé quelque chose ? Avant Barbara, s’est-il passé quoi que ce soit ? Impossible – tout est impossible. Le Temps joue de ces tours… Mais pourquoi à moi ? »
Il y eut un blanc sur la bande. Puis Staniland continua dans une autre veine : « Que vais-je faire au sujet d’Eric, mon beau-fils ? Je ne peux pas continuer à donner de l’argent à Eric, je n’en ai plus. Je lui ai donné ces cinq cents livres que j’ai empruntées sur mes actions, et puis encore trois cents autres. Il faut bien que je pense à Charlotte. À Margo aussi. Margo a la maison de Duéjouls à vie, j’y ai veillé. Si elle vend, elle doit obligatoirement partager l’argent avec Charlotte. Après tout, Charlotte, c’est ma chair et mon sang – pas comme Eric. Margo n’aurait pas dû faire cette scène chez Planet ; elle croyait que j’avais tout bonnement foutu le camp et que je l’avais laissée dans la merde. Mais non. J’avais pris toutes les dispositions possibles. Je suis fauché, et je n’arrive pas à percer avec ce que j’écris. Ce n’est pas ma faute si les gens ne veulent pas qu’on leur dise les choses en face. Je ne peux pas faire de miracles. »
Une pause. « Eric me prend pour une dupe, une poire.
C’est peut-être vrai. Mais il est si impitoyable. Je sais qu’il ne peut trouver de travail ; mais il voit que le monde va de travers, et il profite de la situation pour rester au lit toute la journée. Il est drogué, en plus. D’accord. Mais je ne suis plus responsable de lui. Il a vingt-quatre ans, c’est la responsabilité de l’État à présent. Ce n’est plus la mienne… Ce n’est plus celle de sa mère non plus. Pauvre Margo… J’ai appris que, quand il ne me tanne pas pour avoir de l’argent, alors c’est son tour à elle. Mais elle n’est pas bien riche. J’entends dire qu’elle doit prendre chez elle des hommes pour joindre les deux bouts. »
L’appareil redevint silencieux. Je me dis que bien sûr je finirais par retrouver Margo, mais cela pouvait prendre longtemps. Soudain Staniland reprit sur la bande : « J’ai mauvaise conscience à son sujet, je suppose que je devrais passer à Callow Street un de ces jours, mais je crains qu’il n’y ait une scène comme chez Planet. J’aimerais pouvoir trouver quelqu’un qui veuille écouter, à la place d’un magnétophone. Barbara ? Rien à faire avec Barbara. Lorsque j’ai tenté de lui parler de Margo, elle m’a tout bonnement interrompu et a dit : écoute, ton ex-pouffiasse a décidé qu’elle voulait son indépendance, alors pourquoi ne lui fiches-tu pas la paix ? »
Évidemment, j’étais là, moi, pour écouter, bien que ce fût trop tard, certes. Je coupai le lecteur et regardai l’heure ; il était sept heures moins dix du soir, une belle soirée. Dans les débuts, j’avais travaillé au commissariat de Chelsea. Je fermai les yeux et étalai mentalement le plan de Chelsea. Callow Street était courte ; elle allait du nord au sud de Fulham à Elm Park Road. Mais il y avait là nombre d’appartements. En fait il n’y avait presque que des appartements. Mais je me demandai si je ne pouvais pas avoir un peu de chance, pour une fois, et trouver tout bonnement son nom sur l’une des portes d’entrée.
À ce moment-là, j’étais déjà dans la rue.