33

J’avais fini par écouter et lire tout ce que Staniland avait enregistré et écrit, mais certains passages m’avaient fait une impression indélébile. J’en passai un sur le lecteur de ma voiture. J’allumai l’appareil et la voix de Staniland dit : « La terrasse à Duéjouls, un vent du nord en juin. Enregistré lors d’un accès de grande souffrance morale. » Il y avait un embouteillage devant moi, qui s’étendait d’un bout à l’autre du West End. Je faisais doucement avancer la voiture, progressant dans la queue, mais j’étais dans un monde différent, celui de Staniland. L’horrible situation dans laquelle il s’était mise à cause de sa femme et de son enfant, et sa destinée imminente, tout cela perçait à travers ses paroles. Tout mort qu’il fût, je m’étais mis à entretenir l’illusion, à cause de ses cassettes, qu’il était toujours vivant. C’était comme si, pour moi, il s’était trouvé à la morgue avant d’y être arrivé. Le passage que j’écoutais maintenant disait : « Décrochez toute cette délicate, cette incroyable dentelle de chair, détachez le cœur d’un seul coup, découvrez les tissus derrière la peau, enlevez les côtes, mettez à nu la colonne vertébrale, ôtez la longue enveloppe de muscles tendus sur les os auxquels ils sont accrochés. Un instant d’arrêt pour faire bouillir les scalpels – puis d’un mouvement incurvé, audacieux mais habile, plongez dans le crâne trépané, dans le cerveau, et extrayez-en l’art, si vous le pouvez. Mais vous aurez du sang plein les mains à moins que vous ne le recueilliez préalablement dans des bouteilles, et tout cet art des morts, vous pouvez le saler, mais dans de la saumure – un plat pour vous engraisser quand votre tour viendra.

« Quel meilleur chirurgien qu’un asticot ?

« Quelle plus grande passion qu’un cœur dans du formaldéhyde ?

« Des cendres de la cigarette du préposé à la morgue tombent dans la bouche du mort ; au centre médico-légal ils auront passé aux rayons X les os brisés, avant de remettre le corps au frigo avec un bruit sec ; et là, il attendra qu’arrive le permis d’inhumer de chez le coroner.

« Ceux qui auront mis fin à son être mystérieux s’échapperont ou, au mieux, la preuve de leur folie une fois établie, obtiendront un sursis au titre de la Section Six. »

J’éteignis l’appareil et, sans raison apparente, me mis à penser à un ami que j’avais autrefois quand j’étais jeune. C’était un sculpteur qui fréquentait mon pub à Fulham Road, son atelier était juste en face. Il portait des sandales, mais pas de chaussettes, par n’importe quel temps, et il était toujours couvert de poussière de pierre ; elle lui donnait une apparence grise et s’incrustait sous ses ongles. Il avait de longs cheveux blancs qui lui tombaient droits sur les oreilles. Il était communiste, et il lui importait peu qu’on le sache, même s’il ne le disait que lorsque les gens l’interrogeaient. Ça leur était souvent égal. Il était communiste par acte de foi, comme un cathare. Il adhérait à la doctrine orthodoxe, comme les communistes le faisaient avant qu’ils ne l’emportent et que tout ne se gâte. Mais il parlait rarement de politique ; il y avait tant d’autres sujets à aborder. Lui et moi restions debout au bar et nous buvions de la bière et nous parlions de ces sujets. Mais peu de gens lui parlaient. Cela lui convenait. La plupart des gens n’en prenaient pas la peine, parce qu’il était sourd comme un pot et pouvait seulement lire sur les lèvres. Il était sourd parce qu’il avait combattu pour la République avec la XIIe Brigade durant la Guerre d’Espagne. Il avait combattu à Madrid (Bâtiments de l’Université), à Huesca et à Teruel avec le contingent britannique. Mais à Teruel, il avait eu les deux tympans percés lorsqu’un obus avait explosé trop près de lui.

— Ça en valait la peine.

— Pas de regrets ?

— Non, bien sûr que non.

L’une des plus grandes formes de courage, c’est d’accepter sa destinée, et je l’admirais de vivre avec son handicap sans en rendre personne responsable. Il s’appelait Ransome, et il avait soixante-cinq ans quand je l’ai rencontré pour la première fois. Il touchait sa pension vieillesse et rien d’autre ; le gouvernement ne vous octroie pas un penny pour avoir combattu dans une guerre politique étrangère. Les gens comme ça sont semblables aux infirmières : on trouve normal qu’ils passent inaperçus sans être récompensés. Aussi Ransome était-il obligé de mener une vie sobre et austère, se nourrissant de porridge et de crackers, buvant du thé et s’adonnant à la sculpture. Ça lui convenait, heureusement. Il avait toujours vécu ainsi.

Aucun parmi les influents n’aimait sa sculpture ; lorsque je me rendis à son atelier loué à la municipalité, je compris pourquoi. Ses silhouettes me rappelaient du Ingres mâtiné d’Henry Moore à ses débuts ; elles possédaient une grâce extraordinaire, mais elles étaient démodées, et beaucoup trop franches pour répondre tant soit peu à la mode ambiante. Elles avaient une qualité qu’aucun artiste ne sait plus saisir de nos jours ; elles exprimaient des vertus – l’endurance, l’idéalisme, la détermination – qui se sont démodées avec la disparition d’une Grande-Bretagne dont je me souvenais à peine. Je lui demandai pourquoi, avec son talent, il n’évoluait pas vers une attitude plus moderne, mais il répondit que c’était inutile ; il tentait toujours de représenter l’essence de ce qu’il avait vécu dans les années 30. « Ce que j’essaie continuellement de saisir », expliquait-il, « c’est la lumière, la vision à l’intérieur d’un homme, et la conviction que cette lumière donne à ses actions, à son corps tout entier. N’as-tu pas remarqué comment se modifie la géométrie du corps d’un homme quand il est sous l’emprise d’une conviction ? L’ex-employé de banque acquiert la stature d’un athlète lorsqu’il lance une grenade – ou alors, par exemple, j’évoque l’instant où un fantassin dans une attaque, un ouvrier armé d’un fusil, est arrêté par une balle : j’essaie de graver dans la pierre la tragédie d’un homme libre qui passe de la vie à la mort, de la volonté au néant : j’essaie de saisir la seconde dans laquelle il se désintègre. C’est un dessein qui ne me lâche pas », disait-il, « et je n’y tiens pas. » Il était plein d’avenir avant qu’il ne parte pour l’Espagne ; il fourragea et me trouva l’une de ses vieilles coupures de journaux. Dans l’une d’elles on citait ses paroles : « La tâche d’un sculpteur est de faire passer, du sens de son époque, l’idée primordiale. S’il ne transmet pas cette idée, il ne vaut rien, malgré toute la renommée qu’il peut acquérir, malgré tout l’argent qu’il peut gagner. L’idée est tout. »

Je savais ce qui adviendrait de l’œuvre de Ransome quand il mourrait. La municipalité passerait, examinerait ce que Ransome aurait laissé derrière lui, et donnerait l’ordre de tout bazarder ; un camion arriverait avec deux hommes munis de marteaux-piqueurs. Tout serait détruit et finirait à la décharge municipale ; dans un millier d’années on retrouverait peut-être un de ses visages de pierre fixant, de la base d’un bloc démoli, son regard énigmatique sur le ciel. En attendant, à notre époque, d’épouvantables saletés, ordonnées par les ignorants au service des ambitieux, continueraient d’encombrer les parcs de Londres, grâce au patronage sénile du Conseil municipal des Arts (« La plus effrayante responsabilité avec la pierre », disait Ransome, « c’est qu’elle est éternelle. ») Les endroits, en nombre décroissant, dans les parcs de Londres, où l’on pouvait tranquillement manger un sandwich à l’ombre des platanes par un jour de chaleur, continueraient d’être défigurés par des bêtises de pierre, des bêtises de bronze et de marbre, des bêtises éternelles.

Or Ransome me rappelait Staniland. Lorsqu’il y eut environ un an que nous nous voyions au pub, Ransome me demanda de venir à son atelier pour la première fois. « Je suis marié, tu sais », fit-il observer en plongeant sans peur, comme un sourd, dans la circulation de Fulham Palace Road. Quand nous parvînmes à l’atelier, il était vide, et je lui demandai où était sa femme.

— Oh, elle est sortie.

— En visite ?

— Ma foi, oui. En visite.

Mais sa femme était complètement folle. De temps en temps on la laissait sortir de l’asile et on l’envoyait chez elle ; ces périodes ne duraient jamais longtemps. Ransome faisait tout pour elle : « Elle est beaucoup mieux », me chuchotait-il en confidence, « beaucoup. » Maisie savait qu’on attendait d’elle quelque chose, parce qu’il y avait un visiteur, tout comme quand elle essayait de faire bonne figure dans le parc de l’Asile lors des propres visites de Ransome. Elle essayait de nous faire le thé à tous deux à Cavaye House, mais Ransome devait toujours reprendre les choses au beau milieu, parce qu’elle se mettait à se tordre les mains au-dessus des tasses dans la kitchenette, qui lui semblaient, d’après ce que nous pouvions comprendre, anormales et trop plates. Il finissait de préparer le plateau pendant qu’elle était assise entre deux de ses sculptures dans un fauteuil en osier. Elle était aussi blanche qu’elles. C’était une femme d’une atroce maigreur, aux yeux bruns affolés, et qui frissonnait de terreur. Quand ça allait très mal, elle laissait tomber par terre son biscuit et se mettait à chanter. « C’est juste pour éloigner la peur », disait calmement Ransome à mon oreille – il savait ce qu’elle faisait à cause de l’expression de son visage. Mais ça se terminait toujours de la même façon quand elle chantonnait : il devait l’emmener dans le coin de l’atelier où ils dormaient ; il devait l’emmener aussitôt et lui faire prendre le sédatif que lui avait donné le docteur. Si j’étais là, nous la mettions au lit ensemble et Ransome disait, en la bordant de son côté : « Elle considère l’existence toute nue à longueur de temps, tu sais, comme nous lorsqu’on a une bonne gueule de bois. » Nous restions debout à regarder ce visage cireux et torturé jusqu’à ce que le chantonnement s’éteigne et ne soit plus qu’un murmure confus et qu’elle dorme. « Elle ne sait pas à quel point elle est belle », me disait Ransome. « Je lui dis que la beauté protège contre tout, mais non, elle ne veut pas le croire. Je lui dis qu’il n’y a rien dont elle doive avoir peur, mais elle ne veut pas l’accepter, elle est trop sensible, comme tu peux voir. » La fois suivante où j’y retournai avec Ransome, elle était encore partie. Il y eut aussi un jour horrible où elle se mit à hurler en plein milieu du thé et des biscuits, cassa une tasse et tenta de se tuer avec un morceau tranchant. Ransome et moi le lui arrachâmes, mais elle renversa la table dans la mêlée. « Elle ne s’estime pas digne de vivre », dit Ransome ensuite. « Mais elle ne se rend pas compte, c’est elle, la vie. Je l’aime », ajouta-t-il. « Je ne pourrai jamais aimer quelqu’un comme j’aime Maisie. Mon œuvre essaie d’en rendre la quintessence. »

(Je compris enfin ce qu’il voulait dire, grâce à Staniland, quoique ça m’ait paru difficile à accepter à l’époque. La squelettique Maisie à l’esprit troublé, entrechoquant les tasses de thé avec la précipitation mal assurée des fous, et les sentiments qu’éprouvait Ransome à son égard, tout cela correspondait à mes sentiments à l’égard de Staniland.)

Ransome entrait au pub pour prendre une bière à l’heure du déjeuner, s’il pouvait se l’offrir, et me parlait comme si tout chez lui allait parfaitement, mais bien vite j’apprenais que Maisie avait eu une nouvelle crise ; les rechutes empiraient et il était évident pour moi que Maisie allait finir à Saint-Anselm. C’était aussi évident pour Ransome ; mais il n’abandonnait jamais avec elle, pas plus qu’il n’abandonnait sa sculpture et sa recherche de la fameuse idée. Ransome était doux ; il ne cédait jamais.

Il n’empruntait jamais d’argent, et pourtant, parfois, je lui en offrais.

— Grands dieux, pas de toi, disait-il horrifié.

— Eh bien, prends une autre bière.

— Oui, c’est ma tournée.

Quand il était fauché, il ne venait jamais au pub : « Un vrai communiste n’est pas un pique-assiette », disait-il. Je venais de décider alors d’aller à l’école de police et je me rappelle que, lorsque je le lui dis, il me regarda un moment et fit observer : « Oui, mais tu aurais peut-être pu être artiste, toi aussi. »

Je n’osai pas lui dire, et pourtant je disais presque tout, qu’il m’en manquait le courage.