Chapitre 3

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Je n’étais à Montréal que depuis une heure quand LaManche a téléphoné. Jusque-là, mon voyage du mois de juin, depuis la Caroline du Nord ensoleillée jusqu’à la toundra à peine dégelée du Saint-Laurent, s’était déroulé à merveille. À Charlotte, puis à l’escale de Philadelphie, l’avion s’était envolé pile à l’heure. Birdie n’avait émis que des miaulements de pure formalité au décollage et à l’atterrissage. Mes bagages ne s’étaient pas égarés, la maison était en relativement bon état et ma Mazda avait démarré au quart de tour. Que demander de plus ?

C’est alors que mon cellulaire a sonné. LaManche.

— Temperance ?

Mon patron est la seule personne au monde à refuser de m’appeler par mon diminutif, Tempe. Dans sa bouche, mon nom devient «Tempéronce ». Follement parisien.

— Oui*, ai-je répondu, me branchant immédiatement sur le mode français.

— Où êtes-vous ?

— À Montréal.

— C’est bien ce que je pensais. Votre voyage s’est bien passé ?

— À la perfection.

— Les voyages en avion ne sont plus ce qu’ils étaient.

— C’est bien vrai !

— Comptez-vous venir de bonne heure au labo, demain ?

— Naturellement.

— On vient de nous confier une affaire… (hésitation) un peu compliquée.

— Compliquée ?

— Je ne trouve pas de meilleur terme pour la décrire.

— Est-ce que huit heures, ça ira ?

— C’est bon*.

J’ai raccroché, non sans une certaine fébrilité. La tension de LaManche ne m’avait pas échappé. Mon patron me téléphone rarement. Et jamais pour m’annoncer de bonnes nouvelles. Cinq motards transformés en torche vive ; une femme retrouvée la tête sous l’eau dans la piscine d’un sénateur ; quatre corps calcinés enfermés dans un réduit.

Médecin légiste depuis plus de trente ans, il dirige ce département de médecine légale depuis une bonne vingtaine d’années. Il savait que j’étais censée rentrer aujourd’hui et que je me présenterais au labo dès le lendemain en tout début de matinée.

Que s’était-il donc passé de si compliqué pour qu’il éprouve le besoin de vérifier que je serais bien là ?

Ou de si horrible.

Mon esprit s’est ingénié à créer mille et un scénarios tous plus épouvantables les uns que les autres pendant que je déballais mes bagages, puis faisais des courses pour remplir le frigo et, enfin, avalais une salade niçoise.

Au moment de me coucher, j’ai décidé d’arriver au labo à sept heures et demie.

Les voyages en avion présentent l’avantage insigne de vous laisser sur les rotules. Résultat, contrairement à mes craintes, le sommeil m’a prise au beau milieu des infos de onze heures du soir.

 

Le lendemain, le jour naissant m’apparut paré de splendeur. Air frais et embaumé, ciel turquoise. À croire qu’il auditionnait pour une pub d’agence de voyages. Un temps à se balader à vélo à la campagne, à s’offrir un pique-nique sur la montagne ou à faire du patin à roues alignées le long du canal Lachine.

N’importe quoi plutôt que me pencher sur l’affaire compliquée de LaManche, même si je n’ignorais pas que toute cette douceur serait de courte durée. Depuis le temps que je fais la navette entre la Caroline du Nord et le Québec, j’ai acquis quelques notions du climat canadien.

Sur les coups de huit heures moins vingt, je me garais devant l’édifice Wilfrid-Derome, haute bâtisse en forme de T qui s’élève dans un quartier populaire, juste à l’est du centre-ville.

Voici comment les choses fonctionnent ici. Le LSJML, le Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale, institution qui chapeaute toutes les expertises médico-légales pratiquées dans la province de Québec, occupe les deux derniers étages du bâtiment principal : le douzième et le treizième. Le Bureau du coroner est situé au dixième et au onzième. La morgue et les salles d’autopsie sont regroupées au sous-sol. Le reste de l’espace appartient à la police provinciale, appelée Sûreté du Québec ou SQ.

On entre en montrant patte blanche. Ma carte d’accès m’a ouvert le portillon métallique et l’ascenseur qui dessert exclusivement le LSJML et le Bureau du coroner. Là, nouvelle vérification d’identité avant d’entamer l’ascension en compagnie d’une douzaine de personnes. Échange de Bonjour* et de Comment ça va ?* Politesse capitale à cette heure du jour, que l’on s’exprime en anglais ou en français.

Trois passagers sont sortis avec moi au douzième étage. Nouvelle vérification à l’autre bout du hall, cette fois à l’aide d’une seconde carte d’accès. Enfin, j’ai pu pénétrer dans l’aire de travail du LSJML. Tout le long du couloir, par les portes entrebâillées ou les fenêtres découpées dans les murs, vue imprenable sur des secrétaires en train de brancher leurs ordinateurs, des techniciens penchés sur des cadrans, des scientifiques ou autres analystes enfilant leur blouse de travail. Tout ce petit monde se shootant au café.

Au-delà des photocopieuses, ultime glissement de carte pour accéder à l’aire médico-légale. Les portes en verre se sont effacées dans un chuchotement pour me livrer passage.

À en croire le panneau de présence, quatre pathologistes sur cinq étaient déjà là. En face du nom de Michel Morin, dans la colonne des affaires en cours, il était indiqué Témoignage : Saint-Jérôme*.

Dans son bureau, LaManche établissait la liste des cas à assigner lors de la réunion à venir. J’ai marqué une pause devant sa porte. Il n’a pas levé le nez de sa page. J’ai poursuivi mon chemin.

À gauche, pathologie, histologie, labo d’anthropologie et d’odontologie ; à droite, bureaux des différents pathologistes : Pelletier, Morin, Santangelo, Ayers. Le mien est le dernier de la série.

Ultime protection en forme de bonne vieille serrure.

Mon absence n’avait duré qu’un mois, mais on aurait pu croire que je n’avais pas mis les pieds dans les lieux depuis la construction du bâtiment.

Les laveurs de vitres avaient retiré du rebord de la fenêtre les photos de ma fille, Katy, et mes autres souvenirs pour les regrouper sur un classeur à tiroirs. L’espace ainsi libéré avait été commodément utilisé par les cireurs de plancher pour y entreposer la corbeille à papier et les plantes en pots. Des bottes et des salopettes toutes neuves pour les scènes de crime avaient été laissées à mon intention, en tas sur une chaise, et des blouses propres jetées sur le dossier d’une autre. Mon affiche de Dubuffet piquait du nez vers un pot de crayons, lui-même renversé.

Quant à mon bureau, il croulait sous une avalanche de papiers manifestement venus de mon casier, au secrétariat. Lettres, pubs, prospectus. J’ai repéré dans le fatras une mise à jour des numéros de téléphone du labo, quatre enveloppes en provenance de l’identité judiciaire*, deux autres contenant des radios ante mortem et deux dossiers médicaux, un numéro de Voir Dire, la feuille de chou interne du LSJML et enfin trois demandes d’expertise en anthropologie*.

Après avoir ramassé les crayons et stylos éparpillés, je me suis laissée tomber dans mon fauteuil et j’ai entrepris de dégager un petit espace sur mon bureau.

Examen de la première demande d’expertise. Pathologiste : M. Morin. Officier de police responsable de l’investigation : H. Perron, SPVM. Le Service de police de la Ville de Montréal, anciennement connu sous le nom de Service de police de la Communauté urbaine de Montréal. Nouveau sobriquet pour un même champ d’action.

Nom : inconnu*. J’ai sauté les cases contenant les numéros attribués par le LSJML, la morgue et la police, pour passer au résumé des faits. Des parties de squelettes avaient été mises au jour par l’ouvrier d’un chantier de construction, à l’ouest du centre-ville. Pouvais-je déterminer s’il s’agissait d’ossements humains et, si oui, à combien de personnes ils appartenaient ? À quand remontait la mort et, si elle était récente, était-il possible d’analyser le sexe, la race, la taille et les traits caractéristiques de chacun des individus ? Enfin, pouvais-je déterminer la cause de la mort ?

Boulot qui relevait tout à fait des compétences de l’anthropologue judiciaire que je suis.

La deuxième demande d’expertise émanait également du SPVM. Pathologiste réfèrent : Emily Santangelo. C’était elle qui coordonnerait l’affaire. À savoir : un cadavre découvert dans les décombres d’une maison ravagée par un incendie. On avait bien récupéré un dentier, mais tellement fondu qu’il ne permettait pas d’identifier la victime. Ce qui était attendu de moi, c’était d’établir par comparaison si les restes carbonisés étaient bien ceux du vieux monsieur de quatre-vingt-treize ans qui vivait à cette adresse.

Troisième formulaire. Un corps boursouflé et à demi décomposé avait été repêché dans le lac des Deux Montagnes, près de l’île Bizard. Le pathologiste, en l’occurrence LaManche, n’avait pas réussi à déterminer grand-chose, hormis le sexe de la victime : féminin. Les dents étaient présentes, certes, mais la recherche dans le fichier automatisé du CPIC, version canadienne du NCIS américain, n’avait rien donné. Pouvais-je établir l’âge et la race de l’individu et voir si les os ne portaient pas une trace quelconque de trauma ?

À la différence des deux affaires précédentes, celle-ci dépendait de la SQ, c’est-à-dire des flics de la province.

Une ville et deux services de police ? Un peu compliqué ? Pas du tout. L’île de Montréal fait partie d’un archipel qui s’étire le long du Saint-Laurent depuis le confluent avec la rivière des Outaouais. Au nord, elle est baignée par la rivière des Prairies, au sud par le Saint-Laurent.

Étroite aux extrémités mais renflée en son centre, cette île microscopique mesure à peine cinquante kilomètres de long pour une largeur de cinq à treize kilomètres selon les endroits. Sa principale caractéristique est le mont Royal, petite bosse de rien du tout dont les deux cent trente et un mètres se dressent fièrement au-dessus du niveau de la mer. Les Montréalais l’appellent la montagne*.

Le découpage administratif respecte consciencieusement les particularités géologiques. L’île elle-même est placée sous l’autorité du SPVM ; tout ce qui se trouve à l’extérieur relève de la SQ. La ville de Montréal ne possède donc pas de police municipale. S’il existe des rivalités entre ces deux organisations, je me dois de reconnaître que, en gros, ça marche*.

Cette dernière affaire dépendait de la SQ. L’officier qui en avait la charge n’était autre que le lieutenant-détective Andrew Ryan.

À la lecture de ce nom, mon estomac a réagi par un petit soubresaut.

Mais j’y reviendrai plus tard.

— Je vous prie de m’excuser de vous avoir dérangée chez vous hier soir.

LaManche s’encadrait dans la porte de mon bureau.

Le patron est un grand gaillard un peu voûté, genre vieux bûcheron. Partisan des semelles en crêpe et des poches vides, il marche en faisant si peu de bruit qu’il peut apparaître au beau milieu d’une pièce sans que vous ayez rien entendu.

Pour l’heure, il avait un bloc-notes dans une main et un stylo dans l’autre.

— Aucune importance, ai-je répondu en sortant de derrière mon bureau pour aller ramasser les blouses de laboratoire jetées sur la chaise et les suspendre au crochet, derrière la porte.

LaManche s’est laissé tomber sur le siège. J’ai attendu qu’il prenne la parole.

— Vous connaissez maître* Asselin, bien sûr.

Au Québec, les coroners sont tous ou médecins ou juristes. C’est curieux, mais encore une fois, ça marche*. Michelle Asselin était une avocate, d’où ce titre de maître que lui donnait LaManche.

J’ai signifié mon assentiment d’un hochement de tête.

— Elle était déjà coroner quand je suis entré dans ce labo, a-t-il poursuivi en se frottant la joue comme pour vérifier qu’il n’avait pas oublié de se raser ce matin. Elle n’est donc pas loin de la retraite.

— Cette affaire compliquée dépend d’elle ?

— Pas directement. Il se trouve que maître* Asselin a un neveu du nom de Théodore Doucet qui possède une ferme près de Saint-Antoine-Abbé. Ce Théodore Doucet et sa femme, Dorothée, ont un enfant unique, une fille de trente-deux ans, Geneviève, qui nécessite des soins spéciaux et vit chez eux.

LaManche s’est interrompu pour fixer ma corbeille à papier, comme s’il étudiait les raisons de son emplacement. J’ai attendu qu’il reprenne.

— Dorothée était une femme pieuse qui allait régulièrement à l’église. Brusquement, elle a cessé de s’y rendre. Personne ne se rappelle exactement quand. La famille a la réputation d’être discrète, néanmoins les voisins ont fini par s’inquiéter. Hier, deux paroissiens sont allés aux nouvelles, à la ferme des Doucet. Ils ont découvert Dorothée et Geneviève dans une des chambres du premier étage, mortes toutes les deux, et Théodore, en bas, en pleine partie de Silent Hunter… C’est un jeu vidéo, a ajouté LaManche, prenant mon ébahissement pour de l’incompréhension. Des batailles de sous-marins.

Mais cela, je le savais. Si j’étais éberluée, c’était plutôt de découvrir que LaManche connaissait ce jeu.

— Vous vous êtes rendu sur les lieux ? ai-je demandé.

Il a acquiescé.

— La maison était dans un état épouvantable. Pleine de vieilleries, de boîtes de Corn Flakes vides, de vieux journaux, de conserves, de papiers sales et d’excréments conservés dans des sachets étanches.

— Théodore a été emmené à l’hôpital pour une évaluation psychiatrique ?

LaManche a hoché la tête. Il m’a paru fatigué. Mais il est vrai qu’il a toujours cet air-là.

— Les deux femmes étaient étendues sur le dos, les draps remontés jusqu’au menton. Elles étaient habillées de pied en cap, leurs têtes tournées sur le côté se touchaient, et elles étaient bras dessus, bras dessous.

— Une mise en scène ?

— Oui.

Qu’attendait de moi LaManche ? Les cadavres récents ne sont pas ma spécialité, à moins d’être démembrés, mutilés ou impossibles à identifier.

— Je dirais que, pour Dorothée, la mort remonte à deux semaines au moins, poursuivait LaManche. Je vous le confirmerai dans la journée. Pour Geneviève, c’est plus compliqué, car elle était étendue à côté d’un chauffage.

— Le ventilateur tourné vers elle ? ai-je demandé, ayant déjà rencontré des cas semblables.

— Oui. Il ne sera pas facile d’établir le temps écoulé depuis la mort.

Cadavre momifié, intervalle de temps inconnu depuis la mort, oui, l’analyse était bien de mon domaine.

— Des traumatismes ? ai-je demandé.

— En ce qui concerne Dorothée, l’examen externe n’a rien révélé. Le corps de Geneviève, lui, est bien trop déshydraté. Cependant, je n’ai rien remarqué de particulier sur les radios de la mère ou de la fille.

— Cette affaire a la priorité ?

LaManche a acquiescé.

— Je suis convaincu qu’elle peut être traitée avec la discrétion et la compassion requises, a-t-il ajouté, en plantant ses yeux de chien de chasse dans les miens.

Il est rare que les femmes qui franchissent nos portes soient mortes dans leur lit, contrairement aux Doucet, mère et fille. Assassinats, suicides, des vies abrégées par un mauvais synchronisme, une mauvaise décision ou un coup de malchance.

LaManche apprécie mon respect envers les morts et ceux qu’ils laissent derrière eux. Il m’a suffisamment entendue parler aux familles et aux journalistes à l’affût de nouvelles dignes du téléjournal du soir pour savoir que je serais discrète. Qu’il me recommande de l’être trahissait son émotion. Visiblement, le vieil homme n’était pas insensible au chagrin de Michelle Asselin.

 

La réunion du matin s’est achevée à neuf heures. Les questions administratives y avaient été dûment débattues et les différents cas assignés aux pathologistes. De retour dans mon bureau, j’ai enfilé une blouse et je me suis rendue dans mon labo d’anthropologie, de l’autre côté du couloir. Les ossements découverts sur le chantier de construction occupaient deux tables.

Cette affaire ne nécessiterait pas d’analyse détaillée, je l’ai compris au premier coup d’œil. Rapport d’une ligne après un examen rapide de chaque élément.

Les ossements ne sont pas humains*.

Le tout n’avait pas pris vingt-cinq minutes.

Ensuite, j’ai confié à mon technicien de labo le soin de nettoyer le cadavre calciné relevant de Santangelo. Les corps brûlés sont souvent extrêmement fragiles. Les tissus mous doivent être retirés à la main et il faut une dextérité particulière pour désarticuler le squelette.

J’ai expliqué à Denis comment s’y prendre avant de descendre moi-même à la morgue.

Planchette à pince, compas d’épaisseur, formulaires d’autopsie du squelette, j’avais déjà tout mon attirail sous le bras et la main sur le bouton de la porte quand le téléphone a sonné. J’ai failli ne pas décrocher.

Il aurait mieux valu, peut-être.